enfance

Nous tenir et nous retenir

Nous étions si fragiles…

    Écrire le paragraphe précédent m’a pris exactement trois jours. Le décalage est total entre la violence des émotions qui me secouent et la retenue à laquelle je m’oblige dans la rédaction de ce récit… La vérité est que ma mémoire me repasse en boucle des scènes atroces et que je ne le supporte pas… J’utilise les mots comme rempart, chacun d’eux est un bouclier que j’utilise pour me protéger d’une réalité monstrueuse… Luc a mille fois raison, je n’ai jamais fait que fuir et me mentir, mais ce qui était inconséquent hier devient aujourd’hui pour moi une nécessité pour ne pas m’effondrer… Luc fuit à sa façon dans une agressivité contagieuse qui devient préoccupante. Hier, il s’en est pris à Louis parce qu’il ne supporte plus de l’entendre jouer du piano. Il a brandi sa hache en menaçant de briser l’instrument pour en faire du bois de chauffage. Louis en est malade. Sans son piano, il pourrait devenir fou, ou se suicider… Pour tenir, nous essayons de nous tenir et de nous retenir, de nous supporter, de nous aimer un peu aussi, de nous tenir entre nos bras, de surmonter l’angoisse de notre impuissance par des gestes qui sont dans la continuité de notre histoire humaine, malgré tout… malgré toute l’horreur traversée… Nous sentons avec effroi monter en nous les pires instincts!… Personne n’est sûr de la victoire contre ces poussées de bestialité, la lutte est sans relâche!… Je préférerais me donner la mort plutôt que d’y céder, mais de quelle façon? Nous n’avons pas d’armes à feu, je n’ai pas découvert de falaise du haut de laquelle il serait possible de se jeter, et nos poisons sont inoffensifs… Je pourrais prendre le parti de quitter la communauté, d’aller me perdre dans les environs en marchant droit devant moi jusqu’à l’épuisement, et de hâter la fin en me coupant les veines avec un couteau affûté que j’aurais subtilisé… Cette possibilité de mettre un terme au cauchemar que nous sommes en train de vivre m’est de plus en plus présente à l’esprit, comme si je m’y habituais doucement… À quoi, à qui penserais-je alors?… J’emporterais ce bout d’étoffe qui me vient de mon enfance et que j’ai toujours gardé au fond de mes sacs successifs comme un talisman qui me protégerait de tout… Et je ferais comme les petits enfants qui ont peur de la nuit… Je le serrerais contre mon cœur… en oubliant que je meurs…

Damnés de la terre

Nous étions si fragiles…

    Comment transformer l’or en plomb?! Nous l’avons fait, nous avons réussi cette métamorphose diabolique! Nous étions les élus, nous sommes devenus les damnés de la terre… Je voudrais tant me réveiller, ou mourir en dormant et renaître dans un rêve, vous embrasser, vous, tous ceux et celles que j’aime, France, ma grand-mère chérie, et cette arrière-grand-mère que je n’ai pas connue mais qui revivait si bien dans les mots de France, France qui continuait d’y croire malgré tout, qui ne désespérait de rien, que j’ai vue mourir en 2036 dans une relative sérénité… Que savait-elle vraiment? Que pensait-elle au fond d’elle-même? Je l’avais regardée avec les yeux d’une enfant et continué de l’écouter à travers le filtre de son amour pour moi. Elle ne se dérobait pas et je croyais qu’elle ne me cachait rien car ses paroles étaient toujours vraies, je ne savais pas qu’il était possible de chercher à protéger ses proches en gardant pour soi les aspects les plus durs de la réalité… Elle déployait à mon égard une pédagogie bienveillante qui m’avait mise en confiance depuis ma toute petite enfance, mais il y avait bien plus que cela dans le lien qui m’unissait à elle, bien plus que l’ascendant exercé sur moi par une adulte de cette qualité, bien plus que la relation naturelle entre une petite fille et sa grand-mère… Au sein de cette évidence que constituait l’affection que nous avions l’une pour l’autre, il y avait comme une sorte de mystère… Comment expliquer l’amour?

Le monstre doux

Nous étions si fragiles…

    Hélas…

   Raffaele Simone, dans Le monstre doux, publié en 2010, avait démonté le mécanisme du projet de la droite conquérante de l’époque, qui consistait à faciliter l’expansion de la consommation et du divertissement pour instaurer une nouvelle forme de domination prophétisée par Alexis de Tocqueville dans son livre De la démocratie en Amérique. Elle s’ingérerait jusque dans la vie privée des citoyens, développant un autoritarisme « plus étendu et plus doux », qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter ». Ce nouveau pouvoir, pour lequel « les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent pas », transformerait les citoyens qui se sont battus pour la liberté en « une foule innombrable d’hommes semblables (…) qui tournent sans repos pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, (…) où chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée des autres ». Isolés, tout à leur distraction, concentrés sur leurs intérêts immédiats, incapables de s’associer pour résister, ces hommes remettent alors leur destinée à « un pouvoir immense et tutélaire qui se charge d’assurer leur jouissance (…) et ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance. Ce pouvoir aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il pourvoit à leur sécurité (…) facilite leurs plaisirs (…) Il ne brise pas les volontés mais il les amollit (…), il éteint, il hébète ». Raffaele Simone pensait que la prophétie d’Alexis de Tocqueville était en train de se réaliser et que l’Italie de l’époque, avec Silvio Berlusconi, en était devenue le prototype abouti. Ce nouveau régime fort s’appuyait sur une droite anonyme et diffuse associée au grand capital national et international, plus proche des milieux financiers qu’industriels, puissante dans les médias, décidée à réduire le contrôle de l’Etat et les services publics, rétive à la lenteur de la prise de décision démocratique, méprisant la vie intellectuelle et la recherche, développant une idéologie de la réussite individuelle, cherchant à museler son opposition, violente à l’égard des minorités, populiste au sens où elle contournait la démocratie au nom de ce qu’aurait voulu, selon elle, le peuple. Face à cette droite hégémonique, la gauche n’existait pour ainsi dire plus. De reniement en reniement, elle s’était sabordée. (cf lemonde.fr, octobre 2010)

Derrière le masque

    

     Les gens avançaient masqués, pas de façon métaphorique avec un visage insincère (qu’il n’était plus possible d’essayer de décrypter car il était caché), mais avec un morceau de tissu bien réel apposé contre le bas de leur visage, de la racine du nez au menton. Seule l’expression des yeux et leur mouvement permettaient de jouer à deviner ce que les personnes croisées ou côtoyées pouvaient avoir dans la tête. Des hélicoptères et des drones surveillaient les allées et venues de la population, qui retenait sa respiration au sens propre tout autant que figuré, pour se protéger d’un méchant virus apparu quelques mois plus tôt et dans l’attente anxieuse d’un avenir proche qui ne promettait rien de bon. Les événements prenaient en effet une mauvaise tournure. Mais Silvio, le serveur du bar italien qui venait de réaménager sa terrasse pour accueillir les clients dans le respect de la nouvelle réglementation sanitaire, savourait le moment présent en respirant les effluves du printemps de ce bel après-midi ensoleillé de la fin du mois de mai, et souriait derrière son masque. Debout derrière le comptoir, son patron Giovanni remplissait des colonnes de chiffres en soupirant et en se passant souvent une main dans les cheveux. Le report des charges, les subventions, les facilités accordées par la banque pour rembourser les prêts allégeaient momentanément le poids de ses soucis, mais si le virus ne disparaissait pas bientôt en rendant inutiles les précautions actuelles qui avaient pour conséquence la division par deux de la clientèle et donc du chiffre d’affaires, il redoutait de devoir mettre la clé sous la porte. En passant devant le bar, Élodie adressa un petit signe de tête à Silvio. Elle aussi souriait derrière son masque, mais Silvio, malheureusement, ne pouvait pas le voir. Elle marchait tranquillement en étant attentive aux sensations ressenties par son corps. Elle aimait sa famille, ses parents, son frère et sa sœur plus jeunes, mais la promiscuité imposée par le confinement lui avait été insupportable. L’annulation des cours et le report des examens l’avaient fortement contrariée, elle n’avait pas de temps à perdre. Elle compensait le faible montant de la bourse à laquelle elle avait droit par des petits boulots qui lui avaient fait défaut ces derniers mois. Et Giovanni n’était pas près, pensait-elle, de faire appel à elle pour aider Silvio à servir les pizzas! Son regard croisa celui d’une femme assise à une table de la terrasse située juste en face du bar italien. Ce n’était pas la première fois qu’elle la voyait installée là, prenant des notes sur un carnet ou tapotant sur un clavier, une sacoche à ses pieds. Quand elle l’apercevait en début de matinée ou d’après-midi, il n’était pas rare qu’elle la retrouve au retour à la même table dans la même attitude d’étudiante vieillie qui sirote un café en travaillant ses cours. Les hélicoptères bourdonnants ainsi que les drones bénéficiaient d’une vue plongeante sur la ville. Leur œil omniprésent enregistrait la totalité des faits et gestes des habitants, faisant d’eux les personnages d’un roman qui s’écrivait à leur insu dans les circuits électroniques des appareils de l’Etat. Isabelle Vrignod, qui consignait dans ses notes des détails de la vie réelle telle qu’elle la voyait se dérouler autour d’elle dans le but d’alimenter un projet d’écriture qu’elle souhaitait enfin mener à bien, suivait des yeux leur ballet pétaradant en rêvant d’accéder comme eux à une vision panoramique. Au bout de la rue, immobile devant le flux des voitures en attendant que le feu passe au vert, Ali se sentait mal à l’aise. L’escouade volante rompait la tranquillité du moment. Ce remue-ménage dans le ciel ne lui plaisait pas, et machinalement, il avait enfoncé sa casquette sur le bas de son front. De là-haut, le moindre déplacement insignifiant pouvait prendre une importance capitale! Il n’avait pas envie de vivre en se méfiant tout le temps de tout et de tout le monde…

     François se disait, en regagnant son bureau, qu’il était un extra-terrestre. Il ne parvenait pas à s’intéresser aux enjeux de pouvoir qui rythmaient la vie quotidienne de son environnement de travail. Il en subissait pourtant les effets et aurait dû au moins se protéger des retombées délétères que cette ambiance suscitait ! Les petits chefs l’agaçaient au plus haut point. Bruno, par exemple… il était plutôt beau gosse et se croyait super intelligent, alors qu’il était insupportable et souvent ridicule! Marc était encore pire. Derrière son air innocent de fils de bonne famille, il se comportait avec un cynisme et une méchanceté inégalée! Cette scène où, à la suite d’une réorganisation des services, on lui avait demandé de voir avec une employée handicapée comment elle pourrait s’intégrer dans l’équipe… il ne lui avait pas laissé le temps de s’expliquer, n’avait pas demandé l’avis de ses collaborateurs, s’était lancé dans une tirade sur la façon dont il concevait le travail : pas de place pour les mi-temps ou les horaires aménagés, pas question d’investir pour acheter du matériel de bureau adapté ou agrandir les ouvertures de portes ! Demain soir, il partait en week-end… loin de la ville et de ses miasmes, loin de l’ambiance déplorable du bureau, loin de lui-même et de ses problèmes, sans doute, mais quelle marge de manœuvre avait-il en réalité?… Il avait envie de se donner une seconde chance, de se donner les moyens, cette fois, de réussir sa vie… Qui n’avait jamais rêvé de tout quitter?… De tout recommencer?… Était-ce vraiment utopique ou si fou que cela ?… Ne serait-il pas absurde, au contraire, de s’accommoder d’une existence qui devenait de plus en plus insupportable?… Évidemment, demain soir, son échappée n’excèderait pas les cent kilomètres autorisés depuis la fin du confinement. Échapper aux contrôles et embarquer incognito dans un avion devait être plus difficile en ce moment que pour Carlos Ghosn quand il s’était enfui du Japon!… Demain soir… il préparerait le grand soir! Celui de son grand départ, du début de sa nouvelle vie, de sa libération, de sa renaissance, de la réalisation de ses rêves, de son envol, de son retour dans une patrie qu’il n’aurait jamais voulu quitter (et ce ne serait pas un Impossible retour car personne ne pourrait plus jamais le garder prisonnier!), il prendrait la clé des champs, la poudre d’escampette, quitterait la file des assignés à résidence qui se croisent dans la ville à tous les coins de rue avec des airs lugubres, il mettrait un terme à la comédie de son existence et de la vie sociale à laquelle il était contraint, pour lui, ce ne serait plus jamais, avec ou sans masque collé sur le nez, métro-boulot-dodo!…

     Seul, enfin seul, enfin seul au monde devant la beauté du monde !… Il a planté sa tente face à la mer, dans le creux d’une dune, en prenant soin d’en camoufler le toit (pour le rendre invisible aux drones ou à tout autre appareil de surveillance volant) avec de longues tiges d’oyats entremêlées de giroflées, de panicauts ou de liserons des sables… Il se sent apaisé, en accord avec lui-même, dans une relation non conflictuelle avec le monde débarrassé des interactions humaines… Il habite l’instant présent, il coïncide avec tout ce qui l’entoure, il est la brise légère qui lui rafraîchit le visage, la lumière douce du soleil qui n’en finit pas de se coucher au soir d’une longue journée printanière, le sable qui coule entre ses doigts, l’oyat qui chatouille sa joue, l’oiseau qui gazouille non loin de son oreille, le vrombissement sourd des vagues mêlé aux cris des mouettes, l’odeur marine apportée par le vent… Plus rien n’a d’importance… Ses pensées se laissent absorber par le sable, emporter par le vent, dissoudre par la mer… La conscience qu’il a de lui-même se dilue dans les miroitements de l’eau… Il s’endort avant la nuit et se réveille au milieu des étoiles… Un grondement de tonnerre accompagne les claquements secs de la toile secouée par le vent et de grosses gouttes de pluie commencent à s’abattre sur la tente brinquebalante (il manquait des piquets); il n’avait pas consulté la météo ni prévu que la nuit serait fraîche et se sent soudain en colère contre lui-même et contre la terre entière… Il était arrivé au bureau, venait d’allumer son ordinateur, ne pouvait s’empêcher de sourire… ses rêveries l’emmenaient souvent dans ce genre d’impasse!… Demain, avant de partir, il vérifierait l’état de son matériel…

     Isabelle Vrignod se posait des questions. Elle avait fixé les grandes lignes de son projet d’écriture, mais elle hésitait sur le format. Long ou court ?… Roman ?… Nouvelle ?… Elle aimait la concision et s’était lancée dans une entrée en matière assez percutante sans toutefois se décider à continuer sur cette trajectoire rapide. Elle avait envie, pour une fois, de flâner, de prendre le temps de regarder le paysage, d’en absorber tous les détails, de laisser courir sa plume (ou, plus exactement ses doigts sur le clavier) sans la (ou les) brider, de se laisser étonner par l’imprévu des mots, de suivre toutes les pistes qu’ils amorceraient, de n’exercer sa censure d’auteure qu’in fine, si le récit l’exigeait. Elle laissait les personnages venir à elle tranquillement, les regardait s’approcher sans les brusquer, s’amusait de leurs contours flous, surprenait parfois un geste ou une attitude, croquait une silhouette, permettait à son imagination de faire un galop d’essai… L’un de ces personnages en quête d’auteur-e venait de regagner son bureau. Léger sourire aux lèvres, les yeux perdus dans un rêve, il allume son ordinateur machinalement, entend la sonnerie du téléphone, hésite, pousse un soupir, se saisit du combiné : « Oui, non, mais non!… D’accord, oui, j’arrive…»… il repousse brutalement son fauteuil, réajuste sa veste, s’empare d’un dossier, se dirige vers la porte d’un pas rageur, appuie trop fortement sur la poignée mal fixée, la remet en place en fulminant, jette autour de lui un regard contrarié, referme la porte sur son monde intérieur, plonge, mine renfrognée, dans le corridor… Qu’adviendrait-il de lui ?… Isabelle Vrignod fit signe au serveur de lui apporter un nouvel expresso, l’après-midi ne faisait que commencer…

     Dans le journal qu’elle avait acheté au kiosque avant de s’installer à la terrasse, on s’interrogeait sur le monde d’après. Les populations confinées avaient vu le ciel redevenir bleu et entendu les oiseaux revenir chanter dans les villes. Sur tous les continents, l’arrêt des activités humaines ne relevant pas des besoins essentiels avait fait disparaître les nuages de pollution, des habitants du nord de l’Inde avaient pu admirer au loin, pour la première fois depuis des dizaines d’années, les cimes enneigées de l’Himalaya! Les images satellites des métropoles et des grandes zones d’activité économique n’avaient jamais été aussi pures. Les citadins, souvent en télétravail, avaient réappris la lenteur et s’étaient mis à rêver d’un autre monde possible, l’opinion publique mettait enfin au premier plan de ses préoccupations les questions écologiques et le réchauffement climatique… Poussée à l’optimisme par le bien-être qu’elle ressentait à l’instant t sur la terrasse exposée au soleil, Isabelle Vrignod avait envie de croire qu’il ne serait pas nécessaire de se battre pour qu’advienne un monde meilleur, les utopies que l’opinion attribuait encore récemment à des rêveurs illuminés commençaient à prendre corps dans l’imaginaire collectif, libéré, semblait-il, par la crise du Coronavirus… L’épidémie s’arrêterait d’elle-même, les arguments sanitaires utilisés pour surveiller la population ne résisteraient pas aux aspirations libertaires, les policiers cesseraient de patrouiller partout, dans les villes, sur les plages et même en montagne ou dans les grands espaces naturels déserts, les drones et les hélicoptères disparaîtraient de l’horizon !… Un jeune chat noir aux pattes blanches, qui frémissait et s’agitait en somnolant, avait choisi pour sa sieste l’un des endroits les plus ensoleillés de la terrasse. Comme lui, Isabelle se lovait dans le creux de son confortable fauteuil, la nuque posée sur le haut du dossier, les yeux à demi fermés mais attentifs aux menus événements qui se produisaient, signes adressés aux serveurs, allers et venues, regards échangés… Elle aimait ce moment privilégié de la journée, suspendu entre les activités du matin et celles, non encore entamées, de l’après-midi. Cette sensation de légèreté était accentuée par la sortie récente du confinement. Les visages masqués et la patrouille volante empêchaient cependant de se laisser aller complètement à la douceur de l’instant. Les éléments insolites qui s’étaient introduits dans la vie de tous les jours ne semblaient pas troubler, apparemment, Mistigri venu ronronner contre ses pieds appuyés sur la barre transversale d’une chaise… il ne se fit pas prier quand elle se pencha pour l’attraper.

     Le ciel comme unique paysage enveloppant le ruban de l’autoroute isolée de tout repère caractéristique qui pourrait retenir le regard… le ronronnement assourdi du moteur, inaudible au commencement du voyage mais devenu obsédant… les panneaux qui balisent l’itinéraire… les voitures moins nombreuses qu’avant le confinement, celles qui se font dépasser, celles qui doublent, celles qui sont croisées en sens inverse sur l’autre voie séparée et que signalent de loin les feux de position… la monotonie de la conduite, son caractère hypnotique, les pensées chagrines qui envahissent le conducteur… Le soir de ce vendredi-là, François était parti seul en week-end avec le moral en berne. Élise lui reprochait ses contradictions depuis déjà un certain temps, et le confinement avait exacerbé les tensions… Dans un mot scotché sur la porte du frigo, elle avait écrit son besoin de prendre du recul… elle ne supportait plus l’écart permanent entre la vie dont elle avait rêvé et la réalité dans laquelle elle se sentait engluée!… son départ pouvait devenir définitif… Il avait laissé plusieurs messages sur son répondeur, elle ne rappelait pas… Dans l’habitacle, le film de leur vie passait en boucle… première séquence au pays de l’enfance, quand Élise entra dans son existence… la petite fille ne perd pas une miette du spectacle de l’emménagement de ses nouveaux voisins… leurs regards se croisent, elle lui sourit, le prend par la main, l’emmène courir sur de nouveaux chemins… les parents nouent des liens d’amitiés, le fils ou la fille de la seconde famille est adopté… souvenir nostalgique de la petite ville du Nord qui fut le décor de leurs éclats de rire insouciants et de la tendresse qui les unissait déjà!… les deux font la paire, disent les gens dans le quartier en les voyant toujours ensemble… à l’adolescence (séquence suivante), ils découvrirent avec un étonnement émerveillé qu’ils étaient amoureux!… Élise est belle, si naturellement belle !… elle trouve qu’il a de très beaux yeux verts, elle aime sa fantaisie, son enthousiasme, tous deux vivent l’instant présent avec intensité, ne se préoccupent pas de leur avenir professionnel, se passionnent pour l’ornithologie, restent des heures en embuscade pour observer le vol très rare d’un balbuzard, s’engagent dans des mouvements alternatifs de défense de la nature, se font surnommer, en famille, les sauvageons… leurs parents ont des métiers pénibles, gagnent difficilement leur vie et pèsent bientôt de tout leur poids affectif pour enjoindre aux « sauvageons » de poursuivre des études « sérieuses » qui offrent de « bons débouchés »… le piège commença alors, troisième séquence, de se mettre en place… ils font d’abord semblant de ne pas entendre, puis tentent de résister en faisant appel à toute leur énergie vitale pour échapper à ce qu’ils considèrent comme une mort annoncée… la raison raisonnante de leurs parents (mais aussi et surtout peut-être, l’affection qu’Élise et lui leur portent, et la connaissance qu’ils ont de leurs difficultés matérielles) finit par triompher… la quatrième séquence est celle de leur entrée en classe prépa, véto pour Élise, agro pour lui… souvenir effroyable des contraintes auxquelles ils furent soumis!… mais ils sont dans le même lycée, c’est encore le bonheur… Dans l’habitacle où le film passe en boucle, le conducteur se lance à la poursuite du temps perdu, de tout ce temps perdu qu’il lui faut prendre maintenant de vitesse, qu’il lui faut rattraper et ne plus laisser s’échapper!… Car le piège s’était refermé… les habitudes, un certain confort, les parents qui vieillissaient, la force du quotidien, une résignation insidieuse à laquelle il s’était laissé aller… il n’avait aucune excuse!… Élise avait raison, il ne la décevrait plus, il prendrait le virage qu’il souhaitait en réalité autant qu’elle, ils retrouveraient la joie et l’enthousiasme d’autrefois, ensemble, ils graviraient de nouveau les montagnes!… Élise était son alter égo, il ne pouvait imaginer vivre sans elle…

     Des tons fauves étalés sur les bas-champs inondés. À perte de vue la plaine qui court, et le ciel rempli d’azur!… L’eau s’est substituée à la terre, les saules ont déposé leurs pleurs sur les marécages gelés. Sur les nappes immobiles, sur la végétation figée, sur les teintes uniformément éteintes, une lumière rousse fait flamber la vie…

     Très haut dans le ciel planent des milans noirs… le regard embrasse toute la chaîne de montagnes, sentiment d’être sur le toit du monde!… les sommets scintillent sous la lumière éblouissante et dorée du crépuscule… la ligne rouge de l’horizon vacille, se laisse absorber soudain par un rayonnement vert… épiphanie, cadeau du ciel!… les deux couleurs s’appellent ou s’affrontent, cèdent, réapparaissent, clignotent, se stabilisent quelques fractions de seconde à tour de rôle, font trembler le trait lumineux qui encercle les montagnes… le rayon vert s’affirme pendant quelques instants, longs comme l’éternité…

     Une plage immense et déserte, de grandes échappées bleues dans le ciel parcouru de nuages blancs, le vent qui fouette le visage, les odeurs marines, le cri des mouettes, le bruit des vagues…

     Un ruisseau dans une clairière, des paillettes de lumière à la surface de l’eau, l’ombre des feuillages, le bruissement des feuilles, un chant d’oiseau, des froufroutements…

     Par la fenêtre ouverte après l’orage pénètre une odeur d’herbe mouillée… sur la table, un herbier, des pinces et quelques fleurs séchées… le tonnerre gronde encore au loin, mêlé aux rires des enfants…

     Une cabane au bord d’un étang, à l’intérieur un énorme bric-à-brac, bottes, souliers, paniers, filets, flacons, jumelles, revues, appeaux de toutes sortes… une flambée dans un poêle à bois, un vieil homme qui attise le feu…

     La pluie tapote les vitres, le poêle ronronne, des voix chantonnent, la soupe du soir se prépare, les flammes crépitent, les assiettes et les couverts sortis de l’armoire invitent à se mettre à table…

     À l’arrêt sur une aire de repos pour boire un café, François formait le numéro de téléphone d’Élise de façon compulsive… ce n’était pas normal… il l’imaginait traversée comme lui par le souvenir des lieux associés aux joies qu’ils avaient partagées… non, ce n’était pas normal… elle aurait dû répondre à ses messages…

     Il faisait nuit. La lueur des lampadaires était blafarde et brouillée par les traits obliques de la pluie. Des trombes d’eau s’abattaient sur le sol avec un bruit de cataracte. Des résidus d’essence irisaient les flaques. La silhouette d’un homme courait entre les bâtiments de tôle… Le soleil couchant, à peine une heure plus tôt, embrasait l’horizon dans une ambiance de fin du monde, le bitume flambait, les parois métalliques rougissaient, l’air paraissait saturé par des nuages de cendres, l’incendie crépusculaire ne laissait intacte aucune surface!… Vue du haut d’un pont qui la surplombait, la station-service faisait penser aux jeux de construction des boîtes de Meccano… quelles images auraient traversé l’esprit d’une personne suicidaire, au moment de sauter, en apercevant ce fragile assemblage?…

     Les cinémas étaient de nouveau ouverts au public, après trois mois de fermeture. Isabelle Vrignod avait quitté la terrasse où elle avait l’habitude de s’installer tôt le matin et se dirigeait vers la salle la plus proche pour y trouver de la fraîcheur. Un thermomètre géant au fronton d’une vitrine affichait déjà 32°. Peu importait le film, se soustraire à la canicule serait un but en soi. Un an auparavant, les températures avaient dépassé 40° dans toute l’Europe du Nord, avec des pics supérieurs aux températures relevées dans le Sud marocain. Il y aurait, disait-on alors, un avant et un après 2019 !… Mais le monde d’après n’avait jamais le temps de naître, le monde d’avant se contentait toujours de quelques bonnes paroles et reprenait son cours comme si de rien n’était… Pourquoi ne pas revoir « Rencontres du troisième type » ?… ou « L’étrange histoire de Benjamin Button » ?… ou encore « Mississipi burning » ?… « Greenland, le dernier refuge » était tentant… mais aussi « The Perfect candidate », « Hotel by the river »… « White Riot »… L’ambiance, l’atmosphère, l’univers des deux prochaines heures, et même les rêves ou les cauchemars de la nuit, dépendaient du choix qu’elle allait faire… Isabelle Vrignod se sentait bêtement stressée comme si l’enjeu était important, alors qu’elle souhaitait seulement passer un moment au frais… Dans la rue, les règles sanitaires incitant à garder ses distances pour éviter de se contaminer étaient à l’origine d’une gestuelle étrange. Une chorégraphie insolite remplaçait les mouvements désordonnés habituels des groupes de passants par une danse de pas mesurés et de gestes retenus, comme en suspension dans l’espace et dans le temps, dont l’effet de ralenti était accentué par la chaleur. Les masques portés par les danseurs et les danseuses de ce ballet urbain, en cachant leur visage, leur enlevait une part d’humanité et les faisait ressembler à des extra-terrestres, qu’une caméra invisible filmait peut-être à leur insu!… La réalité de la rue avait des allures de fiction, l’inimaginable proposé par le cinéma se jouait à chaque pas… Enfant, elle aimait saisir son reflet dans les vitrines comme si l’image capturée par l’écran de la fenêtre lui racontait sa propre histoire filmée… et faute de regarder droit devant, elle avait trébuché plus d’une fois en se cognant contre des passants ou des poteaux non anticipés!… Plonger dans le passé revenait presque à vivre à reculons, comme ce Benjamin Button au curieux destin incarné par Brad Pitt qui naît à quatre-vingts ans et rajeunit au fil des années… Elle n’était plus jeune depuis longtemps et pratiquait une philosophie de la vie bienveillante qui lui permettait de naviguer entre les écueils sans trop de tourments, du moins s’efforçait-elle de le croire… « Hotel by the river » était à l’affiche des trois prochains cinémas… Dans sa ville natale, il y avait autrefois trois cinémas dans un périmètre rapproché non loin du centre où se dressait la mairie et son beffroi. Les parents allaient de l’un à l’autre et commentaient les affiches en ayant du mal à se décider… Non, la vie n’était pas un long fleuve tranquille… La sienne (comme beaucoup d’autres?) aurait sans doute pu donner matière à un roman… Elle était tentée par ce film mélancolique en noir et blanc sur fond de neige… l’idée saugrenue que celle-ci aurait peut-être un pouvoir rafraîchissant l’amusait tout en lui faisant honte de se laisser aller à une pensée aussi triviale pour une telle œuvre cinématographique… L’air du temps inclinait au catastrophisme, mais justement, la menace climatique n’avait pas besoin d’être éclipsée par une comète hypothétique sur le point de s’écraser sur la terre, et elle n’avait pas envie de se laisser démoraliser par la mise en scène du désespoir et de la panique des foules… exit « Greenland, le dernier refuge » !… Souvenir de ses angoisses d’enfant quand les films choisis par les parents la terrifiaient… le retour dans les rues désertes et mal éclairées accentuait le sentiment de peur qui ne commençait à se dissiper que dans la chaleur de la maison retrouvée…

     Des mains se déployaient en ombres chinoises, les doigts s’élançaient dans le vide et en ramenaient des formes qui apparaissaient et disparaissaient à toute vitesse, succession vertigineuse de silhouettes, animaux, personnages, cortège de toutes les créatures du monde comme au matin du premier jour, ou, en accord avec le catastrophisme ambiant, avant le Déluge, au moment d’embarquer sur l’Arche de Noé… La joie, la tristesse, l’enthousiasme ou le plus grand désespoir s’incarnaient au bout des doigts de l’artiste d’un simple jeu de ses mains en créant l’illusion, l’espace d’un instant, d’apercevoir réellement le dos voûté d’un vieillard fatigué ou le geste empressé d’un jeune homme offrant un bouquet de fleurs à sa bien-aimée… Le documentaire sur les spectacles d’ombres donné en première partie de séance se poursuivait par la chorégraphie du collectif Die Mobilés, silhouettes humaines sorties des collages de Matisse évoluant autour de la planète bleue puis sur le fond rouge d’un coucher de soleil, et se transformant, par la grâce du rapprochement des corps, en oiseaux migrateurs, éléphants, ours ou manchots menacés d’extinction par les fumées noires d’une forêt calcinée sur la planète en feu… Les mains tâtonnaient dans l’obscurité pour ouvrir un sac, en sortir le téléphone portable, désactiver la sonnerie, prendre un bonbon, un mouchoir… La pensée d’acheter à l’entracte un bâtonnet de crème glacée, gourmandise autrefois trop chère pour la bourse des parents, donnait à son auteure l’impression désagréable d’une insouciance coupable… Objets de réprimandes, les mains oisives ou maladroites, pour se faire oublier, se cachaient dans les poches… Depuis la nuit des temps, combien de mains malhabiles ou talentueuses, légères, délicates, épaisses, pesantes, carrées, allongées, fines, fortes, noueuses, déliées? Combien d’empreintes laissées sur les parois des grottes, les cahiers d’écolier, les murs des cités, les murs des prisons ou des universités? Combien de mains heureuses ou désespérées? Combien de mains bâtisseuses, de mains expertes, de mains virtuoses? Combien de mains abîmées par les travaux quotidiens? Combien de mains généreuses, de mains tendues, de mains sur le cœur? Combien de mains aimantes ayant pris soin de la Vie? Combien de mains avaient détruit, hélas, ce que d’autres avaient construit?…

     Il faisait nuit noire… La violence des bourrasques, le fracas des torrents de pluie sur la tôle menaçaient l’habitacle, semblait-il, de pulvérisation… la tête du conducteur était sur le point d’exploser, son corps se tassait sur le siège, sa conscience se diluait dans les ruissellements de l’eau… sensation angoissante de se vider de sa substance humaine, de devenir une sorte de gastéropode à l’intérieur de la coquille métallique du véhicule, de glisser sur l’asphalte avec des mouvements de reptation… de la fenêtre mal fermée de la portière avant droite coulait un filet de pluie grasse… de la bave?… sursaut de dégoût, éclair de lucidité, la chaussée s’illumine sous les feux de route pleins phares, la voiture bondit en reprenant de la vitesse… 

     François fonçait dans la nuit comme s’il traversait un no man’s land, à la poursuite des ombres fuyantes qui le narguaient de l’autre côté du pare-brise. « C’est la vie! » chantait Khaled dans l’habitacle. Quelle vie?… Celle d’un musicien de talent comme le père d’Elise obligé de travailler en usine pendant toute sa vie pour faire vivre sa famille? Quelle vie!… Gagner sa vie, certes, mais à quel prix?… Une vie de chien, ce n’est pas une vie!… Élise voulait rompre les chaînes… trouver une sortie pour quitter l’autoroute qui avait canalisé leur vie… « On va s’aimer, on va danser, oui, c’est la vie! » clamait inlassablement le chanteur dans les oreilles de François… Il organiserait une grande fête pour Élise, ils chanteraient ensemble la chanson de Khaled jusqu’à en perdre le souffle, ils poseraient la première pierre de leur nouvelle demeure à l’écart de l’ancien monde, au sein de la communauté des défricheurs de rêves pour lesquels oui, c’était cela la vraie vie, rêver le monde et le construire comme dans les rêves !… Sois réaliste, la vie ce n’est pas ça, on ne vit pas d’amour et d’eau fraîche, descends de ton nuage, prends tes responsabilités, assume, tu n’es plus un enfant, tu es trop sensible, il est temps de grandir, tu dois t’endurcir, la vie est un rapport de force, il faut être un battant… les injonctions venues de l’ancien monde, martelées par les personnes dotées d’autorité comme autant de mantras dévoyés, saturaient l’espace psychique dans lequel se débattait chaque individu jeté dans le grand bain social… Le chacun pour soi, la mise en concurrence impitoyable rendaient les gens mauvais, et c’étaient les plus mauvais d’entre eux, dans les deux sens du terme, car ils étaient à la fois méchants et incompétents, qui accédaient le plus souvent aux postes de commande… l’ancien monde marchait sur la tête!… Il était temps qu’il reprenne les rênes de sa vie, qu’il s’éloigne à tout jamais de tous les Bruno, Marc et autres imposteurs sinistres qui peuplaient les bureaux chargés de gérer une organisation de la vie parvenue à ce degré d’absurdité ou de cynisme… Le père d’Elise avait le dos voûté, son corps en souffrance était comme une métaphore de l’inversion des valeurs qui avait perverti le corps social, une image de la soumission de la population voulue par le pouvoir détourné de sa mission démocratique et républicaine… Les masques, dont le port avait été rendu obligatoire dans les rues, illustraient de façon ironique la mascarade générale… on avançait désormais ostensiblement masqué, le bout de tissu posé sur le nez annonçait d’une certaine façon la couleur, nous étions tous des histrions… Les paroles simples et répétitives de la chanson de Khaled faisaient du bien. « On va s’aimer, on va danser, c’est la vie! » La vie, François ne voulait plus passer à côté. S’aimer, être heureux et contribuer au bonheur universel, n’était-ce pas là l’essentiel? Le bien commun n’était plus dans le viseur des personnes qui tiraient les ficelles, il fallait quitter la scène et cesser de jouer dans leur déplorable comédie… François cherchait depuis un moment à quitter l’autoroute, mais c’était comme dans la vie, il en était devenu prisonnier, il serait obligé de rouler pendant plusieurs dizaines de kilomètres avant d’atteindre un échangeur… « C’est la vie, on n’y peut rien»… Combien de fois avait-il entendu prononcer cette formule de résignation sur un ton fataliste?… Certes, la vie était semée d’embûches et de douleurs, l’opacité du monde était angoissante, les questions fondamentales que se posent très tôt les enfants ne reçoivent jamais de réponses… le deuil récent de sa mère avait fait de lui de nouveau un enfant, qu’elle ne pouvait plus consoler… mais il imaginait facilement ce qu’elle lui dirait, la vie continue, tu te dois d’être heureux!… Danser, aimer, vivre au lieu de survivre… François découvrait à quel point ses plus grands désirs avaient été mis sous le boisseau, à quel point criait en lui la vie qu’il avait laissée s’étouffer… il riait, pleurait, chantait avec Khaled dans l’habitacle lancé à pleine vitesse sur la route nouvelle qu’il découvrait devant lui… mais la voiture s’était mise à déraper sur la chaussée glissante, il en avait repris le contrôle de justesse… c’est la vie, on n’y peut rien?… il venait de se cogner au réel… dégrisé et secoué, il se moquait de lui-même… si, on peut toujours quelque chose… 

     Isabelle Vrignod rêvassait en savourant son bâtonnet de glace. La pénombre de la salle, à peine éclairée par la lumière tamisée de quelques appliques, favorisait un état mental propice à l’accueil des personnages romanesques qui peuplaient son imaginaire… mais le réel dépassait souvent la fiction… elle n’aurait pu transposer tel quel, sans le rendre invraisemblable, le dialogue étrange qu’elle avait eu récemment, au cours d’une soirée de rencontres littéraires, avec une sorte de revenant… L’homme était encore jeune… Il était seul dans sa voiture… la pluie, l’orage, le vent… il en avait perdu le contrôle… « J’étais dans un état de conscience inhabituel… il me semblait que je volais… que je survolais le monde aussi facilement et plus vite qu’un oiseau… je pouvais aussi me déplacer dans le temps, descendre en flèche vers n’importe quel point du globe et remonter instantanément en faisant varier le curseur des époques traversées… je rencontrais des gens, je leur parlais, je découvrais leur univers et leurs préoccupations, je m’étonnais, pleurais, riais avec eux… je pouvais multiplier les expériences, les renouveler, quitter un lieu à une époque donnée et y revenir, chercher d’autres cieux à n’importe quel endroit de l’espace-temps, me perdre, m’oublier, fixer des repères et cartographier l’infini à l’infini, j’avais l’éternité devant moi… je devenais peu à peu omniscient, mais je n’avais pas le pouvoir de changer radicalement les choses… je n’étais pas Dieu… je pouvais seulement, comme n’importe quel être humain, apporter une aide ou un réconfort, à hauteur d’homme, aux personnes qui m’interpellaient… » Il aurait voulu oublier les malheurs et les drames de l’existence humaine, effacer sa face noire, ne vivre que par amour, à l’aube de l’instant présent… Il souriait mais semblait lutter contre des fantômes, avait le regard fuyant, ne répondait pas directement aux questions… Oui, l’Antarctique se morcelait, oui, les glaciers disparaissaient en faisant s’écrouler les montagnes, oui, la planète bleue se disloquait, oui, le dérèglement climatique s’emballait, oui, l’humanité n’avait plus que l’équivalent de quelques secondes pour tenter de l’enrayer… il aurait aimé être une sorte d’archange ou de prophète pour marquer les esprits des foules et leur dire STOP ! Tous ensemble, nous allons réussir !… Mais il reconnaissait avoir du mal avec sa propre vie… Il acceptait la réalité mais en refusait le caractère fatal car derrière la fatalité se cachaient trop souvent l’égoïsme, la bêtise, l’arrogance, le cynisme… La tristesse de sa physionomie, mêlée à la douceur de ses traits, donnait envie d’aborder avec lui des questions plus intimes… Oui, d’une certaine façon, il avait vu l’envers des choses, ce que l’on ne voit jamais, ce qui reste toujours caché, il avait découvert sa pré-histoire personnelle et celle de ses proches, compris les tenants et les aboutissants de son paysage mental comme on saisit la cohérence géographique d’un territoire en grimpant au sommet d’une colline, mais en revenant de cette exploration hors du commun, il n’en avait gardé que des souvenirs confus… comme si le gardien de ces régions inaccessibles avait jeté un voile sur sa conscience pour lui permettre le retour à la vie… mais lui savait, il savait qu’il avait vu au-delà de toutes limites, il savait qu’il avait eu accès à la totalité du monde, il savait que le principe même de la Vie n’était plus au centre des activités humaines… privé de lumière, il restait un Voyant… il ne pouvait oublier qu’il avait vu…  

     La file d’attente était interminable. Élodie patientait devant le labo depuis déjà plus de deux heures. Elle avait fait la fête avec ses ami-e-s et se sentait visée par les campagnes d’information du ministère de la santé qui voulait sensibiliser les jeunes qui n’appliquaient pas les gestes barrières au danger que les personnes âgées de leur entourage ne développent une maladie grave en cas de contamination. Au vu du nombre de personnes qui stationnaient sagement devant elle, en respectant la distance physique recommandée, il se passerait encore au moins une bonne heure avant qu’elle ne soit admise dans le centre de dépistage. Alex avait de la chance, il n’était plus qu’à quelques mètres de la porte d’entrée. C’était un drôle de type. Quand on arrivait dans la salle de cours, on ne s’étonnait plus de le trouver royalement installé, les pieds sur une table et le dos bien calé contre le dossier de sa chaise, en train de se curer les ongles ou de jouer avec une petite balle en mousse, coiffé d’un Borsalino, d’un Stetson ou d’un Cordobes enfoncé sur les yeux ou tiré vers la nuque, au gré d’une humeur que personne ne parvenait à interpréter, et que seuls deux ou trois mystérieux et fugitifs acolytes, aperçus parfois aux abords de la fac, pouvaient peut-être déchiffrer. Il mâchait continuellement du chewing-gum et ne répondait jamais aux questions autrement que par des borborygmes accompagnés d’un regard froid et moqueur qui décourageait l’interlocuteur le mieux intentionné. Les professeurs n’essayaient plus d’en tirer des paroles construites mais l’interpellaient de temps en temps pour plaisanter et mettre les rieurs de leur côté. Il restait impassible, mais si la plaisanterie durait trop longtemps, il crachait son chewing-gum en décochant des regards que personne n’avait envie de soutenir… Sa présence dans la file d’attente pour se faire dépister ne cadrait pas avec le personnage, avec son indifférence aux autres, avec le mépris qu’il affichait pour tout ce qui relevait de la simple civilité… De loin, debout comme tout le monde et les bras ballants, il paraissait inoffensif, et d’apparence presque chétive…

     Écrire pour quitter le réel?… Fuir la dureté du réel pour l’adoucir par la fiction?… Pourquoi tenter de dérouler le papyrus du roman en train de s’écrire, pourquoi essayer de le sortir du néant?… Parce que le réel est trop lourd et qu’il faut l’alléger?… Parce qu’à travers le tamis des mots peut surgir de l’or?… Parce qu’un roman peut refaire le monde, non pas le dupliquer, mais le recréer comme si c’était le premier jour?… Les personnages prenaient corps en se nourrissant de son corps, qui semblait pouvoir se démultiplier à l’infini, devenir une multitude de corps, chacun possédant une parcelle d’elle-même, chacun d’eux vivant de sa vie passée et présente, avec ses rêves, ses doutes, ses peurs, ses espoirs et ses désespoirs, ses luttes, ses échecs, ses victoires, sa joie et son mal de vivre, ses renoncements, ses élans… Comment le dire?… Comment se dire sans le dire?… Écrire pour soi?… Pour essayer d’atteindre les autres?… Pourquoi cet effort sur le long terme, cette propension obstinée à former des alignements de phrases qui se poursuivent jusqu’à la fin d’un livre?… La pandémie faisait prendre à l’écriture une tournure inattendue, comme si la réalité dépassait la fiction… Personne n’avait imaginé cela, le monde entier retenant son souffle, les populations confinées, les télévisions publiant et commentant chaque jour les tableaux de bord de la contagion… Pourquoi en faire état?… La fin du monde n’était qu’une vue de l’esprit, la fin d’un monde était sans doute en train de se vivre… La crise sanitaire se doublait d’une crise économique, le cadre et les codes de la vie sociale volaient en éclats, les experts se chamaillaient, des gourous apparaissaient… À quelques semaines seulement de l’élection présidentielle qui devait décider du renouvellement ou non de son mandat, le président des Etats-Unis, qui se comportait souvent lui-même comme une sorte de gourou invincible, venait d’être hospitalisé… plus personne ne savait de quoi l’avenir serait fait… Évidemment, et heureusement, le pire n’était pas certain… Isabelle Vrignod s’agaçait… elle n’aimait pas ces formules toutes faites qui ne veulent rien dire… il y avait de par le monde des centaines de milliers, des millions, des centaines de millions de personnes pour lesquelles le pire était en train de se produire… Son projet de roman prenait l’eau… elle avait conscience de ses faiblesses… une sensibilité exacerbée qui l’empêchait de plonger dans ce qui faisait mal, de prendre à bras le corps la dure réalité, de mettre des mots sur les douleurs de ses personnages… en les tenant à distance pour éviter de souffrir, elle les enfermait dans un monde déréalisé qui manquait de chair et d’épaisseur… il faisait froid… tout était gris, le ciel, la route, les gens, la ville, la vie, tout était triste, comme déjà endeuillé… les phares des voitures parvenaient mal à traverser le crachin qui ne cessait de tomber depuis le début du jour… les vitrines des magasins, leurs enseignes lumineuses, entretenaient un air de fausse gaieté contredite par l’attitude des passants qui se dépêchaient d’atteindre leur destination… l’air, comme les cœurs, était lourd et faisait espérer la neige, qu’elle efface le trop de peine, qu’elle pardonne la noirceur du monde, qu’elle transfigure la réalité… ce serait une journée d’hiver, comme jadis… une journée qui aurait pu être banale, vécue comme la fin du monde… car le monde pouvait vraiment s’arrêter… il s’arrête en vérité à chaque fois qu’un drame survient ou qu’une vie s’essouffle… les images s’enfouissent alors au plus profond de la mémoire… on ne voit plus rien, ou presque plus rien… comme un rideau de pluie, une vague de brouillard, des ombres furtives, d’étranges lueurs, l’écran vide d’un cinéma inanimé… on essaie alors de saisir quelques bribes d’une pellicule fantôme… d’en faire un montage… de visionner en aveugle ce que l’on ne peut plus voir… ce serait un jour d’hiver… tout serait gris… François sans doute… Ali?… Élodie?… Alex?… le décor, les circonstances ne seraient pas les mêmes… mais ce serait, quel que soit le personnage mis en scène, un jour banal, devenant pour lui la fin du monde… 

     Ali n’était qu’un petit revendeur de cannabis mais il avait été pris dans une nasse avec des trafiquants de drogues dures et avait déjà fait de la taule… six mois ramenés à trois grâce à une remise de peine… pas envie de renouveler l’expérience… il continuait pourtant à dealer… la famille avait besoin de l’argent que son trafic rapportait… et qu’est-ce qu’il aurait pu faire d’autre?… son cinéma intérieur lui faisait miroiter une vie de rêve… il n’était pas devenu footballeur professionnel mais pouvait connaître la gloire comme batteur… le groupe venait à peine de se former, le nombre de vues sur YouTube ne cessait d’augmenter, les potes avaient des idées plein la tête, et lui, alors qu’il avait été le cauchemar de ses professeurs, il écrivait des textes qui accrochaient l’auditoire, et il aimait ça… il déversait sur les mots écrits comme sur ses instruments de percussion les flots d’émotions qui le submergeaient, c’était une sorte de shoot, il avait l’impression fabuleuse de décoller du réel… il n’avait jamais été du bon côté de la réalité… s’il était repris par la police, il serait épinglé comme récidiviste… il s’en foutait d’être considéré comme un délinquant, il en ressentait plutôt de la fierté, c’était son code d’honneur à lui et celui de ses potes, mais retourner en prison mettrait un terme à ses rêves actuels de batteur, un autre prendrait sa place dans le groupe, l’augmentation du nombre de vues sur YouTube ne le concernerait plus, et ça, c’était insupportable, c’était mortel… les drones au-dessus de sa tête le poursuivaient comme un essaim de guêpes… il avait rabattu sa casquette sur les yeux… jouer au chat et à la souris avec les keufs ne l’amusait plus, le jeu était devenu trop sérieux, il se sentait presque vieux, la prison l’avait plombé, il avait envie de tourner les pages d’un autre livre… il arpentait les rues de la ville comme s’il voyageait à travers l’histoire d’un homme qui serait lui et ne le serait pas… il n’était pas un habitant de cette ville, il habitait à côté, dans une banlieue… il avait envie de se nommer ainsi, l’homme d’à côté… il écrirait l’histoire de cet homme, une histoire qu’il voulait extraordinaire, l’histoire d’un percussionniste d’exception qui créait des tubes… le livre serait publié en même temps que le dernier succès du groupe, on ferait la fête, des producteurs de cinéma souhaiteraient faire un film sur lui et ses potes… 

     Les arbres verdoient sous l’eau bleue du ciel et la lumière rousse de l’automne, somptueuse… un vieil homme vêtu d’un manteau noir avance lentement avec un gros sac sur le dos, une grappe de ballons colorés prêts à s’envoler tire sur la ficelle qu’il retient de sa main droite… l’atmosphère semble festive, comme au printemps, quand la vie recommence… la ville a des airs de village… marcher sans se presser vers une station de métro ou un arrêt de bus est un plaisir rare… une cour, une impasse, une placette se découvrent au détour d’une rue fréquentée, les automobiles ignorent les petites rues adjacentes recouvertes des gros pavés d’autrefois, quand les roues des vieilles carrioles rebondissaient sur la chaussée… le nez en l’air, on se surprend à rêver, sans le souci de traverser dans les clous ou de se protéger des voitures sur les trottoirs étroits, entre les rangées des vieux immeubles placides de la ville ancienne… la ville se raconte de rue en rue et transmet des histoires… ici vivait Prosper Mérimée, là se perpétue le souvenir des Enfants Rouges… dans le Marais, on n’entend plus le roulement des valises traînées par les touristes venus visiter la capitale… des cyclistes passent en chuintant… on prend le temps, murmurent les roues, on prend le temps de se glisser dans la ville… des commerçants prennent l’air sur le pas de leur porte, des enfants jouent… leurs éclats de rire fusent loin des rumeurs de la cité… les dernières pluies ont laissé flotter un parfum d’humus, des marrons brillent au milieu des feuilles mortes, l’automne, ce jour, est ludique et paisible… Isabelle Vrignod ramasse quelques marrons et les essuie soigneusement pour les faire luire avant de les mettre dans ses poches… 

     La ville survolée par les drones était une sorte de tapis comme on en donne aux enfants pour faire circuler leurs petites voitures… des blocs segmentés par des toitures et enserrés dans des quadrilatères plus ou moins réguliers s’ouvraient parfois sur quelques arbres plantés dans une cour… peu de circulation sur les bandes grises des voies de communication, rues, avenues, boulevards… peu de piétons sur les trottoirs… quelques rares silhouettes profitaient sans doute de l’heure de promenade autorisée à un kilomètre du domicile, et quelques voitures, un ou deux bus, assuraient vraisemblablement le transport des personnes indispensables à la continuité de la vie dans la cité, personnel soignant, caissières de supermarchés… l’oeil de Big Brother zoomait sur les différentes parties de la ville, il rendait compte aux autorités de la docilité de la population, contrainte de se confiner une seconde fois… un logiciel filtrait les flux pour ne laisser passer que les séquences montrant des formes humaines ou des véhicules en mouvement… à moins de le désactiver, les contrôleurs de l’administration policière ne pouvaient voir les belles images insolites filmées par les petits robots volants… ils ne pouvaient admirer le toit du musée Beaubourg apparaissant comme un tableau d’art moderne en plein ciel, composé des formes colorées, rondes, rectangulaires ou rectilignes, de la tuyauterie emblématique étalée à la surface de la terrasse… les drones zigzaguaient au-dessus des toits, prenaient de la hauteur avant de plonger brusquement vers une cible, filmaient leur proie, remontaient débusquer d’autres contrevenants potentiels, étouffaient de leurs bourdonnements obsédants tous les bruits habituels… sur les écrans de contrôle défilaient des fragments de scènes isolées, sans histoires et sans paroles, sans lien entre elles autre que l’obligation pour les personnes surprises à l’extérieur d’avoir dans leur poche une attestation justifiant leur présence hors de chez elles… tel ou tel détail de l’habillement, de la démarche, de la posture, de la physionomie des passants, cyclistes, conducteurs de voiture ou passagers des transports en commun capturés par les caméras, alimentait sans doute l’humeur rêveuse d’agents peu concentrés, mis en alerte par une casquette enfoncée sur les yeux, un sac à dos manifestement très lourd, l’air un peu perdu d’une vieille dame, un vélo militant pour les « sans-voie », une voiture taguée… les indices d’un comportement que Big Brother jugerait déviant devenaient l’amorce d’un récit possible, la première pierre d’un roman, la tonalité instillée au début d’une pièce de théâtre par le metteur en scène quand les personnages apparaissent, juste après les trois coups…

     Isabelle Vrignod faisait sa promenade journalière autorisée dans un périmètre plus restreint que d’habitude, mais continuait de ramasser les marrons oubliés par les balayeurs municipaux. C’était un rituel aussi vieux que ses souvenirs d’enfant, tendre et doux, malgré la toxicité de ces châtaignes sauvages qu’il ne faut surtout pas manger comme inciteraient à le faire les crieurs de rue : « Chauds, les marrons! » devant leur brasero… (le rapport au réel n’est jamais simple… joie des enfants quand ils s’emparent de ces marrons non comestibles, qui pourraient les empoisonner, pour jouer ou en faire des ornements)… Ses méditations-rêveries l’emmenaient souvent sur les chemins de l’enfance… il lui semblait que les marrons qui alourdissaient ses poches ouvraient son cœur à elle ne savait trop quoi… une idée, une injonction, quelque chose de flou, de difficile à identifier, venant sans doute de très loin et pourtant si proche, de plus en plus troublant, de plus en plus impérieux… C’est en passant devant le jardin Anne Franck, après avoir déambulé du côté du marché des Enfants Rouges, que le projet commença de s’ébaucher… les passants qui découvriraient les assemblages ne pourraient être que sensibles, en souvenir de leur propre enfance, aux mots maladroits formés par les marrons cousus un à un sur des supports de carton, et devenus messagers… elle prendrait les montages en photo, scannerait, dupliquerait, imprimerait, distribuerait aux passants, collerait sur les façades la trace de ces œuvres innocentes que les ouvriers municipaux chargés du nettoyage de la ville auraient vite fait de jeter dans leurs grandes poubelles… la tentative de sauvetage serait dérisoire, les petits morceaux de papier collés ou distribués seraient jetés eux aussi dans les poubelles ou finiraient en lambeaux sur les trottoirs délavés par la pluie… car ainsi va le monde… seuls les gestes gratuits de l’enfance ou de l’art peuvent le sauver… SEULS LES GESTES GRATUITS DE L’ENFANCE OU DE L’ART PEUVENT SAUVER LE MONDE!

     Théâtre… le père n’est pas seulement un ouvrier d’usine qui rentre à la maison pour le repas de midi, les vêtements recouverts d’une fine poussière de fibres textiles, chaque soir, il se rend au théâtre… le mot brille comme une étoile… elle ne sait encore ni lire ni écrire… c’est la fête de l’école maternelle… elle a été choisie pour chanter sur une estrade devant tout le monde… la vue plongeante sur le public la laisse sans voix… le père enduit son archet de colophane… le mot est diaphane… la mère ramasse de la neige dans la cour et cueille des stalactites… éblouissement… le père est en habit de musicien, chef de la philharmonie de la commune, il est coiffé d’un képi comme un général… elle est assise sur l’une des chaises prévues pour le public autour du kiosque à musique, elle parle un peu trop fort, on la gronde… elle peint en noir, vert et roux l’intérieur des formes proposées par la maîtresse, un merle, un crocodile, un écureuil… leur donner de la couleur et de l’épaisseur, sentir qu’ils prennent vie sous ses doigts… dans le casier de sa petite table d’écolière, elle a glissé les grandes feuilles d’un vieux répertoire rapporté de l’usine par son père… elle y écrit ses premiers mots… tout en haut de la première feuille, elle a inscrit THÉÂTRE… François croyait la connaître comme sa poche, mais il ne trouverait pas son refuge… elle ne répondait plus à ses appels téléphoniques, SMS, courriels… la petite fille qu’elle avait été se rappelait au bon souvenir d’Élise en lui décochant des regards inquiets… qu’avait-elle fait de sa vie?… que lui arrivait-il?… elle avait l’impression de vaciller sur ses bases… elle continuait de télétravailler comme si de rien n’était, ses collègues ne se doutaient de rien… François avait dû alerter quelques amis proches, auxquels elle ne répondait pas non plus… par sécurité, elle avait désactivé les fonctions de localisation de tous ses appareils numériques… même un logiciel espion ne pourrait pas la situer avec précision, son père seul pouvait deviner sa cachette… mais il n’était pas sûr qu’elle résiste longtemps à la sensation de claustrophobie qui commençait de lui serrer le cœur… elle était seule, bien seule, dans ce lieu improbable, oublié dans un repli de l’espace-temps, habité par des fantômes qui tentaient de revenir à la surface de leur histoire en se mêlant à ceux, familiers, qui peuplaient sa propre mémoire… elle devenait fantomatique, elle aussi, et voyait se déployer autour d’elle une multitude d’Élise qui se ressemblaient sans être identiques, venues de tous les âges de sa vie, accompagnées des fantômes de ses proches qui se multipliaient, eux aussi, au fur et à mesure que la mémoire les appelait… les yeux verts de François surplombaient la scène avec incrédulité… elle sentait son regard la transpercer… elle tentait d’ignorer les silhouettes du couple qu’ils avaient formé dès leur plus tendre enfance, laissait remonter les souvenirs dont il était absent… il lui fallait peut-être découvrir une vérité qui lui était propre, redécouvrir sa véritable identité?… la foule des fantômes ricanait… nous sommes la vérité… nous sommes tous ce que tu es… en la faisant glisser vers le gouffre de leur inexistence…

     François avait sur son smartphone les photos d’une série de petits tableaux dessinés au pastel par Élise… il lui semblait voir sa main impulser les mouvements tournoyants du vent dans les nuages, faire trembler la lumière à travers les traînées de pigments dispersés au bord de l’océan, transférer à l’eau les couleurs du ciel et au ciel l’ondulation des vagues, faire naviguer les étoiles, s’envoler les voiles des navires, traverser les formes du monde réel, tenter de saisir l’invisible, l’impalpable, de dessiner peut-être un rêve plus grand que la réalité… la gestuelle qui avait été la sienne en manipulant les bâtonnets de pastel rendait Élise étonnamment présente, une mystérieuse alchimie paraissait avoir matérialisé son âme, la poussière colorée des pigments avait déposé sur les dessins une image de son monde intérieur… François aimait aussi les formes circulaires de couleurs vives, non figuratives mais souvent surmontées d’une sorte de chapeau, que les doigts d’Élise faisaient virevolter de façon récurrente, comme un motif musical invitant à la danse, au milieu de grands espaces blancs qui amplifiaient les vibrations de la couleur… il avait envie de lui dire son émotion, elle ne répondait pas… 

     Il s’était garé sur la grand-place. Il n’y avait pas âme qui vive. De nombreux rideaux de fer étaient baissés sur les vitrines des magasins fermés, on aurait dit une ville morte. Il s’était senti chez lui dès qu’il avait aperçu l’Hôtel de ville et l’église Saint-Vaast, dont le clocher et le beffroi étaient les signaux emblématiques de la commune, mais son regard errait maintenant lentement d’un point à un autre en lui donnant l’impression bizarre de ne pas reconnaître les lieux, pourtant si familiers. A l’angle des rues de Dunkerque et Jean Jaurès, le Café du Commerce était fermé, comme tous les autres sans doute, pour cause de Coronavirus. Pourtant, il aurait été bon de trouver refuge dans n’importe quel troquet pour échapper pendant une heure ou deux au crachin froid et monotone qui tombait depuis le début de la journée en noyant le moral. De l’autre côté, à l’angle de la rue Sadi Carnot, la librairie était fermée elle aussi, puisque considérée comme non essentielle par les autorités qui avaient décidé de ne laisser ouverts que les supermarchés. En arrivant à sa hauteur autrefois après avoir jeté un coup d’œil à l’horloge du beffroi, Élise et lui accéléraient l’allure pour essayer de limiter leur retard au cours de philo, mais le prof était cool, et c’était devenu un rituel, quand ils entraient dans la classe tout essoufflés, on les applaudissait. Dans cette ville fantôme, il n’y avait plus que des ombres, ou l’ombre des souvenirs… François contemplait la grand-place vide et la ronde des bâtiments qui l’encerclait à travers le double filtre de la fine pluie qui brouillait son regard et des suggestions de sa mémoire désorientée qui tentait de trouver des points d’appui, comme le porche de cet office notarial cossu sous lequel il s’était mis plus d’une fois à l’abri d’une averse, entre la librairie et le café de Paris. Plus loin, le regard fuyait vers la rue de Lille en suivant un alignement de commerces desservis par un parking très laid qui occupait une placette qu’il avait connue plantée d’arbres. La rue Robert Schuman prolongeait la rue de Lille et tout au fond, après avoir bifurqué rue de la gare, il voyait Élise marcher gaiement à ses côtés à l’occasion de leurs allers et retours hebdomadaires entre le domicile de leurs parents et le bahut de leurs années d’étude en classes prépas… C’était comme un long et lent travelling qui le rapprochait d’elle… Tout était gris, mais il ne voyait que le vert du bandeau qui enserrait ses cheveux blonds, la couleur de leur engagement de sauvageons lorsqu’ils étaient adolescents… La silhouette d’Elise dansait au milieu de l’image floue, éclairée par le soleil de sa chevelure… les gouttes de pluie en réfractaient la lumière à travers le pare-brise, rêve ou réalité, il ne savait plus… 

     La nouvelle année commençait mal… plus de cours, pas d’examens, pas de stages, plus de projets possibles à court ou moyen terme, il y avait de quoi broyer du noir ! Ce Coronavirus était une saleté de bestiole. Elle mâchouillait le mot, elle le triturait, lui ouvrait le ventre, le vidait de sa substance, le rendait inoffensif, ridicule, comique, le démystifiait, le désamorçait, lui enlevait ses crocs, rusait, contournait, défiait, pleurait, riait…

Coro n avi re russe
Cor 
cri craie orfraie
Cro 
quemitaine Capitaine Crac
Cric 
crac ric rac roc
Toc 
toc toc

     … un navire russe, une sorte de Titanic commandé par le capitaine Crac, un roc, un choc, il y avait de quoi devenir fou…     

     Le Coronavirus semait la désolation… confinements, couvre-feux, restrictions de toutes sortes, fermeture de tous les lieux culturels et de convivialité, théâtres, cinémas, librairies, musées, bars, cafés, restaurants… toute la vie se délitait… les horloges s’étaient arrêtées, les boussoles n’indiquaient plus le Nord, les mots se vidaient de leur sens, les gens masqués n’avaient plus de visage… la vie dite réelle cédait le pas devant le virtuel, les rencontres se faisaient sur les réseaux sociaux, les courses sur Internet, on télétravaillait, on évitait de façon générale tout contact physique avec ses semblables… pour se remonter le moral et voir les autres à visage découvert, on se contentait de WhatsApp… elle avait expliqué à sa grand-mère comment utiliser WhatsApp et l’appelait souvent… elle aimait perdre son regard dans ses yeux clairs, les voir sourire avant même que les joues n’aient commencé de s’arrondir, lire entre les rides de son front comme on lit entre les lignes, guetter le frémissement de ses lèvres prêtes à lui dire des mots tendres… la précieuse petite caméra du téléphone portable offrait un champ d’action quasi illimité, de la simple conversation à la visioconférence, de la photographie de détails insolites à la vision panoramique d’un paysage, du reportage vidéo au portrait intimiste des proches… filmer et photographier lui était devenu aussi naturel que respirer… le visage de sa grand-mère oscillait doucement sur l’écran du téléphone… c’était un beau visage ravagé par l’âge dont l’expression d’ensemble semblait signifier que le drame qui se jouait sur chacune de ses parcelles n’avait pas d’importance… un mauvais éclairage en accentuait pourtant les tavelures, flétrissures, craquelures… la peau trop fine et presque transparente laissait voir les veines bleuies qui battaient sur les tempes, les cheveux blancs ondulaient discrètement mais savamment pour cacher leur faible épaisseur… l’architecture, la composition, laissaient deviner une beauté ancienne qui affleurait comme un reflet brouillé par les rides de l’eau à la surface d’un lac… le regard d’Élodie se focalisait sur les yeux piquetés d’étoiles, qui semblaient briller de toute éternité… son propre visage n’avait plus qu’un lointain rapport avec celui de l’enfance… les visages, en se multipliant, se noyaient dans le miroir déformant du temps qui passe… plus que les traits, effacés par les ans, c’était la mobilité du visage, sans doute, qui en façonnait l’identité… la façon dont les muscles des joues s’arrondissent pour former un sourire, dont les lèvres s’ouvrent pour former les mots espérés par l’interlocuteur, les battements de cils, l’intensité du regard, le mouvement des yeux, attentifs ou fuyants, tristes, joyeux, indifférents, empreints de colère ou de tendresse…

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Poussière d’étoile

     Théâtre… le père n’est pas seulement un ouvrier d’usine qui rentre à la maison pour le repas de midi, les vêtements recouverts d’une fine poussière de fibres textiles, chaque soir, il se rend au théâtre… le mot brille comme une étoile… elle ne sait encore ni lire ni écrire… c’est la fête de l’école maternelle… elle a été choisie pour chanter sur une estrade devant tout le monde… la vue plongeante sur le public la laisse sans voix… le père enduit son archet de colophane… le mot est diaphane… la mère ramasse de la neige dans la cour et cueille des stalactites… éblouissement… le père est en habit de musicien, chef de la philharmonie de la commune, il est coiffé d’un képi comme un général… elle est assise sur l’une des chaises prévues pour le public autour du kiosque à musique, elle parle un peu trop fort, on la gronde… elle peint en noir, vert et roux l’intérieur des formes proposées par la maîtresse, un merle, un crocodile, un écureuil… leur donner de la couleur et de l’épaisseur, sentir qu’ils prennent vie sous ses doigts… dans le casier de sa petite table d’écolière, elle a glissé les grandes feuilles d’un vieux répertoire rapporté de l’usine par son père… elle y écrit ses premiers mots… tout en haut de la première feuille, elle a inscrit THÉÂTRE… François croyait la connaître comme sa poche, mais il ne trouverait pas son refuge… elle ne répondait plus à ses appels téléphoniques, SMS, courriels… la petite fille qu’elle avait été se rappelait au bon souvenir d’Élise en lui décochant des regards inquiets… qu’avait-elle fait de sa vie?… que lui arrivait-il?… elle avait l’impression de vaciller sur ses bases… elle continuait de télétravailler comme si de rien n’était, ses collègues ne se doutaient de rien… François avait dû alerter quelques amis proches, auxquels elle ne répondait pas non plus… par sécurité, elle avait désactivé les fonctions de localisation de tous ses appareils numériques… même un logiciel espion ne pourrait pas la situer avec précision, son père seul pouvait deviner sa cachette… mais il n’était pas sûr qu’elle résiste longtemps à la sensation de claustrophobie qui commençait de lui serrer le cœur… elle était seule, bien seule, dans ce lieu improbable, oublié dans un repli de l’espace-temps, habité par des fantômes qui tentaient de revenir à la surface de leur histoire en se mêlant à ceux, familiers, qui peuplaient sa propre mémoire… elle devenait fantomatique, elle aussi, et voyait se déployer autour d’elle une multitude d’Élise qui se ressemblaient sans être identiques, venues de tous les âges de sa vie, accompagnées des fantômes de ses proches qui se multipliaient, eux aussi, au fur et à mesure que la mémoire les appelait… les yeux verts de François surplombaient la scène avec incrédulité… elle sentait son regard la transpercer… elle tentait d’ignorer les silhouettes du couple qu’ils avaient formé dès leur plus tendre enfance, laissait remonter les souvenirs dont il était absent… il lui fallait peut-être découvrir une vérité qui lui était propre, redécouvrir sa véritable identité?… la foule des fantômes ricanait… nous sommes la vérité… nous sommes tous ce que tu es… en la faisant glisser vers le gouffre de leur inexistence…

A suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Gestes gratuits

     Isabelle Vrignod faisait sa promenade journalière autorisée dans un périmètre plus restreint que d’habitude, mais continuait de ramasser les marrons oubliés par les balayeurs municipaux. C’était un rituel aussi vieux que ses souvenirs d’enfant, tendre et doux, malgré la toxicité de ces châtaignes sauvages qu’il ne faut surtout pas manger comme inciteraient à le faire les crieurs de rue : « Chauds, les marrons! » devant leur brasero… (le rapport au réel n’est jamais simple… joie des enfants quand ils s’emparent de ces marrons non comestibles, qui pourraient les empoisonner, pour jouer ou en faire des ornements)… Ses méditations-rêveries l’emmenaient souvent sur les chemins de l’enfance… il lui semblait que les marrons qui alourdissaient ses poches ouvraient son cœur à elle ne savait trop quoi… une idée, une injonction, quelque chose de flou, de difficile à identifier, venant sans doute de très loin et pourtant si proche, de plus en plus troublant, de plus en plus impérieux… C’est en passant devant le jardin Anne Franck, après avoir déambulé du côté du marché des Enfants Rouges, que le projet commença de s’ébaucher… les passants qui découvriraient les assemblages ne pourraient être que sensibles, en souvenir de leur propre enfance, aux mots maladroits formés par les marrons cousus un à un sur des supports de carton, et devenus messagers… elle prendrait les montages en photo, scannerait, dupliquerait, imprimerait, distribuerait aux passants, collerait sur les façades la trace de ces œuvres innocentes que les ouvriers municipaux chargés du nettoyage de la ville auraient vite fait de jeter dans leurs grandes poubelles… la tentative de sauvetage serait dérisoire, les petits morceaux de papier collés ou distribués seraient jetés eux aussi dans les poubelles ou finiraient en lambeaux sur les trottoirs délavés par la pluie… car ainsi va le monde… seuls les gestes gratuits de l’enfance ou de l’art peuvent le sauver… SEULS LES GESTES GRATUITS DE L’ENFANCE OU DE L’ART PEUVENT SAUVER LE MONDE!

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

L’œil de Big Brother

     La ville survolée par les drones était une sorte de tapis comme on en donne aux enfants pour faire circuler leurs petites voitures… des blocs segmentés par des toitures et enserrés dans des quadrilatères plus ou moins réguliers s’ouvraient parfois sur quelques arbres plantés dans une cour… peu de circulation sur les bandes grises des voies de communication, rues, avenues, boulevards… peu de piétons sur les trottoirs… quelques rares silhouettes profitaient sans doute de l’heure de promenade autorisée à un kilomètre du domicile, et quelques voitures, un ou deux bus, assuraient vraisemblablement le transport des personnes indispensables à la continuité de la vie dans la cité, personnel soignant, caissières de supermarchés… l’oeil de Big Brother zoomait sur les différentes parties de la ville, il rendait compte aux autorités de la docilité de la population, contrainte de se confiner une seconde fois… un logiciel filtrait les flux pour ne laisser passer que les séquences montrant des formes humaines ou des véhicules en mouvement… à moins de le désactiver, les contrôleurs de l’administration policière ne pouvaient voir les belles images insolites filmées par les petits robots volants… ils ne pouvaient admirer le toit du musée Beaubourg apparaissant comme un tableau d’art moderne en plein ciel, composé des formes colorées, rondes, rectangulaires ou rectilignes, de la tuyauterie emblématique étalée à la surface de la terrasse… les drones zigzaguaient au-dessus des toits, prenaient de la hauteur avant de plonger brusquement vers une cible, filmaient leur proie, remontaient débusquer d’autres contrevenants potentiels, étouffaient de leurs bourdonnements obsédants tous les bruits habituels… sur les écrans de contrôle défilaient des fragments de scènes isolées, sans histoires et sans paroles, sans lien entre elles autre que l’obligation pour les personnes surprises à l’extérieur d’avoir dans leur poche une attestation justifiant leur présence hors de chez elles… tel ou tel détail de l’habillement, de la démarche, de la posture, de la physionomie des passants, cyclistes, conducteurs de voiture ou passagers des transports en commun capturés par les caméras, alimentait sans doute l’humeur rêveuse d’agents peu concentrés, mis en alerte par une casquette enfoncée sur les yeux, un sac à dos manifestement très lourd, l’air un peu perdu d’une vieille dame, un vélo militant pour les « sans-voie », une voiture taguée… les indices d’un comportement que Big Brother jugerait déviant devenaient l’amorce d’un récit possible, la première pierre d’un roman, la tonalité instillée au début d’une pièce de théâtre par le metteur en scène quand les personnages apparaissent, juste après les trois coups…

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Tourner les pages

     La file d’attente était interminable. Élodie patientait devant le labo depuis déjà plus de deux heures. Elle avait fait la fête avec ses ami-e-s et se sentait visée par les campagnes d’information du ministère de la santé qui voulait sensibiliser les jeunes qui n’appliquaient pas les gestes barrières au danger que les personnes âgées de leur entourage ne développent une maladie grave en cas de contamination. Au vu du nombre de personnes qui stationnaient sagement devant elle, en respectant la distance physique recommandée, il se passerait encore au moins une bonne heure avant qu’elle ne soit admise dans le centre de dépistage. Alex avait de la chance, il n’était plus qu’à quelques mètres de la porte d’entrée. C’était un drôle de type. Quand on arrivait dans la salle de cours, on ne s’étonnait plus de le trouver royalement installé, les pieds sur une table et le dos bien calé contre le dossier de sa chaise, en train de se curer les ongles ou de jouer avec une petite balle en mousse, coiffé d’un Borsalino, d’un Stetson ou d’un Cordobes enfoncé sur les yeux ou tiré vers la nuque, au gré d’une humeur que personne ne parvenait à interpréter, et que seuls deux ou trois mystérieux et fugitifs acolytes, aperçus parfois aux abords de la fac, pouvaient peut-être déchiffrer. Il mâchait continuellement du chewing-gum et ne répondait jamais aux questions autrement que par des borborygmes accompagnés d’un regard froid et moqueur qui décourageait l’interlocuteur le mieux intentionné. Les professeurs n’essayaient plus d’en tirer des paroles construites mais l’interpellaient de temps en temps pour plaisanter et mettre les rieurs de leur côté. Il restait impassible, mais si la plaisanterie durait trop longtemps, il crachait son chewing-gum en décochant des regards que personne n’avait envie de soutenir… Sa présence dans la file d’attente pour se faire dépister ne cadrait pas avec le personnage, avec son indifférence aux autres, avec le mépris qu’il affichait pour tout ce qui relevait de la simple civilité… De loin, debout comme tout le monde et les bras ballants, il paraissait inoffensif, et d’apparence presque chétive…

     Écrire pour quitter le réel?… Fuir la dureté du réel pour l’adoucir par la fiction?… Pourquoi tenter de dérouler le papyrus du roman en train de s’écrire, pourquoi essayer de le sortir du néant?… Parce que le réel est trop lourd et qu’il faut l’alléger?… Parce qu’à travers le tamis des mots peut surgir de l’or?… Parce qu’un roman peut refaire le monde, non pas le dupliquer, mais le recréer comme si c’était le premier jour?… Les personnages prenaient corps en se nourrissant de son corps, qui semblait pouvoir se démultiplier à l’infini, devenir une multitude de corps, chacun possédant une parcelle d’elle-même, chacun d’eux vivant de sa vie passée et présente, avec ses rêves, ses doutes, ses peurs, ses espoirs et ses désespoirs, ses luttes, ses échecs, ses victoires, sa joie et son mal de vivre, ses renoncements, ses élans… Comment le dire?… Comment se dire sans le dire?… Écrire pour soi?… Pour essayer d’atteindre les autres?… Pourquoi cet effort sur le long terme, cette propension obstinée à former des alignements de phrases qui se poursuivent jusqu’à la fin d’un livre?… La pandémie faisait prendre à l’écriture une tournure inattendue, comme si la réalité dépassait la fiction… Personne n’avait imaginé cela, le monde entier retenant son souffle, les populations confinées, les télévisions publiant et commentant chaque jour les tableaux de bord de la contagion… Pourquoi en faire état?… La fin du monde n’était qu’une vue de l’esprit, la fin d’un monde était sans doute en train de se vivre… La crise sanitaire se doublait d’une crise économique, le cadre et les codes de la vie sociale volaient en éclats, les experts se chamaillaient, des gourous apparaissaient… À quelques semaines seulement de l’élection présidentielle qui devait décider du renouvellement ou non de son mandat, le président des Etats-Unis, qui se comportait souvent lui-même comme une sorte de gourou invincible, venait d’être hospitalisé… plus personne ne savait de quoi l’avenir serait fait… Évidemment, et heureusement, le pire n’était pas certain… Isabelle Vrignod s’agaçait… elle n’aimait pas ces formules toutes faites qui ne veulent rien dire… il y avait de par le monde des centaines de milliers, des millions, des centaines de millions de personnes pour lesquelles le pire était en train de se produire… Son projet de roman prenait l’eau… elle avait conscience de ses faiblesses… une sensibilité exacerbée qui l’empêchait de plonger dans ce qui faisait mal, de prendre à bras le corps la dure réalité, de mettre des mots sur les douleurs de ses personnages… en les tenant à distance pour éviter de souffrir, elle les enfermait dans un monde déréalisé qui manquait de chair et d’épaisseur… il faisait froid… tout était gris, le ciel, la route, les gens, la ville, la vie, tout était triste, comme déjà endeuillé… les phares des voitures parvenaient mal à traverser le crachin qui ne cessait de tomber depuis le début du jour… les vitrines des magasins, leurs enseignes lumineuses, entretenaient un air de fausse gaieté contredite par l’attitude des passants qui se dépêchaient d’atteindre leur destination… l’air, comme les cœurs, était lourd et faisait espérer la neige, qu’elle efface le trop de peine, qu’elle pardonne la noirceur du monde, qu’elle transfigure la réalité… ce serait une journée d’hiver, comme jadis… une journée qui aurait pu être banale, vécue comme la fin du monde… car le monde pouvait vraiment s’arrêter… il s’arrête en vérité à chaque fois qu’un drame survient ou qu’une vie s’essouffle… les images s’enfouissent alors au plus profond de la mémoire… on ne voit plus rien, ou presque plus rien… comme un rideau de pluie, une vague de brouillard, des ombres furtives, d’étranges lueurs, l’écran vide d’un cinéma inanimé… on essaie alors de saisir quelques bribes d’une pellicule fantôme… d’en faire un montage… de visionner en aveugle ce que l’on ne peut plus voir… ce serait un jour d’hiver… tout serait gris… François sans doute… Ali?… Élodie?… Alex?… le décor, les circonstances ne seraient pas les mêmes… mais ce serait, quel que soit le personnage mis en scène, un jour banal, devenant pour lui la fin du monde… 

     Ali n’était qu’un petit revendeur de cannabis mais il avait été pris dans une nasse avec des trafiquants de drogues dures et avait déjà fait de la taule… six mois ramenés à trois grâce à une remise de peine… pas envie de renouveler l’expérience… il continuait pourtant à dealer… la famille avait besoin de l’argent que son trafic rapportait… et qu’est-ce qu’il aurait pu faire d’autre?… son cinéma intérieur lui faisait miroiter une vie de rêve… il n’était pas devenu footballeur professionnel mais pouvait connaître la gloire comme batteur… le groupe venait à peine de se former, le nombre de vues sur YouTube ne cessait d’augmenter, les potes avaient des idées plein la tête, et lui, alors qu’il avait été le cauchemar de ses professeurs, il écrivait des textes qui accrochaient l’auditoire, et il aimait ça… il déversait sur les mots écrits comme sur ses instruments de percussion les flots d’émotions qui le submergeaient, c’était une sorte de shoot, il avait l’impression fabuleuse de décoller du réel… il n’avait jamais été du bon côté de la réalité… s’il était repris par la police, il serait épinglé comme récidiviste… il s’en foutait d’être considéré comme un délinquant, il en ressentait plutôt de la fierté, c’était son code d’honneur à lui et celui de ses potes, mais retourner en prison mettrait un terme à ses rêves actuels de batteur, un autre prendrait sa place dans le groupe, l’augmentation du nombre de vues sur YouTube ne le concernerait plus, et ça, c’était insupportable, c’était mortel… les drones au-dessus de sa tête le poursuivaient comme un essaim de guêpes… il avait rabattu sa casquette sur les yeux… jouer au chat et à la souris avec les keufs ne l’amusait plus, le jeu était devenu trop sérieux, il se sentait presque vieux, la prison l’avait plombé, il avait envie de tourner les pages d’un autre livre… il arpentait les rues de la ville comme s’il voyageait à travers l’histoire d’un homme qui serait lui et ne le serait pas… il n’était pas un habitant de cette ville, il habitait à côté, dans une banlieue… il avait envie de se nommer ainsi, l’homme d’à côté… il écrirait l’histoire de cet homme, une histoire qu’il voulait extraordinaire, l’histoire d’un percussionniste d’exception qui créait des tubes… le livre serait publié en même temps que le dernier succès du groupe, on ferait la fête, des producteurs de cinéma souhaiteraient faire un film sur lui et ses potes… 

     Les arbres verdoient sous l’eau bleue du ciel et la lumière rousse de l’automne, somptueuse… un vieil homme vêtu d’un manteau noir avance lentement avec un gros sac sur le dos, une grappe de ballons colorés prêts à s’envoler tire sur la ficelle qu’il retient de sa main droite… l’atmosphère semble festive, comme au printemps, quand la vie recommence… la ville a des airs de village… marcher sans se presser vers une station de métro ou un arrêt de bus est un plaisir rare… une cour, une impasse, une placette se découvrent au détour d’une rue fréquentée, les automobiles ignorent les petites rues adjacentes recouvertes des gros pavés d’autrefois, quand les roues des vieilles carrioles rebondissaient sur la chaussée… le nez en l’air, on se surprend à rêver, sans le souci de traverser dans les clous ou de se protéger des voitures sur les trottoirs étroits, entre les rangées des vieux immeubles placides de la ville ancienne… la ville se raconte de rue en rue et transmet des histoires… ici vivait Prosper Mérimée, là se perpétue le souvenir des Enfants Rouges… dans le Marais, on n’entend plus le roulement des valises traînées par les touristes venus visiter la capitale… des cyclistes passent en chuintant… on prend le temps, murmurent les roues, on prend le temps de se glisser dans la ville… des commerçants prennent l’air sur le pas de leur porte, des enfants jouent… leurs éclats de rire fusent loin des rumeurs de la cité… les dernières pluies ont laissé flotter un parfum d’humus, des marrons brillent au milieu des feuilles mortes, l’automne, ce jour, est ludique et paisible… Isabelle Vrignod ramasse quelques marrons et les essuie soigneusement pour les faire luire avant de les mettre dans ses poches… 

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Le pays de Martens

    Ce qu’il nous semblait malgré tout être un délire (qui n’excluait pas la manipulation) était bien construit. Martens disait que la mort tragique de ses parents tombés tous les deux alors qu’ils accomplissaient une mission mandatée par les plus hautes autorités de l’Etat lui avait ouvert les portes des institutions les plus prestigieuses. Il aurait été recueilli par la famille d’un grand administrateur qui avait un fils du même âge, Walter, auprès duquel, en totale complicité (il mourait d’angoisse aujourd’hui depuis sa disparition), il aurait vécu une enfance heureuse, une adolescence sans problème grave, seulement les petites histoires classiques de cet âge où l’on veut conquérir sa place dans le monde des adultes. Tous deux auraient fait de brillantes études qui les destinaient à occuper des fonctions importantes au sommet de l’Etat. De quel pays s’agissait-il? Jean-François Dutour sommait Martens de le nommer, de le situer sur une carte. Notre affabulateur détournait la tête, levait une main vers le ciel, fermait les yeux, plissait le front, haussait les épaules, se recroquevillait sur sa chaise, finissait par murmurer qu’il ne dirait rien de plus, qu’il n’avait pas, qu’il n’avait plus confiance… Jean-François tapait du poing sur la table, s’étranglait de rage – on tournait en rond, ce n’était plus possible! – et finissait par l’envoyer réfléchir pendant quelques jours au cachot.

Au commencement

Atelier d’été Tiers Livre 2019

     Fragilité du bâtonnet friable, cassable, tenu entre le pouce et l’index en prolongement des doigts, comme un crayon, un stylo ou un pinceau, pour extérioriser la pensée et le désir d’exprimer le monde, les couleurs du monde, l’éclat du monde, la beauté du monde, le premier matin du monde, les fragilités du monde, les petites constructions humaines blotties dans les interstices du monde, l’immense du monde et son mystère insondable, ses sources de lumière et ses zones obscures, la neige éternelle au sommet des montagnes, le surgissement infini des vagues de l’océan, les vastes prairies, les nuages dans le ciel, les moindres variations de la lumière reproduites par la fine poussière crayeuse des bâtonnets de pastel!… A la source de l’enfance, les premières craies du tableau noir, blanches ou de couleur, les doigts qui dessinent des formes ou tracent des lignes d’écriture en tapotant le support rigide, l’éponge qui efface, les frises de lettres tracées au crayon de bois sur les pages du premier cahier, mots initiaux, premiers pas de l’écriture, le moi se découvre agissant sur le monde en écrivant-dessinant, couple indissociable de l’écriture-dessin, magie de la phrase ou de l’image se faisant-défaisant, les mots et les couleurs re-créent le monde, émotion première de l’enfant émerveillé qui ressaisit l’adulte quand ses craies de pastel déposent leurs pigments sur le support granulé qui les accroche… Le dessin ou le texte en devenir suspendu dans le vide d’une page blanche ou d’un support monochrome se couvre peu à peu d’assemblages de mots ou de poussière colorée, un nouveau monde est en gestation, des étoiles, des planètes et des soleils prennent forme, un vent intersidéral fait valser la poussière, du chaos émerge des harmonies de sons ou de couleurs dévoilées par la danse d’un simple bâtonnet tenu entre les doigts…

Enfance

Géographie de la mémoire

LA REVENANTE

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     Au Nord de la ville, le Bizet, le cimetière et la Belgique, les berges de la Lys, les prés du Hem et le chemin du Pont Bayart, l’écluse, le café du Pont de la Targette et la rue des Fusillés, la rue de la Chapelle Rompue, la grille du cimetière et la frontière de la douane, la ville des morts, ses rues silencieuses et ombragées entre les tombes, le vase en grès que l’on remplit d’eau pour y déposer les fleurs cueillies dans le jardin, l’étrangeté de la langue parlée de l’autre côté de la frontière dans un café de la rue de la Mélune où l’on boit un stout après la visite rendue aux défunts de la famille, les étangs paisibles de Dikkebus et de Zillebeke, le Mémorial britannique de Ploegsteert érigé en l’honneur de onze mille soldats du Commonwealth sans sépulture tués pendant la Grande Guerre dans la zone de combat de la vallée de la Lys, le musée de Zonnebeke — cinq cent mille morts pour gagner huit kilomètres de terrain pendant la bataille de Passchendaele en 1917! –, Ypres, les champs de bataille, le gaz moutarde, les cent soixante-dix cimetières militaires, la destruction totale de la ville et sa reconstruction à l’identique après la guerre, son histoire médiévale, le beffroi de la Halle aux draps, la fête des chats… les bombardements, l’exode de la population, les récits entendus dans le cadre familial, les histoires transmises, les commémorations récurrentes effectuées au cours des promenades sur les lieux de la mémoire particulière et intime de petites gens qui ont été des acteurs de la grande Histoire, ou qui en sont les descendants…

     Au Sud, des noms à forte résonance affective, la gare et l’ancienne paroisse Saint-Roch, la rue de l’abbé Doudermy, la rue du Travail, la rue de l’Epargne et la rue de l’Avenir, premières promenades de l’enfance pour rendre visite à la famille paternelle, un arrêt parfois sur le chemin pour acheter de l’eau de Cologne à la droguerie du Rond-Point où s’arrêtent les bus avant de continuer vers le centre-ville par la rue Deceuninck, les longues rues sombres et mal éclairées en hiver du général Leclerc et du général Mangin, le quartier de La Choque à La Chapelle d’Armentières, une grotte, une maison amie dans la rue Marle, d’autres maisons accueillantes dans l’impasse de la route nationale près de la voie ferrée, et un peu plus loin, au centre du bourg, la salle de bal du café de la mairie où le père joue de la contrebasse le samedi soir, juste à côté de l’église où il dirige le concert donné par la Philharmonie le jour de la Sainte-Cécile…

     A l’Est, la ligne continue des rues ouvrières et des courées s’étend jusqu’à la commune voisine qui s’est construite, elle aussi, autour de l’industrie textile (les hautes cheminées des usines s’élançaient comme de fins donjons au-dessus des enceintes de briques à l’intérieur desquelles les prolétaires, hommes, femmes et enfants, trimaient dans des conditions proches de l’esclavage!…); les usines ont presque toutes disparu mais certains ateliers ont été reconvertis ou désaffectés avec le souci de conserver quelques traces du passé et de rares cheminées ont ainsi échappé à la destruction, témoins de la puissance dynastique des grandes familles d’industriels qui ont régné sur l’Armentiérois pendant presque deux siècles et dont il ne reste plus que des noms de rues ou de bâtiments publics: Mahieu, Dufour, Hacot, Colombier, Agache… les patronymes résonnent encore dans la mémoire des habitants de la ville et des communes alentour, d’Erquinghem à Pérenchies, sur la route de Lille… la métropole est associée aux grands-parents maternels qui vivent près du cimetière du Sud, rue de l’Arbrisseau, ainsi qu’à l’activité musicale du père, ouvrier d’usine pendant la journée, contrebassiste à l’Opéra de Lille en soirée… le point d’ancrage de la famille se situe sur un axe de quelques centaines de mètres seulement entre Houplines et Armentieres et les différents logements occupés, d’abord dans la cour Deschildre puis au numéro 46 de la rue Curie et au 33 de la rue Auguste et Michel Mahieu; l’église de l’ancienne paroisse du Sacré-Coeur dans laquelle se sont mariés les parents en 1944 et qui a sonné le glas pour leurs funérailles en 1974 et 1980 est interdite d’accès, un projet de requalification de l’ensemble du quartier prévoit de la démolir…

     A l’Ouest, le vent venu de la mer vers laquelle dégringole la plaine flamande souffle des idées de voyage et réveille l’attraction exercée par le mont Cassel, d’où sont originaires les grands-parents maternels… La famille se rend au moins une fois par an sur la côte, à Calais, Dunkerque ou Bray-Dunes, en profitant des tarifs réduits pratiqués par les chemins de fer pendant les beaux jours (souvenir de l’angoisse suscitée par la confrontation avec la monstrueuse masse d’eau remuée par les vagues!). Moins loin, le Mont Noir et le Mont des Cats offrent aussi la possibilité de goûter aux plaisirs de l’été (et au fromage de l’abbaye) en se promenant sur les chemins (découverte, plus tard, des sous-bois couverts de jacinthes). Au retour, on s’arrête parfois pour manger des frites sur la place de Bailleul en écoutant carillonner le beffroi. La petite ville fortifiée de Cassel occupe dans l’imaginaire une place à part. Les portes d’Aire, d’Ypres et de Dunkerque ouvrent à la fois sur la petite histoire familiale et la grande Histoire en donnant accès au café du Messager où est né le grand-père, place Plumer, ainsi qu’au sommet du mont choisi comme site d’état-major par le maréchal Foch pour observer les positions de l’ennemi dans la plaine… Sentiments mêlés suscités par les récits de la grand-mère venue s’installer dans la seule grande chambre de la maison quand elle n’a plus eu de logement… joie communicative de ses évocations du carnaval et des géants Reuze Papa et Reuze Maman au temps heureux de sa jeunesse (ses paroles sont émaillées de mots étranges qui semblent venus d’une langue qui lui a été familière)… une profonde tristesse semble pourtant l’habiter en permanence, accentuée par de longues périodes mutiques… ses non-dits et le silence qu’elle entretient sur la période qui suit la cassure de la Grande guerre laissent apercevoir en creux les drames de son existence, et donnent l’impression troublante d’accéder à une dimension inquiétante de la vie… prise de conscience soudaine de la place occupée par chacun-e de façon irréversible et tragique sur la trajectoire du temps…

Passer la mémoire au tamis

LA REVENANTE

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     A aucun moment elle n’avait décidé de ne plus revenir sur les lieux de son ancienne vie, qui, à l’époque, lui semblaient indissociables d’elle-même. Quand elle avait fermé pour la dernière fois la porte de la maison où elle avait grandi, elle ne savait pas qu’elle n’en franchirait plus jamais le seuil, qu’elle ne ferait plus jamais de courses dans le quartier, qu’elle n’aurait plus jamais l’occasion de flâner dans les rues du centre-ville, qu’elle ne s’amuserait plus de la gestuelle prévisible de la petite troupe d’habitant-e-s qu’elle fréquentait habituellement dans les lieux publics, que s’effacerait aussi autour du coeur battant du territoire de son enfance l’espace plus large de tous les endroits qui en rayonnaient. Elle n’avait rien prémédité. Le fait est qu’elle n’était jamais revenue et qu’il n’y avait plus personne pour éventuellement l’accueillir. Elle était devenue une étrangère. Les habitudes anciennes étaient obsolètes et ne pouvaient plus exister que par un effort de mémoire. Il n’y avait plus de médiation vivante, on ne lui adresserait plus jamais de geste amical de la main pour saluer son retour, elle marcherait dans l’indifférence totale des rues le long desquelles elle avait autrefois tissé une étoffe que l’usure avait fini par consteller de trous… Poser sur quelques-uns d’entre eux le microscope et observer les images qui tentent de s’animer, passer la mémoire au tamis?… Tous les anciens petits métiers avaient disparu. On ne voyait plus depuis longtemps les habitant-e-s sur le seuil de leur maison apporter leurs couteaux au rémouleur, leurs casseroles au rétameur, leurs chaises trouées au rempailleur, leurs matelas de laine au cardeur… Il n’y avait plus de ferrailleur, de chineur, de ramasseur de peaux de lapins, de repasseur, de chiffonnier, de vannier, de cordonnier, de vitrier itinérant, de marchand de charbon, de marchande de lait ou des quatre saisons, de livreur de bière, d’accordeur, de réparateur, de rebouteur, de colporteur… Mais pendant de longues années encore, avant qu’elles ne disparaissent à leur tour faute de repreneur, les gens avaient pu acheter le pain, la viande et les légumes de leurs repas quotidiens dans les boutiques du quartier. On les voyait matin, midi et soir, aller et venir entre l’épicerie, la boucherie, le marchand de légumes et la boulangerie situées tout au plus à seulement quelques centaines de mètres de chez eux. On se croisait, on s’arrêtait, on échangeait des nouvelles. De la périphérie au centre, la ville semblait rester vivante. L’effacement progressif des activités gagnait cependant du terrain. Sur la Grand’Place et dans les rues voisines, plusieurs commerces qui avaient pignon sur rue depuis plus d’un siècle avaient retiré leur enseigne du fronton de leurs prestigieux magasins. Une supérette remplaçait la pâtisserie M., un magasin franchisé de prêt-à-porter la quincaillerie V., un cybercafé l’épicerie fine D., une agence bancaire la librairie H…. Le lèche-vitrines des promenades du week-end se réduisait inexorablement, tandis que l’offre cinématographique était devenue inexistante. Des trois cinémas qui avaient survécu à l’arrivée des complexes dans la périphérie de la métropole régionale, deux avaient été détruits puis remplacés par des immeubles de logements, le troisième tombait en ruine mais n’avait pas été démoli, on lisait encore sur sa façade restée intacte les trois lettres du mot REX.

Présent et passé superposé

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Des carrés de champs, une route, une voie ferrée, au loin le clocher d’une église… une ligne de peupliers, un canal, une écluse… un beffroi qui domine un centre-ville… des piétons immobiles devant des vitrines de magasins… des voitures arrêtées à des feux rouges, des vélos qui zigzaguent… des étals colorés sur la place d’un marché, une foule bigarrée, une ambiance de kermesse… l’envol d’un ballon rouge au bout d’une ficelle tirée par un enfant… la cour d’une maison, un amas de briques, un lilas blanc… une rue de l’Octroi, une rue du Souvenir, une rue des Soupirs… la vitesse des véhicules sur une route nationale… la lenteur d’une péniche entre les berges d’un canal… des rues étroites et sombres, plus claires et plus larges à mesure qu’elles se rapprochent d’un centre… des rues comme des couloirs, des rues-couloirs qui desservent une multitude de portes… un entrelacs de rues parcourues en tous sens par une foule de passants… des portes qui ouvrent ou se ferment sur des lieux publics ou des espaces privés dans un labyrinthe de rues-couloirs… des scènes de rue, des scènes de vie, de la vie dans la ville… un nombre incalculable de pas et d’innombrables portes franchies de rue en rue à travers la ville comme dans un décor de théâtre… des portes en trompe-l’œil, des miroirs, des reflets, des images de reflets, des souvenirs d’images, des reflets de souvenirs, des images de bric et de broc, des souvenirs de briques… l’image de la ligne des toits d’une ville reconnaissable de très loin sur les chemins de campagne à ses nombreuses et très hautes cheminées d’usines de filature et de tissage… l’image de la même ville aplatie et fondue dans le paysage après la disparition de presque toutes les usines et la démolition de leurs cheminées…

     Avoir un peu d’espace, s’évader de l’enfilade des rues-couloirs de la ville, prendre du champ, marcher sur les chemins verts sans l’obstacle systématique d’une chaussée à traverser en guettant le moment propice pour la franchir au milieu du flux de la circulation, contempler le paysage et le ciel sans la barrière des murs qui cachent l’horizon, respirer l’air à pleins poumons sans les relents de gaz ou de diesel lâchés par les pots d’échappement, écouter le silence devenu possible à l’écart de tous les bruits de la ville, s’asseoir sur l’herbe d’un talus et manger tranquillement les tartines de son goûter sans autre invitation ni interdiction, se sentir merveilleusement apaisé-e par le chant des oiseaux, leur laisser quelques miettes pour engager un début de relation, prendre la mesure du temps qui passe en apercevant au loin le clocher de l’église du quartier qui abrite les souvenirs des premières années de l’enfance, apercevoir de l’autre côté le beffroi de la ville où la vie se passe désormais, tirer un trait fictif de l’un à l’autre dans le ciel bleu de ce jour-là, essayer d’entrevoir l’avenir mais pas trop, risque de nuages!…

     Liberté perdue de ce temps perdu dans un espace qui n’existe plus!… Les rues-couloirs ont gagné du terrain. Les friches et les terrains vagues disponibles n’ont pas suffi à épuiser les projets immobiliers que les promoteurs et la municipalité avaient dans leurs cartons. Les faubourgs des communes voisines ont fini par renoncer à garder leurs distances. Les parcelles agricoles qui les séparaient autrefois de la ville se sont couvertes de lotissements ou d’immeubles d’habitation, les quartiers périphériques se sont rejoints. La pression foncière, en mitant la campagne, a peu à peu tissé une nouvelle ville tentaculaire autour de l’agglomération primitive absorbée par les nouveaux quartiers. Des constructions aussi hautes que le beffroi ont fait disparaître le signal emblématique de la ville dans la masse compacte des bâtiments. En se densifiant, la ville s’est épaissie mais a perdu de la verticalité. La mémoire ne reconnaît plus ni ses contours ni le paysage dans lequel elle s’insérait. Les champs ont disparu. Avec eux, les échappées visuelles possibles vers le clocher qui évoque les lieux des premiers souvenirs. La ligne de chemin de fer que suivait le chemin vert a été désaffectée. Plus personne ne marche le long de cette voie en espérant entendre le sifflement d’une locomotive qui annoncerait le passage d’un train de voyageurs. Sur le talus qui séparait le chemin vert d’un fossé, plus personne ne s’arrête pour regarder défiler les wagons de ce train imaginaire et tenter d’apercevoir les bustes à travers les vitres de leurs fenêtres…

Se soustraire au temps

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Les cafés ont l’avantage de rompre l’isolement et d’ouvrir sur le monde tout en préservant l’intimité et le besoin de rester seul ou en compagnie de quelques personnes choisies avec lesquelles on se sent bien. L’espace du guéridon ou de la table, carrée, rectangulaire, métallique, en bois ou en plastique, peu importe, est un territoire à lui tout seul. Son périmètre est une frontière. Chacun le sait et respecte le territoire voisin. Au comptoir, le client n’est pas le même que dans la salle. Pressé, il avale son petit noir en quelques secondes, alcoolique, il préfère rester près de la bouteille pour que le verre vide se remplisse plus vite, bavard, il engage la conversation avec le cafetier, tourne la tête à droite et à gauche, se retourne, s’adresse à la cantonade… Dans la salle, le client solitaire lit son journal ou fait des mots croisés, d’autres arrivent en groupe et se manifestent bruyamment. Les habitué-e-s de la catégorie des client-e-s solitaires au long cours qui s’installent durablement choisissent toujours la même table et se troublent — micro-drame!… — quand elle est occupée, la préfèrent loin de la porte pour échapper aux courants d’air et suffisamment à l’écart pour mettre de la distance entre soi et les autres, mais à proximité d’une fenêtre de façon à profiter de la lumière du jour et du spectacle de la rue. Le temps, alors, se modifie. Sa perception s’allonge et s’allège…

     Les séjours dans la cour, à l’ombre du lilas, procuraient cette sensation agréable de se soustraire au temps, en se racontant, ou non, des histoires. Quand les mains étaient fatiguées de manier le burin et le marteau, elles s’arrêtaient d’elles-mêmes et l’oreille devenait attentive au bruissement des feuilles légèrement agitées par la brise. Tous les sens étaient en éveil, tandis que les pensées se concentraient sur le mystère blanc des fleurs du lilas triple. Pour se dégourdir les jambes, le chemin sur lequel ouvrait au fond de la cour une petite barrière vermoulue donnait accès à un petit (?) paradis qu’il était loisible d’explorer à l’infini. Petites pierres, cailloux, lézards et coccinelles, libellules, sauterelles, insectes et vers de terre, pissenlits, pâquerettes, boutons d’or, petites herbes au centre du chemin, grandes herbes sur les bords mêlées à des orties ou à des chardons qui, avec quelques guêpes, rendaient le paradis plus difficile d’accès, le chemin était un univers à part entière et faisait oublier le reste du monde… Mais on y faisait parfois aussi des rencontres. Un garçon à vélo passait en se moquant, la petite voisine qui venait d’emménager dans la maison neuve située en face de la cour regardait devant elle d’un air perdu…

     Mon ancienneté sur les lieux était toute relative car je n’avais pas vu les bulldozers déclarer la guerre aux monticules du terrain vague, je ne les avais pas vus avancer comme des chars en écrasant tout sur leur passage… La famille avait d’abord habité à Houplines, à deux rues de l’école Jean Jacob, qu’il était possible d’apercevoir de notre maison, au-delà des jardins ouvriers. Comme je n’avais pas changé d’école et que je retrouvais les lieux de mon ancienne vie presque chaque jour, je ne me sentais pas vraiment dépaysée. La césure était moins spatiale que temporelle. Le déménagement m’avait révélé à quel point j’avais grandi. J’avais laissé derrière moi les années de la toute petite enfance, je n’étais plus exactement la même. Cette variation de la perception de mon identité était troublante. Je découvrais que j’avais des souvenirs confus de réalités devenues inaccessibles, comme une petite vieille… les dessins et la couleur d’un carrelage enfermés dans une maison dont nous n’avions plus la clé, le sol cimenté de la courette sur lequel j’avais ramassé de la neige pour la première fois, une petite cabane que je m’étais fabriqué avec deux bouts de bois, la silhouette de ma mère penchée sur une pile de linge dans la cuisine, les stalactites de glace qu’elle avait décrochés de la gouttière pour que je les admire de près (surprise et déception de les voir fondre si vite entre les mains)…

     Le chemin vers l’école était désormais plus long mais passait à proximité d’une friche qu’il était tentant de traverser pour diminuer le trajet. Un panneau mettait pourtant en garde contre le risque de chute dans des excavations cachées par les herbes et contre de possibles éboulis à l’intérieur d’une vieille fabrique désaffectée qui tombait en ruine. Un ancien atelier éclairé par une verrière trouée accueillait les gamins aventureux. Des poulies encore accrochées à des poutres métalliques grimaçaient comme des têtes de gargouilles. L’épaisseur de la couche de poussière qui recouvrait de vieux métiers abandonnés donnait une idée de ce que pouvait être l’éternité, tandis que leurs rouages compliqués déclenchaient des rêveries sans fin qui faisaient le charme et le mystère du lieu… En plein soleil, la vieille bâtisse avait presque l’air inoffensif. On venait y jouer et les garçons du quartier pêchaient de tout petits poissons, des épénoques, dans des bacs rongés par la rouille qui retenaient l’eau de pluie. Mais à la tombée de la nuit, la vapeur blanche qui montait du sol, le silence interrompu par des bruits d’origine obscure et des craquements divers, le vol noir et lourd des hiboux qui s’envolaient du conduit des cheminées, donnaient souvent la chair de poule, et l’appréhension d’un face à face avec des êtres maléfiques faisait préférer le long détour par les rues de la ville…

     Souffle du train entre les barrières abaissées du passage à niveau qui traverse la route nationale, rugissement des moteurs dans la file des voitures au moment où elles redémarrent, bruit métallique du loquet soulevé pour ouvrir le portillon, grincement des gonds, léger frisson quand les pieds se posent sur les rails, les vibrations du convoi sont encore perceptibles!… La ville est menaçante, la vie dépend en permanence d’une erreur d’évaluation, d’une faute d’inattention!… Klaxons, panneaux, flèches, clous pour traverser, feu rouge, feu vert, signaux de toutes sortes pour codifier une mise en scène chorégraphique millimétrée qui n’accorde qu’un temps bref et précis à chaque geste de l’automobiliste, du cycliste, du piéton, du marchand des quatre saisons, du livreur, du dépanneur ou du déménageur, chacun à son tour, s’il-vous-plaît, dans le respect des règles et de la discipline!… Ballet permanent de la circulation, coups de sifflet, gestuelle en gants blancs, jouer le jeu, jouer, happer les images et les sons, entendre, voir, sentir et s’arrêter de respirer devant un autobus qui ouvre ses portes en dégageant une odeur de diesel, tenter de se boucher les oreilles au passage d’une mobylette pétaradante, discerner le chuintement de la roue d’un cycliste sur le macadam lisse, s’amuser du cliquetis des bouteilles de bière brinquebalantes sur les pavés inégaux, se laisser surprendre par le calme presque religieux et la fraîcheur d’église du magasin de légumes, s’étonner du vocabulaire étrange utilisé par le marchand pour répondre aux clientes, voir surgir les jardins maraîchers des mots qu’il prononce, ressentir l’effet bienfaisant de ce havre de paix bucolique, admirer la profusion et la beauté des cueillettes, s’abîmer dans la contemplation des différentes variétés de légumes secs contenus dans de grands sacs de jute qui débordent sur le sol, les imaginer dans la cale d’un navire, se prendre pour un mousse, un marin ou plutôt un capitaine de vaisseau, se laisser enivrer par l’odeur des épices, donner l’ordre de larguer les amarres et de hisser les voiles, prendre le large, cap sur les Indes!…

     Au loin, les boutons bien astiqués de la vareuse du vieux marinier Nestor resplendissent et envoient des reflets, il fume la pipe devant chez lui. Les portes des maisons sont ouvertes, il fait beau, c’est l’été. Une voisine a changé de trottoir pour s’installer du côté ensoleillé. Elle épie les faits et gestes de chacun tout en tricotant. Quand on rentre des courses ou de l’école, en fin d’après-midi, l’alignement des chaises contre les façades accueille presque tous les habitants de la rue! On les salue un à un avant de rentrer chez soi, même si les sacs sont lourds et les pensées rêveuses… Impossible de ne pas admirer la Vespa du grand Bruno qui tire sur une cigarette pendant que sa sœur prend un bain de soleil (elle déplace son siège à chaque fois que l’ombre avance) ! Leur petit frère joue au ballon et se fait réprimander parce qu’il vise dans les pieds, les tricots ou les journaux… Souvent, une discussion s’amorce entre les personnes assises et celles qui passent. On demande aux enfants s’ils ont bien travaillé à l’école et s’ils ont été sages, aux adultes si leur santé est bonne et si toute la famille va bien. Tout le monde parle à voix haute, mais certains plus fort que d’autres. Des plaisanteries sont lancées à la cantonade, les rires se partagent…

Collision du passé contre le présent

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Il fallait prendre un raccourci. On disait que l’endroit pouvait être dangereux. Il y avait encore tellement de friches! Elle avait entendu parler d’un théâtre. Les habitants de la ville s’y rendaient avant la guerre, mais laquelle?… Un premier théâtre avait peut-être été démoli puis reconstruit entre les deux guerres avant d’être de nouveau démoli et jamais plus reconstruit par la suite. Il aurait été remplacé par un autre bâtiment public, sans doute la poste principale située entre la piscine et la gare, ou la piscine elle-même, mais il lui semblait que celle-ci était ancienne, la municipalité socialiste avait été l’une des premières à doter la ville d’un équipement de bains-douches avec un bassin de natation, le théâtre devait pourtant se trouver dans ce secteur, il aurait été pilonné par les bombardements comme toutes les constructions situées près de la gare, en laissant un trou béant… Elle en avait entendu parler autrefois et conservait dans sa mémoire l’empreinte de paroles prononcées d’un ton si particulier qu’elles avaient ouvert en elle une sorte de brèche et laissé durablement une impression étrange… Imaginer le public monter les marches d’un théâtre qui n’existe plus, croire entendre le brouhaha des conversations de jadis et le grincement des fauteuils, puis les trois coups, faire le geste de lever la tête vers les dorures du plafond et le grand lustre au moment où il s’éteint, ce saut dans un passé qui n’était pas le sien mais celui des générations précédentes lui avait été rendu possible au cinéma, à un âge où elle n’avait pas encore eu l’occasion d’assister à une représentation théâtrale, et quand elle se redressait sur son siège pour mieux apercevoir l’écran ou se contorsionnait pour faufiler son regard dans les interstices laissés libres par le dos trop large des adultes placés devant elle, les salles de cinéma de son enfance lui avaient donné une idée de ce que pouvait être le théâtre. Mais, paradoxalement, le Théâtre de la Ville n’avait sans doute pas été reconstruit après la guerre parce que les petites salles de cinéma essaimées dans la commune l’avaient rendu inutile et obsolète…

     Un goût d’aventure, des peurs enfantines et l’audace de braver des interdits, une masure devant laquelle il fallait passer en courant pour échapper à la colère d’une vieille femme à la réputation de sorcière enveloppée dans de longs cheveux blancs qui volaient au vent, les traces de pas gluantes sur les chemins boueux rendus glissants par la pluie, les ombres qui s’allongeaient sur le sol à la tombée du jour et que le soleil découpait comme des figurines, le théâtre de la vie se déroulait comme sur une scène, côté cour ou côté rue, et aussi sur les chemins de traverse. Côté cour, le travail était gigantesque et durerait des siècles! Elle avait vu les saisons se succéder sur le tas de briques, brûlantes sous le soleil, glacées par le gel, noyées par les orages… Les averses les faisaient miroiter et la neige les faisait disparaître. Une douceur blanche arrondissait les arêtes et métamorphosait l’aspect des ruines, dont l’amoncellement ne semblait plus provenir de la démolition d’une vieille cheminée d’usine mais du saccage d’un château-fort après le siège d’une armée ennemie. Le seigneur avait été fait prisonnier, il fallait le délivrer, le jeu pouvait durer des heures… Le jeu se jouait dans la tête plus que dans la cour et l’histoire imaginée continuait souvent de s’inventer derrière la vitre de la cuisine ruisselante de pluie, au son du clapotis des gouttes contre les carreaux de la fenêtre et des glouglous de l’eau qui s’écoulait dans le caniveau…

     Bruits de vaisselle par la fenêtre ouverte, paroles presque chuchotées, une voix tonitruante s’élève soudain, un journaliste commente les informations avec autorité, on vient d’allumer la radio pour les écouter, elles sont suivies d’une publicité pour un shampoing — Dop Dop Dop! — et maintenant c’est toc toc toc! une porte claque, un appel à peine audible venant de la rue passe par dessus le toit et atterrit dans la cour, on entend nettement le ronronnement d’un vélomoteur puis c’est le silence, rompu par le tic tic régulier du burin qui décolle de la brique les restes de ciment, ou par le bang d’un avion qui passe le mur du son très haut dans le ciel, la rêverie prend l’air et se perd dans les airs, la ménagère dans la cuisine se met à fredonner un air connu, sans doute une chanson d’Edith Piaf, un moineau pépie au bord du toit, tout est calme… mais voici le vrombissement agaçant d’une mouche ou d’une abeille, il faut se défendre, se lever et la pourchasser, bruit mat du burin qui tombe sur la terre battue, la brique en cours de nettoyage se casse, poussière rouge sur les mains, les bras font des moulinets, cavalcade et son des trompettes, les renforts mettent l’armée ennemie en déroute, nouvelle salve, le son de la trompette s’est rapproché, le marchand de glaces s’arrête d’abord à l’entrée de la rue puis vers le milieu et vers la fin, il arrive à la hauteur de la maison, on n’en achète pas, c’est trop cher, les mouches seront moins tentées de venir nous harceler…

     Le temps se dérègle, l’orage gronde, la caméra, ou plutôt le projecteur qui diffuse le film sur l’écran intérieur de la protagoniste se détraque, les images sautent ou se succèdent à un rythme saccadé qui empêche de voir clairement ce qu’elles devraient montrer, les yeux saisissent néanmoins un détail et s’embuent, le coeur se serre, le corps s’affole, la raison cherche à reprendre les commandes, on recule, on met à distance, on ne regarde que de très loin, on risque de nouveau un oeil sur le détail surgi dans la mémoire, collision du passé contre le présent, dérapage incontrôlé faute de conjugaison possible au temps composé de la présence-absence, tout se passait pourtant bien, les souvenirs se rangeaient sans histoires dans les tiroirs de la mémoire, mais une collusion d’images et de sons a déclenché de façon inattendue la trappe à émotion, une mouche a bourdonné, un marchand de glaces a klaxonné, on a appelé l’enfant dans la cour, la voix a traversé l’espace-temps, l’enfant l’a entendue à l’autre bout de sa vie, si réelle et familière qu’elle en a été bouleversée, et d’autres souvenirs associés ont ressurgi, l’inquiétude de la voix, les visites inhabituelles de certaines personnes, elle savait tout cela bien évidemment, comment aurait-elle pu l’oublier?… mais elle avait gommé les faits, arrondi les angles, atténué ou supprimé certains traits de son paysage mental, restés pourtant enfouis au plus profond de sa mémoire et qui ressortaient subitement à l’air libre, comme après une fouille archéologique…

     Ruines, décombres, briques, odeur de poussière, pièce close jamais aérée dans laquelle finissait de vivre une vieille femme qui restait muette devant les visiteurs du dimanche, tristesse du monde tout entière ramassée dans la pénombre de cette chambre qui ressemblait à un tombeau, soulagement de se retrouver dans la rue et de sentir le vent dans les cheveux, la solidité du sol sous les pas, la chaleur d’une main pour continuer ensemble le chemin, miettes restées dans la bouche d’un sablé mal dégluti que la politesse avait obligé de prélever dans une assiette grise où devait séjourner, entre deux visites, une poignée de biscuits bon marché sortis d’une boîte en carton qui avait pris l’humidité, pluie bienvenue pour laver le visage et les yeux de ce qu’ils avaient vu, désir d’opacité entre le monde et soi, rideau, la pièce est trop mal engagée!… La nuit tombe vite en hiver et la lumière pingre des réverbères éclaire mal les pieds qui avancent lentement sur le trottoir. Les vitrines des magasins trouent agréablement l’obscurité en proposant aux passants le spectacle distrayant et gratuit de leurs étalages. Au loin, en se rapprochant de la Grand’Place, on entend les flonflons d’un manège. La famille entrera probablement dans un café. L’atmosphère chaleureuse du lieu chassera les pensées sombres, le goût de moisissure du sablé cédera la place à la saveur amère de la bière qui accompagnera un cornet de frites. Demain sera un autre jour…

Une lente remontée des sensations autrefois ressenties

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     Le retour serait une lente remontée des sensations autrefois ressenties, chacune d’elles suscitant une émotion partielle qui en réveillerait d’autres… L’ancienne ligne de bus entre la métropole et la ville a disparu, il semblerait cependant qu’une compagnie privée assure une fois par semaine pour deux euros seulement une liaison identique depuis le musée des Beaux-Arts ou la Préfecture, vers Saint-André et Lomme, en longeant la Deûle et la Citadelle sur quelques centaines de mètres… Attendre? Préférer le train?… Les navettes ferroviaires sont fréquentes, la décision peut se prendre à tout moment. Le trajet ne durerait qu’une quinzaine de minutes pendant lesquelles le contournement de la cité lilloise par le Sud et la remontée jusqu’à Lambersart avant une petite course à travers champs jusqu’à Pérenchies en prélude à la trajectoire finale qui mènerait aux abords de la ville natale, offriraient une vue panoramique sur des lieux qui avaient été d’une importance déterminante mais dont l’accès semblait avoir été mystérieusement interdit… Les rails qui se déploient en sortant de la gare vers Fives et le Mont de Terre amorceraient un lent virage mais le bâtiment emblématique de la Foire Internationale de Lille — démoli — n’apparaîtrait pas dans la courbure; les lettres géantes qui en surmontaient le toit et qui, autrefois, se détachaient en rouge et brillaient dans la nuit comme un signal au moment d’arriver au port après de grands voyages, ont été effacées… le sentiment de rentrer chez soi, privé de ses anciens supports, serait donc d’emblée altéré?… Le petit train continuerait la boucle commencée en se glissant sous l’autoroute du Nord dans la direction de Ronchin et passerait non loin du lycée Faidherbe et du Jardin des plantes où nichent des souvenirs d’émotions adolescentes, mais où sont aussi malheureusement embusqués des souvenirs funestes d’événements dramatiques… La remontée dans le couloir du temps se poursuivrait sur l’axe des voies de circulation qui coupent le quartier de Lille-Sud du reste de la ville, et le souvenir des confidences maternelles (trop rares) reviendrait en mémoire; elle allait souvent travailler à pied pour économiser le prix du tramway… souvenir de ce moment où elle se souvenait elle-même de ce trajet interminable qui la conduisait de la rue de l’Arbrisseau où elle habitait jusqu’à l’atelier de confection qui l’employait rue Neuve ou rue de Béthune!… souvenirs en abyme d’une silhouette qui longe le mur lugubre de l’immense cimetière du Sud et s’engage dans la longue rue du Faubourg des Postes qui devient rue des Postes en quittant le quartier périphérique pour pénétrer dans le cœur de la ville!… avancer avec la silhouette à la cadence de ses pas, entendre leur martèlement dans la nuit avant le lever du jour, sentir sa respiration décélérer un peu dans la rue Solférino à l’approche du Théâtre Sébastopol, choisir avec elle la rue Léon Gambetta plutôt que la rue d’Inkermann pour déboucher boulevard de la Liberté, traverser devant le Palais des Beaux-Arts, atteindre la place Richebé, guetter une pendule dans un café, pousser un soupir de soulagement, voler quelques minutes de répit en regardant une ou deux vitrines, se décider à franchir la porte de l’atelier!… Vite, passer vite devant le CHU et les mauvais souvenirs… Le petit train franchirait la Deûle à Haubourdin en jetant un pont vers d’autres souvenirs lointains d’amitiés paisibles et de moments festifs, avant de remonter vers la ville de Lambersart (inscrite comme lieu de naissance sur la carte d’identité maternelle et importante à ce titre, mais sans autres attaches que ces quelques syllabes associées à une date qui témoignent du début d’une existence) et de s’élancer vers Pérenchies. Ah, la route vers Pérenchies!… C’était un peu la route du père, l’un des endroits où il se rendait en Solex, le soir, après sa journée de travail à l’usine, pour donner des leçons ou faire répéter les membres d’une société de musique… Tous les trains ne s’arrêtent pas à Pérenchies, il faudrait choisir un horaire qui prévoie cette étape, un jour de soleil, car la fin du parcours, à huit ou neuf kilomètres de la destination finale, pourrait se faire à pied… En sortant de la gare et en prenant la direction de l’Epinette, il y aurait très vite, à trois ou quatre cents mètres, une rue portant le nom d’un membre de la dynastie Agache, Édouard… qui avait fait du village de Pérenchies la petite capitale de briques de son empire linier, et pendant un bon kilomètre, jusqu’au chemin de l’Oris, les rues aligneraient sur chaque trottoir de petites maisons ouvrières mitoyennes… Le chemin suivrait la voie ferrée à droite et serait encore bordé de maisons pendant une centaine de mètres sur le côté gauche, mais après le passage à niveau, sur le chemin de la Cœuillerie, le tissu urbain cèderait complètement la place à la terre agricole et la séparation serait nette. Le pas ralentirait mais le cœur battrait un peu plus vite, un sentiment étrange apparu au début du voyage, de joie et de tristesse mêlées, prendrait de l’ampleur, et le regard chercherait déjà au loin ce qu’il pourrait reconnaître… Après le hameau de la rue de la Bleue, le chemin de l’Epinette apparaîtrait en ligne droite à travers les champs comme une invitation à parcourir les derniers kilomètres qui assureraient la jonction avec la vie ancienne… Les promenades, les parties de pêche et les jeux d’aventure se faisaient le plus souvent dans un triangle dont la base allait du bas de la rue des Murets au chemin du Pont Ballot, les petits côtés se rejoignant à l’angle de la rue d’Hespel et de la rue Victor Hugo… La mémoire libèrerait des images, les souvenirs deviendraient plus précis, les premières maisons du hameau de l’Epinette déclencheraient un nouveau flot de réminiscences, l’air résonnerait de paroles complètement oubliées, encore quelques mètres et ce serait la ferme, le cœur alors se serrerait un peu trop fort… mais le chant des alouettes réveillerait les sentiments tout neufs de l’enfance, et les raisons qui avaient rendu le retour impossible, à l’inverse, s’effaceraient… Après un moment d’hésitation car le chemin de terre pris autrefois aurait disparu, la progression se poursuivrait à travers champs, le blé ne serait pas encore très haut, il serait possible d’avancer au jugé dans les sillons laissés par les roues des tracteurs jusqu’au chemin du Pilori et de continuer par le Pavé de La Chapelle, au carrefour de la D945… Un grand parc d’activités industrielles et commerciales brouillerait tous les repères, il faudrait le traverser ou le contourner par le sentier de Lille jusqu’à des jardins maraîchers, éviter sur la gauche un lotissement inconnu et prendre à droite un chemin de terre qui rejoindrait la rue du Bas Chemin, suivre celle-ci jusqu’au bas de la rue des Murets, accomplir la jonction…

Film interdit sur écran intérieur

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

(suite)

     Les cafés ont l’avantage de rompre l’isolement et d’ouvrir sur le monde tout en préservant l’intimité et le besoin de rester seul ou en compagnie de quelques personnes choisies avec lesquelles on se sent bien. L’espace du guéridon ou de la table, carrée, rectangulaire, métallique, en bois ou en plastique, peu importe, est un territoire à lui tout seul. Son périmètre est une frontière. Chacun le sait et respecte le territoire voisin. Au comptoir, le client n’est pas le même que dans la salle. Pressé, il avale son petit noir en quelques secondes, alcoolique, il préfère rester près de la bouteille pour que le verre vide se remplisse plus vite, bavard, il engage la conversation avec le cafetier, tourne la tête à droite et à gauche, se retourne, s’adresse à la cantonade… Dans la salle, le client solitaire lit son journal ou fait des mots croisés, d’autres arrivent en groupe et se manifestent bruyamment. Les habitué-e-s de la catégorie des client-e-s solitaires au long cours qui s’installent durablement choisissent toujours la même table et se troublent — micro-drame!… — quand elle est occupée, la préfèrent loin de la porte pour échapper aux courants d’air et suffisamment à l’écart pour mettre de la distance entre soi et les autres, mais à proximité d’une fenêtre de façon à profiter de la lumière du jour et du spectacle de la rue. Le temps, alors, se modifie. Sa perception s’allonge et s’allège…

     Les séjours dans la cour, à l’ombre du lilas, procuraient cette sensation agréable de se soustraire au temps, en se racontant, ou non, des histoires. Quand les mains étaient fatiguées de manier le burin et le marteau, elles s’arrêtaient d’elles-mêmes et l’oreille devenait attentive au bruissement des feuilles légèrement agitées par la brise. Tous les sens étaient en éveil, tandis que les pensées se concentraient sur le mystère blanc des fleurs du lilas triple. Pour se dégourdir les jambes, le chemin sur lequel ouvrait au fond de la cour une petite barrière vermoulue donnait accès à un petit (?) paradis qu’il était loisible d’explorer à l’infini. Petites pierres, cailloux, lézards et coccinelles, libellules, sauterelles, insectes et vers de terre, pissenlits, pâquerettes, boutons d’or, petites herbes au centre du chemin, grandes herbes sur les bords mêlées à des orties ou à des chardons qui, avec quelques guêpes, rendaient le paradis plus difficile d’accès, le chemin était un univers à part entière et faisait oublier le reste du monde… Mais on y faisait parfois aussi des rencontres. Un garçon à vélo passait en se moquant, la petite voisine qui venait d’emménager dans la maison neuve située en face de la cour regardait devant elle d’un air perdu…

     Mon ancienneté sur les lieux était toute relative car je n’avais pas vu les bulldozers déclarer la guerre aux monticules du terrain vague, je ne les avais pas vus avancer comme des chars en écrasant tout sur leur passage… La famille avait d’abord habité à Houplines, à deux rues de l’école Jean Jacob, qu’il était possible d’apercevoir de notre maison, au-delà des jardins ouvriers. Comme je n’avais pas changé d’école et que je retrouvais les lieux de mon ancienne vie presque chaque jour, je ne me sentais pas vraiment dépaysée. La césure était moins spatiale que temporelle. Le déménagement m’avait révélé à quel point j’avais grandi. J’avais laissé derrière moi les années de la toute petite enfance, je n’étais plus exactement la même. Cette variation de la perception de mon identité était troublante. Je découvrais que j’avais des souvenirs confus de réalités devenues inaccessibles, comme une petite vieille… les dessins et la couleur d’un carrelage enfermés dans une maison dont nous n’avions plus la clé, le sol cimenté de la courette sur lequel j’avais ramassé de la neige pour la première fois, une petite cabane que je m’étais fabriqué avec deux bouts de bois, la silhouette de ma mère penchée sur une pile de linge dans la cuisine, les stalactites de glace qu’elle avait décrochés de la gouttière pour que je les admire de près (surprise et déception de les voir fondre si vite entre les mains)…

     Le chemin vers l’école était désormais plus long mais passait à proximité d’une friche qu’il était tentant de traverser pour diminuer le trajet. Un panneau mettait pourtant en garde contre le risque de chute dans des excavations cachées par les herbes et contre de possibles éboulis à l’intérieur d’une vieille fabrique désaffectée qui tombait en ruine. Un ancien atelier éclairé par une verrière trouée accueillait les gamins aventureux. Des poulies encore accrochées à des poutres métalliques grimaçaient comme des têtes de gargouilles. L’épaisseur de la couche de poussière qui recouvrait de vieux métiers abandonnés donnait une idée de ce que pouvait être l’éternité, tandis que leurs rouages compliqués déclenchaient des rêveries sans fin qui faisaient le charme et le mystère du lieu… En plein soleil, la vieille bâtisse avait presque l’air inoffensif. On venait y jouer et les garçons du quartier pêchaient de tout petits poissons, des épénoques, dans des bacs rongés par la rouille qui retenaient l’eau de pluie. Mais à la tombée de la nuit, la vapeur blanche qui montait du sol, le silence interrompu par des bruits d’origine obscure et des craquements divers, le vol noir et lourd des hiboux qui s’envolaient du conduit des cheminées, donnaient souvent la chair de poule, et l’appréhension d’un face à face avec des êtres maléfiques faisait préférer le long détour par les rues de la ville…

     Souffle du train entre les barrières abaissées du passage à niveau qui traverse la route nationale, rugissement des moteurs dans la file des voitures au moment où elles redémarrent, bruit métallique du loquet soulevé pour ouvrir le portillon, grincement des gonds, léger frisson quand les pieds se posent sur les rails, les vibrations du convoi sont encore perceptibles!… La ville est menaçante, la vie dépend en permanence d’une erreur d’évaluation, d’une faute d’inattention!… Klaxons, panneaux, flèches, clous pour traverser, feu rouge, feu vert, signaux de toutes sortes pour codifier une mise en scène chorégraphique millimétrée qui n’accorde qu’un temps bref et précis à chaque geste de l’automobiliste, du cycliste, du piéton, du marchand des quatre saisons, du livreur, du dépanneur ou du déménageur, chacun à son tour, s’il-vous-plaît, dans le respect des règles et de la discipline!… Ballet permanent de la circulation, coups de sifflet, gestuelle en gants blancs, jouer le jeu, jouer, happer les images et les sons, entendre, voir, sentir et s’arrêter de respirer devant un autobus qui ouvre ses portes en dégageant une odeur de diesel, tenter de se boucher les oreilles au passage d’une mobylette pétaradante, discerner le chuintement de la roue d’un cycliste sur le macadam lisse, s’amuser du cliquetis des bouteilles de bière brinquebalantes sur les pavés inégaux, se laisser surprendre par le calme presque religieux et la fraîcheur d’église du magasin de légumes, s’étonner du vocabulaire étrange utilisé par le marchand pour répondre aux clientes, voir surgir les jardins maraîchers des mots qu’il prononce, ressentir l’effet bienfaisant de ce havre de paix bucolique, admirer la profusion et la beauté des cueillettes, s’abîmer dans la contemplation des différentes variétés de légumes secs contenus dans de grands sacs de jute qui débordent sur le sol, les imaginer dans la cale d’un navire, se prendre pour un mousse, un marin ou plutôt un capitaine de vaisseau, se laisser enivrer par l’odeur des épices, donner l’ordre de larguer les amarres et de hisser les voiles, prendre le large, cap sur les Indes!…

     Au loin, les boutons bien astiqués de la vareuse du vieux marinier Nestor resplendissent et envoient des reflets, il fume la pipe devant chez lui. Les portes des maisons sont ouvertes, il fait beau, c’est l’été. Une voisine a changé de trottoir pour s’installer du côté ensoleillé. Elle épie les faits et gestes de chacun tout en tricotant. Quand on rentre des courses ou de l’école, en fin d’après-midi, l’alignement des chaises contre les façades accueille presque tous les habitants de la rue! On les salue un à un avant de rentrer chez soi, même si les sacs sont lourds et les pensées rêveuses… Impossible de ne pas admirer la Vespa du grand Bruno qui tire sur une cigarette pendant que sa sœur prend un bain de soleil (elle déplace son siège à chaque fois que l’ombre avance) ! Leur petit frère joue au ballon et se fait réprimander parce qu’il vise dans les pieds, les tricots ou les journaux… Souvent, une discussion s’amorce entre les personnes assises et celles qui passent. On demande aux enfants s’ils ont bien travaillé à l’école et s’ils ont été sages, aux adultes si leur santé est bonne et si toute la famille va bien. Tout le monde parle à voix haute, mais certains plus fort que d’autres. Des plaisanteries sont lancées à la cantonade, les rires se partagent…

Un peu de pub!

Tenir…

(Récit en cours d’écriture)

     Écrire le paragraphe précédent m’a pris exactement trois jours. Le décalage est total entre la violence des émotions qui me secouent et la retenue à laquelle je m’oblige dans la rédaction de ce récit… La vérité est que ma mémoire me repasse en boucle des scènes atroces et que je ne le supporte pas… J’utilise les mots comme rempart, chacun d’eux est un bouclier que j’utilise pour me protéger d’une réalité monstrueuse… Luc a mille fois raison, je n’ai jamais fait que fuir et me mentir, mais ce qui était inconséquent hier devient aujourd’hui pour moi une nécessité pour ne pas m’effondrer… Luc fuit à sa façon dans une agressivité contagieuse qui devient préoccupante. Hier, il s’en est pris à Louis parce qu’il ne supporte plus de l’entendre jouer du piano. Il a brandi sa hache en menaçant de briser l’instrument pour en faire du bois de chauffage. Louis en est malade. Sans son piano, il pourrait devenir fou, ou se suicider… Pour tenir, nous essayons de nous tenir et de nous retenir, de nous supporter, de nous aimer un peu aussi, de nous tenir entre nos bras, de surmonter l’angoisse de notre impuissance par des gestes qui sont dans la continuité de notre histoire humaine, malgré tout… malgré toute l’horreur traversée… Nous sentons avec effroi monter en nous les pires instincts… Personne n’est sûr de la victoire contre ces poussées de bestialité, la lutte est sans relâche… Je préférerais me donner la mort plutôt que d’y céder, mais de quelle façon? Nous n’avons pas d’armes à feu, je n’ai pas découvert de falaise du haut de laquelle il serait possible de se jeter, et nos poisons sont inoffensifs… Je pourrais prendre le parti de quitter la communauté, d’aller me perdre dans les environs en marchant droit devant moi jusqu’à l’épuisement, et de hâter la fin en me coupant les veines avec un couteau affûté que j’aurais subtilisé… Cette possibilité de mettre un terme au cauchemar que nous sommes en train de vivre m’est de plus en plus présente à l’esprit, comme si je m’y habituais doucement… À quoi, à qui penserais-je alors?… J’emporterais ce bout d’étoffe qui me vient de mon enfance et que j’ai toujours gardé au fond de mes sacs successifs comme un talisman qui me protégerait de tout… Et je ferais comme les petits enfants qui ont peur de la nuit… Je le serrerais contre mon cœur… en oubliant que je meurs…

     Ecrit depuis l’avenir

     2064

L’escalier

  Ce texte est ma contribution n°5 à l’atelier d’hiver de François Bon

     Nous sommes des dizaines de petits corps qui se pressent les uns contre les autres dans ce grand escalier qui nous conduit au-dessus de nous-mêmes, là-haut, dans l’univers des grandes personnes dont la tâche est de nous expliquer le monde en se mettant à notre portée, petites tables et petites chaises, l’univers des classes, je suis dans la plus petite, je viens de l’école maternelle, pas de bien loin, une porte presque à côté, il n’y avait pas d’escalier, ici, tout est différent, plus grand, plus inquiétant, la voix intimidante de la directrice nous commande de nous calmer et de faire moins de bruit en montant ou en descendant, selon l’heure de la journée, cet escalier imposant qui bifurque au moins trois fois avant de déboucher sur un long corridor… aujourd’hui, c’est la première fois, je m’en souviendrai toute ma vie, quelques instants seulement et puis toute une vie, comme c’est étrange, le temps que nous passons à vivre, je ne m’y ferai jamais à ce grand escalier de la vie qu’il faut sans cesse monter ou descendre, monter, descendre… aujourd’hui, c’est-à-dire maintenant, pas l’aujourd’hui de l’autrefois quand pour la première fois je montais cet escalier qui me conduisait dans la classe du cours préparatoire, aujourd’hui, c’est-à-dire en ce moment, un moment d’écriture qui me fait arpenter l’espace de ma vie avec ses hauts et ses bas, aujourd’hui, je descends l’escalier de mon existence et j’ai un peu peur comme au tout début… mais comme ce jour-là, quand pour la première fois je m’élevais péniblement vers les hauteurs du savoir auquel l’école avait pour mission de nous faire accéder, il y a si longtemps que je devrais l’avoir oublié,  j’essaie de ne pas avoir peur…  on entendait le martèlement de nos pas sur les marches, nous comme un troupeau, où étaient les chiens de berger?… la directrice de l’école élevait la voix comme pour nous emmener vers des cimes insoupçonnables, et ses ordres cherchaient à canaliser notre poussée désordonnée entre le mur et la rampe… je me sentais bousculée, ballotée, prise dans une nasse, je ne voyais rien au-delà des corps qui m’entouraient de toute part au risque de m’étouffer, mes jambes se pliaient et se dépliaient mécaniquement pour monter les marches comme si j’étais devenue une marionnette dont on tire les ficelles ou comme si les mouvements de mes voisines (l’école de l’époque n’était pas mixte!) me propulsaient en avant sans que je le veuille, je regardais mes pieds par peur de trébucher, si je tombais, la foule de mes semblables pouvait me piétiner à tout moment! L’expression de mon visage était peut-être celle d’un personnage de Munch, j’imagine à distance mon visage effrayé et les cris qui ne parvenaient pas à sortir de ma gorge… La montée est périlleuse et les secondes interminables, il faut gagner notre statut de grandes et nous armer de courage pour affronter les épreuves qui ne manquent pas de nous attendre quand nous aurons franchi le palier et traversé le corridor pour atteindre notre classe, nous avons laissé pour toujours derrière nous, au bas de l’escalier, nos enfances innocentes (nous sommes sur la Terre depuis si peu de temps!), nous devons apprendre à vivre et la tâche est terrifiante, je ne me sens pas à la hauteur… Je ne me sentirai jamais à la hauteur… J’éprouve le sentiment étrange de ne jamais avoir quitté cet escalier, d’être restée entre deux mondes, de ne rien avoir appris, de ne pas avoir réussi à mériter le monde idéal qui nous avait été promis si nous étions bien sages, de vivre un mauvais rêve, de ne plus pouvoir descendre mais d’être incapable de monter…

Eau-forte

Ce texte est ma contribution n°3 à l’atelier d’hiver de François Bon (suite…)

Le « monstre doux »

(fiction en cours d’écriture)

     Certes, chez nous, on ne coupait pas les têtes comme en Arabie saoudite. Le monstre totalitaire avait pris une apparence tellement inoffensive que s’en prendre à lui disqualifiait d’office, dans les démocraties occidentales, l’auteur-e de la moindre critique, qui passait, au choix, pour un-e fo(lle)u dangereux, un-e gauchiste invétéré-e, ou un-e terroriste en puissance!

     Raffaele Simone, dans Le monstre doux, publié en 2010, avait démonté le mécanisme du projet de la droite conquérante de l’époque, qui consistait à faciliter l’expansion de la consommation et du divertissement pour instaurer une nouvelle forme de domination prophétisée par Alexis de Tocqueville dans son livre De la démocratie en Amérique. Elle s’ingérerait jusque dans la vie privée des citoyens, développant un autoritarisme « plus étendu et plus doux », qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter ». Ce nouveau pouvoir, pour lequel « les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent pas », transformerait les citoyens qui se sont battus pour la liberté en « une foule innombrable d’hommes semblables (…) qui tournent sans repos pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, (…) où chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée des autres ». Isolés, tout à leur distraction, concentrés sur leurs intérêts immédiats, incapables de s’associer pour résister, ces hommes remettent alors leur destinée à « un pouvoir immense et tutélaire qui se charge d’assurer leur jouissance (…) et ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance. Ce pouvoir aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il pourvoit à leur sécurité (…) facilite leurs plaisirs (…) Il ne brise pas les volontés mais il les amollit (…), il éteint, il hébète ». Raffaele Simone pensait que la prophétie d’Alexis de Tocqueville était en train de se réaliser et que l’Italie de l’époque, avec Silvio Berlusconi, en était devenue le prototype abouti.

     Ecrit depuis l’avenir

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14 fois vers le même objet

   Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

1

     J’ai devant les yeux un objet absent imaginaire de forme rectangulaire… comme si la mémoire, comme si la ré-présentation était impossible… et pourtant, dans ce cadre rectangulaire inexistant ou abstrait ou virtuel, scintillent comme des appels d’air, des appels à l’écriture…

2

     L’objet absent, ce rectangle… rectangle blanc de la tablette où s’inscrit le noir de l’écriture… mes velléités d’écriture s’inscrivent en négatif dans le cadre rectangulaire d’un objet réel, une tablette numérique, qui me renvoie le souvenir des ardoises disparues de mon enfance, dont le fond noir recevait les signes blancs que je traçais à la craie…

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     Le printemps qui revient n’est jamais le même, l’enfance révolue a disparu, les jours anciens ne reviendront pas… mon temps, le temps humain, n’est pas cyclique… sur mon ardoise imaginaire, je vois une flèche blanche… curseur du temps… comme au cinéma, j’aperçois déjà le clap de FIN…

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     Les lignes de l’écriture s’enroulent et se déroulent, s’effacent ou se gravent à l’encre virtuelle sur l’écran blanc de la tablette… tentent de se faufiler entre les fils emmêlés des lourds écheveaux de souvenirs… fragments de mémoire agglutinés dans l’épaisseur du temps… où l’étoupe étouffe les mots avant qu’ils ne parviennent à se former à la surface…

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     De tous les objets anciens que j’ai tenus entre les mains, il ne me reste donc que cette matrice… la forme idéale d’un rectangle, mère des réminiscences venues du plus lointain de mon passé… forme de mes cahiers d’écolière et de mon premier livre de lecture, des premières cartes à jouer, des premières images… forme de la toile cirée qui recouvrait la table familiale… je savais qu’elle était superposée aux plus anciennes et que leur épaisseur retenait dans ses strates la mémoire de notre histoire… plus tard, sous l’effet d’un élargissement sidérant du monde qui s’ouvrait à moi mais que je ne pouvais plus contenir dans l’espace restreint de mes mains écartées, forme de l’écran des trois cinémas de la ville où mes parents m’emmenaient parfois voir des films qui n’étaient pas de mon âge…

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     Comme au cinéma, ma tablette, cette ardoise magique, laisse apparaître ou disparaître les mots, les sons et les images… sur l’écran scintillant, je vois ou j’imagine le présent absent et le passé présent… le temps recomposé… ma vie décomposée…

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     Le monde se recréait à la pointe des plumes Sergent-Major crissant sur le papier mat des cahiers de brouillon, ou glissant sur le papier brillant des beaux cahiers du jour qui recevaient nos chefs-d’œuvre… le monde continue de s’écrire à la pointe extrême de l’instant, sous la pression de nos doigts qui tapotent désormais les touches virtuelles de claviers représentés par une image…

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     Imaginer chaque impact de nos stylos sur le papier, chaque point de contact de nos doigts sur les claviers, impulsant un rayonnement électrique qui serait à l’origine d’une formation étoilée, très loin, par-delà les galaxies visibles… penser aux pans de vie engloutis dans les trous noirs de la mémoire… entre les espaces blancs de l’écriture tournoient des univers perdus…

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     Plages, pages d’écriture… le cadre reste rectangulaire, mais, aujourd’hui, il n’existe plus de limite au bas de la page… le bord n’est qu’apparent… l’écriture s’enfonce à l’infini vers les abysses… si le fond de la piscine n’est jamais atteint, il est toutefois possible, en cliquant sur la barre qui balise l’espace vertical illimité de la page, de remonter vers les hauteurs…

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     Penchée sur la page  toujours neuve, je passe le plus clair de mon temps à en scruter la surface, guettant les surgissements imprévisibles des lettres… la page est comme le lac dans lequel, enfant, j’ai failli me noyer… sa substance est trompeuse, l’appui n’est pas solide…

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     La page est un étrange objet… l’étrangeté de la page est démultipliée par la tablette numérique… légère, elle ne pèse pas dans le creux de mon corps qui l’accueille… et il est rassurant d’appuyer les doigts au repos sur les bords de son cadre… aussi plate que les ardoises de mon enfance, son format l’apparente aux fins cahiers qui ont reçu mes premiers essais d’écriture…

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     Pouvoir de l’encre sur la page blanche, quand je voyais mes premières phrases avancer sur la page comme des vagues, avec le sentiment quasi religieux d’assister à la création du monde… pouvoir démultiplié de la tablette qui ajoute à l’écriture  les couleurs et les formes des images, leurs mouvements, la musique des sons et des voix…

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     La page promettait déjà l’universel et l’éternel… elle attirait vers elle en les transformant en lignes d’écriture  les ficelles des marionnettes ligotées à l’intérieur de nous, et propulsait nos véritables personnes à la lumière…

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     Les lignes d’écriture se continuent aujourd’hui du même geste, augmenté des pouvoirs de la tablette… les pages virtuelles se déroulent comme un papyrus ou de vieux parchemins dans le cadre rectangulaire de l’écran numérique… le haut et le bas qui autrefois se touchaient dans le rouleau refermé se rejoignent aujourd’hui d’un seul clic sur une commande de permutation qui permet le retour instantané vers le premier ou le dernier mot, l’alpha ou l’oméga… la page virtuelle est un esquif dans l’océan du web… elle est portée par des vagues de liens connectés à l’immense du monde… sa surface est agitée par la houle de ces mêmes liens qu’elle porte autant qu’ils la portent… ma tablette interconnectée fait de moi un être de réseau… dans l’eau glissante que ses bords encadrent…

Un délire bien construit

   

      Ce qu’il nous semblait malgré tout être un délire (qui n’excluait pas la manipulation) était bien construit. Martin disait que la mort tragique de ses parents tombés tous les deux alors qu’ils accomplissaient une mission mandatée par les plus hautes autorités de l’Etat lui avait ouvert les portes des institutions les plus prestigieuses. Il aurait été recueilli par la famille d’un grand administrateur qui avait un fils du même âge, Walter, auprès duquel, en totale complicité (il mourait d’angoisse aujourd’hui depuis sa disparition), il aurait vécu une enfance heureuse, une adolescence sans problème grave, seulement les petites histoires classiques de cet âge où l’on veut conquérir sa place dans le monde des adultes. Tous deux auraient fait de brillantes études qui les destinaient à occuper des fonctions importantes au sommet de l’Etat. De quel pays s’agissait-il? Jean-François Dutour sommait Martin de le nommer, de le situer sur une carte. Notre affabulateur détournait la tête, levait une main vers le ciel, fermait les yeux, plissait le front, haussait les épaules, se recroquevillait sur sa chaise, finissait par murmurer qu’il ne dirait rien de plus, qu’il n’avait pas, qu’il n’avait plus confiance… Jean-François tapait du poing sur la table, s’étranglait de rage – on tournait en rond, ce n’était plus possible! – et finissait par l’envoyer réfléchir pendant quelques jours au cachot.

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     Ecrit depuis l’avenir

A(e)ncrages

Vases communicants du 3 juin 2016

     Les Vases communicants sont des échanges croisés de textes et d’images entre sites ou blogs, qui ont lieu chaque premier vendredi du mois. Imaginés par François Bon (Tiers Livre) et Jérôme Denis (Scriptopolis), ils ont pendant longtemps été animés et coordonnés par Brigitte Célerier, puis Angèle Casanova et Marie-Noëlle Bertrand ont pris le relais. Je leur exprime ma reconnaissance pour ces plages d’expression qui nous sont ainsi offertes, et je remercie aussi Marlen Sauvage qui m’a si gentiment proposé de mettre aujourd’hui en commun les souvenirs et les émotions que nous inspire le Nord de notre enfance…

***

Le Cateau-Cambresis

      Mes souvenirs les plus lointains du Nord paternel me ramènent là, à la « petite maison jaune », ainsi l’appelais-je enfant, celle de ma grand-mère et qui, de jaune, n’avait que le papier peint de la cuisine et le mobilier en formica… A cette table jaune je restais assise devant mon assiette, mâchant le morceau de viande ou de poisson que je ne parvenais jamais à terminer. Et c’est une voix bien timbrée qui me parvient encore à travers le temps pour m’inciter à manger ce qu’alors j’avais tant de difficulté à avaler. Chaque fois que le crémier passait dans la rue, klaxonnant pour prévenir de sa venue, ma grand-mère préparait pour moi « un petit bossu » dont je me régalais, une cuillerée de beurre jaune d’or déposée sur un morceau de pain. Et de ses mains aux veines bosselées sous la peau fine, elle pétrissait la pâte de la tarte au sucre, chaque dimanche ; les mêmes mains remontaient de la cave deux fois par jour le seau à charbon destiné à la cuisinière… La voix claire de ma grand-mère aux yeux bleus. Elle et son accent chantant, son sourire doux qu’accompagnait, paupières baissées, un léger haussement d’épaules. Mon père, unique garçon de la fratrie de quatre, l’appelait « ma Mère du Nord », et c’est avec une grande émotion que j’ai découvert récemment le livre ainsi intitulé de Jean-Louis Fournier. Elle fut ma confidente. A huit ans, quand les seins me poussaient et que je m’en inquiétais ; à quinze, quand rebelle à tout, j’envisageais de partir en mission en Afrique ou ailleurs ; à dix-huit ans, quand je lui avouais mon premier grand amour… Ma figure du Nord, mon ancre familiale dans ce coin de pays, c’est elle, Eugénie, ma grand-mère catésienne.

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     Il paraît que mon enfance s’est déroulée dans les Hauts de France… mes souvenirs en seraient-ils rehaussés?… Mon Nord n’était ni haut ni grand, je n’ai pas grandi dans le grand Nord, simplement dans le Nord. Mon or était noirci par les fumées d’usine et la poussière de charbon. Les gens ne faisaient pas de tralalas, mais dans la simplicité de leur quotidien, ils avaient plutôt fière allure. C’était d’ailleurs la devise de la ville où je suis née: Pauvre mais fière…

     La seule montagne un peu haute vue de mes yeux vue dès l’âge de six ans parce que ma grand-mère maternelle y habitait, était le mont Casselcassel-13613_w600

     Il domine la plaine flamande à cent mètres d’altitude. Sinon, le pays était plat. Je l’arpentais à pied de long en large au cours de mes trajets pour aller à l’école ou faire les courses, mes observations étaient toutes concordantes.

     L’été, nous passions une journée à la mer, il fallait se lever très tôt le matin pour rejoindre un point de ralliement où attendait un autocar spécialement affrété pour des familles comme la nôtre. Le car puait le gasoil, les enfants avaient envie de vomir. Mon père nous emmenait aussi parfois à la pêche à dix ou quinze kilomètres de la maison, il nous faisait monter dans un bus normal qui nous déposait en pleine campagne, puis nous parcourions à pied les derniers kilomètres en portant son attirail. Plus tard, en participant à des colonies de vacances, j’ai découvert la Bretagne, la Normandie et le massif central. Comme les marins, je faisais l’expérience de la nostalgie, j’avais hâte de retrouver mon port d’attache… Je pouvais voyager sans le quitter, à l’école, en me laissant guider par les cartes de géographie étalées sur les murs de la classe, mais nous n’avions pas le droit de désigner les lieux par leur position haute ou basse, il fallait dire Nord ou Sud, j’aimais bien dire Nord…

     Le plat pays se reflétait dans l’immensité du ciel, la liberté du regard était sans limites, mes pensées s’étiraient au-delà de ce qu’il était possible d’imaginer, j’avais l’air un peu dans la lune, je ne collais pas bien avec ce que l’on attendait de moi sur la Terre, le Nord me donnait des ailes…

     J’étais à peine sortie de l’enfance, ce jour-là, il n’était pas écrit que je ne reviendrais jamais, la porte que j’ai refermée pour la dernière fois ne se doutait de rien, j’ai perdu le Nord sans m’en rendre compte… Des forces centrifuges ont fait de moi une transfuge involontaire,  des tourbillons cycloniques m’ont précipitée dans un exil définitif, la nostalgie expérimentée pendant mes séjours en colonies de vacances n’était rien à côté de mes futures souffrances… La vie est animée de vents violents qui balayent tout sur leur passage… faut-il qu’il m’en souvienne?… Le deuil de l’enfance est impossible… Comment accepter d’anticiper la mort, de mourir à ses rêves, de renoncer aux grands horizons, de ne plus regarder le ciel?…

     L’or de mon enfance est là-haut, dans le Nord, au milieu des nuages….

***

     Aucun souvenir quotidien pour moi du Nord et de sa géographie, sauf quelques paysages, quelques balades dans le bocage de l’Avesnois, à Fresnoy-le-Grand ; dans le parc de la ville de Matisse

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                                                                                   qui était celle de ma grand-mère ; le long de la Selle, la rivière affluent de l’Escaut, et l’impasse du même nom où vit encore une tante paternelle. Du Nord, de « mon » Nord, ce Hainaut qui serait un Sud pour les habitants de Dunkerque, rien d’autre que des personnes, un accent, une atmosphère, une idée de la famille. Une émotion liée à la gentillesse, la convivialité, la simplicité de celles et ceux qui vivaient si loin de nous, les exilés du Sud de la France. Une ville au ciel bas souvent, des cités aux maisons en brique rouge, et j’aurai dit le lieu commun. Mais une filature aussi, celle de Auguste et Charles Seydoux qui au Cateau-Cambrésis – comme l’on dit maintenant – dès le milieu du dix-neuvième siècle, embauchait les ouvriers des environs, et parmi eux ces fileuses ou dévideuses, ces tisserands qui se succèdent dans ma généalogie. Une église et son beffroi Renaissance, dont le carillon résonna si longtemps dans ma mémoire de gamine, et la gare avec ses trains à vapeur dont les roues crissaient et perçaient les tympans. Je me souviens bien sûr des étendues plates à perte de vue, à l’horizon heurté parfois par un terril, lors de nos virées estivales dans la voiture paternelle. J’entends encore mon père dire son amour pour toute cette planéité, et la chanson de Brel forcément émouvante venait me convaincre de la force d’un tel paysage. Je préférais pourtant les montagnes du Sud et le Ventoux visible de ma chambre, mais je me taisais.

     Caudry, Cambrai, Valenciennes, Landrecies, Le Pommereuil, Denain, Bohain-en-Vermandois… les noms des villes dont résonne mon enfance. Associées souvent à un prénom, à une histoire, un drame peut-être, comme celui de l’été 1967 où une tornade dévasta le Pommereuil, sinistré à cent pour cent… Ou celui de la tante Alphonsine, veuve trop tôt de Maurice – l’oncle à jamais inconnu – et qui toujours nous offrait des guimauves enrobées de chocolat au lait, au goût un peu métallique de la boîte en fer qui les contenait. D’autres noms depuis des années chantent mon Nord familier, qui loin de se limiter à ce département, descend vers l’Aisne, court à l’est vers Froid-Chapelle où s’étend la province de Hainaut, cette part devenue belge en 1830, puis Mons où nous nous promenions certains dimanches de vacances, alors que passer la frontière restait encore un événement.

     J’ai vécu dans le Nord de l’âge de trois à six ans, au Cateau chez ma grand-mère, puis à Lille, avec mes parents cette fois. Mes plus anciens souvenirs datent de cette toute première vie d’enfant, alors que nos parents nous avaient confiées durant un an, ma sœur aînée et moi, à ma grand-mère veuve elle aussi, et à sa plus jeune fille. C’est ce Nord et son climat rude, son patois de la rue (car ma grand-mère ne le parlait pas), son accent rugueux, ce Nord où je découvrais pour la première fois toute petite fille la neige, m’exclamant que le sucre tombait du ciel, c’est ce Nord-là qui contient toute ma nostalgie.

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     Avant de les jeter, de les donner ou de les disperser, d’autres que moi avaient trié les objets de la maison où j’avais passé mon enfance… d’autres que moi avaient eu le pouvoir de maintenir ou d’annihiler l’existence matérielle d’une partie de mes souvenirs… pendant un court instant, sans le savoir, d’autres que moi  avaient tenu entre leurs mains la possibilité de ma mémoire… Or, dans le tiroir d’une grosse armoire vermoulue, au grenier, il me semblait bien avoir un jour entreposé deux ou trois albums et autant de livres que j’avais particulièrement aimés. Bien après la césure entre ma vie d’avant et celle d’après les événements douloureux qui m’avaient privée de tout ancrage familial, le désir m’a saisie, devenu impossible à satisfaire, de les palper, de m’abîmer dans la contemplation de leur couverture, de les ouvrir enfin et de les relire dans l’espoir, sans doute, de retrouver les sensations que j’avais éprouvées en les feuilletant pour la première fois… Il s’agissait de mes premières lectures, des histoires enfantines, des contes… En l’absence de support matériel, ma mémoire ne peut que rassembler ses seules forces pour essayer de ramener à l’air libre les sentiments qui m’animaient alors en tournant les pages! Les émotions refoulées pendant si longtemps semblent étrangement se bousculer dans une sorte de sas qui serait comme un préambule à leur expression?… Mon tout premier livre d’enfant fut un cadeau inestimable, inespéré… Il était composé de grandes illustrations qui montraient des personnages d’une incroyable beauté dans de somptueux châteaux où, malheureusement, dans le tréfonds des salles obscures, se cachaient des gens malfaisants qui fomentaient la perte des princes… Mon regard faisait la navette entre les images colorées et le petit texte austère qui en donnait la clé. La lecture des mots était un dévoilement, le monde sensible venait à moi en m’offrant les armes de sa compréhension, que l’apprentissage des lettres et de leurs combinaisons avait commencé de me rendre accessible!… L’émerveillement ressenti était complexe. Le monde était surprenant, mais son décodage n’était pas moins admirable. S’y mêlaient des sentiments de gratitude pour la personne qui m’avait offert ce premier livre (je ne sais plus qui ni à quelle occasion)… J’ignorais les mystères de ma naissance, je crois que mes premières lectures en étaient l’équivalent. Je garde au fond de moi l’impression indélébile d’avoir vu le jour en déchiffrant les mots que je lisais pour la première fois. Mon ancrage est un encrage. Et la rage de lire puis d’écrire m’a finalement procuré la force de vivre…

     Il y a si longtemps… Aujourd’hui, 27 mai 2016, j’apprends par la radio que le publicitaire Jean-Claude Decaux vient de mourir et, grâce à son hagiographie diffusée sur les ondes, qu’il a révolutionné l’art de l’affichage… Me reviennent en mémoire les inscriptions peintes en lettres immenses sur le mur d’une maison  située en face de celle où habitait ma grand-mère paternelle, morte quand j’avais six ans… DU BO DU BON DUBONNET!… Ces mots sont parmi les tout premiers que j’ai déchiffrés. A leur côté était dessinée une bouteille de vin gigantesque… avait-elle les vertus de la dive bouteille?…

     La maison de ma grand-mère se trouvait dans le quartier Saint-Roch, tout près de la gare d’Armentières, devant les lignes du chemin de fer, cible de bombardements pendant les deux guerres mondiales. L’église de ce quartier, détruite puis reconstruite à deux reprises, n’existe plus, elle a été rasée récemment parce que sa rénovation aurait été inutile (il n’y a plus de fidèles) et trop onéreuse. Que reste-t-il de nos souvenirs?… Quelques images, des mots, une couleur?… Quand il ne reste plus rien, au milieu des feuilles mortes, que le souffle du vent qui les emporte, se fait parfois entendre un petit air résistant et moqueur, qui réveille la sensation bien vivante, quand on a eu cette chance, d’avoir et/ou d’avoir été aimé… illumination soudaine dans la nuit des souvenirs, petite flamme vacillante qui maintient en vie, aimantation d’une boussole orientée vers le Nord…

***

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     Comme pour vous, Françoise, mes premières expériences de lecture appartiennent au Nord… A ces lointains souvenirs et cette école du Cateau – 22, rue Auguste Seydoux – où déjà ma plus jeune tante, Josiane, gardienne de mes mots, de mes pleurs et de mes joies, avait découvert les livres. Le temps aura passé pour que je réalise que Matisse dont j’aimais très tôt les couleurs, les peintures, les collages, était originaire de cette ville aimée, qu’un lien secret me liait à lui, car c’était ce même Matisse qui avait demandé à peindre le portrait de Josiane, l’adolescente farouche aux yeux noirs, ma seconde maman. « J’ai les yeux bleus comme toi » lui affirmais-je à trois ans. Elle ne démentait pas. Dans ses yeux, ne voyais-je pas le ciel abandonné au-delà de la Méditerranée, sous lequel vivait ma mère, partie rejoindre mon père ? Et dans les peintures de Matisse, ne retrouvais-je pas le soleil et les couleurs perdues de la Méditerranée, « le plus bleu des bleus » que le peintre évoquait ? J’aimais la chaleur de ses tons orange et ce fut une évidence pour moi, au moment de l’adolescence et loin de toute analyse, que la terre [était] bleue comme ce fruit.

     Mon Nord se pare de ces couleurs, de ces bleus profonds, de ces aplats ensoleillés. De sa fenêtre je vois la mer, les odalisques, les femmes alanguies et les autres, Algériennes toutes de bleu vêtues… Je suis une fille du Sud, mais mon cœur est au nord. Jamais ne l’ai abandonné. Malgré les détours de la vie, mes pensées filent droit vers lui. En moi se réconcilient les deux pôles.

     Sans doute l’amour reçu, donné, alors que nous étions enfants, dans notre Nord à chacune, explique-t-il cet attachement à une région plutôt qu’une autre… Quand le vide creusé par l’absence d’une mère laissait toute sa place au froid, les petits cœurs gelés se réfugiaient dans la main affectueuse d’une grand-mère. Quand la nuit s’avançait pour délivrer ses cauchemars, le bonbon de sucre rose qu’Eugénie avait déposé sur le chevet compensait les paroles rassurantes que l’on espérait en vain. Pour moi, l’aiguille toujours pointe vers le Nord quand l’enfance se réveille.

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Le joueur initial

par ALAIN KEWES, A l’oeil nu – Revue Décharge n° 167- septembre 2015

De Françoise Gérard, on avait bien aimé Le dernier mot d’elle paru en 2003. Elle revient ici avec un récit constitué de petites touches de souvenirs d’enfance et d’adolescence, reliées entre elles par l’image du jokari, ce jeu auquel la narratrice aimait s’adonner, enfant, dans les rues de la petite ville du nord où elle a grandi. Le jokari, c’est l’art de se projeter dans le monde, l’art d’être au centre et d’aller voir ailleurs si l’on y est, l’art d’élargir l’espace autour de soi, à mesure que passent les années, de la maison à l’école, de l’école au collège, au lycée, à la fac, ajoutant chaque fois quelques kilomètres. La construction de ce récit fragmenté est d’ailleurs très topologique, véritable géométrie autobiographique : « ma vie s’était organisée en compartiments (…) j’avais à ma disposition la base d’un triangle dont les sommets pouvaient être notés par les points A, H et L. J’aimais marcher le long du petit côté AH quand je revenais de L. » A chaque instant la narratrice prend soin de se situer dans un espace quadrillé de rues, paysage pauvre sans être miséreux, dans lequel sa vie a été une série de trajectoires, de force centripète (de la banlieue vers le centre-ville), d’explorations non dénuées de risques, comme la balle du jokari se prend parfois dans un élément du décor dont il faut aller la décrocher. Car si, autre jeu, la narratrice aurait adoré avoir cette machine à faire des bulles avec de l’eau et du savon, ces bulles qui s’élèvent et s’échappent, l’accessoire aura toujours paru « trop cher pour ce que c’est » à ses parents. Un patchwork habile, original et sensible, dont la fin n’oublie pas de résoudre l’énigme du titre: pourquoi LE joueur initial?

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La Chambre d’échos

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Le joueur initial

Le joueur initial est disponible chez l’éditeur et sera en librairie à partir du 3 septembre.

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Le joueur initial au Marché de la poésie

           Du 10 au 14 juin, La Chambre d’échos (stand n° 113) vous invite à choisir dans les allées du Marché de la poésie vos lectures d’été (poésie, romans, récits, nouvelles…)

Trois nouveautés, quelques rééditions :
•  Françoise Gérard, Le joueur initial
•  Jacques Prévert, Vignette pour les vignerons
•  Jean Pierre Rochat, Journal amoureux d’un boucher de campagne
•  Jean Pierre Renault, Une enfance abandonnée
•  Françoise Gérard, Le dernier mot d’elle
•  Jean Pierre Rochat, Le berger sans étoiles
•  Jean Pierre Rochat, Hécatombe

Place St Sulpice, Paris 6e
mercredi de 14h à 21h30, jeudi jusqu’au samedi de 11h30 à 21h30 et dimanche de 11h30 à 20h

La Chambre d’échos | 23, impasse Mousset | 75012 Paris tél. : 01 44 74 04 01
www.lachambredechos.com | contact@lachambredechos.com

Nouvelle édition 2015

LeDernierMot_ 2015

La Chambre d’échos