Avant de les jeter, de les donner ou de les disperser, d’autres que moi avaient trié les objets de la maison où j’avais passé mon enfance… d’autres que moi avaient eu le pouvoir de maintenir ou d’annihiler l’existence matérielle d’une partie de mes souvenirs… pendant un court instant, sans le savoir, d’autres que moi avaient tenu entre leurs mains la possibilité de ma mémoire… Or, dans le tiroir d’une grosse armoire vermoulue, au grenier, il me semblait bien avoir un jour entreposé deux ou trois albums et autant de livres que j’avais particulièrement aimés. Bien après la césure entre ma vie d’avant et celle d’après les événements douloureux qui m’avaient privée de tout ancrage familial, le désir m’a saisie, devenu impossible à satisfaire, de les palper, de m’abîmer dans la contemplation de leur couverture, de les ouvrir enfin et de les relire dans l’espoir, sans doute, de retrouver les sensations que j’avais éprouvées en les feuilletant pour la première fois… Il s’agissait de mes premières lectures, des histoires enfantines, des contes… En l’absence de support matériel, ma mémoire ne peut que rassembler ses seules forces pour essayer de ramener à l’air libre les sentiments qui m’animaient alors en tournant les pages! Les émotions refoulées pendant si longtemps semblent étrangement se bousculer dans une sorte de sas qui serait comme un préambule à leur expression?… Mon tout premier livre d’enfant fut un cadeau inestimable, inespéré… Il était composé de grandes illustrations qui montraient des personnages d’une incroyable beauté dans de somptueux châteaux où, malheureusement, dans le tréfonds des salles obscures, se cachaient des gens malfaisants qui fomentaient la perte des princes… Mon regard faisait la navette entre les images colorées et le petit texte austère qui en donnait la clé. La lecture des mots était un dévoilement, le monde sensible venait à moi en m’offrant les armes de sa compréhension, que l’apprentissage des lettres et de leurs combinaisons avait commencé de me rendre accessible!… L’émerveillement ressenti était complexe. Le monde était surprenant, mais son décodage n’était pas moins admirable. S’y mêlaient des sentiments de gratitude pour la personne qui m’avait offert ce premier livre (je ne sais plus qui ni à quelle occasion)… J’ignorais les mystères de ma naissance, je crois que mes premières lectures en étaient l’équivalent. Je garde au fond de moi l’impression indélébile d’avoir vu le jour en déchiffrant les mots que je lisais pour la première fois. Mon ancrage est un encrage. Et la rage de lire puis d’écrire m’a finalement procuré la force de vivre…
Il y a si longtemps… Aujourd’hui, 27 mai 2016, j’apprends par la radio que le publicitaire Jean-Claude Decaux vient de mourir et, grâce à son hagiographie diffusée sur les ondes, qu’il a révolutionné l’art de l’affichage… Me reviennent en mémoire les inscriptions peintes en lettres immenses sur le mur d’une maison située en face de celle où habitait ma grand-mère paternelle, morte quand j’avais six ans… DU BO DU BON DUBONNET!… Ces mots sont parmi les tout premiers que j’ai déchiffrés. A leur côté était dessinée une bouteille de vin gigantesque… avait-elle les vertus de la dive bouteille?…
La maison de ma grand-mère se trouvait dans le quartier Saint-Roch, tout près de la gare d’Armentières, devant les lignes du chemin de fer, cible de bombardements pendant les deux guerres mondiales. L’église de ce quartier, détruite puis reconstruite à deux reprises, n’existe plus, elle a été rasée récemment parce que sa rénovation aurait été inutile (il n’y a plus de fidèles) et trop onéreuse. Que reste-t-il de nos souvenirs?… Quelques images, des mots, une couleur?… Quand il ne reste plus rien, au milieu des feuilles mortes, que le souffle du vent qui les emporte, se fait parfois entendre un petit air résistant et moqueur, qui réveille la sensation bien vivante, quand on a eu cette chance, d’avoir et/ou d’avoir été aimé… illumination soudaine dans la nuit des souvenirs, petite flamme vacillante qui maintient en vie, aimantation d’une boussole orientée vers le Nord…
Texte écrit pour les Vases communicants du 3 juin 2016
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Texte écrit pour les Cosaques des frontières
le 1er février 2016
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Presque
Irruption d’un si petit fragment de réel passé dans le déroulé tranquille de mes occupations de rangement, petite feuille de papier pliée en quatre, papier chiffonné, usé, doux comme du coton, je range et je trie de vieux cartons qui m’ont été rapportés, ils viennent de mon ancienne vie, je reconnais deux ou trois objets que j’avais complètement oubliés, mais la mémoire, à leur vue, me revient immédiatement, comme c’est étrange, je les saisis entre mes mains comme la première fois, si longtemps après la première fois, face à face incroyable entre deux moi-même à des dizaines d’années de distance, voyage-retour-éclair dans le temps, oui, ce sont bien ces objets et il s’agit bien de moi, moi qui, à cette époque, il y a tellement longtemps… se peut-il?! L’amusement me gagne, je me rappelle les sentiments mêlés que m’inspiraient les personnes qui avaient l’âge que j’ai atteint aujourd’hui, je ne me sens pas si vieille, je pourrais même dire que je n’ai pas changé, je me reconnais même si… chut… ne plus, ne pas y penser, même si… il y a si longtemps, je n’aurais pas imaginé que!… Hélas… si j’avais pu ne pas… Chut! Cet immense territoire sauvage, cette jungle terrifiante dans laquelle je me suis perdue, ont été franchis, je les ai traversés et je suis ici, aujourd’hui précisément, occupée à trier et à ranger de menus objets et quelques feuillets qui me viennent de mon passé lointain avec une indéniable douceur, car… je reviens de si loin et la vie aujourd’hui est si légère, comme elle ne l’avait jamais été depuis, sans doute, les moments les plus privilégiés de mon enfance… d’où émerge soudain ce petit morceau de papier, feuillet sans importance qui, mille fois, aurait pu être froissé, jeté, déchiré, mais qui surgit aujourd’hui, à cet instant, au bout de mes doigts qui l’ont retiré d’une enveloppe où il avait été placé, où je l’avais vraisemblablement placé, jadis, au début de ma vie, pour qu’il traverse sans dommage toute cette épaisseur de temps… pour que je contemple, si longtemps après ta disparition, le tracé de ton écriture que je n’avais plus jamais eu l’occasion de lire et qui se présente à moi, aujourd’hui, comme s’il s’agissait de ta résurrection… mais tu n’es plus de ce monde et la vue de ton écriture que je reconnais entre toutes me procure une fausse joie qui me fait presque pleurer…
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Le coeur battant de la Mémoire
comme un métronome assourdi mais parfois assourdissant rythme de la vie tempo de l’oubli Je s’absente au rythme de ses souvenirs jeu fictionnel frictionnel de la mémoire la déchirure au cœur le cœur en bandoulière Je joue du banjo Je s’amuse avec Mnémosyne mimesis jeu sérieux jeu principal Je, prince de la Mémoire composition partition partage MIDI minuit nuit lumière Lucifer pièges tombeau de la Mémoire tombe eau de l’oubli flux clapotis de l’écoulement pulsation pluie de sensations oubliées qui tambourinent doucement contre les vitres de l’oubli écran écrin mettre à l’abri gouttes de souvenirs élixir poison douceur douleur émotions intactes refoulées passage interdit frontière infranchissable barricades insurrection passages souterrains terrain miné guerre et Paix combat mortel de la vie lutte à mort Mémoire vivante soubresauts soulèvements apaisement fatigue usure trame effilochée raccommodage va-et-vient de l’aiguille dessus dessous de-ci de-là vocalises voix voie Lactée regarder le ciel la durée du ciel depuis le big-bang TOUT d’un seul coup d’oeil en écoutant le chant des étoiles
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Retour impossible
Le retour est impossible nostalgie douleur les routes du passé sont barrées mais les semelles ont accumulé des échantillons de roches nostalgie douceur le présent n’est que la surface des alluvions superposées de la mémoire qui peut sonder à loisir le terrain de ses fouilles nostalgie vibrante quand remonte à l’air libre une émotion intacte et qui encore a le pouvoir présent de faire rire ou pleurer nostalgie fantôme les routes du passé sont bien barrées les fouilles archéologiques devant tant de décombres ne rendent le présent que plus amer nostalgie orpheline il te reste l’avenir et l’espoir de te noyer dans les vagues submergeantes d’une Mémoire totale
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Aboli bibelot
Ma mémoire était comme une pièce, à la fois intacte et démolie. Les objets étaient à leur place, mais je ne pouvais plus les toucher. Une sorte d’écran me séparait de mes sensations. Leurs agrégats avaient volé en éclats en même temps que la maison. Sous les coups de boutoir assenés par les grues, mes échafaudages intérieurs n’avaient pas tenu bon. Ce que je ressentais se fracassait contre la réalité de notre vie abolie…
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Couloirs du temps
Il m’ouvre la porte. J’entre chez lui pour la première fois. Je le connais depuis peu, de réputation. Tout devrait nous séparer, l’âge, la culture, le langage… Je me sens étonnamment à l’aise. Il m’offre un coussin, m’invite à me réchauffer auprès d’un brasero. Nous échangeons quelques paroles. Nos silences prennent forme comme des mots. Nous regardons les pins à travers la vitre, rougis par les rayons obliques du soleil couchant. La journée avait été pluvieuse et grise. Il se souvient de l’Ecosse, je m’y suis rendue en 1971. J’avais vingt ans, il était mort depuis déjà plus de cinquante ans. Je me sens comme le personnage de *Toyo, surpris par une voix qui le nomme comme dans son pays natal, et qui le transporte soudain là-bas à nouveau, comme si l’émotion ressentie dans l’instant abolissait l’espace et le temps.
(* in Natsumé Sôseki, « Petits contes de printemps », 1909 )
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Tout se jouait entre deux mots qui se fuyaient
Nous laissions ricocher contre les bords de chaque page des signes insignifiants qui nous conduisaient dans le sens horizontal de l’apaisement, de l’oubli, sur les traces d’un loup blanc… Il fallait écrire pour continuer la poursuite dans la neige à fond de traîneau, oublier le sens de la profondeur, aspirer l’air des pôles, échapper à l’emprise de l’eau, glisser à la surface des banquises… Un souvenir surgissait parfois des mots comme un djinn d’une jarre, un souvenir imaginé, un oubli imaginaire… Le jeu de l’oubli dans l’écriture consistait à donner une forme à ces souvenirs blancs qui s’échappaient comme des fantômes.
Sans doute avais-je, en ces temps inférieurs qui faisaient le lit de mes pages, subi d’éprouvantes métamorphoses, ressenti-oublié toutes sortes d’épouvantes… Comment savoir?
Couleur sienne, éditions La Chambre d’échos.
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Images découpées
L’Autre de moi-même n’était pas forcément triste. Je m’en apercevais quand je riais toute seule. Mon Autre avait la patience et la douceur, la colère et la violence des clowns. Je m’adressais à lui en attendant un sort meilleur. Entre les planches disjointes des palissades, nous regardions ensemble le monde extérieur. Il apparaissait strié, rayé. Les passants qui marchaient librement dans la rue ne voyaient pas ce treillage qui les fragmentait à leur insu. Notre point de vue permettait de deviner le spectre de la vie, son armature secrète, ses lignes de partage. Je voyais sans le voir, en même temps, un corps en mouvement barré par une lame de bois. Les barreaux se fondaient l’un en l’autre au rythme des marcheurs. Les façades des immeubles, bien ancrées dans le sol, montraient une continuité en tranches, qu’il était possible de suivre de fente en fente. Je poursuivais ainsi mes souvenirs, qui fuyaient en séries d’images découpées. Les mains devant les yeux pour mieux me concentrer, je tâchais de les fixer à travers les fentes de mes doigts écartés.
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Souvenirs agrandis
Derrière les palissades du terrain vague, je revoyais les bribes de scènes que me renvoyaient les constellations quand je les regardais comme autrefois, le dos contre la terre. Mes souvenirs étaient minuscules mais, projetés par les astres, ils étaient agrandis. Un soldat ou un brigand qui ne nous voulait pas de mal portait son fusil en bandoulière au-dessus d’un manteau. Je m’amusais à faire comme lui avec une arme simulacre qui faisait fuir les ennemis. Les corps massifs des hommes se retournaient d’une seule pièce pour surveiller les arrières de notre colonie. Les femmes calmaient les enfants en chantant. Les myrtilles cueillies au flanc des montagnes étaient un avant-goût de nos futurs festins. Le destin nous était favorable, nous le lisions dans les étoiles…
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Petit voyage dans le temps
Il m’est arrivé une chose étrange… Pendant quelques heures, j’ai perdu une partie de ma mémoire. Mais je n’ai aucun souvenir de ces quelques heures. On me l’a raconté. Quand j’ai repris conscience, j’ai douté de la pertinence des témoignages. Pas longtemps. Car les personnes qui avaient été présentes n’avaient pas l’air de rire et la façon dont je me souvenais qu’elles se comportaient dans le continuum espace-temps normal était on ne peut plus sérieuse. J’avais rétrogradé dans le passé au niveau des années 2000/2004. L’année 2013 me paraissait relever de la science-fiction. Les événements de la décennie écoulée s’étaient effacés de ma mémoire. Ce qui m’étonne le plus n’est pas tant leur disparition cognitive que l’effacement total des affects qui leur sont liés. Ainsi donc, ce qui me tient tant à coeur et dont j’ai retrouvé l’importance en même temps que la mémoire n’existait plus dans le champ de mes émotions? Comme si j’avais été égarée dans un couloir du temps sans rapport avec le monde réel qui était pourtant encore le mien au moment de la privation de mémoire. Evidemment, ce genre d’expérience pose la question de l’identité. Qui suis-je s’il peut arriver que je ne sois plus moi? J’étais dans la position d’un-e humain-e victime d’une machine à remonter le temps et coincé-e dans une portion du passé. Les autres me parlaient depuis l’avenir. Ces autres connaissaient avec exactitude la partie de mon passé qui était devenue pour moi un avenir que je pouvais certes m’efforcer d’imaginer en fonction des désirs que je projetais à l’époque où j’avais régressé mais dont j’ignorais totalement la teneur précise. Retour vers le futur? On m’a dit aussi que je posais sans cesse les mêmes questions car j’oubliais instantanément les réponses. Un jour sans fin? L’imagination des cinéastes a peut-être reçu le coup de pouce d’un « ictus amnésique » tel que celui que j’ai subi. Le hasard veut que j’aie commencé une série de textes censés avoir été écrits en 2028. Aurais-je déjà vécu à l’horizon de cet avenir? Qu’est-ce que la prémonition? Aurais-je fait une sorte de rêve dont je ne me souviendrais pas mais qui me laisserait un vague goût de « déjà vu, déjà oublié »? Dans ces conditions, puis-je encore dire Cogito sum? Et si nous étions collectivement enfermés dans une sorte d’illusion? Il me plaît parfois d’imaginer que le couloir de temps dans lequel nous vivons débouche sur une espèce d’espace-temps paradisiaque qui dénouera un jour tous nos problèmes. Comme le petit prince de Saint-Exupéry quand il désire retourner dans sa planète, il nous faudrait pour l’atteindre abandonner sur place l’écorce de nos corps. Mais que garderions-nous alors de nous-mêmes? J’aime les contes. Je préfère oublier que ma mémoire est corporelle et qu’elle s’anéantira vraisemblablement tout entière en même temps que s’effondreront mes neurones au moment de ma mort. Mais, qui sait?…
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