Ephéméride

Impressions du jour

Texte écrit en alternance avec Isabelle Pariente-Butterlin, que je remercie

de m’avoir proposé ce nouvel échange.

     « Il y a quelque chose qui se joue dans notre échange, autour de la vérité des jours, qui ne pouvait naître que […] de la sincérité de l’écriture dans l’échange. Il nous emmène très sûrement dans l’inexploré. »

     I.P., 2 mars 2015

    

2015

31 janvier

    Une fine pellicule de neige sur le sol ce matin, neige craquante et miroitante sous un grand soleil qui la fera fondre très probablement dans quelques heures…

     La neige a fondu et le soleil a disparu à l’image de nos vies qui fondent et disparaissent.

     Sur l’écran de ma mémoire, cinéma confidentiel, projection en noir et blanc des scènes de mon existence avec leurs parts d’ombre et de lumière. Impression que ma conscience danse et scintille comme les taches de lumière qui zèbrent la pellicule des vieux films. Sensation de légèreté en regardant les flocons qui recommencent à tourbillonner, ce soir, sous la clarté de la lune.

***

1er février

     Il aurait pu neiger mais il n’a pas neigé. Il était si facile d’imaginer dans l’air froid les mouvements des flocons dans l’air froid et épais. Quand je me suis levée, tous les possibles du jour étaient ouverts en éventail, et au fur et à mesure de la journée, ils se sont resserrés, ils ont rétréci, ils sont devenus de plus en plus étroits, jusqu’à se resserrer, n’être presque plus rien, jusqu’à me laisser me retirer du jour et de son absence, pour aller retrouver les rivages du soir.

      Il n’y eut presque rien à faire, sinon les lignes à écrire, et la musique à écouter. J’oublie que je sens encore dans la pulpe de mes doigts les cordes du violon et la répétition en boucle de cette phrase de Vivaldi.

     Il n’y eut presque rien à faire, sinon pour finir, quelques phrases en Anglais et la chaleur du four qui écartait l’hiver. Ce jour, comme un autre, va-t-il s’effacer ?

***

2 février

     Ciel gris, temps froid, la campagne est morne et la promenade abrégée.

     Veillée au coin du feu: senteur du bois, crépitement des flammes, spectacle fascinant au fond de l’âtre, rêverie qui m’absorbe du fond des âges, moi ici et, là-bas, il y a des dizaines de milliers d’années, homme ou femme des cavernes, ma soeur, mon frère, à la recherche d’un abri dans la nature hostile, même posture et même regard, paumes tournées vers la chaleur des flammes reflétées dans leurs/dans mes yeux, sans doute, si je pouvais me regarder… hypnose, les giclées d’étincelles attisent un feu étrange sous les fronts humains…

***

3 février

     Alors on a couru, alors il a fallu courir, alors on courait tant qu’à 14 heures passées, quand il a fallu sortir en catastrophe (et puis finalement non, ce n’était pas la peine), on était toujours en pyjama, en pull, on n’avait pas déjeuné, seulement petit-déjeuné, et repris un café, alors on a arrêté, à un moment, on a arrêté, on s’est arrêté, parce que ça ne sert à rien de vivre comme ça, et pour parler avec la voix dans le téléphone, on s’est installé au soleil, à regarder les nervures des feuilles en transparence dans la lumière d’hiver, et on a parlé, on n’a pas fait attention, et quand on a fini de parler, il était bien plus tard, et le plat dans le four avait brûlé, mais à quoi bon ?, alors on a étendu le linge et on est sorti, parce que c’était l’heure, parce que c’est comme ça.

***

4 février

     Je suis fatiguée, mon esprit s’obscurcit, les mots se refusent, et je me sens repoussée vers une zone grise qui m’attire irrésistiblement comme un trou noir…

     Qui suis-je, absente à moi-même?…

     L’insomnie de la nuit se prolonge dans le jour par une intrusion de fantômes qui me narguent et cherchent à m’entraîner dans leur danse macabre. Je ne me défends ni ne les provoque et tente de me réfugier dans une douce indifférence… Les yeux apparemment ouverts, j’avance dans le jour comme une somnambule. J’aurai vécu, aujourd’hui, à côté de moi-même, comme tant de fois au cours de ma déjà longue existence…

***

5 février

     Seule impression vive du jour : sentir, en traversant le hall trop grand pour les quelques grappes de personnes qui y stationnent, l’incision du froid sous les ongles, autour des yeux, sur la nuque.

     Tout le reste du jour, supporter le jour, attendre qu’il passe, répondre ce qu’il semble adapté de répondre, ou précisément ce qu’il semble inadapté de répondre, répondre à des listes d’items lesquels paraissent appropriés, pourquoi ceux-là et pas un autre ?, en arriver à se demander si toute la journée n’a pas été elle-aussi une longue liste d’items qu’il fallait bien cocher pour parvenir dans le soir au tunnel de la nuit. Quoi d’autre, alors, qu’un jour de plus perdu lui aussi dans le néant ?

***

6 février

     Je forme toujours le numéro trois minutes avant l’heure exacte pour éviter que mon jeune correspondant n’attende ou s’imagine que je l’ai oublié. Quand il décroche, je reconnais avec plaisir les modulations de sa voix. Nous ne parlons (presque) jamais de choses essentielles, mais nos paroles insignifiantes me comblent de joie, et je pense qu’il est lui aussi satisfait de cet interlude. J’aime ce rendez-vous hebdomadaire qui nous permet d’entretenir le lien qui nous unit. La conversation dure environ trente minutes. Nous avons pris l’habitude de raccrocher au bout de ce laps de temps avec la satisfaction renouvelée d’avoir soustrait à nos temporalités respectives un moment très agréable dont nous nous félicitons mutuellement. Me paraissent légères les heures qui précèdent et celles qui suivent ce rendez-vous téléphonique…

***

7 février

     Pour un temps, suspension de la course d’aujourd’hui dans la préparation de demain. Aujourd’hui sert à préparer demain, à en envisager les déploiements, le cours, aujourd’hui est très exactement et à peu près uniquement la veille de demain, du moins pour toi, et tu prépares avec moi des fournées de gâteaux blonds ou chocolatés, certains demandant que les blancs d’œufs soient montés en neige, et d’autres nous obligeant à ressortir pour aller chercher la poudre d’amande que nous avons oubliée. Le four a tourné pendant des heures, répandant dans la pièce sa chaleur et l’odeur douce et enveloppante de la pâte qui cuit. Tu as assuré entre chaque fournée le nettoyage du grand saladier qui nous a servi à préparer les différentes pâtes, en l’emportant sur le canapé avec la spatule qui devait me servir à le vider. J’aime tant que tu sois heureuse.

***

8 février

     Ce matin, j’ai accueilli la lumière resplendissante du jour entre mes paumes ouvertes. Elle se répandait dans la pièce tandis que je regardais miroiter dans le bol le liquide ambré du thé de mon petit déjeuner (la confiture d’abricot resplendissait comme un soleil). L’espace illuminé autour de moi était structuré à grands traits d’ombre. Mon espace mental s’ouvrait de la même façon à la lumière en canalisant les zones obscures. Mon corps soupirait d’aise, je me laissais envahir par le bien-être, la noirceur du monde ne me concernait plus. Je formulai le vœu impossible que cette clarté soit mienne jusqu’à la fin de mes jours. Pourquoi se laisser happer par les ténèbres?…

***

9 février

     Et puis les nouvelles tombent, le jour tombe, et puis le jour s’en va, les êtres aussi, on voudrait autrement, on voudrait croire qu’autrement est possible, mais l’obstination du réel est plus forte que la nôtre, les nouvelles tombent, les êtres aussi, parfois ils se relèvent, les jours nous traversent, les espoirs et les chagrins alternent sur nous leur emprise, les jours ont une saveur étrange mêlant l’amer et le doux, qu’ils n’avaient pas autrefois. Et nous fermons les yeux pour être sûrs que nous existons toujours, pour nous recentrer, dans la bousculade du monde, sur ce que nous tentons d’être.

***

10 février

     Privilège de l’âge, je ne me sens plus directement concernée, mais autour de moi, encore, toujours… Je ne comprends pas, je ne l’ai jamais compris! Pourquoi la journée de travail d’un cadre doit-elle obligatoirement se terminer après 19 H? La présence au travail à une heure tardive est-elle un gage de qualité? Evidemment non, sinon tout n’irait-il pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles? Je me souviens… J’ai souvent pratiqué l’art du funambulisme entre des aspirations et des nécessités contradictoires, mais je n’étais pas une acrobate très douée, et je me suis souvent cassé la figure. Or donc, le travail professionnel avant tout. Mais que le travail domestique et l’éducation des enfants soient de toute façon délégués aux femmes ! Et que les femmes qui le peuvent se fassent aider par d’autres femmes ! Quant aux aspirations qui ne relèvent pas du devoir familial, circulez, il n’y a rien à voir… La façon dont s’organise le collectif révèle sans doute les ressorts profonds qui l’animent…

***

12 février

     Alcool pur : le monde social agressant, décapant. Brûlure. Le monde social, qu’on ne peut tenir au loin, qu’on ne peut éloigner, dont on ne peut se défaire. Il n’est pas possible. Il n’est pas, seulement, à l’horizon, des possibles, de se tenir sur une ligne : de solitude. Je n’aime pas l’alcool pur, vie sociale et agressante. Je n’aime pas. Emprise, menace sourde, faire comme si. On supportait. Faire comme si : on passe. On voudrait passer, passer comme un joueur, ça accroche, ça fait mal, on se replie, on voudrait pouvoir, mais on ne peut même pas, on prend la brûlure du monde social, on n’y peut rien, on ne peut rien.

***

13 février

     Tristesse… Je suis triste car un enfant que je connais vient de subir la cruauté de l’injustice sociale, la cruauté tout court… Je suis triste parce que ce SDF dont personne ne dit plus le nom vient de mourir dans la rue… Je suis triste parce que cet homme sans vergogne dont le procès passe en boucle à la télé ne regrette pas les mauvais traitements qu’il a infligés aux femmes qui l’accusent… Je suis triste parce que cet élu local très connu qui a décidé d’armer les policiers municipaux de sa ville considère par voie d’affiche que le revolver est un ami… Je suis triste de voir la haine se distiller partout, je suis si triste, il y a tant de raisons d’être triste !…

     Tristesse et colère… Le monde est hostile, mais si nous unissions nos forces au lieu de nous combattre? Sommes-nous à ce point égoïstes ou mauvais que les faibles et les doux deviennent nos proies? Qu’apprenons-nous à nos enfants? Quelle expérience leur transmettons-nous du monde social? La vie pourrait être belle si l’ensemble du collectif le désirait, malgré la dureté du monde physique et de la condition humaine, si la bienveillance et l’indulgence régulaient nos relations avec les autres et les rendaient simples, faciles, réconfortantes. Aimés-aimant, nous serions toujours heureux et joyeux… Je suis si triste…

***

14 février

     Il fait froid. Ce pouvait être une mauvaise journée. Ce devait être une mauvaise journée. Elle n’est pas faite pour répondre aux attentes. On s’en méfie. Il y aura bien des choses à faire mais on s’en méfie. Il fait froid et gris. Je sors tout en regardant sur l’application de la RATP le temps que cette course va me prendre. Étrangement l’application conseille un court trajet en métro et une longue marche à pieds. Je pressens que c’est absurde mais à tout prendre, je préfère marcher. Je remonte la rue en direction de la station de métro et une pluie glacée commence à tomber, tandis que le soleil perce. C’est toujours cette capacité du monde à se renouveler alors qu’on n’en attendait plus rien. Il reste seulement à faire de même. Le corps vertical et immobile descend sur un Escalator vers les profondeurs du métro.

***

15 février

   J’ai besoin de marcher. De marcher vraiment. Pendant plusieurs heures d’affilée. De sentir le rythme de la marche. De me sentir fatiguée. D’attendre et d’atteindre mon deuxième souffle. J’ai besoin de respirer. D’inspirer et d’expirer. Vraiment. De sentir le souffle de la vie. De la continuité de la vie. Ma vie? Le mystère de la, de ma vie. Vivre consiste à marcher. Il me souvient… Cet étonnement sans limite quand je me suis rendu compte, encore enfant, que ma vie consisterait à faire un nombre incalculable de pas, interrompus seulement par le sommeil de la nuit. Combien de millions de pas ai-je à ce jour accomplis? Vertige des chiffres qui n’expliquent rien. L’infiniment grand à la portée d’une enfant. Il me souvient… J’aimais marcher dans les rues d’une ville que je croyais mienne. Elle ne l’est plus depuis si longtemps. Combien de pas me reste-t-il à parcourir?… Je marche et les questions se font légères, doux les souvenirs, plus rien n’a d’importance, seulement le souffle, mon souffle, le souffle de la vie, ma vie pour encore un certain temps, un temps certain, un temps incertain… Chacun de mes pas scande le temps qui passe, à chacun de mes pas, comme c’est étrange, en ce moment, sur ce chemin balayé par des rafales de pluie, je ressens une joie inattendue venue de nulle part…

***

16 février

     Inhabituel, ce jour, le voyage, la lumière, les papiers oubliés, les gestes recommencés, descendre vers le Cours Mirabeau, remonter dans la ville cardinale, recommencer, les mêmes pas, chercher les papiers échappés des mains, revenir, redescendre, en peu de temps, plusieurs fois, le même trajet, peut-être pas tout à fait les mêmes rues, mais des parallèles, on ne sait pas les noms, ce n’est pas tout à fait nécessaire pour aller dans un sens, un autre, il suffit d’avoir en tête des directions même assez vagues. Jour inhabituel qui tranche sur le quotidien. On invente des gestes. On les découvre. On se retrouve inventant des gestes. On ne savait plus. Détours d’une ville. Détour d’une vie. C’est tout un parfois. Inexplicablement, l’inattendu.

***

17 février

     Il fait froid mais beau. Entre midi et deux, je décide de prendre l’air. Parcourir les rues de la ville consiste à l’habiter. J’aime prendre rendez-vous avec elle pour en redécouvrir les particularités. La boulangerie du coin me procure de quoi me restaurer tout en marchant. J’avance lentement, le nez levé vers les toits. Le ciel est bleu, avec quelques nuages blancs espiègles. Se promener ainsi est une fête. Je me dirige vers les canaux du vieux quartier et le parc immense qui le jouxte. De là, je le sais, la perspective offerte sur la cathédrale est exceptionnelle. Je regarde tendrement en passant les petites maisons de torchis sur les appuis de fenêtre desquelles, en été, rougeoient des géraniums. La pelouse du parc est encore recouverte de givre. L’espace est désert. Je me dirige vers un banc que j’ai expérimenté pour avoir la plus belle vue, à mes yeux, sur la cathédrale. Je m’assois et m’abîme dans la contemplation, bien emmitouflée… La beauté des lignes de l’ouvrage gothique rassure sur les capacités des êtres humains à aimer et à vouloir le beau, peut-être le bien… Comment ne pas penser ici à Victor Hugo, ou à Marcel Proust?… Quelques mésanges zinzinulent sur l’arbre voisin et m’empêchent de sombrer dans des pensées trop sérieuses. Je m’accroche à la légèreté de l’instant comme elles s’agrippent aux branches, en acrobates…

***

19 février

     Ce fut un jour de printemps sans espoir, de pur bleu, de pur soleil suspendu entre tous les écueils de l’hiver. Ce fut un jour de pur soleil et d’écume étourdissante. Nous étions sans espoir. Les tickets s’accompagnent dès l’aller du retour. Quitter la ville était donc sans espoir même si la mer et son bleu immémorial nous éblouirent. Ce fut un départ sans espoir. La ville nous attendait. Ce fut la mer et le soleil et l’écume. Plein soleil. Plein vent. Puis évidemment il fallut rentrer. Dès le matin il fallait rentrer. Ce fut une journée éblouissante d’écume. Pure suspension dans la ville. Puis on retrouva les quais de la gare et l’attente de la navette et dans les embouteillages sur l’autoroute le chauffeur cherchait une solution. Et nous ne comprenions plus du tout ce que nous faisions dans ce monde.

***

20 février

     Je l’estime, c’est une personne de grande qualité. Que se passe-t-il? Je suis saisie d’étonnement. J’interprète son commentaire comme une fin de non-recevoir. Se peut-il? Je m’étrangle d’indignation. Non, c’est impossible. Le refus de la discussion ne coïncide pas avec l’image que j’ai de cette personne, avec l’idée que je me fais de son ouverture d’esprit, de son intelligence, de sa sensibilité… Je tente une nouvelle approche. Je réitère mon point de vue sur la question que je lui avais soumise et qui me semble très importante. J’obtiens la même réaction de fermeture. Je ne m’attendais pas à heurter mon interlocuteur à ce point. Ai-je vraiment bien interprété ce qu’il m’a rétorqué? Suis-je capable d’accepter un profond désaccord?…

     Je pense que je suis assez bien informée, je multiplie mes sources, et je m’efforce à la prudence. Les situations sont toujours d’une extrême complexité et les certitudes sont le plus souvent dangereuses, je le sais. Mon interlocuteur ne me connaît-il pas suffisamment  pour ne pas penser que je ne puisse pas faire la part des choses et ne sois pas capable d’une discussion honnête?… Le sujet est brûlant. Suis-je à ce point hétérodoxe?… Comment expliquer le refus de discuter autrement que par la volonté de préserver le regard que l’on a sur le monde, ou par la croyance enfantine que tout irait bien, in fine, dans le meilleur des mondes possible? Sans doute est-il rassurant de penser que les Cassandre n’ont pas toujours raison?… Mais je ne veux pas me voir attribuer le rôle de Cassandre. Je veux seulement avoir le droit de réfléchir et d’exprimer éventuellement ce que je pense au cours d’une discussion loyale et sincère. Est-ce possible?…

***

21 février

     Journée vide. Presque rien. Temps gris et froid. Rester à l’intérieur, pas loin du canapé, ou sur le canapé, parfois par terre, adossée, envoyer des mails, faire tourner une lessive, revenir sur le canapé, défaire une valise, en refaire une autre, passer un appel téléphonique, tout en étendant le linge, et puis revenir au clavier de l’ordinateur, terminer, recommencer, laisser en plan quelque chose, d’autre. Sortir un instant dans le froid, rendre un livre, en prendre un autre, presque rien, tout cela est sans importance, une journée vide, comme un sas entre deux lieux, passer par là, marcher, j’ai voulu sortir marcher, prendre des photographies, cette idée en tête que ce quartier n’est pas si laid, qu’il faudrait savoir le regarder, journée vide, comme mon regard, mes pensées, et ces rues, désertées, étrangement vides, il faut croire que tout le monde est parti en vacances, mais tout cela est sans importance. J’ai seulement constaté que le laurier-rose que j’abrite du froid dans l’appartement a fait de nombreuses nouvelles pousses pendant mon absence et que lui, du moins, semble croire à un printemps même si c’est un printemps artificiel.

***

22 février

     Tu m’as posé une question, j’étais à mille lieues de mes souvenirs et brutalement, ta question, je n’y étais pas préparée, faut-il que la douleur soit toujours présente, je n’avais pas anticipé ta question et je n’ai donc pas mis en œuvre les réflexes pavloviens qui d’habitude me protègent, je ne pensais pas que j’étais si vulnérable encore et que le système d’autodéfense que j’ai pu mettre en place avec le temps pouvait me trahir ainsi à ce point… Pourtant, puisque tout change sans cesse, les émotions et les affects ne devraient-ils pas eux aussi se trahir et s’effacer? Qui suis-je vraiment, puisque la construction de moi-même s’effondre sous le souffle de souvenirs lointains que j’imaginais neutralisés? Vieillir consiste-t-il à élever encore et encore des digues vouées à s’écrouler pour empêcher les douleurs passées d’envahir le présent? Ou dois-je penser que le noyau dur de ma personne est constitué d’éléments qui m’échappent et que je ne pourrai jamais contrôler?…

***

23 février

     Je ne sais pas du tout ce qu’il faut faire pour entrer frontalement dans la matière du monde. Alors quand il y a une journée comme celle-ci où je n’ai absolument rien d’autre à faire que de travailler des concepts, et où tout cela tient en apesanteur dans un espace dont toutes les contraintes sont exclues, elle devient finalement une parenthèse chaude et tranquille, au cœur du froid de l’hiver. J’ai seulement, de temps en temps, levé les yeux de mon écran et de mes livres pour tenter de saisir dans les arbres la silhouette d’un écureuil qui se balançait sur les branches souples des arbres, mais à aucun moment je ne suis parvenue à en voir un. C’était une journée hors du monde et du temps, et je peux attendre de demain qu’elle en aille de même, je sais parfaitement que cela ne durera pas, alors que c’est à peu près mon lieu naturel, mais au moins il y a dans ces jours comme la prise d’un élan pour revenir traverser le réel d’un pas un peu plus assuré. Seulement j’aurais bien aimé, à l’improviste, repérer un écureuil en équilibre, prenant son envol d’une branche à l’autre, et laissant tomber à terre les coques des amandes qu’il dévore. Derrière cette absence, les nuages passaient, défilaient très rapidement, le vent qui les chassait fit revenir le soleil et c’est dans le soleil que je vis, sur le ciel désormais bleu, les premiers bourgeons sur un arbre abrité du froid et du vent entre deux maisons.

***

24 février

     Nettoyer, ranger, faire le ménage… la cuisine, la vaisselle, la lessive, le repassage… L’invention des robots ménagers a certes libéré du temps et limité la peine, mais le rocher de Sisyphe est toujours là, énorme, il obstrue presque tout l’espace libre. Il faut le déplacer, le pousser et toujours recommencer. Les tâches domestiques, ou plus généralement matérielles, sont inépuisables. Le temps qu’elles exigent est incommensurable. Réussir à leur dérober de précieuses minutes est un enjeu considérable, qui mobilise beaucoup d’énergie. La matérialité du monde se rappelle toujours à nous. Elle est exigeante et ne tolère pas la moindre erreur. Descendre l’escalier un peu trop vite, oublier de fermer le gaz, peut se révéler catastrophique. Se retrouver indemne à la fin de la journée, après avoir échappé à toutes sortes de dangers potentiels, tient presque du miracle. Je pense donc je suis, mais je sais que mon corps a toujours le dernier mot. Raison de plus pour essayer de l’oublier un peu de temps en temps en regardant les nuages par la fenêtre. La maison est entourée d’arbres, des oiseaux s’y posent et reposent mes yeux, le temps d’un regard…

***

25 février

     Journée mêlée, comme est la vie, emmêlée, démêlée, journée traversée d’éclairs de lumière et d’obscurité, de soleil et du balancement des premiers bourgeons sur le ciel chargé de nuage, et de la morsure du froid et de la nuit. Je sais reconnaître, dans ses intonations, l’indice du tragique, même quand sa voix tente de me le cacher. Je sus immédiatement à son message anodin que je devais rappeler sans attendre, et qu’une partie du monde allait s’effondrer, je ne savais pas laquelle, mais je savais déjà, aux efforts de sa voix pour être normale, qu’une partie de mon monde s’était effondrée, et que, si je n’en ressentais pas encore le désespoir, c’était pure ignorance de ma part, et néanmoins dans l’intervalle de temps entre le moment où j’ai entendu son message et le moment où elle m’informa, je ne parvenais pas à ressentir la douleur qui allait s’abattre sur moi, et qui en effet s’abattit au point que l’univers me sembla tourner alors que j’étais devenue un point fixe, vrillé de douleur à son emplacement précis.

***

26 février

     Mes yeux se ferment, je ne suis rien, je ne peux rien… Un rayon de soleil se glisse sous mes paupières closes, puisse-t-il m’illuminer à l’intérieur de moi… La fatigue m’anéantit, le soir est pourtant encore loin. Je me sens particulièrement vulnérable, vivre est souvent difficile. Les obstacles naturels ne font pas de cadeau, l’organisation sociale n’est pas tendre avec les faibles. Vieillir est une faiblesse, je n’en ai pas exagérément peur. L’inertie est ma force secrète, je ne sais pas me battre. Si je suis obligée de lutter pour survivre, je me laisserai mourir… Car I would prefer not to … Je voudrais être un papillon, n’avoir aucune épaisseur, n’offrir aucune résistance, confier au vent mes ailes, en recevoir la grâce… Inquiétude pourtant de l’instant où tout basculera… saurai-je dire oui… est-ce que toute une vie de patience et d’effort dans l’acceptation de l’inévitable sera annihilée par un seul instant d’effroi?…

***

27 février

     Attendre. Dans un rayon de soleil. Attendre. Il fait beau. Le soleil dans mon dos me caresse la nuque. Attendre. La lumière serait éblouissante si je ne lui tournais pas le dos. Il n’est pas possible de faire grand’chose en attendant. Sinon lever les yeux, à intervalles de plus en plus resserrés, vers l’horloge de la cuisinière, inutilement à l’heure et qui ne donne que des informations inutiles puisqu’aucun horaire n’est fixé. Attendre. Étirer les minutes et le temps, et ses jambes, ses membres. Attendre. Égrener des pensées comme des secondes. Les laisser filer comme on laisse filer les minutes, les secondes. Ne rien retenir, ne se retenir à rien. Diluer le temps dans une attente au soleil, diluer le temps dans le soleil, dans un rayon de soleil qui réchauffe et caresse tout à la fois. Fermer les yeux dans un rayon de bonheur.

***

28 février

     Impressions étranges… Je ne peux plus me dérober. Que faire de ces quelques cartons qui me viennent d’un déménagement ancien et que je n’ai jamais pris le temps d’ouvrir? Je sais qu’ils contiennent des objets qui appartenaient à la plus reculée de mes vies antérieures. Sentiments mêlés, refus de me laisser engloutir par le passé, crainte de mes émotions, plaisir néanmoins de (re)découvrir ce qui me relie à ce lointain passé et donc à moi-même?… Ce voyage que j’avais fait en 1973, ces cartes postales que j’avais envoyées à ma famille et que je ne savais plus avoir conservées… Mon écriture a changé, mais je reconnais ma préoccupation d’essayer, même à distance, de rassurer et de convaincre les miens que tout irait bien ( !)… Je savais ma mère condamnée à brève échéance, elle était morte six mois plus tard… Ce qui est scandaleux, ce n’est pas la mort, c’est la souffrance endurée par les corps; ce qui est scandaleux, ce n’est pas la mort, c’est la solitude du mourant; ce qui est scandaleux, ce n’est pas la mort, c’est la morsure du manque provoquée par l’absence des êtres chers auprès des survivants… La mort est scandaleuse en ce qu’elle a d’inhumain, et la seule riposte possible est de la combattre en essayant de réduire ses effets par les armes de la paix et de l’amour.

***

1er mars

     On passe, il faudrait passer, on trouvera : comment passer. On ne sait pas toujours. Un pied puis l’autre. Le cœur continue de battre. On essaie. Un pied puis l’autre. Corps raide. Exercice d’équilibrisme en à-pic au-dessus du désespoir. Alors on se rattache aux petites choses du monde, on prépare un sac, on choisit des échantillons de crème pour quelques jours d’absence, on lave doucement une écharpe qu’on rince à l’eau froide, pour resserrer les fibres de la laine, pour quelques jours d’absence, on glisse dans un sac de voyage une tablette de chocolat aux noisettes, on se rattache à de toutes petites choses, qui tiennent en équilibre au-dessus du désespoir. On ouvre la fenêtre pour faire rentrer l’air froid et vif, on passe dans une autre pièce, on ferme une porte, le soleil à travers une vitre fait apparaître les traces de l’hiver, on se dit qu’il faudra laver les carreaux, on se tient aux gestes de la vie, on ne peut pas faire plus, on ne peut pas faire tellement plus, c’est tellement dérisoire, et pourtant la vie tient là.

***

2 mars

     La douceur de la laine entre les doigts nous fait toucher toute la douceur possible du monde; le reflet de l’hiver sur les vitres de la fenêtre est beau, malgré les salissures, parce qu’il annonce le printemps et figure l’espoir qui ne nous quitte sans doute (presque) jamais; les géraniums qui vont bientôt orner les fenêtres signalent le désir de joie des personnes qui vivent dans le logis; les mésanges qui zinzinulent en s’agrippant aux branches nous incitent à jouer les acrobates en nous retenant à toutes ces petites choses qui ne sont rien pour les yeux trop sérieux, mais nous sont aussi nécessaires que l’air pour respirer… L’intérêt que nous y portons maintient en vie et retient de sombrer tout entiers dans le désespoir qui serait le nôtre si chaque instant de notre existence était obscurci par la conscience radicale de notre situation d’être prédestiné au néant. L’intérêt que nous y portons permet le rêve qui nous sauve du caractère contraint du monde qui nous emprisonne et nous étouffe. La grâce de ces petites choses, qui s’offrent à nous comme une subtile alliance entre la face cachée du monde et nos secrètes aspirations, agit comme une caresse venue d’un autre monde qui ne nous serait jamais cruel.

***

3 mars

     J’essaie de tenir le fil. Saccades de temps. Saccades d’espaces. On croit pouvoir s’en tenir à quelque chose de stable. Une séquence de travail. Ou une conversation. Peut-être simplement préparer un plat. Ou choisir un livre. Faire une commande sur internet. On croit ouvrir des espaces. Comme des plages qu’on pourrait parcourir entièrement et dont on pourrait prendre la mesure. Et en place de ces sables blancs et lissés par le vent on achoppe. Constamment. Sur des écueils. Le temps est haché, entrecoupé, impossible, tout geste commencé s’arrête. Pour reprendre. Un peu plus loin. Un courrier arrive. On abandonne toute idée autre. On répond. On reprend. Ce qu’on a abandonné. Ce n’est pas tout à fait une journée. C’est le scintillement d’un phare dans le néant qu’on n’arrive pas tout à fait à déchiffrer. Alors on accepte de s’en tenir à des bribes de sens.

***
4 mars

     Je me sens provisoirement sur un nuage, ou sur une île, dans un repli bienfaisant du monde, libérée de toute charge ou contrainte trop lourde, de tout souci faisant ployer les épaules et guetter l’arrivée de la nuit pour enfin se reposer dans l’oubli…

   Quelques nouvelles me parviennent toutefois, malgré la distance que j’ai pour un temps volontairement placée entre le cours normal de la vie et mon désir de vacances. Mon oreille sélective n’a pas retenu les plus dramatiques, qui nous laissent de toute façon impuissants et muets devant l’horreur absolue. Sans doute parce que tous mes besoins matériels sont satisfaits et me permettent une relative insouciance, je me laisse atteindre par quelques mots qui ont le son cristallin de la source: il serait question de rétablir les coupures d’eau. L’eau, nécessaire à la vie, qui manque si cruellement dans certaines régions du monde? Heureusement, j’entends aussitôt un homme de bonne volonté tenter de mobiliser l’opinion publique pour que l’Europe des Lumières se lance dans un plan Marshall d’illumination du continent africain par la fée électricité, qui n’a pas encore utilisé là-bas sa baguette magique. Le retour sur investissement serait, selon lui, énorme, et relancerait l’économie européenne aujourd’hui quasiment en panne. Je comprends que cet homme mise d’abord et surtout sur l’humain, et que, loin d’être incompatible avec les impératifs économiques, le bien-être des gens est le moteur du développement d’une société. J’apprends aussi que le nouveau gouvernement grec, conformément à son programme électoral, rétablit l’eau et l’électricité  dans  les foyers qui en avaient été privés faute de pouvoir payer les factures, à la suite de la réduction drastique de leurs revenus décidée par la troïka européenne peu inspirée ou mal éclairée, semble-t-il, par les Lumières… Fiat lux!

***

5 mars

     À la vitesse insensible pour les sens du voyageur qui est celle qu’il est capable d’atteindre, le train glisse sur le paysage comme les ombres des nuages. Le mistral a cessé de provoquer un balancement latéral dès lors qu’il s’est mis à rouler, ou du moins lui aussi est devenu insensible. C’est une heure pour voyager telle que la plupart des voyageurs dorment dans un rayon de soleil, et laissent ainsi passer le temps du voyage sans qu’il accroche sur eux et ne les retienne. La lumière vive et pourtant encore un peu oblique dessine les textures et les couleurs du paysage et fait ressortir l’herbe neuve qui nous fait relever la tête hors de l’hiver. On traverse encore des lambeaux d’hiver, mais ils reculent et se font de plus en plus petits, se cantonnent au fond de vallées qu’on devine humides, et parfois un nuage passe dont l’ombre se dessine sur le paysage sur le train et nos consciences et nos regards glissent comme les ombres.

***

6 mars

     Ce soir, en fermant les volets à la tombée du jour, cette révélation soudaine, par une certaine qualité de l’air et de la lumière, que le printemps s’annonce, alors que mes activités de la journée m’avaient privée d’une certaine façon de sens, puisque je n’avais rien remarqué, rien vu, rien senti. Je suspens mon geste de refermer la fenêtre, j’accorde ma respiration à l’air plus léger, je laisse monter les senteurs de la terre… Je m’étonne de constater que la substance de la lumière est devenue transparente, et je me surprends à sourire, une infinie douceur se dépose sur le monde…

***

7 mars

     C’est vrai, on va revivre ? Enfin, tu crois ? C’est possible, on y est presque. Tu crois, on va revivre ? On va sortir dans la rue, aller au soleil, marcher d’un pas léger, tu crois, on va revivre ? Parce que, moi, je n’en peux plus. On va partir, sortir, aller, laisser derrière soi le gris, le noir, l’incolore, le sombre, le détruit, les ruines de soi et de ses espoirs, tu crois ? Tu y crois aussi ? Parce que si je suis seul à y croire, ce sera difficile et étrange et insignifiant de se retrouver — seul — au milieu du monde vide … Alors c’est vrai, tu crois, tu viens, on y va, on sort, on oublie, on marche, on court, pieds nus, sur le sable froid, l’eau est glacée mais qu’importe ?, tu viens ?, on court, on sort, on danse, on rit, on rit aux éclats, on éclate de rire au soleil ?

***

8 mars

     Oui, on y va, de tout notre cœur, on y va, est-il seulement possible de ne pas y aller, de ne pas souhaiter aller vers la lumière, vers la lumière du printemps qui arrive, métaphore de nos espoirs, d’un recommencement impossible ou d’un possible commencement?… On y va, je t’accompagne, tu m’accompagnes, je ne sais pas exactement où et toi non plus, je ne sais pas vraiment comment y aller, toi non plus, mais n’en avons-nous pas cependant une idée assez claire qui nous vient de la lumière elle-même? Qui donc, en effet, pourrait souhaiter ne pas laisser derrière lui le gris, le noir, l’incolore, le détruit, les ruines de soi, des autres, du monde ? Et qui oserait préférer le déchaînement du mal, de la maladie, de la souffrance, de la guerre, de l’horreur absolue ? Personne, n’est-ce pas ? N’est-il pas évident que personne ne peut souhaiter cela ? Que personne, que presque personne ne le souhaite à personne?… Alors, viens, je t’accompagne, et faisons comme si… comme si le mal, le laid, l’ignoble, pouvaient ne pas exister et comme si personne n’en était parfois au moins un peu responsable… Viens et faisons comme si tu y croyais vraiment et moi aussi, comme si toutes nos aspirations explicites et secrètes pouvaient se réaliser, comme si nous pouvions toujours rire dans le soleil et nous laisser éclabousser par les vagues bleues de l’océan et du ciel!… Comme si nous pouvions oublier, ne serait-ce qu’un peu, tout ce qui nous entrave et nous fait souffrir… car, regarde… La lumière !…

***

9 mars

     Le mouvement se déploie, il ne peut pas ne pas se déployer, on s’obstinera autant qu’il le faudra, il se déploiera, on se tient à lui, on s’en tient à lui, les jours s’allongent dans les ombres redevenues douces du crépuscule. J’ai ressorti les plantes que j’avais abritées du froid de l’hiver dans la grande pièce lumineuse et claire. Elles avaient cru à un premier printemps et avaient répondu par une exaltation verte et tendre à la chaleur artificielle de cet espace. J’étais ennuyé, chiffonné de les leurrer sur un printemps possible, il y a assez de souffrance dans le monde pour ne pas en inventer, même d’infimes, ne serait-ce que d’infime, il n’est pas toujours possible d’en ôter, mais on peut au moins se tenir sur une ligne, se tenir en deça d’une ligne, où on n’en ajoute pas la moindre parcelle, et je craignais pour elles les effets de ce leurre, c’était une préoccupation minuscule, mais la vie, après tout, est tissée de ces préoccupations minuscules. Puis je me suis souvenu que la vie gagne. Assurément la vie gagne. Je ne sais pas très bien, je ne sais pas tout à fait ce que cela veut dire, mais il y a cette force de vie, tournée vers la vie, cette force en nous refusant les ténèbres. Il faut s’en tenir à cette incertitude. Les branches du laurier oscillent dans le vent. Il suffit de s’en tenir à cette incertitude. Lumières obliques. Le soir commence à allonger les ombres et les rêveries au loin, dans les vibrations revenues.

***

10 mars

     Il faut s’en tenir à cette incertitude, la vie gagne, assurément la vie gagne à chaque fois que nous en prenons soin, par nos gestes minuscules, par nos gestes d’autant plus minuscules qu’ils se montrent attentifs à la fragilité, qu’ils se retiennent de tout casser, qu’ils se retiennent, par exemple, de détruire les cabanes de pauvres gens qui n’ont pas d’autre abri sous le ciel que ces quelques planches disjointes, mais que l’on pourchasse pourtant parce qu’ils sont migrants, parce qu’ils sont Roms, en ajoutant ainsi encore plus de souffrance à leur déjà si grande souffrance ! Beauté de ces personnes qui continuent à croire en la lumière malgré les ténèbres de leur malheur et rêvent pour leurs enfants d’une vie meilleure! Admiration devant ces personnes qui, plus que toute autre, accomplissent jour après jour les gestes si minuscules qui aident à préserver la vie, et déploient au loin plus que toute autre les rêves qui la rendent supportable ! Sentiment de fraternité avec ces personnes, car leur fragilité est bien évidemment aussi la mienne, comment pourrais-je oublier que ma vie serait détruite de la même façon que la leur si le hasard de la naissance m’avait placée à leurs côtés? Lumières obliques, les ombres s’allongent et guettent à nouveau d’autres ombres, j’entends de nouveau le rossignol chanter, si pure est sa mélancolie, si bouleversant est son chant mélodieux qui semble venir d’un autre monde effaçant les douleurs ! La vie gagne, assurément, à chacun de nos gestes d’amour…

***

12 mars

     Tu m’as fait penser à ces bribes de phrases, tu sais, celles si belles qu’on emporte avec soi, ces bouts de poésie, ces bouts de poèmes qu’on emporte, ces fragments qu’on garde au chaud contre soi, qu’on garde tout contre soi, qui nous tiennent chaud, Hermès aux pieds légers, tu sais ces phrases qu’on a en soi, qui nous habitent, le souffle du vent, on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, tu m’as fait penser aux semelles de vent, à ceux qui vont à la surface du monde, sans rien qui pèse ou qui pose, à la légèreté, cette qualité unique de notre pas à la surface du monde, cette qualité rare de nos pas, de notre marche, ce qu’il nous faut pour traverser le monde, un peu de légèreté, du vent dans les cheveux, juste cela, cela seulement, soudain on ne sait pas pourquoi, on ne s’y attend pas mais on se retrouve à l’essentiel, on retrouve place dans le monde, on est à l’essentiel, tout va mieux, on est débarrassé de l’inessentiel, on a repris pied dans la vie. Ce n’est pas si facile, parfois.

***

13 mars

     Il n’y avait plus au-dessus de lui que le ciel, un ciel voilé, mais très haut, immensément haut, où flottaient doucement des nuages gris. « Où est-il, ce ciel sans fond qui m’était jusqu’alors inconnu? » La contemplation du ciel délivre soudainement de toutes ses préoccupations antérieures le prince André Bolkonski qui vient de tomber sur le champ de bataille. Laissé pour mort, il découvre avec une sensation d’apaisement extraordinaire que ce qu’il croyait important est en réalité inessentiel, j’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal. Il n’est pas si facile de se laisser emporter par des semelles de vent, de résister à l’air du temps, de refuser de se laisser dicter l’emploi du temps de sa vie. Nous sommes lourds, nous marchons avec des semelles de plomb car le poids du quotidien nous soustrait à nous-mêmes. Alors, quand survient une épiphanie, l’extase qui nous saisit nous remet paradoxalement au centre de notre être, comme si nous étions faits pour la joie, dans la lumière du monde. Et toi, ami(e) poète, tu déposes des mots ailés, des mots légers, sur mon coeur…

***

14 mars

     On marche sur une ligne ténue, on essaie de se tenir en équilibre, on se tient en vertige sur la possibilité de demain, parfois la main se crispe, et les tendons apparaissent sous la peau veinée de bleu, on se tient à cette affirmation, il y a un demain, les fleurs des amandiers se balancent dans le vent froid, on n’est plus sûr de rien, les pétales s’envolent sous le ciel blanc comme une neige, les pétales des amandiers, comme une neige, s’envolent vers le ciel blanc, on voudrait continuer à croire à la possibilité du renouveau, on regarde les narcisses qui oscillent, et s’abandonnent au souffle du temps, on s’en tient à aujourd’hui, comme la veille d’un autre jour, on le traverse, en regardant les motifs alternés de noir et de blanc sur les tours du clocher, on rêve des influences lointaines et de voyage, il y a un interstice dans lequel trouver du beau, encore une fois, dans chaque jour.

***

15 mars

     Pourquoi le monde est-il si beau ? Pourquoi la beauté des fleurs des amandiers est-elle si tendre ? Pourquoi le printemps renouvelle-t-il la vie? Pourquoi la vie ? Pourquoi ma vie dans la Vie? Quel est ce principe de bonté qui enfante le monde en le faisant mourir ? Quelle est cette beauté de l’orage qui me foudroie ? D’où vient la chaleur de la neige dont les cristaux de glace émerveillent mon regard ? Que nous apprend la chute ascensionnelle des pétales de fleurs des cerisiers ? Pourquoi tant de pourquoi ? Pourquoi donc ? Pourquoi ? Je ne sais rien mais je sens et je ressens, je ressens de toutes mes forces que je refuse la laideur, la souffrance et la mort, que je désire la beauté, la bonté, l’amour et la vie, l’amour de la vie, non pas l’éternité, non, mais l’instant éternel, l’acmé ! Vertige de l’écart entre le monde que je désire et la face noire de sa réalité, vertige de cet écart incompréhensible et douloureux qui me fait chavirer le coeur ! Sensation irrésistible de vertige qui pourrait me conduire à la folie, car la double réalité du monde m’est insupportable… je voudrais tant camper sur la seule partie du monde qui me convient et, au risque de perdre la tête, ne plus regarder que le beau et le bon!

***

16 mars

     Noirceur pure du chagrin. Puis nous avons discuté tard dans la nuit. J’ai constaté que la souffrance des uns réveille en écho celle des autres. Que les souffrances qu’on croit endormies, sédimentées sous des strates de volonté, déclenche d’étranges effondrements de soi qu’on n’attendait pas, on tente de trouver les mots pour orienter l’autre vers son avenir, pour le lui rendre, on tente de lui tenir la main pour le sortir des sables mouvants de son désarroi, et on perd pied en soi, on se retrouve à vif, avec des larmes plein les yeux, qu’on tente de retenir, d’empêcher de couler, mais il faut croire à la force de la pesanteur mène le chagrin à sortir de nous, que la forme de nos joues est ainsi faite qu’elle laisse couler les larmes, je n’y comprends rien, une fois de plus, je n’y comprends, et quelque chose se manifeste, de profond et de vaste, qui doit être notre humanité.

***

17 mars

     Se tenir la main, voilà, notre humanité, c’est exactement cela, se tenir la main, tu viens de l’exprimer, de le révéler par ces quelques mots presque insignifiants qui condensent pourtant l’essentiel de notre condition humaine, nous ne comprenons rien et nous ne comprendrons jamais rien, mais nous pouvons et nous pourrons toujours, autant de fois que nous le souhaitons, même maladroitement, même si trop souvent il arrive de se raidir, d’hésiter et de refuser, il reste possible néanmoins de se tenir la main, dans les larmes comme dans la joie, et cette consolation ou ce partage nous aident à supporter la vie, nous font tenir debout, nous empêchent de nous effondrer complètement alors que tout autour de nous s’écroule, notre humanité, elle, résiste, personne ne peut vraiment l’expliquer, l’amour ne s’explique pas, la fraternité n’a pas besoin d’explications, elle est la main chaleureuse qui tient l’autre main dans la sienne, réciprocité totale et gratuite, don de soi s’écroulant et s’enfonçant dans les sables mouvants, abandon à l’autre qu’il est possible de rejoindre au plus profond de son propre désarroi, horizontalité des mains tendues qui tentent de résister aux lois de la pesanteur, horizontalité des phrases écrites qui tentent de compenser les flots de larmes qui s’écoulent sur la plage des joues, merci, ami(e) poète, pour tout ce que tu as déjà écrit, pour tout ce que tu écris et écriras encore, merci pour la force horizontale de tes phrases, pour tous ces mots que tu viens d’écrire tard dans la nuit…

***

19 mars

     Malgré les phrases, malgré la possibilité des phrases, malgré l’amitié et la douceur fraternelle des êtres, parfois tension pure, béton gris du monde, le téléphone sonne, interrompt les élans, les pensées, coupe court, un courrier électronique tombe, qu’il faut résoudre, tension pure, il faut répondre, les saccades nous épuisent, alors on respire à peine, on ne parvient pas, à trouver le souffle, les phrases, le parlé, on répond, on fixe, les dates, les rendez-vous, on restreint, les possibles, les ouvertures, on raye, les ouvertures, on ferme, on étouffe, on supporte l’adversité, les agressions, les coups bas, puis on ressort, élan, c’est fini, on ressort, on remonte, à la surface des rêves, on avait oublié comme on a besoin de l’air doux du monde, et de la caresse du soleil, et comme on aime depuis longtemps l’odeur du fenouil sauvage, comme autrefois dans les crépuscules des étés de l’enfance ; alors seulement, dans cette douceur du soir, il redevient possible de revenir aux phrases, de revenir au lien tissé de langage, à ce qui porte, qui mène dans le monde, qui ouvre un sillage comme un bateau qui caresse la mer, et permet les élans. Il redevient possible, alors seulement, de retrouver son souffle, de retrouver l’équilibre, de se tenir debout dans le monde, de retrouver le mouvement du vent et des nuages qui ouvrent l’espace, alors seulement, il redevient possible, d’être, dans la confiance retrouvée. Lien au monde, tissé de langage et de présences fraternelles, sans lesquelles il ne pourrait être.

***
20 mars

     Voilà bien une autre raison de devenir fou ! Ne pas coïncider avec soi-même, être emporté dans un flux d’activités déconnectées de ses aspirations les plus profondes auxquelles il est quasiment impossible de se soustraire car il faut gagner sa vie… Le temps passé au travail est si contraignant qu’il arrive trop souvent d’étouffer et de perdre pied devant l’absurdité d’une organisation qui confond la fin et les moyens.  Est-ce fatal ? Les gens malheureux au travail ont-ils fait de mauvais choix dont ils seraient seuls responsables? Il me semble plutôt qu’une certaine idéologie de la performance mal comprise (tellement mal que l’épuisement des ressources de la planète ou le réchauffement climatique en sont in fine la conséquence) agit de façon insidieuse pour culpabiliser, stigmatiser et rejeter non pas seulement les plus faibles, mais aussi n’importe quelle personne sensée animée de désirs qui ne relèvent pas de la machinerie implacable d’une technocratie aux intentions inavouables… Où l’on retrouve la complaisance inexplicable des serviteurs volontaires ? Et aussi le goût du pouvoir, l’orgueil et la bêtise de certains, qui ne regardent jamais le ciel ou se souviennent si peu de la douceur des soirs d’été de leur enfance?…

***

21 mars

     On essaie. On tente. La possibilité du renouveau. Il n’y a aucune certitude, mais on essaie, on tente. On sort. Le vent est aigre et déçoit du printemps, qu’on venait chercher. Une silhouette habillée de couleurs vives, une femme d’un certain âge, peut-être, sans doute moins qu’on ne lui donne en la croisant, vend, dans une bassine violette, des bouquets de jonquilles, réguliers et semblables. On tente de croire au printemps. On avance, on sort, un pas puis l’autre, les arbres, entre les immeubles, ont commencé à fleurir, deviennent des bouquets de fleurs, on se laisse porter, par les pas et le jour, les pas traversant le jour, on se laisse porter, dans les deux heures qui viennent, imprévues, et laissées au hasard. Le jour, pour une fois, est sans obligation. Presque sans rien, ou si peu. On a presque un peu de temps pour photographier les lieux et le temps. On attend un rivage, celui du soir peut-être, celui d’un café, le soir tombant, un suspension, où une conversation purement amicale s’ouvre comme une fleur immense dans le temps.

***
23 mars

     On guette les signes, on espère, on attend le renouveau annoncé par les fleurs de cerisiers, on ne peut pas s’empêcher d’anticiper des jours meilleurs, de souhaiter le temps à venir des cerises, c’est ainsi, l’espoir est enraciné en nous, désespérer serait déjà mourir… Même le gris et le noir se teintent des couleurs de l’espérance en ces jours obscurs qui voient monter les votes racistes et xénophobes. Les sans-voix veulent donner de la voix tandis que des hommes et des femmes sans scrupule brandissent pour eux un porte-voix qui dénature leurs véritables propos, ceux-ci n’étant en réalité que protestation contre l’injustice qui les prive des moyens de bien vivre. L’indifférence de la gent politique qui occulte ou minimise depuis des lustres les difficultés des plus pauvres conduit malheureusement ceux-ci à se tourner presque de bonne foi vers des meneurs de foule qui leur désignent des boucs émissaires. Ainsi courons-nous probablement au désastre dans l’irresponsabilité générale. Mais le pire n’est jamais certain, les bourgeons bourgeonnent et les fleurs fleurissent, la promesse des lendemains qui chantent est dans ces fleurs immenses qui s’ouvrent dans le temps pour accueillir l’ami(e)…

***

25 mars

     Et puis tu sais, il y a la mer, on la retrouve, il y a la mer, toujours, on oublie ce qu’elle est, on oublie son bleu, l’immense, on oublie trop facilement l’immense, et puis on la retrouve, on la croise, on la voit de nouveau, on se gorge de bleu, on l’absorbe, comme une plante absorbe la pluie, on absorbe l’immensité bleue, dont on ne revient pas, quand bien même elle serait seulement derrière la vitre d’un avion, derrière un carré de lumière, simplement cela, derrière un carré de lumière, double épaisseur, on devine un peu de givre, mais la mer, immense, bleue, et quelque chose de l’éternité qui nous parvient comme une effluve des possibles. Même si on ne peut pas enlever ses chaussures, poser ses pieds sur le sable frais, courir vers elle, même si… il y a la mer, on y revient, on la retrouve, on se sent comme une fleur tropicale sous la pluie, se gorgeant du monde de nouveau possible.

***
26 mars

     Lever les yeux, l’apercevoir, même si… tourner la tête dans la direction d’une fenêtre, le contempler, même si… fermer les yeux, le voir en soi, même si… Ne jamais l’oublier vraiment, même si… Se sentir perdu quand depuis trop longtemps, l’absence, le manque… quand depuis trop longtemps, l’enfermement, l’emprisonnement… quand depuis trop longtemps, l’immobilité, la maladie… qaund depuis trop longtemps, l’hiver… Se contenter alors goulûment de peu… Voir la lumière à travers l’opacité de la brume… les vagues bleues de l’océan dans l’immensité du ciel… les horizons lointains derrière le cadre de la fenêtre… Et rêver, même si… étendre sur le monde l’immense d’une rêverie… Entendre le murmure des vagues, même si… courir sur le sable et croire au renouveau du monde, même si… se sentir éternel et parler avec les étoiles, accompagner leurs scintillements de nos battements de cils, même si… Avoir besoin de se laisser absoudre par l’immense, comme si…

***

27 mars

     Et puis tu sais, il y a parfois, on ne sait pas pourquoi, on ne sait même, une légèreté des jours, une légèreté de l’air, soudain, sans prévenir, un rayon de soleil, les pas dans la rue, presque dansés, des pas à la surface du sol, heureux, simplement, on ne sait pas pourquoi mais faut-il une raison pour être heureux ? Je nous lis, je nous relis, il y a la suite des jours, et la suite des impressions, et soudain je me rends compte que le bonheur revient, après la peine, les angoisses, les contrariétés, le bonheur revient, on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas comment, c’est ainsi, le bonheur revient, à un moment, personne ne sait, mais c’est ainsi, le bonheur, alternance, alternance de faits, de dires, de gestes, de soupirs, de rires, d’insomnies, de rêves, et puis on ne sait pas pourquoi, on ne sait comment, mais soudain, le bonheur.

***

28 mars

     Bonheur fragile, bonheur éphémère, bonheur impossible, bonheur de l’instant, bonheur minuscule, bonheur fugace, bonheur illusoire, bonheur pur, à la bonne heure, merci… Sentiment de gratitude, bonheur ressenti comme une grâce, plénitude paradoxale puisqu’elle est renoncement, anticipation et acceptation de la perte, Passent les jours et passent les semaines / Ni temps passé / Ni les amours reviennent … On ne sait pas pourquoi mais on le reconnaît, on a en soi son empreinte indélébile, nous sommes faits pour lui, même si… le bonheur nous fuit toujours mais nous l’espérons aussi toujours… le moindre rayon de soleil nous réchauffe le cœur. Faut-il qu’il m’en souvienne / La joie venait toujours après la peine … La joie ne vient plus quand le cœur est empêché, et c’est une sorte de maladie, car nous nous sentons alors étrangers à nous-mêmes.

***

29 mars

     Le vent immense souffle et les arbres démunis oscillent et n’y peuvent rien. Je les regarde à travers l’immense baie vitrée qui signe l’architecture démodée de ce lieu. Ils se balancent et ne me convainquent pas que l’on est bien ici. Mais au moins il y a les arbres et les nuages, et les mouvement du vent, dont me sépare la baie vitrée, rendu sensible presque, du moins visible, par leur balancement. Il borde ma conscience, en dessine les marges. Évidemment l’important n’est pas là, ce n’est pas ce que le sérieux de la vie nous enjoint de noter, de remarquer, de souligner, de constater, le sérieux n’est pas là mais l’essentiel y est tout entier, là, dans le balancement des arbres en bordure de ma conscience, dans le vent immense d’un printemps glacé, ils sont encore dépouillés de l’hiver, et nus, et quelque chose demeure en eux de notre chagrin, mais leur mouvement borde ma conscience, ils oscillent, en direction du ciel et d’une lumière qui viendrait, qu’importe ? Ils ouvrent l’espace et m’attirent à eux. Qu’importe ? Au moins il y a de grands arbres, hors d’atteinte derrière la baie vitrée, mais leur présence me rassure et signifie clairement que le monde est capable d’accueillir nos rires.

***

30 mars

     Il faut se plier à l’exercice imposé et subir un flot de paroles inutiles dans une pièce close où se déroule une réunion attendue à laquelle participent des gens qui se prennent au sérieux en débitant de vaines paroles sur un ton péremptoire-déclamatoire… L’essentiel n’est certainement pas là et les discussions vraiment sérieuses auront lieu ailleurs, plus tard, peut-être, vraisemblablement, en tout cas on l’espère, on fera tout pour, avec d’autres interlocuteurs ou pourquoi pas les mêmes à condition qu’ils soient dans une tout autre disposition d’esprit… Impatience, agacement, c’est fou ce que les gens qui n’ont rien à dire parviennent à dire quand même… Alors on décroche. On prend soudain conscience des appels extérieurs désespérés du vent dans les arbres derrière la fenêtre, les branches s’agitent comme des bras pour attirer l’attention, pour détourner la pensée du spectacle désolant qui a lieu dans la salle. Alors on se laisse aller à une certaine tristesse, car en même temps que l’appel d’air ressenti se précise et devient insupportable la sensation angoissante d’étouffer.

***

31 mars

     Je ne sais s’il est de notre ressort et en notre pouvoir de rendre la vie agréable. J’ai voulu préparer un repas de fête, sans raison, juste un repas qui ferait plaisir à tout le monde, pour rien, parce que c’est la fin du mois de mars, parce que le printemps a dix jours, parce que demain c’est avril, parce que deux mésanges prospectent l’olivier pour faire leur nid, parce qu’il y a eu, dans la froidure, un rayon de soleil qui aurait pu devenir le printemps même si le vent est resté mauvais, j’ai fait le ménage et tout arrangé, et puis j’ai préparé un repas tout simple, et frais mais qui rendrait heureux sur le moment, comme si ça suffisait, comme si ça pouvait suffire, mais qu’est-ce qui dépend de moi ? Dans ce monde, qu’est-ce qui dépend de moi ? Il faut rester honnête, et lucide ? Il n’y a pas grand-chose qui dépende de soi ? Mais on peut toujours regarder ses mains découper les légumes frais, procéder délicatement, on peut toujours leur demander un peu plus de tendresse dans les gestes quotidiens qu’elles accomplissent. Sinon, quoi d’autre ? Je ne vois pas autre chose qui dépende de moi.

***

2 avril

     Non, en effet, rien d’autre ne dépend de nous que ces petits gestes quotidiens animés d’amour et de douceur, de douceur et d’attention parce que d’amour. Mais te rends-tu compte ? Te rends-tu compte que ce type de gestes accomplis volontairement par tous pourraient vraiment changer le monde et le changent réellement en effet à chaque fois qu’ils sont effectivement accomplis ? Te rends-tu compte ? Nos dirigeants, nos entrepreneurs, nos responsables de tous bords et de toutes les sortes, tous soucieux et uniquement soucieux du bien commun et du bien-être de chacun ? Préoccupés à chaque moment, à l’occasion de chacune de leurs décisions, et seulement préoccupés par cela, d’améliorer le sort de l’humanité en prenant concrètement en compte les aspirations et les besoins de chacun ? Ce n’est pas utopique puisque nous faisons l’expérience chaque jour de ces gestes d’amour qui ne sont pas le fruit du hasard mais de la volonté réelle de prendre soin des autres, de faire plaisir, de faire du bien. Cela est finalement si peu de chose que l’on se demande pourquoi ce que tous les êtres humains font spontanément dans la sphère privée ne pourrait pas être universellement porté par les institutions sociales ? Il faudrait sans doute une révolution mondiale des cœurs qui consisterait à se débarrasser de tout ce qui encombre et divise, sectarisme, préjugés, prétention, cupidité, goût dévoyé du pouvoir… Mais tu as raison, il vaut mieux essayer d’être honnête et lucide, cette révolution des cœurs que je ne suis certainement pas la seule à souhaiter de tout cœur, je n’en suis responsable que pour moi-même.

***

3 avril

     Parfois, on tient en équilibre, c’est presque miraculeux, le four est chaud, et on met la table en riant et en se racontant le jour, on grignote des olives, et on rit des petits malheurs du jour, on s’en raconte d’autres, parfois, c’est presque miraculeux, il n’y a rien de particulier, on épluche des légumes, dans la cuisine, le soleil qui ne parvenait plus si loin depuis des mois revient jusque là, l’eau coule, claire sur nos mains, le repas se constitue peu à peu, on a mis de la musique, n’importe quoi mais de la musique, on n’a pas fini son travail, mais il y a de la musique, une chanson qui nous amuse, un sourire, pour rien, comme ça, presque pour rien, on continue la course, mais elle devient légère, on dit oui, à une demande, on imagine l’été, on a envie de repartir, on entrevoit une autre saison et d’autres jours, on relève la tête, on ouvre la fenêtre, pour la première fois depuis longtemps il fait trop chaud dans la cuisine quand le four marche, et puis c’est tout, presque rien, on voudrait déposer ses phrases dans le bonheur, il est si dommage qu’elles s’arrêtent ainsi aux frontières du bonheur. On a envie d’aller un peu plus loin.

***

4 avril

     Ils sont là, les grands enfants qu’on ne voit plus que rarement. Ils sont venus avec le soleil, ils sont eux-mêmes le soleil de la maison, comme autrefois, comme à chaque fois que leur présence célèbre la vie. Le temps qui passe les a un peu changés, mais je retrouve intactes telle expression de leur visage, telle attitude nonchalante, l’eau claire de leur regard, et leur façon unique de se déplacer, de parler et de rire. Je redécouvre avec émotion les lignes intemporelles de leur visage, ces lignes premières qui m’étaient apparues juste après leur naissance, et qui sont, sur leur front, sur leurs tempes, comme une signature attestant la permanence de ce qu’ils sont malgré les métamorphoses. Leur présence me comble de joie et me rassure ou plutôt me réassure, je sens de nouveau sous moi, bien solides, les fondations de la vie qu’il m’a été donné de transmettre. Je voudrais les remercier, eux me trouvent en pleine forme, je crois qu’ils sont heureux de ma joie. Plus rien d’autre n’a d’importance, les malheurs du monde sont une erreur incompréhensible contredite et dénoncée par le bonheur ressenti. Non, aujourd’hui et demain encore, jusqu’à leur départ, plus rien d’autre n’a vraiment d’importance.

***

5 avril

     Et puis, ce jour, pour la première fois depuis des mois, une mer que je ne connais pas, des lumières que je ne connais pas, un horizon sur lequel mes yeux n’ont jamais glissé, des impressions nouvelles, un vent nouveau, et des couleurs dans l’immense qui ne sont pas celles que je connais, alors on oublie ce qu’on est, quel âge on a, on ne se souvient plus, en fait, on ne se souvient de rien, on arrive là, dans un monde où on ne se souvient de rien, où on ne reconnaît rien, on a de nouvelles impressions qu’il n’est pas nécessaire de comparer, de mettre au regard des anciennes, on n’est pas très sûr de là où on est, on regarde une mer étonnamment étale, on cherche des courants, on se demande, on ne comprend pas, où sont les limites, de la terre, de la mer, on ne comprend pas, pas exactement, on cherche, on explore, du regard, les herbes folles s’avancent dans l’estuaire, on cherche la mer, on remplit ses regards d’un bleu qu’on ignorait, tout est neuf dans cette partie du monde, et nous aussi. Au retour, dans un bois, des fleurs par milliers, sur la mousse du sous-bois.

***

6 avril

     A perte de vue l’eau et le ciel infiniment mêlés, rides légères du vent sur la mer étale, dégradés de bleu et de gris très pâles aux reflets d’argent, nuances vertes, bouquets d’herbes rousses près des rives de l’estuaire, rappel de la terre, point d’attache des rêves blancs qui s’envolent vers le large, et, quintessence de tous les départs et de tous les retours, cette petite barque renversée au bord de l’eau qui suscite à elle seule la plus intense des méditations sur la vie et le destin des hommes, sur les aspirations qui les motivent… J’ai suivi le fil de ton regard en admirant une à une les photos que tu as prises et mon regard a rejoint le tien dans l’émerveillement. Plutôt que le lieu géographique précis de ces paysages que j’aime tant, j’ai reconnu l’archétype du paysage unique qui constitue le soubassement de ma vie mentale, et peut-être aussi de la tienne… douceur et beauté hypnotique de ces étendues immenses à la fois liquides et aériennes qu’aucun obstacle n’entrave, et qui libèrent une infinie rêverie de l’infini…

***

9 avril

     Saccades. Heurts. Saccades. Et le bruit. Attendre. Saccades. Le bruit, entendre, presque rien, dans le téléphone. Bousculade. Ils passent en courant. Elle. Suit. Sans doute. Dehors, pour rien, comme ça, dans le soleil, des filles et des garçons s’entraînent à la boxe. Au loin, les formes, reconnaissables, d’une colline dans la ville et de son église. Une fille, plus forte que les autres, est encouragée par la foule. Elle crie son nom. Bousculade. Un homme sort de la gare, pousse la porte. Ceux qui entrent. Ceux qui sortent. Se croisent. Soleil dans les yeux. Les yeux qui pleurent de soleil. Bousculade. En soi, rien, l’attente, l’attente du départ, seulement cela, l’attente. Attendre de partir de là.

***

10 avril

     Aux premières heures du jour, le monde semble neuf et incapable de nous décevoir. Ce matin, la lumière du soleil enchâssait le bleu du ciel et saupoudrait d’or la morne succession de champs qui longent la route départementale qui relie le village où j’habite à la ville voisine. Enivrée par un vent léger, je voltigeais sur mon vélo avec un sentiment étrange de liberté sur ce parcours qui me soustrait pendant quelques kilomètres à l’espace-temps habituel qui encadre les activités différentes auxquelles je m’adonne selon un tempo qui appartient à chaque lieu. Des avions de ligne dessinaient dans le ciel. Au bord d’un bois broutaient tranquillement quelques moutons. J’apercevais déjà, de très loin, la silhouette de la cathédrale qui veille du haut de sa flèche (bergère ô Tour Eiffel) sur ses ouailles citadines serrées les unes contre les autres dans le cercle ramassé de la ville. Sa masse de pierres réfléchissait la lumière. Combien de fois ai-je admiré son inscription dans le paysage en accomplissant ce trajet? Sentiment euphorisant de contempler le tout, le fleuve et sa vallée, les faubourgs de la ville et l’espace qui les circonscrit, l’histoire et la géographie. Pendant quelques kilomètres, sur ma bicyclette, dans l’entre-deux instauré par ce parcours, j’ai le sentiment de comprendre le monde…

***

11 avril

     Parfois on se sent écrasé, plus vieux de mille ans, enfoncé dans le temps, parfois, au contraire, on se sent, on se sait épuisé, s’usant jusqu’à la trame, usant le soi jusqu’à la transparence, trouvant la trame de soi, aboutissant à la trame de soi, qu’on traverserait pour un rien, comme un linge usé des mouvements du corps en vie, des mouvements de la vie, comme un linge usé, linceul de soi qu’on traverse, qui ne tient plus, et le monde à travers, de plein fouet, auquel on ne peut rien, on n’y peut rien, le monde de plein fouet, on n’est pas fait pour, on ne peut pas, du moins moi je ne sais pas, et parfois même les phrases, le langage me paraissent un linceul trop fin pour protéger, de rien, alors le monde de plein fouet, sans grâce, sans rien, les mains sur le béton brut et les phalanges râpées se déchirent. Soi, usé, jusqu’à la trame. On ne tiendra pas.

***
12 avril

     Le combat est perdu d’avance, on ne tiendra pas, on le sait, mais qu’importe, si l’issue est à peu près connue, il reste, tant qu’on le peut, à poser un pas après l’autre, indéfiniment, jusqu’au dernier souffle, car tel est le destin de Sisyphe, sans échappatoire aucune, seulement peut-être le Verbe, le drap blanc du langage pour tenter de résister à la réalité, de nous l’approprier, de dessiner sur cet écran de lumière l’esquisse d’un monde qui ne nous serait pas hostile, au sein duquel nous ne nous sentirions pas définitivement étrangers, à l’image de ces paradis perdus dont il nous semble avoir gardé des souvenirs familiers…

     Le combat est perdu d’avance, on ne tiendra pas, déjà on ne tient plus, la réalité est trop cruelle, le souffle est trop court, la fatigue est trop grande, les phrases que nous lançons à l’abordage comme des cordes pour agripper le réel retombent dans le néant de nos vies en nous frappant à mort, il n’y a pas d’échappatoire, seulement parfois le Verbe, l’illusion du Verbe, ses pièges, ses phrases qui enserrent et resserrent leur emprise, le combat est inégal, Sisyphe s’écroule, il n’en peut plus, il n’en peut plus de déposer un mot à chaque pas qu’il fait, et de mettre ses pas dans les mots pour aligner des phrases qui suivent toujours le même trajet, indéfiniment, un pas, un mot, toujours, l’un après l’autre, sans aucun répit… Sisyphe s’écroule de fatigue et s’enroule en souhaitant mourir dans le drap blanc du langage qui l’enveloppe si mal que le désespoir le transperce à travers la trame usée…

***

17 avril

     On range les vêtements dans des sacs. On se prépare au mouvement. On l’envisage. On replie les pulls. On compte les tee-shirts. On se prépare au mouvement dans ce qui n’est pas encore le mouvement, qui est seulement un commencement des possibles. À un moment, on se dit qu’il faut prendre les clefs, ne surtout pas les oublier, sinon on trouvera porte close, on se dit qu’il faut prendre aussi les livres, et les chaussures de marche, on n’oublie pas son maillot de bains, on pense à des possibles, on les ouvre, on pense à ce qui sera possible, qui ne l’était pas, on reprend le fil, des jours, des possibles, on prend du shampooing, on se dit qu’on l’achètera sur place, on commence à élaguer, on écarte le réel pour ouvrir les possibles, on essaie, on ne sait jamais, peut-être que ce sera différent, on ne sait jamais, on peut toujours essayer.

***

18 avril

     On fait le vide dans sa tête, on ne veut plus penser à … on voudrait maîtriser, pouvoir décider, toujours, ce qui permettrait de toujours aimer la vie, sa vie, on voudrait pouvoir choisir, toujours, le beau et le bon, et dessiner l’horizon des possibles, à perte de vue, sur la page blanche du bon vouloir … on voudrait s’ouvrir définitivement à la lumière pour donner au monde des couleurs ineffaçables et repousser l’obscurité… Entrevoir la possibilité du bonheur en est peut-être le commencement, aujourd’hui, je voudrais recommencer…

***

19 avril

     Tu sais il fait beau, quand il fait beau tout est toujours possible, je ne sais pas pourquoi, quand il fait beau tout est toujours possible, tout est vif, tout est joyeux, je ne sais pas pourquoi, il suffit d’un rayon de soleil, et tout est possible, on revit, on s’étire, on s’étend dans une flaque de soleil, on se laisse éblouir, on plisse les yeux, on est heureuse, tu sais, il fait beau, tout est neuf, même ce vieux monde, parfois, il est presque neuf, dans un rayon de soleil, tu as vu, tu as remarqué, on marche dans la rue d’un pas plus léger, je ne sais pas pourquoi, à cela un rayon de soleil suffit, simplement un rayon de soleil et la vie toute entière est différente, et légère, même les poids qui pèsent sur les épaules, assourdissent les voix, alourdissent les pas, même, ils ne se sentent presque plus, on est heureux, simplement, dans un rayon de soleil.

***

20 avril

     Oui, tout est toujours possible, surtout quand il fait beau, car le soleil et la lumière réchauffent les cœurs en même temps que les corps, et le bien-être physique rend l’esprit disponible aux rêves, qui se développent et s’envolent au-dessus de nos têtes comme des baudruches de toutes les couleurs lâchées par des mains d’enfant… Ce soir, as-tu remarqué, ami(e), la transparence du ciel, et, sur la pureté de son bleu presque turquoise, la fine parenthèse dorée de la lune devant l’étoile du berger qui brillait comme un diamant ? La beauté surprenante de ce spectacle pourtant courant les soirs d’été me bouleverse toujours comme si je le découvrais, et que m’était révélée une vérité infiniment précieuse et douce.

***

22 avril

     Impression, de sortir de la nuit, impression, de sortir de l’hiver, c’est fini, j’ai réussi à consoler le chagrin de la petite fille qui pleurait toute seule au milieu de la rue, en tenant ma main, c’est fini, j’ai réussi, toute seule, à consoler son chagrin, ce n’était rien, c’était si facile, il suffisait d’effacer le monde pour elle, de revenir en arrière, de remettre dans sa main ce qu’elle avait perdu, il suffisait d’annuler le hasard malheureux, je sentais la nuit en moi et l’hiver et la fatigue, et pouvoir cela a tout effacé, puis nous sommes ressorties, nous avons acheté une granité à l’ancienne, à un vieil Italien, en bas du Cours Mirabeau, qui les faisait en raclant des pains de glace, et en les aspergeant de sirop, la petite fille a voulu de la framboise, il a proposé de rajouter de la barbapapa, nous l’avons regardé râcler la glace, il a souri quand j’ai dit que c’était un pain de glace, il a acquiescé, la petite fille a goûté, elle a dit que c’était délicieux et m’en a proposé parce qu’elle pense toujours à moi, et j’ai goûté, nous étions en train de nous éloigner, mais heureusement j’ai pensé à me retourner vers l’homme et à lui sourire, en lui disant que c’était très bon. Heureusement. Il regardait dans notre direction. Nous nous sommes éloignées un peu sur le Cours Mirabeau, nous nous sommes assises sur un banc, et la vie était redevenue légère et croquante comme la glace sous nos dents.

***

24 avril

     Je voulais le faire depuis longtemps mais cela n’avait rien d’urgent, il y avait toujours plus important, j’avais encore la vie devant moi, rien ne pressait, un jour lointain, quand je serais déjà un peu vieille, je me sentirais sans doute plus disponible pour ce genre de préoccupation, j’aurais le temps, je serais même sans doute heureuse de remonter le fil de mes souvenirs alors que j’avais préféré les fuir, rien ne me retenait à mon passé, presque rien, si peu, qu’aurais-je d’ailleurs à transmettre aux destinataires supposés, pourquoi vouloir à tout prix transmettre les bribes d’une histoire, n’est-ce pas dérisoire et perdu d’avance, la sagesse ne consiste-t-elle pas à ne rien essayer de retenir puisque tout passe et que tout s’éteint ? Pourquoi ce souci, aujourd’hui ? Je suis le dernier maillon d’une chaîne, la dernière dépositaire de quelques traces de vie laissées par des personnes que j’ai moi-même connues il y a très longtemps vers la fin de leur vie, ou dont je connais l’existence grâce à des proches soucieux de me passer le relais, personnes envers lesquelles je me sens probablement redevable, car si je ne fais pas l’effort moi aussi de transmettre, leurs tentatives d’assurer la continuité de la mémoire n’auront servi à rien. Je m’attèle donc à la tâche. Je récupère sur mon ordinateur des photos qui m’ont été données récemment, je m’étonne et me réjouis de voir numérisés des clichés que j’avais vus jadis dans la boîte à photos familiale. L’émotion me gagne. Ces clichés qui paraissaient ne pas me concerner lorsque j’étais enfant car ils précédaient mon existence de plusieurs dizaines d’années me touchent désormais, à l’autre bout de ma vie, comme le voyageur ignorant au départ de ce qui l’attend et qui se remémore ensuite, presque incrédule, les grands moments de son périple improbable. Je trie les photos, je les choisis, je rends grâce pour quelques sourires oubliés que les photographies me restituent intacts. A la fin de mon travail, j’ai l’impression d’avoir sauvé du néant quelques signes révélateurs qui semblent parfois éclairer un peu le mystère des vies que j’ai eues entre les mains et qui ont toutes, d’une façon ou d’une autre, contribué aussi et d’abord à me faire être.

***

27 avril

     Encore une fois, on ouvre les volets, on revient, encore une fois, on préfère de ne pas compter, les iris ont fleuri, et les camélias aussi, on arrive trop tard, mais il y a du muguet et du lilas, encore une fois, pas toujours le même, on arrive, les volets sont déjà ouverts, on revient, la maison est là, presque intacte, il y a bien de minuscules détails, mais encore une fois on peut faire semblant de ne pas les voir, on rachète des verres pour remplacer ceux qu’on a cassés, le bleu de la salle de bain est toujours aussi turquoise, et la cabane du jardin, framboise, on s’est trompé dans les couleurs mais c’est sans importance, c’est amusant, c’est tout, et un peu surprenant, on a fait au mieux, on fait toujours au mieux et c’est rarement, très rarement suffisant. Le chèvrefeuille revient de loin, de l’hiver, lui aussi, on se retrouve, aux bords des possibles, une fois encore la vie reprend, pour cette fois, encore, la vie reprend, on ne sait même pas pourquoi, les lilas sentent bon, c’est peut-être une raison suffisante, l’herbe sous les pieds nus est fraîche et tendre, c’est peut-être suffisant. On ne sait pas. On n’en saura rien. La vie reprend. Dans l’évidence du geste.

***

29 avril

     Encore une fois, avant la dernière fois. La première fois, on ne s’en souvient pas toujours, la dernière fois est imprévisible et, parfois aussi, difficile à se remémorer. Quand l’avais-je vraiment vu pour la dernière fois, avant que … ? Et cette maison, qui avait été la mienne, quand, pour la dernière fois, y être entrée, puis ressortie, encore inconsciente et indemne, à la façon des enfants qui vivent dans le bonheur présent, à l’abri du tragique de l’existence ? Maintenant, évidemment, je sais. Je le sais désormais depuis si longtemps. Je sais que l’existence est tragique et qu’il faut faire tout ce qui est en son pouvoir pour en préserver les moments heureux. Et je regrette. Cela ne sert à rien, mais je ne peux pas m’en empêcher. Je peux seulement m’efforcer d’y penser le moins possible. Car j’aurais dû être vigilante. Ne pas rater cette marche, dégringoler cet escalier. Cette chute n’était pas inévitable. Plus avertie, mieux préparée, je n’aurais pas glissé. Ma vie n’aurait pas basculé à cet instant précis. Car au milieu de tant de souvenirs flous que je situe approximativement dans le temps, celui-là, hélas, est d’une netteté absolue, comme le serait le Jugement dernier. C’est pourquoi, sans doute, je voudrais l’effacer, comme on souhaite le pardon. Le temps guérit parfois les blessures, et seules les cicatrices rappellent les mauvais souvenirs. Ils perdent alors l’importance désastreuse qu’ils avaient prise, et ne rendent plus impossible le désir de se confier de nouveau à la Vie. Ils n’empêchent plus la vie de reprendre, ils ne font plus obstacle au bonheur de retrouver l’évidence des gestes simples du quotidien, toujours insuffisants mais nécessaires, dans notre tentative de faire pour le mieux. La vie s’arrête, la vie reprend, on ne sait jamais vraiment pourquoi, on reconnaît seulement la ligne de partage, et les regrets, et les désirs.

***

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.