Tu seras un homme, mon fils

En 1894, le 8 décembre, Charles avait eu sept ans, l’âge de raison, l’âge de commencer à se comporter comme un homme. L’occasion lui en serait donnée bientôt, après l’hiver. Il avait déjà accompagné les hommes de la famille en tournée dans leur carriole. Déménagements, transport de marchandises, produits agricoles, alimentation, l’entreprise familiale de messagerie sillonnait les routes des Flandres et, chaque semaine, étendait son rayon d’action jusqu’en Île-de-France pour distribuer les produits de la marée achetés par des grossistes à la criée de Boulogne-sur-Mer. En attendant le grand jour, il continuait d’aller à l’école pour savoir lire, écrire et compter, commerce oblige. Il apprenait aussi à s’occuper des chevaux dont il avait encore très peur. Grandir nécessitait de trouver en soi le courage d’approcher à les frôler ces grandes bêtes nerveuses qui hennissaient et frémissaient de façon imprévisible.

Son père l’accusait d’être maladroit et sans doute, malheureusement, bon à rien. Il devait lui prouver le contraire. Sinon?… Sinon ne se pensait pas. Sinon était impossible ou répréhensible. Il fallait devenir un homme parmi les autres hommes, point. Qui donc envisagerait lucidement de se mettre au ban de la société? Charles était un petit homme qui avait envie de réfléchir mais qui réfrénait aussitôt ses élans de prospection aventureuse dans les zones grises de la pensée. Il n’avait pas d’autre choix que de subir les caprices de ces animaux qu’on lui disait être les meilleurs amis de l’homme, et de ravaler ses larmes quand leurs dents solides lui mordaient les doigts à travers l’avoine ou que leurs sabots impatients lui meurtrissaient les jambes. Lorsque le grand jour arriverait, il faudrait qu’il soit à la hauteur. Car il serait seul à bord de la carriole qu’il aurait la charge de conduire à bon port. Départ du village à l’aube, livraisons en plusieurs points jusqu’à midi, embarcation de nouvelles charges, retour au village dans les premières heures de la nuit. On lui disait qu’il devrait garder les yeux grands ouverts. Comment ferait-il pour ne pas s’endormir?…

Charles se sentait le coeur spontanément tourné vers la bonté et la douceur. On le comparait souvent à une fille pour ces traits de caractère et la finesse de son corps. Les garçons du village cherchaient parfois à l’entraîner dans une bagarre pour le plaisir de le mettre à terre. On lui faisait comprendre qu’il lui fallait gommer toute trace de sensibilité et s’endurcir. Sa mère le repoussait de plus en plus souvent quand il recherchait sa tendresse. Elle obéissait ainsi aux consignes paternelles. Une sorte de mur, de plus en plus haut, de plus en plus épais, avait commencé de s’élever entre elle et lui, entre les premières expériences sensibles de son enfance et la dureté de sa vie future, telle qu’elle commençait à se révéler à lui. N’était-ce pas injuste? Mais il ne pouvait faire sienne cette pensée car Dieu avait voulu tout ce qui est. Il avait fait sa première communion et devait s’en montrer digne. Il arrêterait donc aussi de feuilleter en cachette ces livres que lui prêtait l’instituteur du village, à la réputation de soufre alors qu’il avait l’air si gentil. Dans la prairie, il avait vu son père dresser un jeune poulain récalcitrant qui avait épuisé ses forces dans une lutte folle contre son harnachement. Son père n’avait exprimé aucun sentiment de pitié, pas la moindre compassion. Son sort à lui, le fils, était scellé, il ne devait même pas essayer de résister. Son père allait lui forger le caractère ! Ce qu’il avait observé dans l’échoppe du disciple de Vulcain le faisait frémir. Il sentait au fond de lui qu’on avait déjà commencé à le tordre dans tous les sens et à faire plier sa nature trop tendre. Il se débattait un peu mais avec beaucoup moins de fougue que le poulain. Les sentiments qui l’agitaient étaient un mélange de tristesse, de révolte et de résignation, aiguillonnées par une pointe de fierté qui le poussait à vouloir malgré tout réussir à dominer ses faiblesses. Un jour, ce serait lui qui mettrait à terre les gamins du village ! Si seulement il en était capable car, tout au fond de lui, le doute le travaillait… Etait-il possible de contraindre ainsi sa nature ? Tout forgeron qu’il se voulait être avec le cœur de son fils, le père saurait-il remplacer la matière tendre par un alliage dur ?

Nouvelle publiée par Jan Doets in Les Cosaques des frontières.