sommet

Le grenier refuge

Atelier d’été Tiers Livre 2019

 

    Abandon.     De     mon         corps     couché sur le  côté droit. Mon     regard     ne recherche et ne fuit         rien.     Mon     regard     regarde. Il suit des lignes, des formes et des couleurs. L’espace est         immense         dans les limites du cadre     étroit     que la pose de mon     corps      impose à mon regard. Ici, c’est le     rêve     au     sommet     d’une maison.     Mon     corps     est couché dans un     grenier         minuscule     sous l’arête du toit.     Mon         regard     va et vient le long d’une partie de la poutre brune qui soutient le     toit    .     Elle est veinée, craquelée, solide. Mon     corps     immobile     prend sa solidité, désire lui ressembler. Les pentes du     toit     ont des allures de tente. Une chute de neige m’a forcée de bivouaquer, le         sommet du K2     n’est pas loin, je vais m’y propulser ou plonger dans le     vide,     tout à l’heure, maintenant. Je suis sous         le toit du monde.     Il suffit que je le pense en laissant mon     regard     errer à travers l’immensité contenue    dans le cadre     étroit    de la lucarne.     La poutre brune a pris l’importance d’une         clé de voûte.     Par la     lucarne      j’aperçois la     nuit,     je suis sous         la voûte du ciel.     L’une des deux parties      vitrées    de la         lucarne     a glissé dans l’encadrement de zinc. Mon     corps     désire conserver son         immobilité de plomb.     Il frissonne comme         l’eau ridée d’un lac         à cause du filet d’air frais qui s’infiltre par la faille de la     lucarne.     Des alvéoles claires tachent le plancher sombre du         grenier     à la base du morceau de     vitre     qui s’est déplacé.     Une érosion a commencé…

La vie dans la ville

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Destinations statistiquement prévisibles des gens qui vont et viennent, portent des sacs, vaquent à leurs occupations, suivent le tracé des rues, disparaissent derrière une porte, en ressortent, font les courses, toujours et encore les courses, oublient le pain, reviennent sur leurs pas, s’arrêtent à la pharmacie, prennent rendez-vous chez le dentiste, patientent à un arrêt de bus, déchargent le coffre d’une voiture, échangent quelques paroles avec des voisins, adressent des signes de reconnaissance à d’autres habitants-habitués de la ville, vont chercher les enfants à l’école, reviennent de leur travail, film prévisible de l’activité citadine, film muet de la vie dans la ville, gestes répétitifs, stéréotypés, situations convenues, rire attendu, l’attroupement autour de la baraque à frites, le gag de la sauce tomate qui gicle sur une veste, la vie trépidante, la vie cocasse, la vie à la surface, la vie enregistrée sur le vif par la caméra de l’œil, une vie sans épaisseur apparente et pourtant énigmatique, avec les rêves imperceptibles des piétons qui se déplacent munis d’écouteurs dans les oreilles, on entend parfois du son en passant à côté d’eux, on essaie de l’identifier, on essaie de comprendre les amorces d’histoires saisies à la volée sur le trottoir dans les bribes de paroles des personnes croisées, elles téléphonent en marchant à des amis ou à des proches qui vivent peut-être dans des contrées lointaines, les mots s’envolent alors à l’autre bout du monde. Mystère de ces existences suggérées par des impressions fugaces, par des expressions lues sur les visages, par l’enveloppe corporelle des figurants perpétuels d’un film qui se joue en permanence dans les rues de la ville, agrégat de questions sans réponse formant une sorte d’assemblage mobile qui fluctue en même temps que les passants, l’observateur ne saisit que des reflets changeants. L’inconnu-e qui traverse la ville pour la première fois ou qui revient après une longue absence offre lui-même aux autres l’opacité de son corps. Qui est-il, que fait-il, pourquoi a-t-il ce regard interrogateur, que cherche-t-il de ce pas nonchalant, quelle est la tonalité de sa musique intérieure, la singularité de son histoire, ce qui fait battre son coeur?…

     Celui ou celle qui revient se souvient. Un sentiment d’étrangeté domine malgré l’apparente familiarité de certains aspects de la ville. Autrefois, les pieux des chapiteaux des forains s’enfonçaient dans le gravier qui recouvrait la place de l’Hôtel de Ville. Des dalles majestueuses l’ont remplacé, avec un dégradé de marches qui empêche le stationnement des véhicules. La ville se veut pimpante et moderne malgré les nombreux rideaux de fer baissés sur les commerces de jadis, remplacés par des agences bancaires ou de téléphonie. Une petite librairie nichée dans une ruelle portait le nom « Aux vraies richesses ». Peintes de la même couleur que la façade, les lettres de ciment n’ont pas été effacées au-dessus de l’ancienne devanture devenue une simple fenêtre de maison, elles se sont seulement enfoncées dans l’anonymat du mur. Impression que la ville voudrait sortir de l’anonymat, qu’il y aurait tout un livre à écrire.

     Il y a des rues claires et festives qui donnent envie de marcher d’un pas allègre, et des rues étroites et sombres dans lesquelles on avance malgré soi entre des murs hostiles, des rues interminables qui se transforment en boyaux dans les cauchemars. La rue, c’est l’accès au monde et sa découverte avant même de savoir qu’il existe. Double expérience, claire et noire, double découverte de ce que la rue-monde propose de bon ou d’inquiétant. La vie sera une suite de rues à enfiler dans les villes, petite commune pendant les premières années de l’enfance, ville moyenne à l’adolescence, grandes villes à l’âge adulte. La ville ne se laisse pas approcher d’emblée dans sa globalité, elle se parcourt rue après rue dans un quartier, au cours d’un trajet, dans une portion de ville incluse dans plusieurs trajets, se révèle au gré de ce qui porte les pas — l’école, le travail, les promenades — suscite des impressions qui se renforcent ou se complètent à chacun des passages réitérés. La pensée globale de la ville a besoin de s’abstraire du fourmillement des rues et de la vie telle qu’elle se déroule au quotidien à l’ombre de ses murs, pour obtenir la vue d’ensemble que les voyageurs recherchent en grimpant au sommet d’une tour, d’un clocher ou d’une colline. La perception devient alors révélation. Le démiurge omniscient qui contemple la ville voit les imbrications, comprend les articulations, saisit la répartition de l’ensemble des quartiers, des lieux publics, des espaces verts ou habités, des zones industrielles et commerciales, des réseaux de circulation, routes, voies ferrées, fleuves. De la vieille ville aux nouveaux quartiers, les différentes strates de construction se distinguent clairement et racontent l’Histoire, tandis que les immeubles récents ou les gratte-ciel dessinent l’avenir. Le moutonnement vert d’un bois ou d’un parc, parfois l’horizon bleu de la mer, souvent ou presque toujours les reflets argentés d’une rivière, inscrivent des repères naturels dans l’univers minéral du bâti qui reflète différemment la lumière selon la nature des matériaux dont il est fait, briques rouges ou de couleur ocre, pierre dorée, surface grumeleuse du béton, façades lisses et miroitantes des hautes tours qui frôlent le ciel… Mais la misère des faubourgs ne se voit pas d’une telle hauteur, et la détresse des sans-domicile est également invisible; elles ne se détectent qu’au ras du sol, en retournant les bidons de la ville, en démystifiant la ville bidon qui étale sa prospérité factice obtenue par le pillage des ressources de la planète et en spoliant les populations les plus pauvres. La vérité de la ville se vit en deçà des rêves d’urbanistes, dans le fourmillement de ses rues, dans les boyaux de son ventre dilaté, dans la ségrégation de ses habitants, dans l’enfer des existences de ceux-celles qu’elle exclut…

Un délire bien construit

   

      Ce qu’il nous semblait malgré tout être un délire (qui n’excluait pas la manipulation) était bien construit. Martin disait que la mort tragique de ses parents tombés tous les deux alors qu’ils accomplissaient une mission mandatée par les plus hautes autorités de l’Etat lui avait ouvert les portes des institutions les plus prestigieuses. Il aurait été recueilli par la famille d’un grand administrateur qui avait un fils du même âge, Walter, auprès duquel, en totale complicité (il mourait d’angoisse aujourd’hui depuis sa disparition), il aurait vécu une enfance heureuse, une adolescence sans problème grave, seulement les petites histoires classiques de cet âge où l’on veut conquérir sa place dans le monde des adultes. Tous deux auraient fait de brillantes études qui les destinaient à occuper des fonctions importantes au sommet de l’Etat. De quel pays s’agissait-il? Jean-François Dutour sommait Martin de le nommer, de le situer sur une carte. Notre affabulateur détournait la tête, levait une main vers le ciel, fermait les yeux, plissait le front, haussait les épaules, se recroquevillait sur sa chaise, finissait par murmurer qu’il ne dirait rien de plus, qu’il n’avait pas, qu’il n’avait plus confiance… Jean-François tapait du poing sur la table, s’étranglait de rage – on tournait en rond, ce n’était plus possible! – et finissait par l’envoyer réfléchir pendant quelques jours au cachot.

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     Ecrit depuis l’avenir

2. Un rêve à raconter

     Je ne serais pas raisonnable, je reprendrais l’ascension, mais l’air, les mots, me manqueraient et au bord de l’asphyxie, sans voix, sans forces, il faudrait que je redescende, ivre d’avoir essayé, la prochaine fois, c’est sûr, j’irai plus haut et peut-être qu’un jour, quand je serai grande, j’atteindrai le sommet… En attendant, je retrouvais les mots de la rédaction à faire et je m’efforçais de deviner leurs intentions. A leur allure, à leur parole, au ton, aux intonations qu’ils se donnaient… Ce n’était pas facile… La confiance n’est pas facile… Les mots ont besoin de notre confiance… Souvent, ensuite, ils font le reste… Ils s’interpellent, ils forment des groupes, des bandes, des attroupements, ils créent l’événement, la surprise, ils déclenchent le rire ou le rêve, ils donnent à profusion tout ce qu’ils sont capables d’inventer, y compris le pire… Faire confiance en craignant le pire?… C’est par cette étroite porte qu’il fallait se glisser pour avoir une chance de trouver le premier mot de la rédaction à faire, c’était là le salut si je ne voulais pas sécher lamentablement devant ma feuille désespérément blanche… Je devais oser, me lancer, écrire et suivre les mots dans toutes les directions, prendre le risque de quelques escarmouches qui pouvaient dégénérer en bagarre généralisée, mais auparavant, j’avais à surmonter un obstacle de taille…

1. Un rêve à raconter

     Un jour, à l’école, nous eûmes pour sujet de rédaction Racontez votre rêve le plus cher. Je redoutais ces longues minutes d’attente et d’inquiétude devant la feuille blanche du brouillon avant que le premier mot, enfin, s’y inscrive… Si le premier mot sonnait juste, assez vite, il en arrivait d’autres. Mais alors, il fallait faire le tri car ils se bousculaient au bout du stylo sans tenir compte des règles élémentaires de la politesse, chacun à son tour s’il-vous-plaît, pas d’incartade, et attention à la grammaire… Les mots de la rédaction à faire n’avaient pas du tout le même genre que ceux d’une dictée. Ces derniers se tenaient toujours bien, ils étaient et restaient à leur place, une place incontestable, légitime, que la voix de la maîtresse rendait indiscutable. A l’opposé, les mots de la rédaction à faire paraissaient se comporter comme des voyous. Des gamins malappris et facétieux qui devenaient incontrôlables… La rédaction était une lutte, il fallait se battre contre ces éléments perturbateurs qui, pourtant, avaient quelquefois un je ne sais quoi de prometteur qui donnait envie de leur faire un peu confiance, de les laisser jouer à leur façon, de ne pas censurer tout de suite leurs mauvaises manières. Ils apportaient un goût d’aventure et de liberté comme au début d’une exploration, et je sentais, malgré la crainte, qu’ils pouvaient être de bons guides… Nous ferions un bout de chemin ensemble puis ils profiteraient de ma candeur, de mon inexpérience… Ils m’abandonneraient au pied de l’Himalaya mais je serais à pied d’oeuvre. Je commencerais l’ascension avec mes propres forces et très peu de bagages, à mon rythme, lentement, et pourtant, je serais bientôt à bout de souffle… Je m’arrêterais, je me reposerais, assise contre la montagne, et je contemplerais un paysage déjà grandiose, qui rendrait désirable l’accession au sommet…