Mes parents faisaient partie de la génération Bataclan. Plusieurs de leurs amis se trouvaient dans la salle de spectacle au moment du massacre perpétré le 13 novembre 2015 par des « soldats » (c’est le nom qu’ils s’attribuaient, l’opinion ne voyait encore en eux que des fous) du Califat de l’Etat islamique. Ma mère aurait dû assister au concert mais elle avait été retenue en province où elle faisait un stage. Mon père, à cette époque, terminait un cycle d’étude dans une université américaine, il ne se trouvait pas à Paris. Quand ils retrouvaient leurs connaissances de l’époque, ils évoquaient souvent cette soirée d’horreur absolue. L’émotion faisait encore trembler leur voix, des larmes difficilement contenues continuaient de perler au bas de leurs paupières. Vincent et Pauline, les meilleurs d’entre eux, deux anges, avaient été tués, lâchement assassinés au nom d’Allah par des illuminés qui avaient préféré pour eux-mêmes la mort à la vie, en voulant entraîner tous les autres dans l’Apocalypse.
Martens avait fait mine de découvrir le drame. Comment aurait-il pu ne pas être au courant? Le monde entier avait pavoisé aux couleurs de la France! Je l’avais interrogé sur ses parents, sur ce qu’il savait de leur vie. Et j’avoue que j’ai eu de nouveau du mal à le croire, ma patience, ma capacité d’absorption d’histoires à dormir debout avait des limites…
Il prétendait être né né le 10 octobre 2013 à Callipole, capitale de la Symphonie, de MARTENS Victor et FOURMANOV Frédérique, qui seraient morts en mission le 14 novembre 2015. Quid des circonstances, des motifs de leur assassinat, du but de leur mission? Avaient-ils réussi, échoué? Leur fils Yann ne savait rien, n’avait gardé aucun souvenir. Seulement une photo qui lui était parvenue dans un dossier tamponné par les Autorités. Une jeune femme blonde portait un petit enfant dans les bras à côté d’un homme plus âgé aux cheveux châtain. La date du 10 octobre 2014 était indiquée au dos de la photo, avec le prénom de l’enfant. Yann Martens n’avait ni frère ni soeur, aucune famille proche ou éloignée, n’avait pas connu ses grands-parents, et personne, aucun ami, aucune amie de ses parents, n’avait jamais pu lui parler d’eux, lui communiquer des informations sur leur vie, faire vivre ou revivre leur histoire et donc la sienne. Enfant, Martens aurait vécu seul au monde dans un pays étrange lui-même coupé de la communauté humaine! Quand il ne s’énervait pas, le chef du service français de la sûreté en riait à gorge déployée… Martens se foutait de sa gueule comme jamais on ne l’avait encore fait! Martens avait revêtu les habits du parfait petit espion, libre comme l’air, sans attaches, sans liens affectifs autres que cette Sylvia évanescente qui était sans doute sortie tout droit de son imagination, ou ce Walter qui restait introuvable. Martens était lisse, on n’avait aucune prise sur lui, on ne trouvait aucune faille permettant de faire pression sur lui, c’était un roc, un bloc de marbre, peut-être un monstre.
Jean-François avait décidé de le faire examiner par un psychiatre. Son profil pouvait faire penser à ce type de terroristes occidentaux symétriques des islamistes qui commettaient parfois des attentats au nom de la civilisation chrétienne. Le plus marquant en Europe avait été celui qu’avait perpétré en Norvège Anders Behring Breivik le 22 juillet 2011. Il y avait eu 77 morts et 151 blessés! Lors d’une première expertise, Breivik avait été diagnostiqué schizophrène par des psychiatres de la justice norvégienne, mais sous la pression de l’opinion publique, une contre-expertise avait été demandée en janvier 2012, qui avait abouti à la conclusion que Breivik n’était pas dans un état délirant au moment des faits. Jugé responsable de ses actes, il avait été condamné à la peine maximale en vigueur en Norvège, soit 21 ans de prison prolongeable. Martens avait passé avec brio les tests de logique pure, mais cet homme intelligent rendit fou le psychologue chargé d’évaluer son état de santé mentale! Sa connaissance du monde contemporain, ou du moins ce qu’il en affichait, était fantaisiste, et les réponses qu’il faisait aux questions nécessitant un minimum de culture historique ou littéraire étaient presque toujours décalées, voire complètement erronées. Les batteries de tests auxquelles on avait soumis Martens avaient toujours montré le même type d’erreurs. Si celles-ci avaient été délibérées, Martens aurait dû se couper au moins une ou deux fois? Sa constance, sa persévérance, cette extrême régularité dans l’inexactitude laissait l’expert incapable de trancher si Martens était vraiment un manipulateur, ou un malade affecté d’une sorte de délire difficile à caractériser en l’absence des autres signes cliniques habituellement observables chez les personnes qui perdent le contact avec la réalité.
Ce qu’il nous semblait malgré tout être un délire (qui n’excluait pas la manipulation) était bien construit. Martens disait que la mort tragique de ses parents tombés tous les deux alors qu’ils accomplissaient une mission mandatée par les plus hautes autorités de l’Etat lui avait ouvert les portes des institutions les plus prestigieuses. Il aurait été recueilli par la famille d’un grand administrateur qui avait un fils du même âge, Walter, auprès duquel, en totale complicité (il mourait d’angoisse aujourd’hui depuis sa disparition), il aurait vécu une enfance heureuse, une adolescence sans problème grave, seulement les petites histoires classiques de cet âge où l’on veut conquérir sa place dans le monde des adultes. Tous deux auraient fait de brillantes études qui les destinaient à occuper des fonctions importantes au sommet de l’Etat. De quel pays s’agissait-il? Jean-François Dutour sommait Martens de le nommer, de le situer sur une carte. Notre affabulateur détournait la tête, levait une main vers le ciel, fermait les yeux, plissait le front, haussait les épaules, se recroquevillait sur sa chaise, finissait par murmurer qu’il ne dirait rien de plus, qu’il n’avait pas, qu’il n’avait plus confiance… Jean-François tapait du poing sur la table, s’étranglait de rage – on tournait en rond, ce n’était plus possible! – et finissait par l’envoyer réfléchir pendant quelques jours au cachot.
J’avais assisté à plusieurs de ces scènes récurrentes derrière la vitre opaque de la salle d’interrogatoire. Jean-François aimait consulter son entourage même s’il ne tenait pas compte de notre avis. Ce que j’en pensais? J’étais comme tout le monde en proie à la plus grande perplexité, mais je voyais en lui davantage qu’un être téléguidé de l’étranger pour nous apporter des réponses formatées, ou poussé par son psychisme malade à nous débiter des sornettes. Il me semblait que Martens, malgré tous ses possibles mensonges, était vrai. C’était ce fil, la conviction que se dégageait de lui une certaine authenticité, une authenticité certaine, que, selon moi, il fallait suivre, mais Jean-François, exacerbé, refusait de l’entendre. J’étais naïve ou folle, il ne comprenait pas que je puisse lui accorder le moindre crédit. Luc n’avait pas tort, je m’étais sentie attirée par Martens, mais pour des raisons qui lui échappaient complètement. Il n’était pas, ou pas seulement, l’espion mystérieux dont les aventures avaient fourni aux réseaux sociaux la matière d’un feuilleton rocambolesque qui tenait les foules en haleine, ni cette belle image de papier glacé qui circulait dans les quelques magazines qui existaient encore pour les nostalgiques de l’ère pré-numérique. Oui, je me laissais prendre au piège (?) de son regard perdu, de ses allusions sibyllines à une réalité mystérieuse, de cette manière si étrange dont il s’exprimait, de sa sensibilité à fleur de peau qu’il ne réussissait pas à dissimuler (il frémissait comme un animal en danger)!… A moi, il ne paraissait pas lisse mais parcouru de fissures, de micro-failles, ce bloc de marbre apparent était veiné, et son histoire était inscrite en chaque trace qu’il aurait fallu essayer de creuser comme un sillon… Pendant qu’il croupissait en prison, l’Histoire s’accélérait mais nous étions nous-mêmes atteints de schizophrénie, nous ne comprenions pas, nous ne comprenions rien, nous étions devenus aveugles et sourds, notre âme avait perdu la capacité de nous gouverner, d’une certaine façon, nous étions déjà morts… Triste Histoire que la nôtre.
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