Avec l’espoir que tu me lises un jour

1.Le retour  

Village

En apparence, rien n’avait changé. Quelques craquelures sur la peinture légèrement écaillée des volets de la maison, située au bord d’une étendue de champs devant un passage à niveau. Je ne me résolvais pas à m’enterrer là-haut dans cette petite ville de province dont on pouvait heureusement s’échapper en quinze minutes pour s’oxygéner dans la métropole voisine. Peut-être dans l’espoir de trouver une solution qui m’aurait évité la capitulation d’un séjour, même provisoire, chez mes vieux parents, j’avais fait le tour de mes anciens amis encore répertoriés sur mon carnet d’adresses, et j’eus évidemment (c’est facile à dire maintenant) des surprises… Moi-même, je n’étais pas prête pour ces retrouvailles périlleuses ! Si j’ai commencé ce récit, c’est précisément pour comprendre, pour remplir un vide qui se creuse insidieusement depuis quelques années, et plus encore depuis mon retour en France, entre les autres et moi. Si j’étais douée, je le ferais d’une façon comique comme mon ami comédien, mais je crains, hélas, de ne plus avoir d’humour, ce qui n’augure rien de bon !

Rien n’avait changé… Les mêmes mots et gestes convenus, les mêmes reproches silencieux, une certaine façon de ne pas dire le plus important et de dire le futile, la même façade, la même peur de se dévoiler ou de découvrir l’autre tel qu’en lui-même, le souci des apparences et du qu’en dira-t-on, c’était à désespérer. Ils s’étaient pourtant appliqués à me jouer de leur mieux la scène du retour de l’enfant prodigue ! Nous étions une famille nombreuse et moi, je n’étais qu’un nombre dans l’ombre de mes frères et soeurs plus conformes que moi aux stéréotypes qu’ils nous proposaient de la vie… Leur vieillesse suscitait en moi un sentiment qui ressemblait à de la tendresse mais qui n’était sans doute qu’une forme de pitié. Je les découvrais soudain vulnérables et presque touchants derrière leurs masques ridés, et sur chacune de leurs vraies joues, avant qu’il ne soit trop tard, j’aurais aimé poser un baiser enfin sincère…

Je devais rester quelques jours qui devinrent quelques semaines puis plusieurs mois et me rendirent méconnaissable, alanguie et repliée dans des souvenirs qui auraient dû me rapprocher d’eux puisque leurs pendules intérieures avaient manifestement entamé un mouvement de recul accéléré, mais comme la zone de passé dans laquelle ils s’étaient mis à flotter se situait bien avant ma venue sur terre et mon irruption dans le champ de leurs préoccupations, nous vivions comme toujours dans des mondes parallèles.

Je l’avais aimée, jadis, cette grande maison froide et vaguement hostile, pour le passage à niveau qui se trouvait au bout du jardin et paraissait en être une annexe, une dépendance indispensable. Notre vie avait son tempo réglé sur les puissants rejets de vapeur sifflante des locomotives qui ralentissaient prudemment à cet endroit parce qu’elles allaient bientôt entrer en gare ou, à l’inverse, commençaient juste à prendre de la vitesse au moment de s’élancer vers des destinations exotiques aux noms flamands. Enfant, j’anticipais le passage d’un convoi mieux qu’un garde-barrière ou que les indiens sioux que j’avais vus au cinéma. Je ressentais avant tout le monde les trépidations qui faisaient trembler la maison sur ses fondations ou l’effleuraient à peine selon la vitesse du convoi. Je connaissais la composition des trains, la disposition des wagons, leur affrètement. La quantité de poussière ou de boue collée aux parois me renseignait sur les terres traversées. Ma connaissance du trafic ferroviaire sur cette portion de voies était si parfaite que j’aurais pu rendre ou demander des comptes à la S.N.C.F !

Pourquoi cette obsession ou cette fascination? Chaque train que je regardais défiler rendait crédibles mes rêves d’évasion. La nuit, je me levais pour le spectacle des fenêtres illuminées de l’intérieur par de faibles loupiotes pour lecteurs insomniaques qui avaient pris le Calais-Bâle . J’avais à peine le temps de fixer le buste d’un homme penché sur un journal que la vitre suivante m’opposait son opacité noire qui ne faisait que rendre plus mystérieuse encore la clarté fuyante de celle d’après. Celle-ci révélait en une fraction de seconde mais pour toujours et à jamais un coin de valise, une écharpe ou un bout de veston, le plus souvent une tête branlante sur le coussinet du dossier de la banquette, ou bien, et j’en restais bêtement pensive plusieurs wagons d’affilée, deux têtes décalées, la plus basse appuyée sur une épaule qui soutenait la plus haute, en équilibre instable sur une oreillette du dossier de la banquette ou un pli de rideau, contre la vitre vibrante au mouvement de berceuse folle qui emportait, enlacés, deux êtres que je ne connaîtrais jamais mais que je n’oublierais plus…

Pour aller saluer des amis africains peu de temps avant de rentrer si précipitamment en France, j’avais passé plusieurs heures dans les tombereaux de fumée d’un tortillard dont j’étais redescendue toute couverte de suie. Vapeur et train continuaient donc d’être étroitement liés dans mon univers mental qui trouvait là un point de convergence entre mes souvenirs proches associés à l’immensité d’un univers lointain, et mes souvenirs lointains ramassés au contraire dans le cadre d’un tout petit coin de terre où depuis plusieurs semaines (cela faisait déjà si longtemps!) je me sentais à nouveau confinée à la limite de l’asphyxie, comme lorsque, enfant, j’accrochais mes rêves d’évasion à tous les wagons qu’il m’était donné de regarder s’éloigner…

2.Vertige

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Je suis enfin sortie de cette espèce de coma, de léthargie, de torpeur ou de somnambulisme où la vie, ma vie, s’était brusquement arrêtée. Et comme jadis, comme si les événements se répétaient, estampillés par la marque d’un vague destin ou reliés par la bizarrerie d’une fatalité sibylline, à force d’écouter leurs silences aussi denses qu’un trou noir, j’avais couru le risque d’être frappée à nouveau d’aphasie, médusée, pétrifiée ou fossilisée par leur présence-absence, alors que, cette fois, je n’étais chez eux qu’en transit, chez mes parents transparents, dans leur maison construite aux bords des champs, à quelques encablures de ce chemin de fer qui avait fait le bonheur de mon enfance, à quelques centaines de mètres de cette double barrière mobile colorée à demi de rouge et décolorée d’une égale moitié de blanc que j’avais eu le génie, enfant, c’était un réflexe de survie, d’annexer à mon territoire étriqué qui s’ouvrait ainsi, côté jardin, sur rien de moins que le monde.

Aujourd’hui, dans cette petite pièce aux murs sales et nus – pourquoi ne pas commencer par les repeindre? – qui me sert de logement depuis huit jours, j’ai installé une table et un fauteuil de camping, un lit pliant, quelques accessoires vitaux plus une lampe d’architecte vissée à la table en prévision des nuits blanches que je ne manquerai pas de passer à noircir le bloc de feuilles que je viens d’acheter en faisant mes courses au supermarché du coin.

J’ai besoin de recul, de me mettre à distance de ce que j’ai vécu, d’amorcer un mouvement de repli vers l’essentiel, vers une partie inconnue de moi-même que j’ai négligée et qui se rappelle à moi d’une façon étrange, qui me déroute au sens propre du terme puisqu’il a fallu que je m’arrête et que je quitte la voie que j’avais si bien défrichée en accomplissant ce que je croyais être un acte de liberté ! Pure illusion. Je n’étais pas plus libre alors que maintenant. Je n’ai pas vraiment choisi de revenir vers toi qui refuses de me voir. C’est une force obscure, puissante et fascinante, qui a creusé peu à peu son lit dans le granit de mes certitudes et déstabilisé ma vie trop bien rodée maintenant érodée. Je ne sais toujours pas ce que je cherche, je sais seulement que je cherche dans ta direction comme attirée par un aimant, et que j’ai le vertige… Un vertige de papier blanc à noircir de signes qui donneront peut-être du sens à la situation, absurde aux yeux des autres, dans laquelle je me suis volontairement placée, en rupture avec la vie que je m’étais choisie, sans projet précis, sans programme d’action, complètement et délibérément déprogrammée. Le jeu en vaut-il la chandelle? Suis-je prise d’un accès de folie? Simple lubie? Crise de la maturité? Reconnaissons que du moins en apparence je ne risque pas grand-chose. Dans huit autres jours ou dans quinze, dans un mois comme dans six ou davantage, sait-on jamais, c’est-à-dire exactement au moment où je le déciderai, je quitterai ce faux appartement-prison pour recouvrer ma pseudo-liberté.

3.Pouvoir des mots

Miroitement de l'eau au crépuscule

Demain, j’irai dans la plus grande librairie de la ville acheter un planisphère aux dimensions du mur blanc cassé sali qui me fait face et m’attriste comme le morceau de ciel gris que l’unique fenêtre de mon studio encadre.

Je suis accoudée à la table que j’ai installée au centre de la pièce déjà sombre et je me sens comme une écolière devant son pupitre au moment d’entamer un cahier neuf. La lampe inonde de sa lumière les liasses de papier blanc que je suis déterminée à couvrir de signes noirs. Car il me faut comprendre. Tenir entre mes mains les explications, formules, formulations qui redonneront forme à ma vie liquéfiée, fondue, dissoute, désagrégée, subtilisée traîtreusement par devers moi, par en dessous, dans mon dos, en secret, derrière la couverture complice de ce que je crois être encore moi sous mon épiderme vieillissant… A ce vide à l’intérieur de moi, à cette érosion de tous mes sens (de tous les sens?…), à cette inconsistance molle sous une apparence encore (pour combien de temps si je ne réagis pas?…) solide et forte, je veux substituer des mots, toute la panoplie des mots, verbes, noms, les propres comme les communs, avec leurs articles et une multitude d’adjectifs, tous les accessoires nécessaires, tout ce qu’il y a et qui se fait de mieux arrangé en belles phrases bien pleines, bourrées des compléments indispensables à une tenue de vie élégante et réussie, saluée et surtout appréciée de toi, et peut-être, mais il vaut mieux que je le murmure très vite, malgré tout, aimée…

Serai-je capable de trouver les mots justes? Puisse cette petite pièce aux murs nus rendre difficiles mes tentatives d’embellissement, de tricherie, de recherche de fioritures pour cacher la misère et dissimuler la crasse d’une vie épaissie par environ cinquante années de vagues creuses qui se dressent d’un seul coup dans leur totalité devant mon regard moins frivole de la même façon que cette cloison qui me fait face, muraille de temps aussi hermétique, aussi plate, aussi terne, aussi désertique que la paroi lisse qui recouvre les couches successives de matériaux de construction qui donnent aux murs un semblant de consistance, leur confèrent une fausse substance imitée de celle des arbres dont l’écorce est si prometteuse autour des cercles de bois qui enserrent leur âme, et pourtant, observés au microscope, sur la nudité et la fadeur des panneaux de mon existence comme sur ceux de cette chambre, que de monticules et de craquelures qui seraient autant d’abyssales vallées et de colossales montagnes que je n’oserais ni escalader ni descendre alors même que je sens, que je sais, que la vérité que je recherche, que l’objet de ma quête, de mon vertige, est dans ces minuscules salissures dessinées par les relents de cuisine ou les brouillards et les fumées qui se sont infiltrés par les jointures de la fenêtre, dans ces maigres souillures sécrétées par des populations d’acariens, dans ces rejets que déglutissent des colonies de vermisseaux qui creusent leurs sillons dans une invisible épaisseur de matière, dans les déchets de ma vie, mes petites lâchetés, tous ces petits riens qui m’ont paru sur le moment sans importance et dont j’ai cru m’être débarrassée, au lieu de voir qu’ils s’incrustaient de toutes leurs petites forces, et que, de leurs fines mandibules, incessamment, ils cisaillaient aux points sensibles la tenture d’apparat qui cachait la toile véritable, jusqu’à ce qu’elle tombe brutalement, en dévoilant un tableau nu aux paysages de poussière mille fois retravaillés, mille fois recomposés par ces agents obscurs aux desseins énigmatiques qui me font presque peur, en me donnant à contempler en moi comme sur le mur usé qui me fait face une oeuvre que je ne comprends pas et que je ne désire pas approfondir…

Je n’ai connu que certaines facettes de la solitude, les plus agréables, celles qui se conjuguent avec le mot  » liberté « . Le mot  » lien  » ne faisait pas partie de mon vocabulaire, à moins d’être qualifié d’ « éphémère »… Je ne me sens plus du tout libre et de plus en plus seule…

4.Vie en suspension

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Le gris du ciel réfracté par la fenêtre située à ma gauche s’assombrit déjà sans le dégradé de bleu qui, souvent, magnifie l’instant où le jour bascule. J’ai la chance d’être logée au dernier étage de la plus haute tour de cette banlieue dont je domine l’ensemble. Les autres immeubles ne me barrent pas la vue sur la plaine flamande qui court à la rencontre de la mer du Nord, et je m’efforce d’imaginer le soleil en train de s’y coucher derrière une ligne d’horizon invisible entre mer et ciel confondus… Je flotte au-dessus de ma vie dans une nacelle immobile suspendue à un souffle de voix qui me parvient depuis un univers perdu…

Si j’avais réellement pris la mesure de mon projet, serais-je ici, ce soir, dans cette chambre monacale? Pourquoi attendre ici des paroles de délivrance qui me parviendraient tout aussi bien là-bas, sur les lieux balisés de l’existence normale que je menais auparavant? Pourquoi ce changement subit, ce coup d’arrêt brutal, ce déchirement, cette rupture dans la trame d’une vie ni héroïque ni particulièrement lâche, dont je tenais assez bien les fils à défaut d’en avoir vraiment créé ou conçu le dessin?…

A l’origine, mon intention me paraissait sage, il s’agissait simplement de faire le point. Ce soir, je doute. Je crois même que j’ai un peu peur, ce silence qui s’installe, ce vide, cette présence à moi-même, seule à seule, qui pourrait bien n’être qu’une absence…

L’équipement de mon logement, même sommaire, m’a occupée toute la semaine. J’avais, c’est absurde, l’impression de m’occuper de toi. Mes pensées sont tournées vers toi, je ne veux plus rien faire qui ne soit pas un geste vers toi, une offrande, un don que tu attendais sans le savoir peut-être, une ouverture inespérée après un tunnel de douleur inconsciente (on découvre en même temps et la douleur et son issue…) et là, je ne sais plus si je parle de toi ou de moi, car moi aussi j’attends et je sais, maintenant, que j’attends depuis très longtemps alors que toi, tu n’attends peut-être pas encore à moins que ce ne soit déjà plus du tout parce que d’autres, heureusement, auront été présents avant que ne se creuse le manque irréparable, avec sa sensation de morsure, de blessure, très reconnaissable (comment est-il possible que je ne m’en sois pas aperçue plus tôt?), ces petits coups sourds, ces battements trop rapides du coeur fiévreux qui s’affole !…

Sur la table qui me sert de bureau, à droite du bloc de feuilles blanches que je commencerai sans doute à entamer ce soir lorsque la nuit sera plus avancée (j’ai besoin de son silence palpable et de son obscurité enveloppante qui abritera le halo de lumière dirigé sur les mots que j’aurai commencé de tracer) j’ai déposé la pile de notre correspondance, ces quelques lettres et cartes postales sur lesquelles tu m’écrivais un petit mot gentil quand tu me donnais encore de tes nouvelles… Je les ai conservées précieusement comme une partie de moi-même, elles m’aideront peut-être aujourd’hui à baliser le passé en espérant (re)construire un avenir ?…

5.Correspondance

Front de mer

C’est un voyage étrange que j’ai commencé dans ce studio à la fenêtre duquel je me penche quelquefois comme à la fenêtre d’un train! Les cartes postales que j’ai disposées sur les murs sont l’équivalent des photos de sites touristiques qui étaient traditionnellement accrochées au-dessus des banquettes dans les voitures anciennes, mais je suis, hélas, seule, aujourd’hui, dans le compartiment…

Les mots qui me viennent à l’esprit ne rendent jamais le son juste. Mes tentatives d’explications avortent. Quand j’adopte un ton neutre qui se veut objectif, simple compte rendu de faits consignés, je me mets à ta place et je pense que tu n’en as rien à faire. Si j’évoque le comportement des membres de la famille à mon égard, j’ai peur que ma plume ne soit trempée dans le vinaigre. Quand je limite mon champ d’investigation à ma seule personne, quelle fadeur, quel ennui, quel narcissisme! Et voici qu’une nouvelle peur, plus grave, me taraude, celle que l’égoïsme dont on a habillé mon personnage n’en sorte renforcé à tes yeux. Je me trouve donc dans une impasse face à ce mur à travers lequel, pourtant, j’ai tenté d’ouvrir une brèche en y affichant une immense carte du monde, accompagnée de ces quelques cartes postales qui me parlent de toi…

J’ai regroupé les plus anciennes par thèmes ou selon les lieux récurrents de leur expédition. J’ai composé, par ailleurs, un ensemble spécial en fonction non pas de leur origine mais de la destination à laquelle tu m’écrivais, sorte de tableau synoptique de mon propre itinéraire qui jette une lumière crue sur la distance qui m’a presque toujours séparée de toi, et qui s’est glissée d’abord innocemment, puis installée durablement, trop confortablement, entre toi et moi…

Les cartes postales plus récentes, je les ai laissées sur la table avec les lettres, plus rares, plus précieuses, que tu m’envoyais une ou deux fois par an. J’attends, pour les relire une à une en respectant l’ordre chronologique, de me sentir suffisamment calme et réceptive pour être capable d’absorber goutte à goutte l’élixir de chacun de tes mots, d’en savourer la fragrance et la moindre des nuances sans perdre une seule particule de leur arôme… Dans les creux, dans les vides laissés entre les lignes, je m’efforcerai de deviner ou d’imaginer, de dessiner tout ce que tu m’aurais confié si notre relation avait pu se libérer et s’évader, se délivrer et sortir des rails que ma mauvaise conscience ou ta propre autocensure (ton auto-défense?…) ont fini par lui imposer comme des chiens de garde, à l’écart de toute spontanéité…

6.Mea culpa

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J’avais voulu faire de ma vie un laboratoire d’expérimentations exaltantes. Je me voulais mouvante, obéissante au mouvement de la vie, je n’étais qu’agitation. Je voulais m’investir totalement dans mes « expériences », je restais à la surface des êtres et des choses. Je « surfais », comme on dirait maintenant, et c’était très agréable. C’est pourquoi je ne te déclamerai pas un couplet sur le tiers-monde. Il n’en reste pas moins que pour ma génération, l’horreur en Afrique, ce fut le Biafra…

Je ne sais pas vraiment ce que je veux te dire. J’ai probablement voulu concilier des tas de choses au lieu de choisir véritablement. J’ai vécu de demi-mesures et de fausses satisfactions. C’est tout cela que me renvoie le mur craquelé et sali qui me fait face et que j’ai recouvert d’une carte du monde bien aseptisée pour éviter de plonger mon regard dans tous ces petits riens, ces petites lâchetés qui ont tissé ma vie plus solidement que les grandes idées, les grands émois et les grands élans qui m’ont poussée çà et là… Je me suis protégée, tout compte fait, derrière des écrans de liberté virtuelle et d’activisme fumeux.

Mon projet initial, je commence à m’en rendre compte, insensiblement, se modifie. Il me semble que mon isolement volontaire dans ce lieu est un acte spectaculaire à la mesure de ce que j’ai toujours fait jusqu’à présent, en pensant qu’il existe des solutions pour chaque problème. Attendre à huis clos que tu me répondes ou que je découvre moi-même la clef d’une porte de communication bloquée n’est-il pas finalement une façon active et concrète de ne pas me résigner devant ce que l’on n’a que trop tendance à me présenter comme une conséquence inéluctable de mon passé ?…

J’ai pensé qu’il suffisait que je patiente, tu connaîtrais mes appels, tu saurais que je suis à portée de voix, et je provoquerais forcément, grâce à ma persévérance en béton armé (d’amour désarmé?) une réaction de ta part, même agressive, qui serait le début d’un recommencement que, cette fois, je ne raterais pour rien au monde ni personne…

C’est un très long voyage que j’ai entrepris sans en avoir une réelle conscience en louant ce logement où je sens désormais que je suis installée pour longtemps. J’en ‘ignore tout à la fois le déroulement, la durée et la destination, même si à ce sujet j’éprouve des désirs très précis, des aspirations profondes ainsi que des peurs sans nom qui ont quelquefois ton visage…

7.Attente

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Je suis montée dans l’embarcation, je me suis éloignée de la rive, je dérive depuis un certain nombre de semaines, je n’ai pas de gouvernail, c’est le courant qui m’emporte, voilà seulement ce que je connais avec certitude. Cette situation m’oblige à vivre dans l’instant puisque je ne peux anticiper ce que sera l’instant d’après, escale ou naufrage, bonheur ou désespoir, bourbier, échouement ou promesse d’arriver, et pourtant, en équilibre instable à la pointe de chaque instant, je me sens provisoirement à l’abri dans une sorte d’éternité.

Je contemple ma vie, parvenue à cet âge où je peux me retourner et tenter d’apercevoir ce qui encore, du côté de l’avenir, semble attendre mon passage, comme au sommet d’une courbe suivie par un train dans un paysage de collines ou de montagnes, quand il est possible, pour une fraction de seconde seulement, d’embrasser d’un seul regard la locomotive et le dernier wagon, le début et la fin, la naissance et la mort, le souffle qui emporte et les résistances de toutes natures qui freinent le convoi, le ralentissent déjà et l’arrêteront bientôt, un jour, quelque part, dans un ailleurs qui est proche mais paraît lointain, et ne se peut situer nulle part.

Je prends le temps, désormais, de regarder défiler les paysages et de les relier l’un à l’autre, d’en faire une sorte de synthèse picturale, un tableau intime que je contemple dans les moindres détails, composition nouvelle, œuvre hétéroclite dont je détiens la clef dans un endroit oublié que je m’efforce de retrouver… A moins que cette impression si fugitive d’accord profond avec moi-même et le monde, je ne l’ai vraiment ressentie qu’avec toi ? J’ai enfin la possibilité, ici, dans cet endroit où je me suis isolée, de vivre dans l’opacité et l’épaisseur de ce temps élargi où je prends plaisir à m’étirer et que je tente de me réapproprier…

Dans ce logement-compartiment où le temps me propulse dans un même mouvement vers le passé et l’avenir, je ne suis plus seulement un projectile à la trajectoire à peu près connue mais aussi une spectatrice qui le voit poursuivre sa course, à moins que mon regard n’en modifie légèrement, précisément (n’est-ce pas au fond ce que je souhaite?), le tracé qui paraissait inamovible, inéluctable, donné d’avance comme une fatalité. Ainsi retrouverais-je malgré tout un espace de liberté ? Je ne suis plus tentée par l’illusion mais par le simple espoir que nous fassions enfin la paix, et pour y parvenir, je voudrais mettre en œuvre tout ce qui est encore en mon pouvoir… Echappe-t-on à l’égoïsme? Je serais au comble de la joie si tu acceptais de me rejoindre dans le train qui m’emporte le temps d’un échange, d’une confidence, d’une réconciliation entre deux gares…

Ma détermination est totale, j’ai renoncé à l’impatience en ce sens que je m’efforce de ne plus rien attendre de l’immédiat, et pourtant… Je voyage dans le transsibérien ou le transafricain, j’ai tantôt chaud et tantôt froid, trop chaud, trop froid, les sueurs de la fièvre coulent sur mon corps et le sang reflue vers mon coeur, je suis tour à tour ou en même temps écarlate et livide, j’ai le nez rouge et le teint enfariné, je marche sur une corde de funambule entre sol et ciel, entre rire et larmes, je t’espère, je désespère…

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8.Ma tour

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Dans la station orbitale que j’occupe au sommet de ma tour sous le couvert des étoiles, je prends des habitudes. Ma tour, ma barre, mon immeuble, je parle dorénavant comme les gens d’ici, locataires de ces cages à lapins depuis des lustres, contents de l’être ou accrochés à l’espoir de s’en évader, mais pour la plupart d’entre eux, résignés… au chômage, au bruit, à la délinquance, à l’exclusion. Dans ma tour, je connais maintenant presque tous mes voisins. Palier gauche dans le sens de la sortie, un jeune musicien qui se dit étudiant pour rassurer les gens, mais qui se fait voleur de portefeuilles quand il n’a pas trouvé mieux à se mettre sous la main, je le sais car je l’ai surpris chez moi en flagrant délit, depuis, on est copains… Palier droit, un jeune couple enamouré qui s’embrasse ou s’engueule, elle, elle fait des ménages dans la journée, lui travaille dans un « Mac Do » le soir. En face de l’étudiant-musicien (il pianote à longueur de nuit sur un synthétiseur), il y a une très jeune fille qui vit seule avec son bébé (les pleurs se mêlent souvent la nuit aux prestations musicales de notre voisin), elle a l’air si triste que c’est elle qu’on aimerait consoler… Puis le chômeur-divorcé-alcoolique inconsolable qui tire de sa fenêtre deux ou trois coups de pistolet par jour, pas plus, les services sociaux me l’ont juré… Enfin une étudiante incontestable, sénégalaise, en quatrième année de médecine, dont la porte claque souvent à l’aube après ses nuits de garde…

Voilà pour le dernier étage de ma tour, atypique parce que, depuis la rénovation, il est le seul à ne comporter que de petits logements. Aux étages inférieurs, on trouve en effet des appartements plus grands qui accueillent des familles avec des enfants de tous les âges et de toutes les couleurs : ils donnent de la vie à ma tour, qui a aussi une mémoire… celle des familles les plus anciennes dont les aînés ont dépassé vingt ans, et celle de quelques retraités qui peuvent remonter jusqu’à la construction de la cité à la fin des années cinquante.

Ma tour abrite des artistes : mon voisin musicien, un peintre, un photographe, plus tous ceux que je ne connais pas, sans compter les enfants qui en sont tous. Elle abrite également des sportifs, champions mini, maxi, juniors ou seniors, de boxe, de basket, de foot et de je ne sais quoi encore. Cette tour me rappelle un peu mon village, là-bas, avec ses ancêtres, son gigantesque palmier au centre de la place, ses marchandes de fruits tout autour qui ont le souci esthétique de présenter leurs si précieuses denrées sous la forme de pyramides qui s’écroulent et qu’elles reconstituent sans se lasser sous le regard admiratif ou gourmand des enfants qui s’arrêtent de courir devant leurs étals… Ahmadou et Athimoalam ont compris qu’il fallait que je reste en France le temps de… Je leur écris souvent et je leur parle de ma tour… En fait, je voudrais qu’ils me rejoignent, pas tout de suite mais une fois que… Quand j’ai le blues, je me rends au marché de Wazemmes et je me fonds dans la foule bigarrée, chamarrée, bariolée de mille couleurs qui chantent, étonnent et réconfortent mon regard pauvre, assoiffé de chaleur, vers lequel, alors, à profusion, convergent toutes les silhouettes, toutes les formes, tous les mouvements d’hommes, de femmes et d’enfants, de vieillards aussi, toute l’humanité au sein de laquelle je me coule, qui m’enfante, qui m’abreuve de son lait, me nourrit de son miel et me berce de ses cris, si tendres, si doux, si nécessaires à mon oreille tarie, que ne comble pas les sons nocturnes, trop synthétiques et solitaires, de mon nouvel ami-voisin, l’étudiant-musicien un peu voleur, voleur de mes nuits, de ce silence de la nuit qui me parle de toi, de ton absence et de mes égarements…

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9.Aveuglement

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Les lettres, les mots que j’écris, s’étalent comme des pirogues bleues sur le fond blanc de ce que j’ignore, au-dessus d’un abîme… Si j’écris, c’est que j’espère, si je navigue, c’est que je vis ?… Je vogue sur le liquide bleu d’une encre qui me recrée, au-dessus de grands fonds sous-marins qui recèlent une vérité cachée…

Devant moi à gauche, sur la table de camping qui me sert d’alibi (table dressée là juste le temps de trouver les mots qui sauront t’expliquer l’inexplicable) le bloc de feuilles est aux trois quarts entamé mais la corbeille à ma droite est pleine à ras-bord de la majeure partie des feuilles prélevées, que j’ai recouvertes de signes puis froissées et transformées en boules, témoins dans la corbeille de l’importance de mes doutes, de mes incertitudes, du nombre incalculable de mes regrets, de mon incapacité à dire, à nommer, à mettre en mots ce que, finalement, je ne saurai jamais justifier… Tandis que les mensonges s’accumulent dans la corbeille comme autant de feuilles mortes arrachées de moi par un vent mauvais, des épluchures oubliées moisissent à côté de l’évier et j’ai la sensation bizarre, angoissante, de leur ressembler…

Je m’étais convaincue que tout était possible, que rien n’était vraiment incompatible… Question de volonté, de désir… Et mon désir incompressible, à ce moment-là, c’était de fuir, de m’évader, de détaler le plus loin possible de l’enclos familial où je me sentais attachée comme la chèvre de Monsieur Seguin à son piquet!… Je me voyais avec horreur ou effarement devenir une réplique, une copie conforme de toutes les femmes de la famille, à l’opposé de tout ce que j’étais, de tout ce que je ressentais, de tout ce que je pensais, de tout ce que j’avais imaginé depuis mes rêves les plus anciens, depuis que, enfant, pour avoir le courage ou la patience de grandir, j’avais accroché mes rêves d’évasion à chaque train qui défilait au bout du jardin en faisant trembler les murs de la maison, en déployant sur toute sa longueur l’enfilade de ses fenêtres ouvertes sur le monde comme un appel ou un rappel (n’oubliez pas que le monde existe!…), à la fois menace et objet de convoitise, objet surtout de convoitise…

Enfant, j’ai fait plusieurs fugues. La première fois, j’avais simplement suivi la voie ferrée. Je crois que j’avais choisi la direction du soleil. Je marchais entre les rails, j’ai failli me faire écraser par un train. J’avais entendu son grondement, je restais immobile et fascinée. Je dois la vie à un ouvrier qui travaillait sur la voie. Il m’a attrapée par un bras et m’a tirée vers lui sur le côté. L’histoire familiale raconte que pendant plusieurs mois je n’ai plus prononcé une seule parole. J’ai gardé le souvenir d’un éclair atrocement flamboyant suivi d’un trou noir… Cet éclair flamboyant juste avant le trou noir, qui m’illumine et me foudroie encore… essaie de te souvenir, au moment de l’accident, n’est-ce pas, toi aussi?…

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10.L’accident

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Le téléphone a sonné hier aux alentours de vingt-trois heures… Je me suis précipitée sur le combiné le coeur battant, je ne suis toujours pas maîtresse de mes émotions… C’était ta grand-mère qui m’appelait. Elle n’arrivait pas à dormir et d’un seul coup elle se souvenait de moi à cette heure indue. Nos rapports étant soumis à une étiquette digne de la couronne royale d’Angleterre, cet appel inhabituel m’a surprise, décontenancée. Elle-même m’a semblé troublée, perdue, presque effarouchée par son manquement à la bienséance, elle m’a dit deux ou trois banalités, qu’il faisait très chaud, qu’un orage soulagerait l’atmosphère, qu’il fallait bien supporter le temps comme il était… Je ne savais que répondre, j’acquiesçais, je me demandais où elle voulait en venir. J’ai pensé que, peut-être, elle ne se sentait pas bien, mais elle me dit que sa santé était bonne, j’étais gentille de m’en inquiéter… Elle paraissait chercher ses mots, prendre des précautions de langage. Il était inconcevable qu’elle m’appelât à cette heure tardive sans un motif précis et, à ses yeux, d’une importance capitale et je m’attendais à tout, à vrai dire à rien, je ne comprenais pas, je me tenais en alerte… C’est alors qu’une peur-panique m’a traversée: les quelques secondes ou fractions de seconde qui trouèrent la continuité du temps entre ma question à ton sujet et la réponse qu’elle semblait hésiter à me donner me transportèrent à Bamako l’été dernier, le jour où j’ai reçu cet appel de France qui m’a appris ton accident… je me sentais glisser de nouveau jusqu’à des zones d’émotions douloureusement incontrôlables… Elle finit sans doute par s’apercevoir de mon trouble et me rassura, car tu te rétablis désormais très bien. Elle conclut bizarrement en affirmant que je lui causais du souci… je ne sais toujours pas pour quelle raison exacte elle a dérogé hier aux règles de son protocole…

Bamako. Je reçois un appel de France comme beaucoup d’autres auparavant. Celui-là m’apprend ton accident. Jusqu’alors, j’avais vécu, je n’avais voulu vivre et accumuler que des « expériences » que je tenais à distance. D’un seul coup, je deviens, je suis l’événement qui survient. Je subis l’assaut. La houle me frappe au visage, me renverse. Je ne suis plus qu’un paquet de larmes que des vagues hurlantes se renvoient. J’ai l’habitude d’agir. Je saute dans le premier avion pour Paris. Barrage du personnel hospitalier : nous ne portons pas le même nom. Hostilité, au mieux, indifférence de la famille. De toute évidence, quoi qu’il arrive, je serai responsable. De toute évidence, à mes propres yeux, d’un seul coup, je découvre que je le suis…

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11. Ma vie se reconstituait en même temps que la tienne

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Les jours et les semaines passent, je n’écris plus rien, j’attends. Je sais de toi pour l’instant l’essentiel: tu te rétablis, il n’y aura pas de séquelles physiques…

Toutes les facultés de mon cerveau s’étaient mobilisées pour nier la gravité de cet événement monstrueux qui te frappait. L’énergie que je déployais pour repousser la réalité aurait pu me rendre folle. Mes souvenirs de toi volaient en éclats, mon coeur explosait, ma poitrine se déchirait, je ne contrôlais plus ni mes gestes ni mes paroles… A ton chevet, j’étais hors de moi-même tout entière épandue dans ta chambre, odeur de l’éther, liquide qui s’infiltrait goutte à goutte dans ton corps, métal laqué blanc de ton lit, tissu imprégné de sueur de tes draps, douceur ou rudesse de ton matelas… Je me sentais vidée, anéantie, ces expressions creuses étant brutalement investies d’un sens comme si mon être venait d’épouser le néant ! La mort avait planté ses canines et ses griffes partout sur ton corps, mais la puissance de ma révolte et l’énormité de mon refus reconstituaient au fur et à mesure les formes, l’épaisseur, le plein de ta chair qui partait en lambeaux… Je n’étais plus moi-même, autre banalité sans nom, signifiant sans signifié comme un paysage d’apocalypse avant l’effroi déversé sur lui par un regard d’être humain… Plusieurs mois se sont écoulés au calendrier (en réalité, il s’agissait d’un temps hors du temps, démesuré ou dépourvu de durée) jusqu’à ce que tu sortes enfin de ce coma hybride dont on ne sait s’il est l’allié de la vie ou de la mort, espion de l’une ou de l’autre avançant masqué sur un terrain de lutte manichéen, Janus à la face noire d’un côté, blanche de l’autre… Ma vie se reconstituait en même temps que la tienne… Mais que s’est-il donc passé? Pourquoi ce refus soudain de tout contact avec moi?…

La famille me fait part de ton courage pendant les séances de rééducation. Je suis heureuse car tu es vivante et je bénis ce temps immobile de l’attente qui me donne désormais de bonnes nouvelles sur la récupération de tes capacités physiques et sensorielles… Je me sens transportée au moment de ta naissance quand je t’examinais attentivement, avec un brin d’anxiété, pour être bien sûre que rien ne clochait! Je plonge avec délice dans ce bain de jouvence et d’innocence… Je nage quelque part avec toi dans des eaux calmes et profondes, douces et tièdes, délivrée de toute pesanteur, en apnée, dans un océan bienfaisant de silence intérieur…

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12. Avec l’espoir que tu me lises un jour

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Un jour prochain, tu m’appelleras, j’en suis certaine, et tu m’accorderas ton pardon. Je reprends sereinement mon travail d’écriture dans la perspective de ce moment où nous nous expliquerons enfin. Tu me diras ton incompréhension et ta colère, tu n’oseras sans doute pas évoquer ta douleur… Je serai pudique moi aussi. Je me forcerai pourtant à fendre l’armure pour tenter de t’expliquer mon parcours, la chaîne des événements qui m’ont conduite là où je suis… Je te dirai surtout la force de mon amour malgré les apparences… Je ne me disculperai pas, même et surtout si je pense profondément ne pas être, loin de là, complètement responsable: mes décisions ont été le produit d’un ensemble assez désastreux que les tragédies antiques décrivaient comme le destin. Aujourd’hui, depuis ton accident et ta renaissance qui me comble de joie, le monde ancien dans lequel j’évoluais me semble si lointain qu’il en devient irréel, et la personne que j’incarnais dans ce monde-là m’est presque aussi étrangère qu’un personnage de roman…

Je t’attends avec toute la patience de mon amour redécouvert. Il me semble que je vis cette attente aussi religieusement qu’une moniale. Je campe dans l’absolu de cette attente, j’y consens de tout mon être… Et pour que tu saches, un jour, que je ne suis pas le personnage détestable d’un mauvais roman que les autres ont bâti contre moi, je vais mener jusqu’à son terme le récit que j’ai entrepris, avec l’espoir que tu me lises un jour. Mon souci sera de rétablir avec exactitude la carte d’un continent disparu qui risque de sombrer dans l’oubli, si je ne prends pas la peine de rétablir moi-même la, ma vérité. Les mots, cette fois, sonneront juste. Si juste que tu en seras bouleversée et que ta vie, peut-être, en sera changée. Car on ne vit pas bien, désormais je le sais, si l’on a le sentiment de ne pas être ou de ne pas avoir été, bien aimé… Je classerai à part les quelques feuillets écrits dans la fièvre à ton chevet, dont le seul intérêt est de montrer que l’indifférence dont on m’accuse est un mensonge. Je voudrais que tu disposes le moment venu, lorsque tu le souhaiteras, d’un présent venant de moi qui peut-être à ce moment-là ne serai plus, d’une offrande qui restaurera auprès de toi la présence dont je t’ai, hélas, privée, et qui prendra la forme de tous ces mots vivants, de toutes ces paroles qui coulent aujourd’hui en abondance de ma bouche et de mon coeur et que je veux tracer, graver pour l’éternité dans l’espoir qu’ils te surprennent un jour, et que tu comprennes ou que tu apprennes enfin, grâce à leur flux, grâce à leur flot, à quel point, malgré tout, je t’ai aimée…

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13.Mère de passage…

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Te souviens-tu? J’avais réussi à obtenir que tu viennes auprès de moi à Libreville. Te souviens-tu de notre bonheur pendant ces quelques semaines passées ensemble? Tu souhaitais bronzer pour devenir aussi noire que la petite Zeïna, et tu me demandais en combien de jours tu y parviendrais… Comme tout paraissait encore possible et facile à cette  époque! Je me suis laissée rassurer par nos échanges épistolaires ou téléphoniques (j’ai dépensé des fortunes pour t’entendre et te parler sans fin!), et par la fréquence de mes séjours en France (j’ai dépensé des fortunes en billets d’avion), trop brefs mais qui me permettaient de t’embrasser en moyenne une fois tous les trois mois…

Bien plus tard, de Bombay où l’ONG m’avait envoyée, j’ai ramené Athimoalam. Je voudrais que tu le rencontres, qu’il devienne pour toi un frère comme Ahmadou, le frère aîné de Zeïna qui est comme ta petite soeur. Te souviens-tu? Vous ne vouliez plus vous quitter, Ahmadou, Zeïna et toi! Il y a si longtemps… Je rêvais, je rêve toujours de vous réunir solidement par les liens de l’affection que je vous porte, le temps qui passe ne brise que les rêves qui ne sont pas assez forts… Athimoalam… Quand mon regard a croisé ses yeux immenses qui semblaient m’interroger au plus profond de mon âme, un éclair de lucidité foudroyante m’a traversée. Il était porté à bout de bras par une vieille femme qui semblait implorer que je le prenne et je l’ai saisi sans réfléchir, avec le sentiment, plus exactement, que je ne pouvais pas me dérober. Athimoalam, aujourd’hui, trouve le temps long et craint que je ne revienne plus là-bas, dans mon autre pays, auprès de ma seconde famille. Son inquiétude me bouleverse car elle met en lumière par un effet de symétrie le tourment qui a peut-être été le tien, autrefois, en raison de mes  trop longues absences. Je ne serais qu’une mère de passage?… Le point d’interrogation est superflu, je n’ai été pour toi que cela, hélas, une  mère intermittente, une mère irresponsable au sens propre puisque je n’étais pas à proximité de toi pour répondre à tes questions, et sans doute, de façon plus grave, irresponsable dans le plein sens du terme, inconsciente du mal que je te faisais… Je voudrais pouvoir te demander pardon alors que je suis impardonnable… J’ai une envie folle, passionnelle, obsessionnelle, de t’aimer avec mes yeux, ma voix et mes bras…

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14. Mal… entendu?…

Aube

Difficile d’échapper au Mondial. Dieu est redescendu sur terre pour un mois sous l’apparence d’un ballon rond, choix logique de la forme circulaire pour l’Être sans commencement ni fin. Difficile de ne pas participer à la ferveur collective qui masque les problèmes du quotidien. Le ballon rond, au moins dans « ma tour », rompt les barrières, passe à travers les murs, délie les langues et fait hurler les postes. Comme je me laisse inviter pour avoir le plaisir de partager des moments d’amitié, j’ai adjoint au vieux téléphone fixe susceptible de rétablir la communication entre nous et devenu à ce titre le centre de ma vie, la raison d’être de mon séjour ici, un répondeur automatique avec possibilité de me laisser des messages. Il y en a presque tous les jours d’Ahmadou, de Zeïna et d’Athimoalam, vite dits, pas chers, vingt secondes (« Bisous, on t’aime! »), j’ai le coeur réchauffé pour toute la nuit ou la journée qui suit…

De toi, un soir (j’avais enfreint ton interdit et laissé quelques mots sur ton portable) :  _ « Tu es pitoyable… »

J’ai réécouté des dizaines de fois, attentive aux intonations de ta voix. Maintenant que chaque point de la courbure musicale de cette phrase que tu as prononcée à mon intention sans que je puisse, hélas, en douter, est gravé dans ma mémoire avec la précision du son numérique, je peux me la jouer dans ma tête autant de fois que je veux…

Les mots n’ont pas de sens en eux-mêmes, ils disent souvent tout le contraire de ce qui est en nous. Ou alors, ils parlent pour nous, à notre place, comme si nous leur avions donné une procuration dont ils abusent. Ils sont par nature mandatés pour tricher, opérer des détournements de sens, voler ou violer les sentiments, dévaliser les esprits, piller et ravager les coeurs. Il ne faut surtout pas les croire sous peine d’être le jouet de leur malice et de se laisser enfermer dans les mailles de leurs filets, qu’ils tissent avec une énergie redoutable pour nous rendre prisonniers d’une parole qui, jamais, n’est vraiment la nôtre. On s’enferre, ils affermissent leur emprise, ce n’est déjà plus nous qui agissons, ce sont eux qui nous manipulent, nous soupèsent et nous méprisent, proies si faciles et vulnérables, otages de nos mots, qui excellent à fabriquer nos maux, nos morts…

La musique des voix est moins fourbe. Je cherche dans la tienne, dans le support des mots que tu as vraisemblablement prononcés avec la volonté de me blesser, quelque chose d’instinctif, de charnel et de tendre qui agira comme un contrepoison. La musique de cette petite phrase obsédante qui ne me quitte plus me dit en creux que tu ne penses pas le quart du dixième du poids des mots que tu as jetés un peu brutalement dans la balance. Ces faux jetons plombés d’une monnaie viciée qui s’emploie à tout gâcher. A tout brouiller. A nous brouiller… Aussi, désormais, n’écouterai-je plus que la musique de ta voix, que tu as si belle. J’oublierai ce que semblent vouloir dire tes mots, ou je m’amuserai à les défier. Car après tout? Est-il réellement blessant pour moi que tu puisses avoir pitié de moi? C’est la première fois, depuis que tu m’as retiré le droit de visite, que tu nommes à mon égard un sentiment que je conserve la liberté d’apparenter à de l’affection. La pitié en soi n’est pas le rejet ni le mépris! Et dans le chant de ta voix, je m’accorde le plaisir d’entendre comme un jaillissement de source, un prélude clair et frais qui annonce la résurgence de ta tendresse, que je continue et que je continuerai à jamais d’espérer…

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15. Pourquoi?

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La famille s’affole, commence à me croire folle, on s’est mis à me téléphoner, on paraît s’inquiéter, on me donne des conseils, on me propose une visite que je réussis toujours à esquiver. La paix! Je veux la paix! Qu’on me laisse tranquille comme on dirait : Qu’on laisse Sa Majesté se reposer! , et je verrais devant moi se dérouler un immense tapis rouge dont je n’apercevrais pas la fin et qui me conduirait indéfiniment jusqu’à Dieu, éternellement portée par la multitude de ses anges…

Sans cet accident dont tu as été victime, je ne me trouverais sans doute pas aujourd’hui dans cette chambre close comme une tombe… A-t-on pitié des morts?… Tes mots m’ensorcellent, quelque chose m’ensorcelle, ou quelqu’un, toi, qui d’autre?… Bien que j’aie gardé la conscience de la continuité de quelque chose que j’appelle moi, je ne suis plus guère qu’une enveloppe fantasmagorique au contenu aussi flou que ses contours, sous une apparence qui se lézarde de plus en plus au point, je crois, d’étonner – à défaut d’inquiéter – les gens qui m’ont connue en pleine possession ou dépossession de moi-même, je ne sais pas, je ne sais plus, car cette mise à l’épreuve que tu m’infliges, après celle de ton accident, a fait naître quelque part dans le tréfonds de mes entrailles le sentiment que je n’ai jamais été autant moi-même qu’actuellement, possédée par toi et débarrassée du reste du monde…

Les relations de voisinage que j’avais tissées s’effilochent. J’élude les invitations, j’écourte les conversations, je rase les murs, je ne supporte plus les violations nocturnes de mon silence par mon voisin-musicien… La peur de te perdre a fait jaillir en moi une douleur profonde que je ne comprends plus aujourd’hui puisque tu es sauvée, et je constate avec désarroi que les liens que j’ai noués avec Athimoalam, Ahmadou et Zeïna ne réussissent pas à endiguer cette souffrance, à combler ce vide qui s’est creusé dans ma propre chair comme une fosse où je me précipiterais sans le vouloir, couverte d’un linceul qui serait doux comme un drap blanc posé sur un berceau… Peut-être, en effet, suis-je en train de perdre la raison ?…

Tes mots me hantent. Je me sens le jouet d’un mauvais scénario dont les auteurs, qui t’ont dressée contre moi, ne sont autres que les membres de ma propre famille… Quelques personnes plus avisées ou moins malveillantes avaient qualifié mon départ précipité de fugue. Oui, d’une certaine façon je fuyais, je fuyais leur vie, je ne supportais pas leur façon de vivre, mais cette vérité-là était taboue, eux ne supportaient pas que je puisse détester leurs normes, leurs vêtements trop contraignants qui me corsetaient et m’étouffaient ! Car la vérité est que je ne t’ai jamais abandonnée. Ceux et celles qui le prétendent sont des monstres, et leur inquiétude apparente, aujourd’hui, n’est qu’hypocrisie, dans la continuité de leurs mensonges depuis que j’ai osé vivre ma vie en refusant leurs faux-semblants.

Hélas, quand j’ai décidé de partir sans toi mais avec l’intention de revenir te chercher dès que mes nouvelles conditions de vie m’auraient permis d’accueillir une enfant de deux ans, je n’avais pas imaginé que tes grands-parents oseraient penser qu’ils devaient te protéger contre leur propre fille, et qu’ils apporteraient leur soutien à ton père qui souhaitait entamer contre moi une procédure de déchéance maternelle… Trois mois plus tard, quand je suis effectivement revenue pour t’emmener, mon seul interlocuteur fut son avocat, et cette mère intermittente ou de passage que tu détestes et qui peut-être aujourd’hui te fait pitié n’est pas le résultat de ma volonté, mais la conséquence d’une bataille judiciaire ignoble que j’ai évidemment perdue, car on ne m’a laissé aucune chance.

Je ne me reconnais pas… Ai-je donc à ce point joué et perdu ma vie avec la tienne? Pourquoi ne t-ai-je pas emmenée tout de suite avec moi? Je ne sais quel séisme inconscient remodèle à mon insu toute la géographie de ma vie et me laisse vidée, épuisée, sans horizon et sans désir… Camille Claudel a été condamnée par les siens sans la moindre compassion, et je comprends aujourd’hui que sa folie n’était que l’ultime recours du désespoir, comme serait bientôt la mienne si je ne retrouvais pas l’énergie de m’évader de ce logement dans lequel je reste désormais enfermée. N’aurait-il pas suffi qu’on lui tende la main pour qu’elle retrouve la lucidité et toute la puissance de son génie?

Je sais que je n’ai pas le choix et qu’il faudra bien que je fasse le deuil de ma présence ici, qui n’est présence à personne, pour aller retrouver mes enfants adoptifs dans cet endroit du monde qui m’a lui-même adoptée il y a maintenant si longtemps, et où je me sais aimée comme je ne l’ai jamais été ici…

     Je n’ai plus besoin de support, ni auditif ni visuel, et quand j’en aurai terminé avec ces mots que j’écris sous l’effet d’une force qui me dépasse, j’enlèverai du mur toutes ces images de toi que j’y avais fixées, car pourquoi chercher au-dehors ce qui est dedans ou nulle part? Pourquoi essayer de reconstituer avec des mots les pauvres images de moi avec toi qui n’ont jamais vraiment existé mais que je me suis efforcée sans résultat d’entretenir comme des icônes? Le vide sur les murs me parlera du vide de notre amour manqué, et je cesserai définitivement de t’écrire pour contempler la nudité des murs de ma prison mentale, car je ne parviens pas à me libérer du poids de la culpabilité à ton égard.

     Je voudrais seulement que tu me conserves ta pitié, c’est tout ce qu’il me reste de toi…

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