couleur

Poussière d’étoile

     Théâtre… le père n’est pas seulement un ouvrier d’usine qui rentre à la maison pour le repas de midi, les vêtements recouverts d’une fine poussière de fibres textiles, chaque soir, il se rend au théâtre… le mot brille comme une étoile… elle ne sait encore ni lire ni écrire… c’est la fête de l’école maternelle… elle a été choisie pour chanter sur une estrade devant tout le monde… la vue plongeante sur le public la laisse sans voix… le père enduit son archet de colophane… le mot est diaphane… la mère ramasse de la neige dans la cour et cueille des stalactites… éblouissement… le père est en habit de musicien, chef de la philharmonie de la commune, il est coiffé d’un képi comme un général… elle est assise sur l’une des chaises prévues pour le public autour du kiosque à musique, elle parle un peu trop fort, on la gronde… elle peint en noir, vert et roux l’intérieur des formes proposées par la maîtresse, un merle, un crocodile, un écureuil… leur donner de la couleur et de l’épaisseur, sentir qu’ils prennent vie sous ses doigts… dans le casier de sa petite table d’écolière, elle a glissé les grandes feuilles d’un vieux répertoire rapporté de l’usine par son père… elle y écrit ses premiers mots… tout en haut de la première feuille, elle a inscrit THÉÂTRE… François croyait la connaître comme sa poche, mais il ne trouverait pas son refuge… elle ne répondait plus à ses appels téléphoniques, SMS, courriels… la petite fille qu’elle avait été se rappelait au bon souvenir d’Élise en lui décochant des regards inquiets… qu’avait-elle fait de sa vie?… que lui arrivait-il?… elle avait l’impression de vaciller sur ses bases… elle continuait de télétravailler comme si de rien n’était, ses collègues ne se doutaient de rien… François avait dû alerter quelques amis proches, auxquels elle ne répondait pas non plus… par sécurité, elle avait désactivé les fonctions de localisation de tous ses appareils numériques… même un logiciel espion ne pourrait pas la situer avec précision, son père seul pouvait deviner sa cachette… mais il n’était pas sûr qu’elle résiste longtemps à la sensation de claustrophobie qui commençait de lui serrer le cœur… elle était seule, bien seule, dans ce lieu improbable, oublié dans un repli de l’espace-temps, habité par des fantômes qui tentaient de revenir à la surface de leur histoire en se mêlant à ceux, familiers, qui peuplaient sa propre mémoire… elle devenait fantomatique, elle aussi, et voyait se déployer autour d’elle une multitude d’Élise qui se ressemblaient sans être identiques, venues de tous les âges de sa vie, accompagnées des fantômes de ses proches qui se multipliaient, eux aussi, au fur et à mesure que la mémoire les appelait… les yeux verts de François surplombaient la scène avec incrédulité… elle sentait son regard la transpercer… elle tentait d’ignorer les silhouettes du couple qu’ils avaient formé dès leur plus tendre enfance, laissait remonter les souvenirs dont il était absent… il lui fallait peut-être découvrir une vérité qui lui était propre, redécouvrir sa véritable identité?… la foule des fantômes ricanait… nous sommes la vérité… nous sommes tous ce que tu es… en la faisant glisser vers le gouffre de leur inexistence…

A suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Voyages

Atelier d’été Tiers Livre 2019

     Trains en gare files de wagons rangées de fenêtres où se penchent les voyageurs suites d’images brouillées par la vitesse la vie défile les jours se traversent comme le paysage et la nuit veilleur où en est la nuit la nuit dense la nuit profonde quand le voyage doit durer jusqu’au bout de la nuit et que de faibles lueurs renseignent le guetteur sur l’arrivée du jour fermer les yeux voir en soi des soleils se laisser emporter par le souffle de la locomotive toute puissante sursauter à chaque coup de sifflet déchirant au moment d’une arrivée en gare où en est le voyage est-ce ici qu’il faut descendre le paysage défile mais le voyageur ignore où il se trouve peut-être ici mais peut-être là comment savoir à qui demander à quel contrôleur à quel cinéaste qui est l’auteur du scénario les fenêtres du wagon se suivent comme sur la pellicule d’un film le voyageur se voit en négatif sans doute au terminus dans une grande salle de projection sans doute a-t-on le droit de visionner la totalité du film en technicolor et en trois dimensions et des scènes de vie éparses sans lien entre elles sont alors restituées peut-être même restaurées comme on le dit d’une pellicule abîmée des scènes ratées du passé se trouveraient ainsi remplacées par des scènes réussies le voyageur rêve le voyageur revoit les moments de sa vie mis en scène comme dans un film il se voit acteur sur un grand écran blanc qui se barbouille de lumière derrière les projecteurs derrière une fenêtre derrière les rideaux d’une fenêtre il regarde tomber la pluie ou la neige il est dans une chambre ou dans un grenier il ne fait que regarder lui l’acteur du film il regarde comme un simple spectateur sans doute est-ce la raison d’être de sa vie regarder contempler consigner à défaut de co-signer le scénario n’est pas de lui tout au plus essaie-t-il de changer une virgule une image un son le regard qui le relie aux gens aux choses est sans doute le fil directeur de sa vie aussi loin qu’il se souvienne les souvenirs apparaissent toujours à travers une vitre son regard traverse les vitres comme pour atteindre un point obscur à travers déjà les vitres de l’étroite fenêtre de la petite maison de briques qui abritait son enfance à travers aussi les lucarnes des chambres meublées de sa première vie d’adulte il n’a pas cessé de contempler la nuit le front collé aux carreaux de suivre des yeux la cavalcade des nuages éclairés par la lune se demandant alors qu’il n’en était qu’à l’aube de sa vie si la fin de la nuit si la fin du voyage était pour bientôt il se souvient qu’il rêvait de trains en gare ou de voyages en train il s’agissait peut-être de cauchemars de l’autre côté de la vitre ou de la vie une silhouette qu’il reconnaissait être la sienne était condamnée à une immobilité perpétuelle de voyageur éternel debout dans le couloir d’un wagon ou assis sur une banquette séparé de la nuit par l’écran d’une vitre qui projetait le reflet de son visage dans la nuit la nuit la nuit la nuit

     Abandon du      corps      couché sur le côté   droit   le      regard      ne recherche   et ne fuit      rien      le        regard        regarde      il suit des lignes   des formes   et des couleurs     l’espace      est      immense      dans les      limites      du cadre    étroit    que la   posture   du      corps      impose   au      regard      ici      c’est le    rêve.   au    sommet    d’une    maison    le      corps      est couché    dans un            grenier      minuscule      sous   l’arête   du       toit       le      regard      va et vient      le long   d’une partie   de la    poutre    brune   qui soutient le    toit    elle est   veinée   craquelée   solide   le      corps      immobile    prend sa    solidité      désire   lui   ressembler   les   pentes du       toit       ont des allures de    tente    une chute    de    neige    a forcé de      bivouaquer       le sommet du K2       n’est pas loin   le      corps      s’y propulsera   ou     plongera   dans le        vide     tout à l’heure    maintenant    sous le       toit       du monde     il suffit     de le    penser    en laissant le      regard      errer     à travers    l’immensité      contenue   dans le   cadre      étroit      de la        lucarne        la     poutre     brune   a pris l’importance d’une         clé de voûte         par  la      lucarne      le    regard      aperçoit la     nuit     sous la       voûte du ciel       l’une des deux parties    vitrées    de la          lucarne       a glissé   dans l’encadrement de    zinc    le      corps      désire    conserver   son      immobilité      de     plomb     il frissonne        comme l’eau ridée d’un lac    à cause du filet d’air frais      qui s’infiltre    par la    faille   de la      lucarne      des alvéoles   claires   tachent   le plancher   sombre   du      grenier      à la base du morceau de    vitre    qui s’est déplacé      une    érosion    a commencé…

     Je ne suis pas dans le présent, je n’ai jamais eu de présence, je suis un personnage de rêve, je mène une vie de rêve, je rêve ma vie et je vis mes rêves, je confonds le jour et la nuit, je ne sais pas si je dors, parfois je sors, je sors d’une rêverie pour entrer dans un rêve, je suis souvent dans la lune, j’aime m’évader, le rêve est une fenêtre, on ne peut pas interdire le rêve, je rêve comme je respire, on ne peut pas m’interdire de respirer, il faudrait que j’expire, si je ne rêvais plus je serais morte, je ne suis pas présente au présent mais je ne suis pas morte, je rêve parce que je vis, mes rêves sont vivants, le réel est souvent décevant, mes rêves sont plus réels que le réel, je suis moi-même irréelle, je ne vis pas au réel présent mais au présent absent, je me dissous dans le temps, ma vie est dissolue, je voudrais bien l’absolution, la recomposition, la fabrication d’un livre qui relierait les fragments, je voudrais savoir lire, avoir un sixième sens, passer de l’autre côté du miroir, imaginer des merveilles, les écrire, les dessiner, m’amuser, oublier le monde tel qu’il ne me va pas, recréer l’Univers comme il me plairait, je sais que je suis née puisque j’existe mais la naissance est un grand moment d’absence, la mort non plus on ne s’en souvient pas, entre les deux la vie passe comme dans un rêve, je suis présente à la vie de mes rêves, je vis au présent dans mon rêve, je suis active et je fais tout ce que je veux dans mon rêve, le rêve est une occupation sans limite, le rêve est un élan qui s’étend à l’infini comme le ciel ou la mer, je me laisse absorber indéfiniment par la contemplation des nuages ou des vagues, mes yeux sont rivés sur l’horizon de mes rêves, le temps de mes rêves ne se conjugue ni au présent, ni au passé, ni au futur, je rêve dans une sorte de présent perpétuel, ce n’est pas une punition mais un état très agréable, le réel est punitif, les activités obligées de la vie quotidienne je les accomplis en rêvant, je m’abstrais du réel autant que je le peux, la vraie vie est ailleurs, ma vie, ma vie n’est pas à l’endroit où l’on me voit, les gens ignorent tout de moi, ils croient parfois me tenir entre leurs mains mais ils n’ont que du sable entre les doigts, je fuis le réel, je m’échappe, je m’évade, je ne supporte pas la prison du réel, je suis une rebelle perpétuelle, je lutte aussi contre moi-même, je voudrais me fondre dans le paysage mais ses angles sont coupants, je voudrais m’en tenir à mes rêves mais les cauchemars me rattrapent, je voudrais avoir la paix mais on me déclare la guerre, je ne sais pas me défendre mais on me tient en joue, je fais un pas de côté mais je me tords le pied, je suis née mais je vais mourir, je n’aime pas la solitude mais je suis seule, je n’aime pas me battre mais je milite, je voudrais dormir mais je suis toujours en éveil, je voudrais…

     Mes pas résonnent sur les pavés luisants de pluie, reflets des réverbères, lueurs étranges, feux follets allumés dans la chambre noire de la mémoire, bribes de souvenirs, la vie s’apprend dans les rues de la ville, le nez en l’air mais l’horizon n’est pas vaste, le regard est sans cesse ramené au ras du sol, des mondes se côtoient, silhouettes qui se frôlent sur les trottoirs, glissement des voitures, chuintement des roues de bicyclettes, éclaboussures, l’eau des caniveaux glougloute le long de la bordure qui sépare le trottoir de la chaussée, noirceur de l’asphalte, surface argentée d’une flaque étalée comme un lac, profondeur vertigineuse des soubassements de la ville, facéties lumineuses des enseignes commerciales, on dirait qu’elles lancent des clins d’œil, les gouttes de pluie s’élargissent en tombant sur le sol, le pied dérape sur une pierre bleue, carrée, ou sur une plaque d’égout toute ronde, les initiales – GDF (Gaz de France) – ou les motifs géométriques gravés à la surface en font des énigmes à déchiffrer, le monde est à découvrir, des flots de sensations submergent la conscience…

     J’ai six ans. Je ne connais pas bien ma grand-mère, je ne l’ai pas vue souvent. Elle nous a invités dans la maison de sa sœur aînée où elle habite depuis la mort de mon grand-père. Par la fenêtre ouverte, pendant le repas, j’écoute le doux frémissement des frondaisons, les feuillages agités par la brise murmurent les secrets de l’Univers… L’après-midi, les enfants filent dehors. Ivresse de se déployer dans les bois et dans les champs qui s’étendent à perte de vue! Ma grand-mère est heureuse d’être revenue vivre dans son village natal, qu’elle avait fui pendant la première guerre mondiale, mais sa sœur meurt quelques mois plus tard, et de nouveau sans domicile, elle se résoud à déménager chez nous, dans notre toute petite maison. Quand je vais la voir après l’école, je lis dans ses yeux la tristesse de ce nouvel exil. J’ai moi aussi la nostalgie des vastes étendues de son enfance, auxquelles le vent d’été avait donné son tempo léger. Sur un meuble de sa chambre trône le gros cylindre de cuivre que j’avais vu couvert d’une canopée de fleurs des champs dans la maison de la défunte, c’est une douille d’obus sur laquelle mon grand-père avait sculpté des ornements décoratifs… La terre molle sur les chemins de traverse, l’herbe fraîche sur la pente d’un talus, la gaieté colorée des petites fleurs sauvages éparpillées dans les champs, la légèreté de l’air en accord avec le coeur innocent, la rêverie d’un enfant, et puis des pas gluants dans la boue, un sol gorgé de larmes alimentées par un chagrin, une douleur infinie… J’aimais les récits de ma grand-mère quand elle évoquait le temps heureux de sa jeunesse; je connaissais la suite de sa vie par ma mère; elle se souvenait des pleurs de mon grand-père quand l’armée allemande était entrée à Lille en 1940… Ce bruit au loin, comme un roulement de tambour ou le grondement d’un orage, il l’a identifié et se sent envahi par un immense désespoir… tout ça pour ça, toutes ces souffrances endurées pour que plus jamais ça, et cela qui recommençait! le bruit sourd et régulier s’amplifiait, montait de la chaussée, lancinant et puissant, le bruit de mille pas qui martelaient le sol comme la foule des carnavals de son enfance, rassemblée en rangs serrés et virevoltant avec des mouvements de vagues!… il entendait enfler le mugissement de la houle et retenait son souffle, commençait à distinguer le moutonnement des colonnes de soldats qui battaient le pavé en entrant dans la ville, aurait voulu disparaître sous terre auprès de ses camarades de combat ensevelis dans les tranchées, mais le bruit des bottes se rapprochait, le sol vibrait au rythme du pas de l’oie… Nul besoin de paroles, le corps vieilli de ma grand-mère, ses cheveux blancs, ses rides, ses mains noueuses, m’enseignaient le temps qui passe, et son air triste la gravité de l’existence… Quand j’entrais chez elle (la chambre où mes parents l’avaient installée accueillait en plus de son lit une cuisinière à charbon, une table, quelques chaises et un buffet de salle à manger auxquels elle tenait plus que tout), je la trouvais toujours assise près de la fenêtre, et je surprenais sur son visage, avant qu’elle ne se recompose une physionomie normale, une sorte de masque derrière lequel elle donnait l’impression d’avoir disparu… Elle regardait par la fenêtre comme on regarde défiler le paysage dans un autobus ou dans un train, les yeux dans le vague, perdus dans son paysage mental, et restait ainsi sans bouger pendant des heures… Il m’arrivait aussi de regarder le film de ma vie sur un écran de cinéma intérieur, mais il ne durait jamais aussi longtemps… Un jour, peut-être, quand je serais aussi vieille qu’elle, une autre petite fille m’observerait ainsi, en essayant de déchiffrer l’énigme de la vie…

     Fragilité du bâtonnet friable, cassable, tenu entre le pouce et l’index en prolongement des doigts, comme un crayon, un stylo ou un pinceau, pour extérioriser la pensée et le désir d’exprimer le monde, les couleurs du monde, l’éclat du monde, la beauté du monde, le premier matin du monde, les fragilités du monde, les petites constructions humaines blotties dans les interstices du monde, l’immense du monde et son mystère insondable, ses sources de lumière et ses zones obscures, la neige éternelle au sommet des montagnes, le surgissement infini des vagues de l’océan, les vastes prairies, les nuages dans le ciel, les moindres variations de la lumière reproduites par la fine poussière crayeuse des bâtonnets de pastel… A la source de l’enfance, les premières craies du tableau noir, blanches ou de couleur, les doigts qui dessinent des formes ou tracent des lignes d’écriture en tapotant le support rigide, l’éponge qui efface, les frises de lettres tracées au crayon de bois sur les pages du premier cahier, mots initiaux, premiers pas de l’écriture, le moi se découvre agissant sur le monde en écrivant-dessinant, couple indissociable de l’écriture-dessin, magie de la phrase ou de l’image se faisant-défaisant, puissance des mots et des couleurs qui re-créent le monde, émotion première de l’enfant émerveillé qui ressaisit l’adulte… Le dessin ou le texte en devenir suspendu dans le vide d’une page blanche ou d’un support monochrome se couvre peu à peu d’assemblages de lettres ou de poussière colorée, un nouveau monde est en gestation, des étoiles, des planètes et des soleils prennent forme, un vent intersidéral fait valser la poussière, du chaos émerge des alliances  inattendues dévoilées par la danse d’un simple bâtonnet tenu au bout des doigts…

     Le camion de déménagement est arrivé chez nous la veille du référendum sur la Constitution de la cinquième République. L’école ne reprenait que le premier octobre. Pendant les vacances, j’avais aidé mon père à transformer le grenier en chambre pour que mes parents puissent dormir dans celle que j’occupais avec mon frère et laisser la leur, plus grande, à ma grand-mère. J’étais impatiente de l’accueillir mais elle n’était pas dans le camion, elle avait pris l’autobus. Dès que je l’ai vue arriver à pied au bout de la rue, je suis allée à sa rencontre. Elle avait les yeux rouges et se demandait si ses meubles étaient arrivés en bon état. Le lendemain, elle a préféré ne pas nous accompagner au bureau de vote puisqu’elle n’était pas encore inscrite dans les registres. Elle a poursuivi son installation. Elle poussait souvent des soupirs et prononçait parfois des mots flamands que je ne comprenais pas. Elle a continué de vieillir et moi de grandir… Dix ans plus tard, le 27 septembre 1968, je suis allée voir 2001, l’Odyssée de l’espace. Je n’étais pas loin de me considérer moi-même comme une extra-terrestre, décalée en tout… Mais j’avais dix-sept ans, je n’avais pas l’âge des Grands Anciens, et j’espérais que d’ici 2001, je serais satisfaite de ma vie, ce qui avait été le cas le 27 septembre 1977 au moment de la naissance de mon premier enfant, j’étais optimiste et pleine d’enthousiasme!… Je ne sais plus ce que je faisais le 27 septembre 1983, mais ce jour-là, Richard Stallman lance le projet GNU – GNU’s Not UNIX – auprès de la communauté hacker pour développer un système d’exploitation et des logiciels libres, et je me souviens que cette année-là, j’ai commencé à balbutier mes premiers textes sur un clavier d’ordinateur. Le 27 septembre 1998, date de naissance choisie par Google pour fêter l’anniversaire de sa création, j’écris les premiers mots d’un texte qui sera publié en février 2001, et le web m’aidera à connaître d’autres auteur-es/lecteurs, lectrices. Beaucoup plus tard, au cours d’une promenade sur une plage du littoral de la Manche, j’éprouve le besoin de dessiner la mer, et le 27 septembre 2013, j’achète des bâtonnets de pastel. Le même jour, je retrouve dans un tiroir quelques très vieux dessins que j’avais faits dans les années soixante… En septembre 1964, peut-être bien le 27 car c’était peu de temps après la rentrée des classes qui avait eu lieu le 16, je me souviens de ma perplexité devant le sujet de rédaction : « Comment imaginez-vous l’an 2000? »… Une sorte d’effroi devant le cours du temps qui se dévide me saisit aujourd’hui, 27 septembre 2019, à la pensée que le 27 septembre 2000, huit mois pourtant avant la date fatidique de mon anniversaire, je me suis trouvée plongée dans une perplexité presque identique à celle que j’avais éprouvée autrefois  devant la page blanche, en m’étonnant d’avoir bientôt cinquante ans… Je n’avais rien maîtrisé, sauf la naissance de mes enfants, mais j’observais quelques constantes au cours de ces cinq décennies de ma vie, dont une sensibilité très forte aux questions sociales et environnementales. Enfant, quand j’accompagnais mon frère pour l’aider à ramasser des douilles qu’il échangeait avec d’autres bouts de ferraille contre de la menue monnaie pour acheter des bonbons, le sol grouillait de vers de terre… leur disparition, selon Hubert Reeves, est un phénomène aussi inquiétant que la fonte des glaces! En écrivant ces lignes, je participe de loin, grâce aux réseaux sociaux, à l’énorme manifestation qui se déroule à Montréal pour clore la semaine de grève générale et mondiale qui a été organisée, du 20 au 27 septembre, dans le sillage de Greta Thunberg, pour que cesse l’inaction des responsables politiques contre le dérèglement climatique…

     Terre sèche, terre aride, terre brûlée, terre épuisée, terre hostile, terre hors sol, terre abattue, terre hébétée, terre sans nom, terre sans ressources, terre sans vivants, terre sans oiseaux, sans poissons, sans animaux, sans pinsons, sans oisillons, sans écureuils, sans chevreuils, sans toi, sans moi, sans nous, sans nos semblables, sans rêves, sans poèmes, sans amour, sans tendresse!… Terre, vue de la lune, entourée de sombres poussières, le ciel endeuillé la pleure, les étoiles sanglotent… Comment le dire? STOP! La Terre ne tourne plus rond, les glaciers fondent, la mer déborde, il fait trop chaud, je perds mon sang-froid STOP! Alerte rouge, ce n’est pas la guerre froide, c’est la guerre chaude STOP! une guerre comme toutes les guerres sur le sol de la Terre, mais elle se livre contre la Terre elle-même STOP! STOP! c’est une histoire de fous, à qui sera le plus fou, le plus irresponsable, le plus coupable, le plus cynique, le plus cupide, le plus égoïste, le plus inhumain, le plus froid, le plus glacial, le plus dur, le plus sourd, le plus aveugle, le plus emmuré, le plus demeuré, le plus délirant, le plus aliéné, le plus déresponsabilisé, le plus… STOP! les vigies s’époumonent, comment vous le dire?… STOP! la Terre est en train de mourir… écoutez le tocsin, la Terre est en feu!… STOP! STOP! STOP!… pause obligée, posture imposée, minute de silence, une pensée – montre en main – pour les naufragés… STOP! pas une seconde de plus! repartez au boulot, à vos occupations, à vos vacances, à vos loisirs, à vos soucis, à vos fins de mois, à votre quotidien difficile, à votre esprit chagrin, à vos séries télévisées, à vos jeux vidéo, à vos malheurs personnels, chacun pour soi STOP! STOP! ne pensez pas, ne pensez plus STOP! STOP! on pense pour vous, on régente votre vie STOP! STOP! on est l’oligarchie des puissants STOP! STOP! la ploutocratie à l’œuvre dans le monde STOP! STOP! le un pour cent (1%) tout puissant STOP! STOP! qui dirige la piétaille des 99% STOP! STOP! de la population mondiale STOP! STOP! la tâche est immense STOP! STOP! il y a tant de vies à briser/protéger STOP! STOP! STOP! STOP! La guerre n’est pas la paix! STOP à la Novlangue, il faut la débrancher! STOP! STOP! STOP! STOP! Extinction – Rébellion! Heureux les marins qui, autrefois, entendaient la vigie crier Terre en vue! et voyaient se dessiner au loin la ligne d’un rivage qui les ramenait à la vie… Heureux les anciens habitants de la planète bleue, devenue si hostile aux vivants!… Heureux les touristes fortunés de l’espace, ils la voient se recouvrir de cendres…

     Masses des tours verticales dressées comme de gigantesques stylos dessinant à la surface de la Terre leurs silhouettes de gratte-ciel pointus comme les pics d’une chaîne de montagnes, vision d’aigle, vue panoramique à couper le souffle, la ville ancienne, à la base du quartier d’affaires, est à peine visible sous forme de minuscules parcelles pas plus grosses qu’un pixel. Sous terre, la ville renversée, parkings, métro, tunnels routiers, câbles, tuyaux, salles des machines, béton, turbines de ventilation, sorties de secours, éclairage fantomatique, signaux, flèches, panneaux, feu rouge, feu vert, monde binaire, monde à l’envers, sans air, plat, bas, étriqué, rétréci, sombre, triste, pénitentiaire. Quelque part dans un vieil immeuble de la ville ancienne, elle parle dans un micro en se regardant sur un écran – dehors dedans – corrige la mise en scène de l’image et du son – trop ceci pas assez cela – ajoute des faisceaux de lumière, une ambiance, du rythme, des percussions – moins fort trop en retrait – déclenche l’enregistrement de la vidéo, la balance sur les réseaux sociaux – qui suis-je où vais-je – la regarde flotter sur les vagues du Web, pour qui de qui vers qui, pourquoi la représentation virtuelle, quelle réalité… Trajet matinal, réitération, automatismes, les pensées flottent, force de l’habitude, les pieds avancent, bientôt le carrefour et les feux tricolores, le passage piétons, la banque juste en face, petit salut à Rémi, prendre le temps, même si… pressentiment, regard jeté au loin, l’œil décèle un je ne sais quoi, un manque, un vide, une modification imperceptible, un changement non identifié, le malaise fait place à de l’inquiétude, le vide est une absence, Rémi n’est pas visible, Rémi n’est pas là, comme d’habitude, comme tous les matins, au coin de la rue, devant la banque, avec son grand sac et son chien… le regard insiste, aperçoit de drôles de piquets, ne peut les relier à aucune fonction attribuée par l’usage à un piquet, ils sont beaux, brillants, chromés, cylindriques, se tiennent en rangs serrés devant la porte de la banque et le long de sa vitrine, les clients se faufilent en slalomant, Rémi a disparu… Il venait parfois reprendre des forces à la Péniche, répondait vaguement aux questions sans jamais se livrer, donnait des conseils aux autres, leur parlait comme un grand frère, écoutait les récits de Sabrina qui allait de ville en ville à la recherche de son ami, il n’avait plus de famille, il était peut-être en prison… versait des larmes avec Youssef qui venait de loin et avait déjà connu la guerre, entourait de ses bras les épaules de Moussa qui ne parlait plus, ses dessins étaient à feu et à sang, il avait perdu son père, sa mère, ses frères et ses sœurs, tout ce qui faisait battre son cœur, il n’avait pas dix-sept ans… Quelque part dans un vieil immeuble de la ville ancienne, pas très loin de la Péniche, pas très loin de l’endroit où Rémi a disparu, elle parle dans un micro pour essayer de raconter leurs vies. Elle se regarde sur un écran mais ce n’est pas elle qu’elle aperçoit, des silhouettes vont et viennent, se croisent, ils, elles, hantent sa mémoire, empruntent sa voix, tentent de dire leur vérité avec les mots qui sortent de sa bouche, la prennent à témoin pour qu’elle témoigne de leur DISPARITION, lancent un appel en utilisant sa voix : VIES EN DANGER! VIES DISPARUES!… Son corps, mis en scène dans le cadre de la vidéo qu’elle enregistre, obéit aux injonctions d’autres corps invisibles, montre leur absence, l’absence de tous les corps DISPARUS, leurs voix se bousculent et la submergent, une sorte de halo sonore enveloppe sa conscience, le réel qui l’entoure se délite, comment raison garder, comment ne pas pleurer au récit de tant de vies brisées, comment jouer le jeu quand il devient si triste, comment ne pas vouloir disparaître soi-même, quel sens trouver au monde quand il s’écroule, quelle esthétique possible pour le récit d’une tragédie, comment dire le vide, comment dire l’impossible? Je ne sais pas, se répond-elle à elle-même, je ne sais RIEN…

     Cartographie :

     La gare de Lille. Une petite maison de briques. Un trottoir à Houplines. Le mont Cassel. Rue ouvrière dans la ville d’Armentières. Les meubles de la grand-mère, son poêle à charbon. Un cinéma. L’affiche du film « 2001, l’Odyssée de l’espace ». Quelques photos, de vieux cahiers, le premier ordinateur, la couverture d’un livre « L’eau et les rêves »… Des bâtonnets de pastel… L’écran allumé d’une tablette tactile, on voit des images de la manifestation climat du 27 Septembre 2019… Un centre d’accueil flottant sur la Deûle. Un studio d’enregistrement dans une cité HLM…

Le grenier refuge

Atelier d’été Tiers Livre 2019

 

    Abandon.     De     mon         corps     couché sur le  côté droit. Mon     regard     ne recherche et ne fuit         rien.     Mon     regard     regarde. Il suit des lignes, des formes et des couleurs. L’espace est         immense         dans les limites du cadre     étroit     que la pose de mon     corps      impose à mon regard. Ici, c’est le     rêve     au     sommet     d’une maison.     Mon     corps     est couché dans un     grenier         minuscule     sous l’arête du toit.     Mon         regard     va et vient le long d’une partie de la poutre brune qui soutient le     toit    .     Elle est veinée, craquelée, solide. Mon     corps     immobile     prend sa solidité, désire lui ressembler. Les pentes du     toit     ont des allures de tente. Une chute de neige m’a forcée de bivouaquer, le         sommet du K2     n’est pas loin, je vais m’y propulser ou plonger dans le     vide,     tout à l’heure, maintenant. Je suis sous         le toit du monde.     Il suffit que je le pense en laissant mon     regard     errer à travers l’immensité contenue    dans le cadre     étroit    de la lucarne.     La poutre brune a pris l’importance d’une         clé de voûte.     Par la     lucarne      j’aperçois la     nuit,     je suis sous         la voûte du ciel.     L’une des deux parties      vitrées    de la         lucarne     a glissé dans l’encadrement de zinc. Mon     corps     désire conserver son         immobilité de plomb.     Il frissonne comme         l’eau ridée d’un lac         à cause du filet d’air frais qui s’infiltre par la faille de la     lucarne.     Des alvéoles claires tachent le plancher sombre du         grenier     à la base du morceau de     vitre     qui s’est déplacé.     Une érosion a commencé…

Au commencement

Atelier d’été Tiers Livre 2019

     Fragilité du bâtonnet friable, cassable, tenu entre le pouce et l’index en prolongement des doigts, comme un crayon, un stylo ou un pinceau, pour extérioriser la pensée et le désir d’exprimer le monde, les couleurs du monde, l’éclat du monde, la beauté du monde, le premier matin du monde, les fragilités du monde, les petites constructions humaines blotties dans les interstices du monde, l’immense du monde et son mystère insondable, ses sources de lumière et ses zones obscures, la neige éternelle au sommet des montagnes, le surgissement infini des vagues de l’océan, les vastes prairies, les nuages dans le ciel, les moindres variations de la lumière reproduites par la fine poussière crayeuse des bâtonnets de pastel!… A la source de l’enfance, les premières craies du tableau noir, blanches ou de couleur, les doigts qui dessinent des formes ou tracent des lignes d’écriture en tapotant le support rigide, l’éponge qui efface, les frises de lettres tracées au crayon de bois sur les pages du premier cahier, mots initiaux, premiers pas de l’écriture, le moi se découvre agissant sur le monde en écrivant-dessinant, couple indissociable de l’écriture-dessin, magie de la phrase ou de l’image se faisant-défaisant, les mots et les couleurs re-créent le monde, émotion première de l’enfant émerveillé qui ressaisit l’adulte quand ses craies de pastel déposent leurs pigments sur le support granulé qui les accroche… Le dessin ou le texte en devenir suspendu dans le vide d’une page blanche ou d’un support monochrome se couvre peu à peu d’assemblages de mots ou de poussière colorée, un nouveau monde est en gestation, des étoiles, des planètes et des soleils prennent forme, un vent intersidéral fait valser la poussière, du chaos émerge des harmonies de sons ou de couleurs dévoilées par la danse d’un simple bâtonnet tenu entre les doigts…

Entre deux mots

Imiter à la  l imite

réitérer l’itinéraire perdu

ne pas s’é carte r de la carte tracée à la lumière de la nuit

ne pas nuire au futur et fuir s’il le faut au plus près de la foule et du bruit pour éviter la tentation du neuf

aujourd’hui, je le dis, je recommence l’aventure du Verbe et de la Vie

je serai à la fois toute proche et très lointaine, terrestre et céleste, claire et obscure, géante et minuscule, banale et nécessaire

je ne sais rien et rien moins que rire d’éc rire

mon paysage est une ligne pas même un rideau

de l’autre côté existe tout ce que je désire

ma couleur préférée est le blanc pour n’avoir pas à choisir entre la pourpre et le bleu de Prusse

au centre de mon royaume rêve pourtant un enfant qui barbouille grandeur nature

Le ciel

LA REVENANTE

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     Le ciel est l’espace blanc de la page et l’obscurité de la nuit, la présence amicale de la lune et la fantaisie des nuages, la lumière qui se déploie en prenant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, le voyage de ceux-celles qui ne partent jamais, le refuge ultime des exilés, le seul espace de liberté des prisonniers, le prolongement infini de nos vies, le miroir de nos chagrins, la métaphore de nos tourments, le puits sans fond de nos questionnements, le point de fuite de toutes les espérances, le vent qui gonfle les voiles des navires, le roulement incessant des vagues de nuages, l’immensité insaisissable de la mer, l’envol d’un albatros, le labeur des marins, les labours de la plaine, les plaintes ou les prières des vivants, la foi du charbonnier, la noirceur des méchants, le feu rougeoyant de l’enfer, la damnation de Faust et le salut des Innocents, l’Apocalypse et la Jérusalem céleste, les visions prophétiques, les prévisions météorologiques, l’azur qui annonce l’arrivée des hirondelles et fait monter le chant des alouettes, la joie qui fuse, l’échappée d’un bateau ivre, le songe d’une nuit d’été, la clarté d’une faucille d’or, l’incandescence des étoiles, les spirales de Van Gogh et les lumières de la Ville, le soleil qui aveugle, la pluie qui transperce, le vent qui renverse, la tempête qui se déchaîne, l’orage qui foudroie, le désespoir qui gronde, le brouillard qui égare, la brume enveloppante, le havre d’un port, la silhouette d’une épave échouée, les voiles d’un vaisseau fantôme… Souvenirs ensevelis sous la neige de la mémoire brumeuse… émergence de l’image d’un ciel d’une tristesse infinie… tentures noires et grises déroulées du haut des toits le long des murs… mélopée intarissable de la pluie… reflets blafards sur les trottoirs mouillés et voilure monochrome de la lumière du jour… marche lugubre au son du glas dans les pas d’une mère éplorée, d’un frère effondré, d’un père raidi dans la douleur… accident ou suicide, on ne savait pas… la procession funéraire avançait dans un silence effroyable… une couronne formée par quelques faibles rayons de soleil filtrés par les nuages déchirés semblait suspendue au-dessus du corbillard… le regard hébété des vivants s’accrochait à la moindre lueur vacillante pour accompagner la jeune morte jusqu’au seuil de sa dernière demeure…

Angles de vue

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Quel était le motif de la toile cirée quand, pour la première fois, l’enfant avait posé sur la table un cahier et des crayons? Couleurs ternies et fleurs fanées de toiles usées superposées dans la mémoire, strates de souvenirs et formatage rectangulaire de tout ce qui se voit-lit-s’écrit dans les écrans-livres-cahiers, jeux de miroir, réfléchissement, réflexion-réfraction à l’infini de l’infiniment petit-grand à l’infiniment grand-petit, zoom dans un sens, zoom inversé, quel était mon angle de vision à ce moment où, pour la première fois de ma vie, je posais le rectangle d’un cahier sur le rectangle d’une table?… Souvenir de l’effet de loupe d’un « quart de pouce » posé sur la trame d’un tissu pour en compter les fils et vérifier la densité, fascination pour ce petit objet de cuivre pas plus gros qu’un dé lorsqu’il était replié, immersion dans l’univers de l’optique appliquée aux fils ténus de l’histoire d’une toile, ce rien ou cette illusion qui ne tient qu’à un fil?… Jeter sur l’écran du monde le dé d’un « quart de pouce » pour regarder ce qu’il trame à la loupe, observer les lignes-fils qui tirent des bords de chaque côté, essayer de discerner les motifs, espérer découvrir le mystère de leur tissage, tourner les pages et les plis, fouiller dans les replis, croiser les doigts comme on croise les fils, penser à regarder de loin la composition de l’ensemble, bouger devant l’écran du monde ou de la toile comme une ombre chinoise, aimer cette duplication du moindre geste, craindre toutefois la disparition de l’image et de son ombre, avoir envie de renouer les fils disjoints, essayer de relancer la navette des bobines pour créer un pont entre le bord reculé du passé et le bord avancé du présent, manquer de force et d’agilité, perdre les pédales, oublier le motif du début, se perdre dans un trou d’aiguille, glisser dans un couloir de l’espace-temps, tomber à la renverse, en débouchant sur l’envers du décor, comme Alice au pays des merveilles?…

Se soustraire au temps

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Les cafés ont l’avantage de rompre l’isolement et d’ouvrir sur le monde tout en préservant l’intimité et le besoin de rester seul ou en compagnie de quelques personnes choisies avec lesquelles on se sent bien. L’espace du guéridon ou de la table, carrée, rectangulaire, métallique, en bois ou en plastique, peu importe, est un territoire à lui tout seul. Son périmètre est une frontière. Chacun le sait et respecte le territoire voisin. Au comptoir, le client n’est pas le même que dans la salle. Pressé, il avale son petit noir en quelques secondes, alcoolique, il préfère rester près de la bouteille pour que le verre vide se remplisse plus vite, bavard, il engage la conversation avec le cafetier, tourne la tête à droite et à gauche, se retourne, s’adresse à la cantonade… Dans la salle, le client solitaire lit son journal ou fait des mots croisés, d’autres arrivent en groupe et se manifestent bruyamment. Les habitué-e-s de la catégorie des client-e-s solitaires au long cours qui s’installent durablement choisissent toujours la même table et se troublent — micro-drame!… — quand elle est occupée, la préfèrent loin de la porte pour échapper aux courants d’air et suffisamment à l’écart pour mettre de la distance entre soi et les autres, mais à proximité d’une fenêtre de façon à profiter de la lumière du jour et du spectacle de la rue. Le temps, alors, se modifie. Sa perception s’allonge et s’allège…

     Les séjours dans la cour, à l’ombre du lilas, procuraient cette sensation agréable de se soustraire au temps, en se racontant, ou non, des histoires. Quand les mains étaient fatiguées de manier le burin et le marteau, elles s’arrêtaient d’elles-mêmes et l’oreille devenait attentive au bruissement des feuilles légèrement agitées par la brise. Tous les sens étaient en éveil, tandis que les pensées se concentraient sur le mystère blanc des fleurs du lilas triple. Pour se dégourdir les jambes, le chemin sur lequel ouvrait au fond de la cour une petite barrière vermoulue donnait accès à un petit (?) paradis qu’il était loisible d’explorer à l’infini. Petites pierres, cailloux, lézards et coccinelles, libellules, sauterelles, insectes et vers de terre, pissenlits, pâquerettes, boutons d’or, petites herbes au centre du chemin, grandes herbes sur les bords mêlées à des orties ou à des chardons qui, avec quelques guêpes, rendaient le paradis plus difficile d’accès, le chemin était un univers à part entière et faisait oublier le reste du monde… Mais on y faisait parfois aussi des rencontres. Un garçon à vélo passait en se moquant, la petite voisine qui venait d’emménager dans la maison neuve située en face de la cour regardait devant elle d’un air perdu…

     Mon ancienneté sur les lieux était toute relative car je n’avais pas vu les bulldozers déclarer la guerre aux monticules du terrain vague, je ne les avais pas vus avancer comme des chars en écrasant tout sur leur passage… La famille avait d’abord habité à Houplines, à deux rues de l’école Jean Jacob, qu’il était possible d’apercevoir de notre maison, au-delà des jardins ouvriers. Comme je n’avais pas changé d’école et que je retrouvais les lieux de mon ancienne vie presque chaque jour, je ne me sentais pas vraiment dépaysée. La césure était moins spatiale que temporelle. Le déménagement m’avait révélé à quel point j’avais grandi. J’avais laissé derrière moi les années de la toute petite enfance, je n’étais plus exactement la même. Cette variation de la perception de mon identité était troublante. Je découvrais que j’avais des souvenirs confus de réalités devenues inaccessibles, comme une petite vieille… les dessins et la couleur d’un carrelage enfermés dans une maison dont nous n’avions plus la clé, le sol cimenté de la courette sur lequel j’avais ramassé de la neige pour la première fois, une petite cabane que je m’étais fabriqué avec deux bouts de bois, la silhouette de ma mère penchée sur une pile de linge dans la cuisine, les stalactites de glace qu’elle avait décrochés de la gouttière pour que je les admire de près (surprise et déception de les voir fondre si vite entre les mains)…

     Le chemin vers l’école était désormais plus long mais passait à proximité d’une friche qu’il était tentant de traverser pour diminuer le trajet. Un panneau mettait pourtant en garde contre le risque de chute dans des excavations cachées par les herbes et contre de possibles éboulis à l’intérieur d’une vieille fabrique désaffectée qui tombait en ruine. Un ancien atelier éclairé par une verrière trouée accueillait les gamins aventureux. Des poulies encore accrochées à des poutres métalliques grimaçaient comme des têtes de gargouilles. L’épaisseur de la couche de poussière qui recouvrait de vieux métiers abandonnés donnait une idée de ce que pouvait être l’éternité, tandis que leurs rouages compliqués déclenchaient des rêveries sans fin qui faisaient le charme et le mystère du lieu… En plein soleil, la vieille bâtisse avait presque l’air inoffensif. On venait y jouer et les garçons du quartier pêchaient de tout petits poissons, des épénoques, dans des bacs rongés par la rouille qui retenaient l’eau de pluie. Mais à la tombée de la nuit, la vapeur blanche qui montait du sol, le silence interrompu par des bruits d’origine obscure et des craquements divers, le vol noir et lourd des hiboux qui s’envolaient du conduit des cheminées, donnaient souvent la chair de poule, et l’appréhension d’un face à face avec des êtres maléfiques faisait préférer le long détour par les rues de la ville…

     Souffle du train entre les barrières abaissées du passage à niveau qui traverse la route nationale, rugissement des moteurs dans la file des voitures au moment où elles redémarrent, bruit métallique du loquet soulevé pour ouvrir le portillon, grincement des gonds, léger frisson quand les pieds se posent sur les rails, les vibrations du convoi sont encore perceptibles!… La ville est menaçante, la vie dépend en permanence d’une erreur d’évaluation, d’une faute d’inattention!… Klaxons, panneaux, flèches, clous pour traverser, feu rouge, feu vert, signaux de toutes sortes pour codifier une mise en scène chorégraphique millimétrée qui n’accorde qu’un temps bref et précis à chaque geste de l’automobiliste, du cycliste, du piéton, du marchand des quatre saisons, du livreur, du dépanneur ou du déménageur, chacun à son tour, s’il-vous-plaît, dans le respect des règles et de la discipline!… Ballet permanent de la circulation, coups de sifflet, gestuelle en gants blancs, jouer le jeu, jouer, happer les images et les sons, entendre, voir, sentir et s’arrêter de respirer devant un autobus qui ouvre ses portes en dégageant une odeur de diesel, tenter de se boucher les oreilles au passage d’une mobylette pétaradante, discerner le chuintement de la roue d’un cycliste sur le macadam lisse, s’amuser du cliquetis des bouteilles de bière brinquebalantes sur les pavés inégaux, se laisser surprendre par le calme presque religieux et la fraîcheur d’église du magasin de légumes, s’étonner du vocabulaire étrange utilisé par le marchand pour répondre aux clientes, voir surgir les jardins maraîchers des mots qu’il prononce, ressentir l’effet bienfaisant de ce havre de paix bucolique, admirer la profusion et la beauté des cueillettes, s’abîmer dans la contemplation des différentes variétés de légumes secs contenus dans de grands sacs de jute qui débordent sur le sol, les imaginer dans la cale d’un navire, se prendre pour un mousse, un marin ou plutôt un capitaine de vaisseau, se laisser enivrer par l’odeur des épices, donner l’ordre de larguer les amarres et de hisser les voiles, prendre le large, cap sur les Indes!…

     Au loin, les boutons bien astiqués de la vareuse du vieux marinier Nestor resplendissent et envoient des reflets, il fume la pipe devant chez lui. Les portes des maisons sont ouvertes, il fait beau, c’est l’été. Une voisine a changé de trottoir pour s’installer du côté ensoleillé. Elle épie les faits et gestes de chacun tout en tricotant. Quand on rentre des courses ou de l’école, en fin d’après-midi, l’alignement des chaises contre les façades accueille presque tous les habitants de la rue! On les salue un à un avant de rentrer chez soi, même si les sacs sont lourds et les pensées rêveuses… Impossible de ne pas admirer la Vespa du grand Bruno qui tire sur une cigarette pendant que sa sœur prend un bain de soleil (elle déplace son siège à chaque fois que l’ombre avance) ! Leur petit frère joue au ballon et se fait réprimander parce qu’il vise dans les pieds, les tricots ou les journaux… Souvent, une discussion s’amorce entre les personnes assises et celles qui passent. On demande aux enfants s’ils ont bien travaillé à l’école et s’ils ont été sages, aux adultes si leur santé est bonne et si toute la famille va bien. Tout le monde parle à voix haute, mais certains plus fort que d’autres. Des plaisanteries sont lancées à la cantonade, les rires se partagent…

Palmeraie: Work in progress_8

pastels/site dédié

Le bruit léger de mes pas

La campagne est silencieuse
et immobile, aucun souffle n’agite
les feuillages encore tendres
contre le front du ciel gris
si pâle aujourd’hui, tristesse
de la couleur absente, joie
de la marche libre, au coeur
de la vie qui bat, au loin
le clocher du village
et les maisons regroupées
sous les nuages bas
et lourds
bientôt, le crépitement de la pluie
accompagnera
le bruit étouffé de mes pas

Devant la feuille blanche

Le souci s’efface
irruption de la couleur
mes pastels entre les doigts

Le tissu moiré de la mémoire

Coulent les jours
et leurs couleurs
dans la nuit d’encre

Le réel et l’inimaginable

Ce geste tendre
ta main si douce
rien ne pourra jamais l’empêcher…

Ce baiser sur le front
ton rire aux éclats
rien ne pourra jamais l’empêcher…

Nos départs à l’aurore
nos promenades paisibles
l’émerveillement partagé…

Rien ne pourra jamais l’empêcher.

Un écho, dans le coeur, répond à la beauté du monde. Les couleurs or et pourpre de l’automne, comme celles du crépuscule, magnifient l’approche de l’hiver et de la nuit.

Quand il fera noir et très froid, il faudra essayer de ne pas avoir trop peur…

 

Avant la nuit

Douceur
les couleurs ne sont pas encore effacées
les lampes des maisons sont pourtant déjà allumées en prévision de la nuit

Douceur de l’instant
l’intensité du jour s’atténue pour accueillir le soir
le soir fait miroiter ses habits soyeux pour faire honneur au jour

Instant magique
qui abolit le temps
il ne fait plus jour mais il ne fait pas nuit
sensation un peu irréelle
qui donne le sentiment de l’éternel

A l’intérieur de la voiture chante la musique de Mozart
modulation infinie des notes claires
l’âme est légère, emportée par un ange espiègle
des guirlandes de lumières joyeuses jalonnent la route à travers la campagne

Invitation à la danse

 

Comme horizon, l’éternité…

     Les Vases communicants sont des échanges croisés de textes et d’images entre sites ou blogs imaginés par François Bon (Tiers Livre) et Jérôme Denis (Scriptopolis), qui ont lieu chaque premier vendredi du mois. Leur animation et la collecte des textes sont assurées par Marie-Noëlle Bertrand  après l’avoir été pendant de longues années par Brigitte Célerier puis Angèle Casanova. Marie-Noëlle m’a proposé de très belles photos entre lesquelles je n’ai pas pu choisir et qui ont chacune guidé mon envie d’improviser avec elle sous la forme de septains vers de lointains horizons. Je remercie Marie-Noëlle pour la publication de mon texte sur son blog et j’accueille ici le sien avec une profonde amitié.

***

oiseaux-noirs

E ntretenir en soi, comme merveilles,
toutes les couleurs, harmonie du monde,
la lueur d’or des couchers de soleil,
des nuages cendrés le cri dans l’onde.
la clarté au bout de la nuit profonde.
Hors les chaînes, croire en la liberté,
infinité de voies à explorer.

03_252

D ans le silence lumineux du monde,
du bruit n’être plus le diapason.
Accueillir les résonances profondes,
scruter les abîmes de déraison.
Les lointains ne sont pas seul horizon.
Voyage secret, creuser son sillon,
de chenille devenir papillon.

contemplation

L orsque le présent ne s’imprime plus,
qu’en lambeaux, le passé se désagrège ;
aux éclats de souvenirs dévolue,
la mémoire, voilée de sombre neige,
joue ses derniers tours comme sortilèges.
Inattendue, s’offre une aube nouvelle :
inespérés dialogues de dentelle.

partage

P ar l’ultime faux-pas, vie chavirée.
Otage de ton corps lâché aux chiens,
ton esprit s’est peu à peu égaré.
Perdue malgré la compagnie des tiens,
en l’espace de quelques jours de rien,
chemin de souffrance enfin achevé.
En l’éternité, calme retrouvé.

Photographies : Françoise Gérard
Septains : Marie-Noëlle Bertrand

Notes sur ma table de travail

   Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

     Ma table de travail n’est nulle part ou partout… n’importe où… ma table de travail est le plus souvent une tablette, qui a pris le pas sur l’ordinateur portable que déjà je trimballais presque partout… encore plus portable, plus légère, plus discrète, presque transparente, juste ce qu’il faut comme écran réflexif entre le monde et moi… derrière le paravent de cet écran, je rêve, je divague, je ramasse les forces de ma pensée, je fais venir au jour des mots, je forme des phrases, je les efface, je recommence… et je n’écris plus jamais seule… car à tout moment et d’une simple pression de mes doigts sur l’écran tactile, je sors de mon texte et le glisse vers les fenêtres ouvertes de mes ami-e-s présents sur les réseaux du web… ils et elles me liront, je le sais, avec attention et passion, avec le sentiment de vivre une relation intense à l’écriture, la sienne, celle des autres, frères et sœurs reconnaissables entre mille à cette incroyable profondeur de l’être qui les rend étonnamment si légers… Depuis l’invention du web, le lecteur et le scribe tiennent plus que jamais le monde entre les paumes de leurs mains… tels le penseur de Rodin, ils s’abîment dans sa contemplation, courbent le dos devant la monstruosité de ses imperfections, tentent parfois un geste ou un regard pour arrondir quelques angles… l’engagement consiste à suivre une ligne partie de je ne sais où pour une destination hautement improbable ; seul compte le chemin, la ligne… et le paysage qui se dessine, ligne après ligne… Je ne suis pas capable de dessiner sur une tablette… je n’ai pas encore appris… je ne sais d’ailleurs pas très bien dessiner… il m’arrive de manipuler des craies de couleurs, des bâtonnets de pigments friables qui abandonnent leurs poussières colorées sur des supports qui ne sont pas virtuels… je m’installe alors sur un coin de table, n’importe lequel, du moment qu’il est abondamment éclairé, de préférence par la lumière du jour… je malaxe les couleurs, j’obtiens des fondus, il est rare que mes dessins soient précis… je suis devenue myope il y a très longtemps, je suis habituée à cette façon de voir, j’aime que les frontières ne soient pas clairement délimitées… mes dessins ne sont jamais terminés mais, à un moment donné, ils me plaisent assez pour que je décide de les prendre en photo et de les rendre virtuels à leur tour, pour les offrir ainsi en partage, comme les textes que je mets en ligne, à qui veut bien les lire ou les regarder…

Contemplation

La journée s’étirait devant elle comme les files de wagons derrière leurs motrices. En passant devant le kiosque de la gare, elle avait acheté un journal, il y avait un gros titre sur Wall Street. Un convoi s’éloignait, elle avait regardé disparaître les deux points rouges qui restaient de lui dans la brume qui avale toute forme et toute couleur. Elle allait et venait comme un métronome en passant à chaque fois devant une salle d’attente sale et triste où l’un des trois bancs adossés aux murs était occupé par un clochard allongé de tout son long sur le bois comme sur de la moleskine. Et sans doute parce qu’elle attendait, elle était entrée dans la salle dévolue à cette fonction. Elle avait essayé le banc du fond, mais ne voyait plus l’extrémité gauche de la gare. Sur le banc de droite, dont la position était plus centrale, la totalité des quais entrait dans son champ de vision. Elle s’y était allongée comme le clochard qui lui faisait face, mais la tête relevée, appuyée sur un accoudoir, de façon à ne rien perdre de la calme activité de la gare, ni des menus événements qui se produisaient en rythme accéléré à l’arrivée ou au départ d’un train. Elle pouvait se laisser absorber indéfiniment par cette somme de détails insignifiants qui n’intéressent que les peintres ou les inactifs, un ticket découpant un rectangle clair sur le sol noirci, la voûte immense de la verrière au-dessus des quais, le bruit de ferraille d’un chariot qui passe, le pas nonchalant d’un voyageur en avance, celui, hésitant, d’un autre voyageur qui cherche… Vers le milieu de la salle, entre le banc du clochard et le sien, un objet brillant, rond et plat, avait attiré son attention. Pile ? Face ? Ne fallait-il pas qu’elle se rende à Z. ? La pièce de monnaie qu’elle avait ramassée puis lancée en l’air était retombée entre deux plis d’un journal qui traînait sur le sol, ne montrant clairement ni son côté pile, ni son côté face, les dieux n’avaient pas voulu se prononcer. Un haut-parleur avait crachoté, toussoté, puis une voix claire avait annoncé l’arrivée de l’express…

L’avenir improbable

Le joueur initial

Le joueur initial est disponible chez l’éditeur et sera en librairie à partir du 3 septembre.

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