Matrice
J’avais gardé le souvenir d’un jeu de création qui avait soulevé en moi un désir au moins aussi fort que celui de former des bulles de savon. De belles boîtes en carton coloré étaient rangées dans les petites armoires à notre taille de l’école maternelle. Nous avions le droit, certains après-midi, de les sortir de leurs étagères. J’avais été émerveillée par des allumettes géantes au bout desquelles le soufre était figuré par de petites boules de couleurs vives, le bleu, le jaune, le rouge et le vert. Le jeu consistait à les faire entrer dans les trous d’un support perforé de façon à reproduire ou à créer des figures colorées. Je ne sais si les allumettes craquées par mon père fumeur avaient allumé la flamme de mon engouement pour ce jeu. La malchance voulait que d’autres enfants plus rapides que moi s’en emparaient dès le début de l’après-midi récréatif et je passais le reste du temps à espérer le moment où je pourrais à mon tour m’en saisir. Je ne m’intéressais plus aux autres jeux. Les petites boules brillantes aimantaient mon regard. Je leur associais, il me semble, une impression de richesse. J’aurais voulu les thésauriser, les avoir pour moi seule. L’unique fois (telle est la conviction de ma mémoire !) où j’ai pu en disposer à loisir (mais le temps m’avait paru trop court), la manipulation de ces allumettes m’avait remplie de bonheur. Je découvrais en moi des pans insoupçonnés d’intelligence et de créativité. J’inventais le codage d’un nouveau langage qui était mien. Je créais de jolies formes géométriques ou des alignements de signes qui ne parlaient sans doute qu’à moi, mais dans l’enceinte de l’école, leur sens me dépassait. J’utilisais un matériel commun pour construire ma singularité.
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Portrait
Le soleil de l’été revenu découpait mon ombre sur le sol sans aucune bavure. J’essayais de la saisir, de suivre du doigt son contour. Quand je m’approchais des planches, mon double était cisaillé par les fentes. L’angle de la palissade au sol le pliait en deux. Je m’éloignais vers le centre du terrain pour le/me voir en entier. A midi, je n’étais qu’un gribouillis. Les rayons du soleil déclinant me faisaient grandir. Il existait un moment de la journée où mon double sur le sol arrivait à ma taille. Je pouvais me contempler dans les moindres détails. Puis il s’étirait démesurément, pour atteindre les confins de la nuit. Je ressemblais alors à la gamine qui attendait de dos un paquebot sur la photo de l’embarcadère…
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Le moi qui se dérobe
Elle était dans le bleu, dans le blanc ou dans le noir, hors jeu, hors du « je ». En quête de son existence comme un personnage en quête d’auteur, incapable de se donner vie par elle-même, pantin, automate ou marionnette, qui s’agite quand le mécanisme a été remonté, ou que l’on agite en tirant les ficelles. Vivant de la vie confisquée d’un Pinocchio puni. Sentant avec angoisse sa conscience se diluer, s’évaporer, se dissoudre, sous l’effet d’un questionnement acide. Pourquoi?
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Pantomime
Visages de moi
mots et maux de moi
approches et reproches
cabriole ou pirouette au détour d’un coin sombre
vérité filante
qui se profile et se défile
quelle est la toile de moi
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Caduque
Que se passe-t-il ?
Les feuilles mortes ne s’accumulent pas encore sur le sol, le soleil ne disparaît pas encore avant le soir sous l’horizon, pour un peu, nous pourrions encore croire à l’été. Que se passe-t-il ? Je me détache de ce qui n’a jamais été, je ne suis plus (l’ai-je jamais été ?) ce que je n’ai jamais vraiment été même parfois en été.
Que se passe-t-il ? Cette inflexion, cette inclinaison, cette courbure de l’esprit trop facilement suivie par des pensées obscures, envahissantes et tenaces comme du chiendent, ce serait cela, cela, la tonalité réelle de mon coeur, la musique profonde qui commande l’architecture de mon squelette ? Cela, c’est-à-dire la mort ? Non pas la mort inévitable, la mort connue dès la naissance, mais la vraie mort, l’altération, la destruction de soi-même ?
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