L’Avenir improbable

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Premières pages

Grains de sable

     La teinte particulière de cette brique, moins rouge que d’autres et comme éclairée de l’intérieur par quelques grains de sable qui se révélaient capables de transformer l’uniformité d’un simple mur en une symphonie de couleurs, ce détail anodin, trivial peut-être – quoi de plus laid qu’un mur de briques dans une cité ouvrière du nord de la France – donnait accès à une vérité de la lumière et de la matière qui valait bien ce qu’en pouvaient révéler les murailles du château de Versailles ou les tableaux d’un peintre.

Retour imaginaire

     Les pelleteuses avaient peut-être emporté les débris des maisons insalubres situées sur le côté obscur de la place, dans ce dédale de ruelles et de courées qui descendaient vers le canal et les usines. Emporté aussi le cours des promenades improvisées et les causeries impromptues sur le pas d’une porte, écran de bois devant lequel on se montre ou derrière lequel on disparaît, comme au théâtre, dans les vieux quartiers des vieilles cités. De grands ensembles tout neufs les remplaçaient peut-être, trop grands ou trop neufs, aux arêtes trop coupantes, rassemblements discontinus d’habitations empilées cassant la ligne de vie des rues.

Pourquoi?

     Pourquoi cette poussière, ces cendres, ces scories sur l’épure des sentiments, pourquoi cette poix, ce poids, ce poison qui tue le désir, pourquoi ce paysage désertique ou ce froid polaire comme un défi trop lourd à relever, pourquoi cette attirance vertigineuse pour le vide, l’inanité, la vacuité, l’envers ou le revers du monde, pourquoi l’ombre plutôt que la lumière, pourquoi les fantômes ou les phantasmes plutôt que les vivants, les bien portants, les bien pensants, pourquoi cette fêlure, cette brisure dans son propre reflet, pourquoi ce manque, cette absence, cette trahison peut-être, cet oubli, ce départ, cette séparation, cette solitude, cette disparition, cet effacement, pourquoi ces quelques souvenirs si dérisoires, pourquoi les esprits carrés parviennent-ils à le rester, pourquoi occuper sa vie à se leurrer, à oublier, à contempler une épaisseur factice dans des miroirs aux alouettes, pourquoi cet écart, ce fossé, cet abîme entre bonheur et malheur?

Le moi qui se dérobe

     Elle était dans le bleu, dans le blanc ou dans le noir, hors jeu, hors du « je ». En quête de son existence comme un personnage en quête d’auteur, incapable de se donner vie par elle-même, pantin, automate ou marionnette, qui s’agite quand le mécanisme a été remonté, ou que l’on agite en tirant les ficelles. Vivant de la vie confisquée d’un Pinocchio puni. Sentant avec angoisse sa conscience se diluer, s’évaporer, se dissoudre, sous l’effet d’un questionnement acide. Pourquoi?

Incertains rivages

     Elle avait traversé les champs laissés en friche qui séparaient l’autoroute de la cité où elle habitait. Ce n’était pas encore l’aube mais l’eau bleue de la nuit avait pris l’éclat qui annonce la révélation attendue de la lumière du jour. Elle aimait suivre du regard le double sillon lumineux des phares jaunes et des feux arrière rouges qui filaient en sens inverse et finissaient par devenir invisibles de l’autre côté de la brume. De loin, les immeubles de la cité paraissaient presque beaux parce qu’ils étaient associés à l’idée d’un départ possible et qu’à cet instant précis de la nuit finissante, du matin frémissant, on se sentait hors du temps, hors du quotidien, dans un monde où les frontières entre la vie et la mort, la présence et l’absence, le rêve et la réalité, la laideur et la beauté, n’existent plus.

Seule

j’ai oublié ma main dans la tienne
et sans ma main je suis figée là où tu m’as quittée
les yeux comme morts

Face à face

Lune

     Côté face, le petit miroir rond qu’elle tournait et retournait dans le creux de ses mains lui renvoyait dans la pénombre une image floue et obscurcie de ses propres traits, qu’elle confrontait à ceux de la personne photographiée côté pile. La ressemblance était saisissante. La fêlure sur la glace, la rouille qui s’était installée sur les bords, le jaunissement de la photographie qui avait été heureusement protégée par une fine pellicule de verre elle-même craquelée à plusieurs endroits, rendaient plus prégnante l’ancienneté de ce petit objet, et sa fragilité plus émouvante encore. Par instants, le miroir captait un rayon de lune qui étincelait dans la nuit froide et claire. Elle avait ouvert la fenêtre avec le désir de se mêler aux étoiles, de se baigner dans la voie lactée, de vivre de la vie des dieux ou du silence des astres. Dans une sorte de vision fantasmagorique ou d’hallucination, la photographie collée au dos du petit miroir rond se superposait à la surface lunaire…

Terre promise

     Souvent, le soir, elle revenait marcher à travers cet espace incertain, ni campagne ni ville, ces anciens champs devenus terrains vagues, en attente de projets urbains, entre la ZUP et l’autoroute. L’antidote de la peur était quelque part de l’autre côté de la brume, où finissaient par disparaître les feux arrière des véhicules. Il fallait quitter la rive connue, s’élancer à travers cet espace incertain, ces terrains en attente d’un emploi, d’une utilisation, d’une occupation au sens propre du terme, aussi vagues qu’elle se sentait velléitaire, aussi vides qu’elle se sentait creuse, bordés du côté de l’horizon par la fluidité, la mobilité de l’axe autoroutier, et du côté de la cité par la rigidité, l’inquiétante immobilité des grands murs de béton, aussi austères que ceux d’une prison. Mais une sorte de paralysie la maintenait sur place, dans la prison de ses désirs contradictoires et de sa conscience confuse, déboussolée, affolée…

Hors les murs

Anguleusement
ville des jeux mère RALENTIR
enfants à coeur bloqué
désertent la caserne

Ir-réalité

     Peut-être avait-elle inventé tout cela, la chaise s’était cassée par accident, le carreau de la porte vitrée également en vertu de la loi des séries, Monique avait eu envie de changer le cadre au-dessus du bahut mais l’autre n’était pas encore prêt et son compagnon n’était pas à l’origine des dégradations sur les murs, c’étaient les enfants avec leurs autos tamponneuses ou leurs fléchettes, de même qu’ils avaient mis en pièces le beau vase en cristal et l’assiette en porcelaine et leur mère avait protégé de leurs maladresses les autres objets fragiles en les rangeant sous clé tout au fond d’une armoire; les vociférations entendues quelquefois dans l’appartement contigu n’étaient que l’expression forte d’une exaspération passagère, l’explosion d’une colère banale, la manifestation incontrôlée d’une fatigue compréhensible, la vie somme toute avec ses changements d’humeurs et sa palette plus ou moins nuancée, plus ou moins vive, plus ou moins éclatante et tonitruante de sentiments qu’elle suscite, un ton plus haut chez certains, un ton plus bas chez les autres…

     Erreurs d’interprétation, de décryptage, jeux trompeurs de l’identification, les sensations qu’elle avait attribuées à la petite fille avaient surgi de l’écartement de la porte comme d’une faille creusée dans son propre coeur; le ruissellement des eaux de sa mémoire s’acharnait sans relâche sur la réalité comme la pluie depuis tout à l’heure sur la verrière et ses souvenirs eux-mêmes étaient faussés, fissurés, ravinés et remodelés par sa solitude présente sur ce banc au lourd passé, la verrière qui bruissait sous les gouttes n’était qu’une protection illusoire qui déformait à la fois le ciel et la terre, le rêve et la réalité, l’espoir et son absence, ce miroir déformant se glissait partout depuis presque toujours entre la vérité de sa vie et les représentations qu’elle s’en fabriquait; elle jouait sur un plateau désert, son texte disait l’absence mais le dépouillement éclairait par défaut une multitude de personnages mi-réels, mi-fictifs, morts ou vivants, qui finissaient par encombrer la scène de leurs intrigues si entremêlées, si enchevêtrées, que l’unique comédienne, actrice solitaire et solaire, paraissait ne jamais devoir finir de reconstruire, de recomposer, de reconstituer la totalité des pièces du puzzle qui dansaient la sarabande autour de sa personne dans un désordre, une confusion indescriptible…

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Commentaires :

Lucien Suel
21 février 2015 à 10 h 15 min
Françoise, j’aime beaucoup ces « chroniques » vivantes, profondes et d’une écriture tenue. Quant aux briques, je partage avec vous ces deux « briques » de texte, prises dans « D’azur et d’acier »:
Depuis l’annexion du village de Fives en 1858,
suivie entre 1860 et 1920 de la multiplication
de sa population par 6, et jusqu’à aujourd’hui
encore, toutes ces briques ont reçu, encaissé,
absorbé et répercuté l’écho des voix, des cris
de joie ou de douleur, des rires, des accents,
des conversations et toutes les ondes sonores.
Les briques ont gardé la mémoire du vacarme de
la fabrique, la cadence des machines, le potin
des locomotives. Actuellement, on dit que pour
une brique, on n’a plus rien ; et pourtant, un
jour, ces parallélépipèdes de boue grise, rien
que de l’argile, ont été transformés en abris,
briques rouges devenues maison, refuge, foyer.

leventquisouffle
21 février 2015 à 10 h 39 min
Je vous remercie infiniment, Lucien, je me sens en communion avec ces textes, ces deux magnifiques briques que vous m’avez fait la joie de déposer ici.

Dominique Hasselmann
24 février 2015 à 7 h 38 min
Les briques ont un aspect humain, je ne sais pas pourquoi : comme si chacun avait disposé, de manière égalitaire, du même matériau pour construire sa maison (cela est surtout visible dans les villes du Nord et les cités ouvrières). Une architecture démocratique…

carnetsparesseux
27 septembre 2015 à 8 h 09 min
Je découvre cette belle série d’ « improbable » ; je reviendrai lire au calme.

annaurlivernenghi
29 juillet 2016 à 10 h 37 min
Ce texte : un filtre magique Françoise. Vous ne le savez pas.

leventquisouffle
29 juillet 2016 à 11 h 51 min
Merci à vous, Anna :)))