crise

Le mythe et la réalité

Nous étions si fragiles…

    L’Atlantide n’a sans doute jamais existé mais le mythe platonicien a suscité de nombreuses spéculations et le réalisme avec lequel Platon a décrit la topographie de cette île fabuleuse a poussé plus d’un rêveur ou d’un chercheur à tenter de la localiser. Les navigateurs de la Renaissance ont vu en elle un Eldorado à conquérir comme les mystérieuses cités d’or d’Amérique du Sud. Elle a nourri l’imaginaire de tous les inventeurs de nouveaux mondes, tels que Francis Bacon, Jules Verne, Arthur Conan Doyle, Lovecraft… Au siècle dernier, les Canadiens Rand et Rose Flem-Ath ont situé l’Atlantide dans l’Antarctique, en appuyant leurs recherches sur une théorie de l’universitaire américain Charles Hapgood, dont Einstein, en 1955, avait préfacé l’ouvrage sur les déplacements de l’écorce terrestre. Des terres habitables auraient glissé dans le cercle polaire il y a environ dix mille ans, et comme toute la croûte terrestre aurait subi ce déplacement, ce phénomène expliquerait non seulement le cataclysme qui a englouti l’Atlantide mais aussi la disparition des mammouths, le refroidissement de la Sibérie et le dégel de l’Amérique du Nord. Les Atlantes auraient trouvé refuge en Amérique du Sud et en Égypte où ils auraient mis en œuvre des techniques prodigieusement en avance sur leur temps, ce qu’attesteraient les nombreuses similitudes entre les pyramides égyptiennes et celles des civilisations aztèque, olmèque, toltèque ou maya, ainsi que la présence sur le site du Sphinx de traces d’érosion dues à des pluies diluviennes n’ayant pu survenir qu’il y a dix mille ans, alors que la civilisation égyptienne n’est apparue que trois à quatre mille ans avant notre ère. L’invalidation ultérieure de la théorie de Hapgood par la communauté scientifique n’avait pas ébranlé les convictions de Rand et Rose Flem-Ath, renforcées, au contraire, par des archives rendues publiques montrant l’intérêt pour l’île mythique des militaires allemands, américains et soviétiques avant et après la seconde guerre mondiale. Il était probable que les grandes puissances continuaient de cacher des informations sensibles sur les objectifs qu’elles poursuivaient dans le continent austral, et si l’Atlantide du mythe de Platon n’était pas la préoccupation principale des chercheurs qu’elles diligentaient sur place, le mystère de la civilisation atlante était sans doute à l’origine de projets de plus en plus sophistiqués de bases secrètes aux multiples enjeux, dans un contexte de crise climatique et géopolitique de plus en plus tendu…</p

Le réchauffement s’accélérait

Nous étions si fragiles…

    L’opinion publique était restée relativement indifférente à la question du climat jusqu’au moment où les dérèglements produisirent des effets si violents qu’ils balayèrent les doutes sur le réchauffement en cours. Car les climato-sceptiques n’avaient pas manqué de répandre de fausses informations prétendument scientifiques pour démolir le travail des chercheurs qui alertaient le monde depuis plusieurs décennies! D’année en année, les étés de plus en plus chauds faisaient tomber les records de température. La canicule européenne de 2003 avait provoqué en France une crise politique grave par manque d’anticipation des ministres partis tranquillement en vacances sans se préoccuper des conséquences de la chaleur excessive sur les écosystèmes et surtout sur la santé des personnes les plus fragiles, malades et population vieillissante. L’année 2010 avait été marquée par de multiples catastrophes survenues partout dans le monde, sécheresses, feux de forêts, cyclones, tsunamis. Les pluies torrentielles de la mousson avaient provoqué des inondations d’une ampleur inégalée depuis le Déluge biblique, et des millions de Pakistanais avaient dû évacuer leurs villages en marchant contre la force du courant, avec de l’eau jusqu’à la poitrine, dans les champs inondés à perte de vue, leurs pauvres baluchons portés à bout de bras! A Moscou, le ciel estival avait été plombé par les fumées toxiques de gigantesques feux de forêt qui rendaient l’air irrespirable. En France, une brusque montée des eaux provoquée par la tempête Xynthia et une marée haute exceptionnelle avait piégé les habitants de La Faute-sur-Mer, en Vendée, qui n’avaient pas eu le temps de fuir pour échapper à la noyade… A ces catastrophes dites naturelles alors que leur cause fondamentale était due à l’impact des activités humaines sur l’écosystème terrestre, s’ajoutaient de plus en plus fréquemment, avec des conséquences de plus en plus irréversibles, des cataclysmes d’origine industrielle, comme la marée noire qui avait dévasté le Golfe du Mexique en mai 2010, ou la fusion des coeurs de réacteurs et l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima en 2011… Le réchauffement s’accélérait et les ruptures d’équilibre dans les écosystèmes déstabilisaient partout l’équilibre fragile de la paix. Le contrôle de l’eau était devenu un enjeu plus crucial que jamais, capable de déclencher une guerre. La sécheresse contraignait les populations à quitter les terres qui ne les nourrissaient plus et le nombre toujours plus élevé de réfugiés climatiques s’ajoutait aux chiffres de l’exode provoqué par les guerres locales ou régionales. Les questions de survie à plus ou moins long terme provoquaient des réflexes identitaires, nationalistes ou pseudo patriotiques qui entretenaient un état d’esprit agressif non seulement dans les pays les plus touchés par les difficultés mais aussi dans les pays encore relativement protégés de l’Occident, prompts à dresser des murs pour se protéger de l’immigration. Le cynisme ou l’absence de courage de la plupart des responsables politiques les poussait à privilégier la recherche de boucs émissaires plutôt que de s’attaquer à la racine des problèmes. La France, ex-pays des Lumières, avait elle-même cédé assez facilement aux sirènes nationalistes.

Le nouvel empereur

Nous étions si fragiles…

    En 2037, bien loin d’avoir restauré la paix sociale et la prospérité économique, Emmanuel Macron avait échoué dans tous les domaines. Aucun des objectifs affichés pendant la campagne électorale de 2032 n’avait été atteint. Son ambition européenne avait été un fiasco, la dette publique, que tous les gouvernements avaient utilisée depuis un demi-siècle pour justifier leurs politiques de casse sociale, restait hors de contrôle en oscillant à plus ou moins 200% du Produit Intérieur Brut (PIB), le chômage continuait de désespérer les familles, les infrastructures ne cessaient de se détériorer faute d’entretien, le pays s’enfonçait dans les abysses de l’austérité, et les libertés n’avaient pas été restaurées… Les premières mesures qu’il avait prises en faveur des plus riches avaient donné la tonalité de son quinquennat, tout pour les premiers de cordée, rien pour la piétaille. Ses thuriféraires et relais dans l’opinion interdisaient toute critique en avançant d’emblée que les conséquences de la grande crise de 2029 ne toléraient aucune autre politique… les grognards devaient donc accepter avec enthousiasme de se sacrifier pour le salut de la France! Hélas, le nouvel empereur n’avait pas le charisme de son mentor et, au lieu de galvaniser les foules, il ne cessait de les humilier en insultant à tout propos la moitié de la population qui vivait en dessous du revenu médian.

Quand les élites prennent peur

Nous étions si fragiles…

    La grande crise de 2029, survenue pendant le quinquennat de Laurent Wauquiez, avait réitéré le scénario du film de 2007-2008 mais dans des proportions et à une échelle inégalées, le pays affaibli par cinquante ans de politiques marchéistes n’ayant plus les leviers qui lui auraient permis d’en atténuer les conséquences. Le chômage avait crevé tous les plafonds et touchait au moins un quart de la population, bien que le gouvernement déployât des trésors d’inventivité statistique pour comprimer les chiffres et tenter de dissimuler au moins en partie la triste réalité… En dépit du fichage et de la répression, des rassemblements de chômeurs et de travailleurs précarisés continuaient d’avoir lieu en province et à Paris, et de bons esprits voulurent endiguer la menace que faisaient peser sur la République ces hordes de sauvages! C’est ainsi que fut votée la loi du 10 février 2031 qui frappa d’interdiction toute manifestation dans le centre des villes, suivie dans la foulée par une loi qui faisait écho à la poor law anglaise votée en 1834 pour supprimer les aides aux indigents et instituer les workhouses, des « Maisons du Travail » qui étaient de fait des établissements pénitentiaires dans lesquels étaient enfermés les pauvres de façon à ce qu’ils restent invisibles de la bonne société… La peur des élites devant la colère d’une partie de plus en plus importante de la population déterminée à défendre son aspiration à mieux vivre les poussa au comble du cynisme! Les député-e-s arguèrent d’un droit à la seconde chance pour justifier la création de centres de relégation à la périphérie des villes qu’ils baptisèrent Maisons Neuves dans de nobles discours et de grandes envolées lyriques, vantant le Nouveau Départ qu’elles étaient censées offrir aux « accidentés de la vie », mais ils n’abusaient que ceux et celles qui n’avaient pas à souffrir de leur statut dans la société, et qui ne souhaitaient pas regarder en face l’exclusion de leurs concitoyens… L’État ne cessait de clamer que les caisses étaient vides, il trouva pourtant les moyens de financer en un temps record la construction de plusieurs milliers de ces nouveaux centres de rétention destinés aux citoyens français indigents, qu’il déclara d’utilité publique sous couvert de solidarité nationale envers les plus pauvres… La Novlangue continuait avec succès son entreprise de perversion du langage courant, commencée une cinquantaine d’années auparavant avec la reprise en main de la politique par les milieux d’affaires, qui n’avaient eu de cesse de s’attaquer aux principes égalitaires de la République française. Celle-ci était moribonde, sa devise toujours affichée au fronton des mairies ou des écoles y était inscrite en lettres mortes…

L’ombre de Victor Hugo

Nous étions si fragiles…

    L’agriculture de la France n’était plus la première en Europe depuis que la politique agricole commune avait cessé de subventionner les productions et laissé la libre concurrence fixer les prix. La dérégulation des marchés et les accords de libre-échange avec le Mercosour et le Canada avaient ruiné ou paupérisé les exploitants qui n’avaient pas eu les reins assez solides pour lutter contre le productivisme et le gigantisme des fermes allemandes et américaines. La France rurale profonde était exsangue. Ne prospéraient que les grandes cultures dans les plaines fertiles… Les statistiques officielles avaient beau être rassurantes – la situation économique de la France avant la crise de 2029 restait globalement stable – la perception que de nombreuses personnes avaient de leurs conditions de vie était désastreuse. Les trappes à pauvreté et le chômage continuaient d’aspirer vers le bas des millions de gens et leurs familles. Or, la misère et la précarité grandissante s’accompagnaient sur tout le territoire d’une augmentation des faits de petite délinquance. Ceux-ci avaient toujours été beaucoup plus sévèrement réprimés que la délinquance en col blanc, la fraude fiscale ou les malversations financières, mais la droite fascisante, qui avait besoin pour prospérer d’entretenir un climat de peur et d’insécurité, avait encore renforcé la répression. L’auteur du moindre vol à l’étalage ou dans les rayons d’un supermarché était traqué et condamné à des peines sans commune mesure avec les dommages causés à la collectivité! Bien loin de revenir sur les dérives du Rassemblement National de Marine Le Pen, le président Laurent Wauquiez, issu du parti dit Les Républicains (!), n’avait pas hésité à franchir un pas de plus dans l’abomination en élargissant la chasse aux réfugiés économiques étrangers sans papiers à toutes les personnes sans domicile fixe, dont un grand nombre de travailleur-euses pauvres ayant la citoyenneté française. La simple station assise dans une rue, l’installation d’un campement sommaire ou le stationnement prolongé d’une voiture pour y passer la nuit, était devenus passibles de prison. Dans une sorte de surenchère sécuritaire qui n’étonnait plus personne, tant l’extrême-droitisation de la politique française était avancée, un délit de déambulation sans but précis avait été créé en 2031, qui n’était toutefois verbalisé que si les personnes repérées portaient des vêtements sales ou inadaptés. Le promeneur du dimanche pouvait encore aller et venir à sa guise, mais la stigmatisation des pauvres et des SDF ne connaîtrait plus de répit. L’ombre épouvantée de Victor Hugo, revenu hanter Notre-Dame de Paris depuis l’incendie qui l’avait ravagée le 15 avril 2019, pleurait sur la France et ses Misérables…

Effondrement

Nous étions si fragiles…

    L’explosion de l’EPR de Flamanville avait fait sauter les réseaux d’approvisionnement électrique de tout le quart Nord-Ouest de la France et privé l’ensemble du pays d’une part importante de sa production d’électricité. Les groupes électrogènes étaient affectés en priorité aux hôpitaux et, dans un certain nombre d’entrepôts frigorifiques privés de courant, la viande commençait à pourrir. L’entêtement des décideurs français à maintenir à tout prix l’industrie nucléaire avait empêché le pays de diversifier sa production par le développement des énergies renouvelables, qui manquaient soudain cruellement! L’électricité était indispensable à la vie de tous les jours, toute la vie économique en dépendait, et toute la vie sociale! Plus personne ne pouvait se passer des appareils de communication nomades dont le seul inconvénient était de fonctionner avec des batteries qui n’étaient pas inépuisables et qu’il fallait trop souvent recharger… la navigation sur le web était devenue pour (presque) tout le monde aussi naturelle que la marche à pied! Les réparations et la reconfiguration dans l’urgence des circuits de distribution prenaient beaucoup de temps et provoquaient d’autres séries de pannes. Pour compenser les défaillances, l’État sollicitait les gouvernements voisins pour qu’ils dirigent leurs surplus d’électricité vers les lignes à haute tension sous-alimentées, mais l’ambiance diplomatique n’était pas au beau fixe, les pays frontaliers voulaient du donnant-donnant, un peu d’électricité contre le pouvoir d’obtenir enfin de la France l’arrêt du nucléaire?… La vie économique, la marche des affaires, le fonctionnement des services administratifs et des Institutions, reposaient désormais entièrement sur les réseaux informatiques, les pannes entravaient la circulation de l’information, l’instruction des dossiers, mettaient en péril la sauvegarde des données. Cette vulnérabilité, notamment dans les ministères régaliens de la défense et de la Sécurité, aggravée par la menace de nouvelles cyberattaques massives analogues à celles qui avaient fait vaciller l’Etat juste après le déclenchement de la grande crise financière de 2029, fit sauter les derniers verrous qui protégeaient encore certains espaces de liberté démocratique dans l’Etat policier de la présidente de la République (?!!!) Marion Maréchal-Le Pen…

Comme en temps de guerre

Nous étions si fragiles…

    Respirer, boire et manger n’allaient plus de soi! La population voulait des garanties sur la provenance des aliments, exigeait des contrôles draconiens sur la qualité de l’eau et de l’air, sur la composition des sols… Le lait et le fromage des bocages normands, les produits de l’agriculture biologique du Cotentin, qui s’était développée, paradoxalement, à côté de l’industrie nucléaire de La Hague, tout ce qui provenait du grand Ouest de la France restait tristement invendu sur les étals des Halles… Mais la méfiance et le soupçon ne s’arrêtaient pas aux limites de la Normandie! La Bretagne voisine était concernée, et, au-delà, le territoire français dans son ensemble puisque le vent qui poussait les nuages faisait circuler l’air radioactif dans toutes les directions et que la pluie déposait les particules sur n’importe quel sol! Les bulletins météo étaient attendus avec anxiété comme des communiqués d’état-major en temps de guerre… Le vent avait d’abord soufflé vers le sud de l’Angleterre et de l’Irlande, leurs populations avaient été priées de rester calfeutrées en attendant le changement d’orientation des masses d’air… De la Belgique à l’Espagne, tous les pays voisins craignaient la contamination du poison venu de France et contenaient mal la colère qui les animait… Une crise diplomatique inédite se développa contre l’Etat français, devenu en quelques jours une forteresse assiégée…

Les naufragés du nucléaire

Nous étions si fragiles…

    L’EPR de Flamanville venait d’exploser et de déclencher une catastrophe nucléaire qui dépassait l’entendement, l’information était sidérante et se heurtait à une sorte de refus instinctif d’en accepter la signification!… Les médias, en France comme à l’étranger, prenaient difficilement la mesure des conséquences de ce cataclysme, et les commentaires étaient encore empreints d’une relative retenue. Mais quand je suis rentrée quelques jours plus tard à Paris, à la demande de ma rédaction, il n’était plus possible de fuir la réalité… Tout le pays était en état de crise. Ce que je découvris sur les routes était hallucinant… je me trouvais confrontée à des drames humains comparables à ceux que j’avais dû couvrir dans des pays en guerre!… L’évacuation des habitants de la région Nord-Ouest, directement touchés par les dégagements de radioactivité, se heurtait à toutes sortes de situations imprévisibles que les services de l’Etat et des collectivités territoriales, qui menaient conjointement les opérations, avaient beaucoup de mal à régler malgré tous les plans qui avaient été officiellement mis en place, au moins sur le papier, en cas d’accident grave que les bons esprits s’étaient obstinés à considérer comme hautement improbable. Les naufragés du nucléaire étaient ballottés d’un endroit à un autre, dormaient dans des gymnases, mangeaient au hasard des distributions de nourriture, souffraient de mauvaises conditions sanitaires et surtout d’un manque de visibilité cruel sur leur devenir. Il n’y avait pas assez de psychologues et de cellules post-traumatiques pour les aider à surmonter l’épreuve! Leurs visages fatigués et ravagés par le stress, leur désespoir de quitter brutalement et pour toujours les lieux de leur vie intime et familiale serraient le coeur… Au cauchemar de cet exode s’ajoutait la crainte d’avoir absorbé des doses trop élevées de particules radioactives. La vie, leur vie, ne serait plus jamais comme avant!… Leur pronostic vital était vraisemblablement engagé, une menace de mort pèserait en permanence sur eux et sur leurs proches…

Le spectacle de la misère au pays d’Hollywood

Nous étions si fragiles…

    Les Etats-Unis ne s’étaient pas encore remis de la grande crise de 2029, et furent profondément déstabilisés par l’attentat de Boston. Les habitants de la ville qui en avaient les moyens se groupaient pour attaquer en justice l’Etat fédéral et, comme à Versailles en 2020, des milices se substituaient à la police pour traquer les terroristes. La perte de confiance envers les institutions comme envers les marchés se répandait plus vite que la peste. Les grands investisseurs avaient été les premiers, comme toujours, à essayer de retirer leurs avoirs au moindre mal, en déclenchant la panique des petits épargnants qui ne pouvaient pas récupérer les sommes qu’ils avaient investies. La mécanique habituelle se mettait en place, avec quelques degrés de plus dans la quantité et la monstruosité des défaillances. Les chambres de compensation n’arrivaient plus à faire le lien entre les acheteurs et les vendeurs malgré quelques mesures récentes prises au nom de la transparence, les titres de propriété devenaient de la fausse monnaie, le vin se changeait en eau, l’eau au sens propre était elle-même contaminée, les gaz de schiste et la radioactivité l’avaient empoisonnée… On assistait à des règlements de compte entre personnalités qui jouissaient jusqu’alors de positions sociales avantageuses, les suicides ou les assassinats auxquels on était habitué dans les milieux de la pègre se multipliaient dans la très haute société. Cette nouvelle déroute du système financier s’accompagnait, hélas, comme toujours, de la destruction de tous les pans de la vie économique et la foule des Innocents continuait d’en payer le prix le plus élevé… Comme en 2008 puis en 2029, avec des effets de plus en plus crescendo, les vidéos qui circulaient sur le web montraient le désespoir des familles jetées à la rue, réfugiées dans les tentes que des associations de bienfaisance dressaient en toute hâte pour faire face à l’urgence humanitaire. La télé-réalité inventée à la fin du vingtième siècle inondait les écrans de séquences de vie filmées par une multitude de citoyens américains aux abois. La fascination exercée par le spectacle de la misère au pays d’Hollywood était sans limite! Tous les rêves paraissaient s’écrouler en même temps que le rêve américain… On relisait Les Raisins de la colère, Le Bûcher des vanités, et les réseaux sociaux exhumaient des archives les vieux films que ces romans avaient inspirés… ce n’était pas possible, on n’avait quand même pas régressé à ce point-là!… Les journalistes et les intellectuels médiatiques invités sur les plateaux de télévision de grande écoute rivalisaient de mauvaise foi et de bêtise. Leurs connaissances étaient superficielles, mais ils pouvaient bavarder avec beaucoup d’assurance pendant des heures, tandis que les politiques à bout de souffle reprenaient leurs analyses simplistes pour tenter de justifier leur action et d’expliquer l’inacceptable… Le modèle économique marchéiste, ébranlé depuis le début du millénaire par plusieurs grandes crises systémiques, risquait cette fois de ne plus s’en remettre. L’éclatement des bulles spéculatives, qui se reconstituaient comme du chiendent après chaque crise, venait, selon toute vraisemblance, de lancer l’assaut final! Malgré les récents ajustements géopolitiques et la montée en puissance de la Chine et de l’Inde, la faillite des Etats-Unis entraînerait vraisemblablement le monde entier dans sa chute…

Le décor tenait encore debout

Nous étions si fragiles…

    De sombres nuages s’amoncelaient à l’horizon. C’est en 2022 sans doute que la tragédie planétaire dont le décor était planté depuis déjà plusieurs décennies noua ses derniers ressorts. Les nationalismes renaissants allaient dresser les pays les uns contre les autres. Le marchéisme sans retenue à l’œuvre dans le monde entier, et que le protectionnisme affiché par Donald Trump aux Etats-Unis ou Marine Le Pen en France n’entravait que très mollement, préparait une nouvelle crise financière encore plus destructrice que celle de 2007-2008; elle éclaterait cent ans seulement après le sinistre Jeudi Noir de 1929… L’entêtement de la France à perpétuer le nucléaire civil l’entraînait inexorablement vers une catastrophe que tous les gens de bon sens redoutaient en vain, et qui ajoutait ses funestes perspectives aux autres périls écologiques. Sur le continent américain, des feux de forêt gigantesques avaient commencé de ravager ce qu’il restait de grands espaces naturels en provoquant la panique de milliers, voire de centaines de milliers d’habitants des grandes villes voisines, contraints d’abandonner leur maison et de fuir sur les routes en n’ayant pu réunir pour tout bagage que quelques pauvres souvenirs. Au Sahel, la sécheresse provoquait l’exode de toute une population qui s’était battue avec le dernier courage pour continuer d’arracher au sol, malgré les difficultés croissantes dues au dérèglement climatique, la nourriture qui lui avait permis jusqu’alors de vivre sur les terres ancestrales. On ne souffrait plus seulement de la faim mais aussi de la soif, et des foyers de guerre pour le contrôle de l’eau, au Moyen-Orient et en Afrique, étaient entretenus par les grandes puissances pour assurer leur mainmise sur les dernières ressources minières et pétrolières encore exploitables de cette région du monde. En Amérique du Sud, l’alimentation en eau potable des mégalopoles devenait un cauchemar permanent pour tous les habitants, mais ce n’était pas mieux dans les régions montagneuses à l’écart des grandes villes. Même aux Etats-Unis, dans une ville comme Las Vegas, l’eau manquait cruellement et la toute-puissance Yankee n’y pouvait rien. Les mouvements de population provoqués par les bouleversements climatiques favorisaient le développement et la propagation de nouveaux microbes ou de nouveaux virus. Des maladies inconnues apparaissaient, qui n’épargnaient plus les ressortissants privilégiés des pays riches, car la pauvreté croissante des populations laborieuses les rendait vulnérables. Les dépenses de santé augmentaient mais les remboursements diminuaient, particulièrement en France où la Sécurité sociale, qui avait été à l’avant-garde de toutes les politiques de soins occidentales, subissait des coupes sombres de la part de dirigeants plus soucieux de prétendus déficits que du bien-être réel des malades. Un grand nombre de personnes n’avait plus les moyens de se soigner et fragilisait ainsi les barrières sanitaires mises en place par le corps médical… Toutes les bases de la vie sociale dans les pays riches et moins riches s’étaient mises à vaciller, et si le décor tenait encore debout, les plus lucides appréhendaient le moment où le château de cartes s’écroulerait sous les assauts conjugués des multiples catastrophes déjà en cours ou qui se préparaient…