Eté(s)

A quatre mains avec Isabelle Pariente-Butterlin

     À l’occasion des vases communicants du mois de juin, Isabelle et moi nous étions spontanément répondu à chaque texte écrit par l’une ou l’autre sur le thème choisi, et, de fil en aiguille, avons découvert à la fin de cet échange que nous avions créé ensemble un texte homogène à quatre mains.

     Isabelle m’a proposé il y a quelques semaines de renouveler cette expérience d’écriture-correspondance sur le thème de l’été, de nos étés passés et des images qu’ils faisaient surgir en nous. J’ai accepté, comme la première fois, avec enthousiasme.

     Nous avons décidé de mettre en ligne un à un, sur une période de 19 jours, les 19 textes écrits, dans l’ordre de leur écriture, sur nos blogs respectifs:

aux bords des mondes

le vent qui souffle

31 août 2014

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           L’air était à la fois si léger et si inhabituel, comme si le cours du temps avait été interrompu. Je me souviens des couleurs du ciel. Les crépuscules avaient des allures d’aurores boréales. Une palette de verts improbables rivalisait de fantaisie avec toute la gamme des couleurs chaudes. La nuit brillait comme une émeraude. Les étoiles scintillaient comme des diamants. La lune, au-dessus de nos têtes, serpe d’or, moissonnait les champs infinis. La fraîcheur de la nuit n’avait pas encore apaisé la chaleur du jour. Mes compagnons de route et nos hôtes ou nos guides se laissaient gagner par une sorte d’exaltation, riaient, chantaient, dansaient. Je me sentais aux aguets, tous les sens en alerte. Ce que je vivais était vraiment trop… extraordinaire. La nuit était excessivement belle, ce n’était plus une nuit. Dans la journée, nous avions vu des paysages sublimes. Le monde était beau, à couper le souffle. L’émotion suscitée par l’admiration pouvait réellement, me semblait-il, provoquer la mort. La contemplation de la voie lactée provoquait le sentiment étrange de se hisser au niveau d’un démiurge spectateur de son œuvre. Méditation et réflexions pascaliennes tournaient court devant la liesse et la fièvre ambiante. La raison abdiquait, passions et folie se tenaient à la porte. Résister, il fallait résister à tant de beauté, à tant d’émotions fortes… Je me souviens… Nous devions revenir à cet endroit l’été suivant, aller plus loin, vivre d’autres émotions encore plus rares… Ce moment est resté unique, ne s’est pas réitéré, sauf le ciel… Les ciels d’été, les nuits chaudes, la moisson des étoiles… Même à d’aussi grandes distances, sous d’autres climats… Le ciel déroule la toile du temps, rassemble et me fait voir les éléments épars de ma vie entre les rayons du soleil filtrés par les nuages…

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           Elles faisaient la cuisine et sans doute la faim me motivant, la chaleur me chassant, je rentrais du jardin, je venais rôder dans les parages, alors on me confiait la tâche très subalterne de mettre la table. Pendant ce temps, leur conversation entrecoupée par les attentions diverses que demandait la préparation des aliments n’empêchait pas d’entendre la radio. J’écoutais au fond assez peu ce que les adultes disaient, les uns ou les autres, indifféremment, ils étaient un peu à côté du monde. Je posais les assiettes sur la table en fonction de règles précises qu’on m’avait apprises, et que je respectais scrupuleusement, du moins me semblait-il parce que tout cela brinquebalait un peu dans mes mains d’enfant. Je tournais à mi-hauteur du monde dans l’univers de la cuisine qui était complexe et précis. Je me souviens de la « sécheresse », et de ce mot qui revenait en boucle aux informations lorsque je mettais la table, et qui m’était tout à la fois effrayant et un peu incompréhensible. Au bout de quelques jours, je me risquais à demander, si nous allions pouvoir continuer à boire de l’eau, et comment nous ferions quand il n’y en aurait plus. Et à ma grande surprise, pour une fois que je tentais de rejoindre leur monde, les adultes haussèrent les épaules, et me dirent que, évidemment, on allait continuer à boire de l’eau, et qu’il continuerait à y en avoir. J’en conclus qu’ils avaient un usage des mots très étrange, et qu’ils ne leur accordaient pas assez d’importance. Et je me désintéressai de nouveau de leur monde.

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            Ô mortels après-midi où je me sentais annihilée par l’ennui ! Appréhension de l’été revenant et de la réitération de ces plages de temps désertiques qui extirpaient de moi toute joie possible… Chaque année, les grandes vacances me ramenaient cruellement au camp de vacances*. Je ne pouvais pas y échapper. Du moins m’en étais-je convaincue après avoir essayé vainement de communiquer aux adultes mon désarroi proche de l’angoisse, à l’idée de me laisser enfermer dans cette sorte de prison. Chaque jour, je devais me rendre sur le lieu de rassemblement des enfants du quartier pour y passer l’après-midi, pendant que nos parents travaillaient. De hauts murs entouraient la cour où des gamins piaillaient. Je me tenais à l’écart, sur le seuil de l’une des portes fermées qui donnaient sur l’intérieur d’un bâtiment, rencognée dans mes pensées pendant des heures interminables. Je levais le nez vers le ciel et ses lignes de fuite, et mes rêveries tâchaient d’occuper le temps. D’une certaine façon, même ainsi, apparemment inactive, j’apprenais la vie. Je faisais l’expérience de l’isolement au milieu de la foule. J’observais mes semblables, agités et querelleurs. Je ne cherchais pas à les rejoindre car il aurait fallu que je me batte. J’aurais pourtant aimé, moi aussi, me laisser griser par l’envolée des balançoires que les enfants se disputaient ! J’éprouvais les mêmes désirs, je ne différais, semblait-t-il, que sur ce point essentiel, le refus de me battre (ce trait de ma personnalité m’a valu bien des déboires, non seulement l’été quand j’étais enfant, mais aussi dans ma vie d’adulte et en toutes saisons…). Je sortais de mon marasme pour le goûter car la municipalité nous offrait une brioche, du chocolat et de la bière. Ce moment de réconfort annonçait la fin toute proche, au moins pour ce jour-là, de mon supplice quotidien. La lourde porte qui séparait de la rue la cour du camp de vacances allait bientôt s’ouvrir toute grande et je m’empresserais de la franchir avec un début de joie renaissante et tremblante…

          *(Les centres aérés ou de loisirs en sont l’équivalent actuel.)

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        Une pièce de la maison était presque condamnée, au rez-de-chaussée, et plongée dans la pénombre ce qui avait pour effet, au bas de l’escalier, d’ouvrir, pour ceux qui, comme moi, devaient s’abstenir d’y entrer et surtout de faire du bruit en passant, un gouffre noir et immobile. La double consigne m’avait été signifiée assez doucement, et j’avais mal compris qu’on me précise de ne pas y entrer, tant l’odeur de médicament et de désinfectant qui s’en échappait suffisait à me l’interdire. De rares personnes y entraient. Et il n’en sortait aucun bruit, à part, de temps à autre, des gémissements que des décennies après j’entendrai chaque fois que je repenserai à cet été.

       Cela dura un certain temps. On fit livrer un autre matelas pour celle qui reposait dans la pénombre. Cet été-là, le téléphone sonnait peu. Et je disposais d’une liberté presque sans limites, qui m’étonnait mais à laquelle je trouvais des emplois inattendus et inespérés, à condition que je ne fasse pas de bruit et que je sois rentrée pour les heures des repas, que je connaissais intuitivement. On ne me posait presque pas de questions sur les endroits  où j’étais allée, et je croisais souvent la voiture bleue du médecin, que j’évitais sans savoir pourquoi, mais j’avais cru que cette information m’éclairait sur la situation à la maison, jusqu’à ce que je constate qu’il venait tous les jours, en début de soirée, sans doute après avoir fini sa journée.

       Cela dura encore. Je redoutais, plus que tout, l’odeur de médicaments qui flottait et s’échappait de cette pièce et qui me semblait être celle de la mort dont j’ignorais qu’elle se produirait ; elle finissait par se répandre dans toute la maison, et il me semblait qu’elle s’accentuait, qu’elle imprégnait mes vêtements, mes cheveux, et je partais aussi loin que possible dans le soleil de l’été, mais l’odeur imprégnait les draps du lit, les oreillers, il me semblait qu’elle venait jusque dans les rêves, et puis un jour on me proposa d’aller embrasser la femme qui gisait dans cette pièce, et, peu de temps après, tout cela cessa.

       Ce jour-là, on fit tendre devant la porte de la maison un dais noir en velours, sous lequel je n’osais pas passer. Il s’en suivit des cérémonies que je ne comprenais pas. Je ne comprenais rien à ces gestes. J’avais simplement l’impression que le gouffre noir qui s’était ouvert en bas de l’escalier était là même dans le soleil.

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        La torpeur s’abattait sur la ville encore légèrement active à l’approche de midi. Les rayons du soleil semblaient vibrer dans l’air chaud. Nous marchions d’un pas ralenti par les charges qui pesaient au bout de nos bras. Nous nous arrêtions parfois pour éponger la sueur qui ruisselait sur notre visage, et reprendre notre souffle. Nous revenions du marché où nous avions fait provision de légumes et de fruits. J’étais heureuse de marcher à ses côtés, je m’abandonnais à l’air du temps. Je n’étais plus une enfant. Son visage fatigué dévoilait déjà les atteintes de l’âge et sa chevelure l’avancée de l’armée des cheveux blancs. Je découvrais soudain que ma mère était vulnérable et mon coeur s’étreignait. Pourtant, je ne savais pas encore qu’une maladie sournoise s’était tapie en elle. Ce moment privilégié où nous marchions côté à côté s’insérait dans un continuum commencé bien avant et qui devait finir un jour comme toutes choses ici-bas, mais la perspective en restait éloignée. Moins de trois ans plus tard, pourtant, je ne lui parlerais plus qu’à travers mes souvenirs. Ce trajet effectué ensemble fut l’un des derniers. Je ne sais pas vraiment pourquoi il s’est gravé plus précisément que les autres dans ma mémoire, sans doute, par contraste avec la tristesse des moments qui ont suivi, en raison de l’insouciance de l’été…

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          Les femmes sortaient sur le pas de la porte, tapaient dans leurs mains, et renvoyaient les enfants chez eux pour le repas de midi. C’était le signe annonciateur de toute une séquence suivie d’une sieste interminable selon moi à laquelle on m’obligeait dans l’après-midi. Je ne rêvais que de m’échapper après le repas, qui avait interrompu salutairement mes aventures de la matinée, et au lieu de retourner vers elles en courant, comme tout m’y appelait, je devais enlever mes chaussures, monter l’escalier de bois, rejoindre ma chambre. Je ne le faisais jamais sans protester même si je savais que cette protestation n’avait aucune chance d’aboutir. Mon père tirait les lourds volets rouges. J’obtenais un seul adoucissement à l’ennui immense qui s’ouvrait devant moi : qu’il laisse les volets entrouverts. Le rayon de soleil, au moins, me permettrait de lire et de ne pas dormir. Et ce rayon de lumière sauvait ces heures infinies durant lesquelles, au lieu de profiter de l’immensité du jour, et du soleil brûlant, je me tenais enfermée sur décision des adultes qui n’oubliaient jamais de la prendre et de me la signifier. Souvent, j’interrompais ma lecture pour regarder en lui danser des particules d’or dont j’avais remarqué que la trajectoire pouvait être modifiée par mon souffle ou par les mouvements de mes bras. J’organisais des tourbillons fantastiques, des accélérations prévues de moi seule, puis je laissais le calme revenir pour recommencer ma lecture. Lorsque j’arrivais à la fin du chapitre, je recommençais à provoquer ce phénomène qui me fascinait, me plongeant dans un mystère doré. Je me demandais si les adultes l’avaient remarqué, eux aussi, et finis par leur poser la question. Mais ils semblaient ignorer avec une obstination surprenante que ces poussières étaient de l’or.

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        Comme le camp de vacances que j’étais contrainte de fréquenter pendant l’été ne m’a laissé absolument aucun bon souvenir, je suis obligée de tricher et de recourir à des périodes qui ont été pour moi plus favorables et proches de cet état d’esprit voisin de l’état de grâce, quand tout concourt à rendre les gens heureux, le beau temps, le repos, l’insouciance et les jeux. J’étais devenue l’amie de la nouvelle arrivée en cours d’année dans notre classe de CE2. Elle était l’aînée d’une famille nombreuse. J’allais avec elle chercher les plus petits à la sortie de l’école maternelle voisine puis nous faisions la route ensemble jusqu’à un carrefour où nous devions nous quitter pour rejoindre nos domiciles respectifs. Le seul garçon de la famille avait neuf ans comme moi. Je le voyais de loin en loin dans les cohortes d’élèves agglutinées aux portes de l’école des garçons située juste en face de la nôtre. Je fis sa connaissance au printemps à l’occasion des vacances de Pâques qui avaient suivi leur arrivée dans notre école. Mon amie un peu plus âgée que moi était chargée de surveiller l’ensemble de sa fratrie. Nous nous étions retrouvés dans le terrain vague qui était situé sur le chemin de l’école. Or, le garçon était venu avec un jeu de Jokari. Nous avons entamé en double des parties endiablées pendant que les autres enfants jouaient à cache-cache ou à des jeux de ballon. Pendant quinze jours, nous ne nous sommes plus quittés. Le soir venu, nous finissions la journée en nous adonnant à des jeux de société au domicile des parents les plus hospitaliers. Je n’avais jamais été aussi sociable de ma vie, aussi rouge de plaisir, aussi joyeuse. Trois mois plus tard, alors que je me trouvais de nouveau comme tous les étés recluse entre les hauts murs du camp de vacances de mon quartier, ces quinze jours de bonheur passés en liberté avec mes amis dans l’improvisation de nos jeux me paraissaient relever d’un temps mythique devenu inaccessible comme l’âge d’or des paradis perdus…

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        Je laisse remonter une image de ces étés d’autrefois, une image, n’importe laquelle, celle qui se présente, et je la fixe, l’explore, la scrute et la consigne dans les phrases. Il doit bien y avoir une raison pour qu’elle revienne ainsi à la surface et demande à être dite, je préfère ne pas m’opposer à ces mouvements, je pense que les phrases doivent seulement les accompagner. Je suis allongée à l’arrière de la voiture. Les vitres sont à moitié ouvertes. La ligne de la vitre traverse le ciel bleu et le souligne. La courbure des fils électriques passe comme un étrange feston dans mon regard : un poteau électrique, et le fil noir, sur le ciel bleu, descend dans un arrondi, puis remonte, jusqu’à un autre poteau, et de nouveau cela recommence, exactement la même séquence. Quand mon père tourne, elle s’interrompt un instant, puis recommence, sur une autre route, avec le même rythme. Parfois la voiture se déporte sur la gauche et accélère mais je perds de vue la broderie noire que  font les fils électriques sur le ciel bleu à ce moment précis, puis la voiture se rabat et le rythme reprend, identique, jusqu’à la prochaine interruption, et les interruptions du rythme peu à peu, pour mes paupières mi-closes et ma conscience de plus en plus diffuse, sont absorbées par le rythme lui-même, en font partie, au point que tout cela me berce, plus encore que les voix des adultes. Le rythme à présent s’est imprimé en moi. Je n’ai pas besoin de garder les yeux ouverts pour deviner le feuillage des arbres qui interrompt les rayons de soleil. Même si je garde les yeux fermés, l’alternance ombre soleil reste sensible et présente, à travers les paupières closes, et me berce, plus encore que les voix des adultes.

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        Par un beau dimanche d’été, pour accompagner mon père à la pêche, nous avions pris un autobus qui nous avait déposés non loin d’un étang situé à une quinzaine de kilomètres de chez nous. Il restait encore deux ou trois kilomètres à parcourir.  Mon père disparaissait sous la charge de ses cannes, siège pliant, besace et autres objets qui faisaient partie de son attirail. Ma mère portait tous les paniers du pique-nique. Mon frère et moi étions chacun harnachés d’un sac en bandoulière qui contenait toutes sortes d’accessoires. J’étais habillée comme lui car, par souci d’économie, ma mère me faisait porter ses vieux habits. J’en profitais pour ressembler le plus possible à un garçon. Je tenais à pêcher moi aussi et, quand nous fûmes arrivés à destination, bien installés sur le bord délicieusement ombragé de l’étang, je ne laissai mon père en paix que munie d’une canne dotée d’un hameçon armé d’un asticot. Mon père bougon dût venir plusieurs fois démêler le fil de nylon empêtré dans des herbes flottantes que je n’avais pas su éviter. Convaincue que sa patience avait des limites, j’avais fini par trouver le bon geste, et je relevais et baissais tranquillement ma ligne en surveillant le bouchon que je vis soudain s’enfoncer profondément dans l’eau tandis que mes bras ressentaient des secousses. Mes appels à l’aide ne furent pas tout de suite suivis d’effet car mon père en avait assez d’être dérangé par mes bêtises. Quand il prit enfin les choses en main, la situation était devenue périlleuse. Ou je lâchais la ligne que j’essayais de retenir de toutes mes forces en étant arc-boutée contre un arbre, ou je me laissais entraîner par le monstre que mon hameçon avait piégé à l’autre bout du fil. Mon père lui-même était impressionné par la puissance des soubresauts de la bête qui se débattait sous l’eau. Un énorme brochet? Avec méthode et toute son expérience de pêcheur aguerri, il tirait sur la ligne pour remonter le poisson à la surface. Celui-ci ne se laissait pas faire et mon père avait la hantise que la canne en bambou, dont la résistance n’était pas à toute épreuve et qui ployait ou pliait de plus en plus au point de dessiner un arc de cercle au-dessus de la surface de l’eau, ne finisse par casser. Ma mère et mon frère accourus poussaient des exclamations. Mon père leur demanda de se dépêcher de lui apporter son épuisette, la gibecière et la nasse. Le combat tournait à son avantage. D’un dernier coup sec, il sortit de l’eau une très grosse anguille luisante qui frétillait de plus belle. Il était temps car l’hameçon commençait à se décrocher, observa-t-il, penché vers l’anguille qui continuait de gigoter au fond de la nasse. Il était probablement déçu comme moi de ne pas avoir retiré de l’eau le magnifique brochet que nos imaginations avaient espéré et réellement entrevu. Si tel avait été le cas, nous aurions été célébrés comme des héros…

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        Je ne sais pas comment je raconterais cela si je l’avais vu avec des yeux d’adulte, je suppose que la version en serait toute différente, mais précisément, ce n’est pas le regard que je posais alors sur le monde, et je n’ai pas envie d’émousser les impressions, parce que c’est précisément cela être adulte : émousser les impressions. Les atténuer. Je le voyais du haut de mes quatre ou cinq ans, et de la bouée bleue et blanche, qui ne me quittait jamais quand j’allais dans l’eau et que j’aimais tout particulièrement. Je me souviens donc d’une tempête fantastique qui s’était levée sur la Méditerranée, et du bruit surtout, du bruit immense, de ce grondement qui ne cachait pas complètement la voix de ma mère qui nous rappelait et nous demandait de sortir de l’eau, de ne pas y entrer, de revenir. Pendant ce temps, nous passions la barre des premières vagues qui nous rabattraient tout à l’heure sur la plage, et j’avais autour de moi ma bouée bleue et blanche et le bras de mon père, qui me tenait fermement. C’était lui qui décidait quand nous passions les rouleaux, quel était le moment favorable pour plonger et ne pas se faire éclabousser d’écume, et juste après son signal, je me retrouvais la tête sous l’eau, il me tenait et tenait ma bouée, dans une effervescence de bulles et presque le calme sous la vague, puis nous ressortions à l’air et le vent et le bruit reprenaient, ou sans doute, il me ressortait de l’eau, et je riais tellement que j’avais du mal à reprendre mon souffle, une nouvelle vague arrivait, nous passions de nouveau sous la blancheur de l’écume, puis quand nous remontions, de nouveau, j’éclatais de rire, et je riais toujours, avec l’impression de vivre une tempête extraordinaire, et j’étais incroyablement fière, quand nous sortions de l’eau, et qu’il fallait affronter les reproches de ma mère, qui nous disait, en me frictionnant, que nous étions fous tous les deux, et que nous aurions pu nous noyer. Et le goût de sel de la mer se mêlait au sucre du biscuit qu’elle me donnait pour me rendre des forces.

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       Le camp de vacances que j’étais obligée de fréquenter chaque année pendant l’été avait pour directrice une religieuse austère et sévère. Elle essayait sans doute de faire du mieux qu’elle pouvait pour les gosses du quartier, mais il me semble sans aucun amour, et convaincue qu’il fallait les occuper à tout prix pour éviter qu’ils ne se livrent ou ne soient livrés au « mal ». Comme elle disposait de peu de moyens, elle récupérait tout. Un jour, elle avait sorti dans la cour une grosse malle noire et m’avait appelée car je me trouvais comme d’habitude rencognée sur le seuil d’une porte, non loin de celle qu’elle avait ouverte pour sortir la malle du bâtiment où l’hiver, elle organisait des spectacles pour nous et nos familles. Je me suis approchée d’elle à contrecœur et, tandis qu’elle me parlait, je sentais son haleine qui dégageait une odeur de lait chaud que j’exécrais. Elle me fit remplir d’eau froide un seau et me donna une vieille éponge, sans aucun savon. Je devais nettoyer cette malle et la rendre comme neuve. Il aurait fallu un miracle, mais ce n’est pas cette pensée qui me vint alors à l’esprit car je n’étais pas encore rebelle, seulement malheureuse. Restée seule devant la malle, je m’étais laissé absorber par le flot d’images et d’idées qui s’étaient déclenchées à la vue de sa forme ventrue, des renforts métalliques qui l’encerclaient comme un baril et de son beau fermoir ouvragé. Je l’imaginais remplie d’or, je me racontais des histoires de pirates, d’île au trésor ou de caverne d’Ali-Baba. Comme j’étais poursuivie par mes pires ennemis, je me suis cachée à l’intérieur, le couvercle juste assez relevé pour que je puisse voir sans être vue. Hélas, je ne l’avais pas aperçue qui arrivait derrière la malle pour constater l’état d’avancement de mes travaux de restauration. La colère de la religieuse fut cinglante. Elle réquisitionna deux ou trois autres filles qu’elle fit descendre des balançoires et nous dûmes laver et frotter énergiquement en cadence sous son regard glacial. L’intérieur de la malle était recouvert d’une étoffe qui semblait avoir été du satin dont la couleur rose pâle était complètement passée et salie par de grandes taches, que nos efforts conjugués n’ont pas réussi à effacer. Je me souviens du sentiment d’absurdité qui m’envahissait en effectuant ce travail impossible. Les larmes me montaient aux yeux. Mes vacances d’été s’avéraient tellement désastreuses que je préférais sans aucune hésitation le temps de l’année scolaire, ce que d’aucuns n’ont jamais compris. Plus je grandissais, plus je percevais le pouvoir émancipateur de l’école et les perspectives de liberté qu’elle paraissait m’offrir. Aussi quand, en classe de première au lycée, alors que je marchais tranquillement sur le chemin du retour, je vis la religieuse, qui se déplaçait en solex, arriver vers moi et arrêter sa bécane devant mon nez, je me tins sur mes gardes. Elle me proposait de participer à des thés dansants qu’elle organisait désormais pour les jeunes filles de mon âge le dimanche après-midi. Je déclinai très poliment l’invitation en prétextant avec le plus grand sérieux les devoirs et mon désir d’être candidate au baccalauréat si j’avais la possibilité de me présenter à l’examen l’année suivante (ce qui, hélas, n’était pas encore acquis auprès de mes parents, mais je le gardai pour moi car elle aurait pu faire pression sur eux pour contrecarrer mes aspirations… ). J’eus la surprise de la voir faire un effort d’amabilité en tentant de me convaincre, mais je ne cédai pas. J’avais pris soin de rester très polie, pourtant, la rage la saisit. Elle fit faire un demi-tour fulgurant à son solex en m’adressant une sorte de malédiction. J’étais une orgueilleuse et je devrais m’en repentir un jour… Quelques mois plus tard, lorsque j’appris que ma mère était gravement malade, l’idée me traversa, stupidement, que le châtiment n’avait pas tardé…

***

       La pluie tombe, elle ne cesse de tomber, c’est un été si froid, si pluvieux qu’il ne serait que l’ennui étiré interminablement s’il n’y avait la possibilité de tendre la main vers les livres, et d’en ouvrir un autre à peine en a-t-on terminé un. Ce temps dure depuis des jours. Il n’y a rien d’autre à faire que de prendre une couverture, et d’étirer la sieste de l’après-midi, celle à laquelle on m’obligeait il y a quelques années quand il faisait trop chaud, de l’étirer volontairement avec un thé, en allant le plus près possible des frontières du soir. Je n’ai pas quinze ans et je découvre, sans aucun recul, sans aucune distance sentimentale, sans aucune ironie, Les Souffrances du Jeune Werther. Évidemment, une fois qu’on est devenu adulte, il devient de bon ton de raconter cela avec une distance ironique, mais à ce moment-là, je n’en ai aucune. Le livre me frappe de plein fouet, et je le relis plusieurs fois de suite sans qu’il s’émousse. Il efface l’étirement du temps quelques jours, pendant quelques jours, je ne pense à rien d’autre, n’ai qu’une hâte, le retrouver, j’ai l’impression de commencer à comprendre l’âme humaine. Lorsque j’en dis quelques mots, on me répond d’une phrase qui m’ouvre  la profondeur du temps :

       — Tu verras, ce sera un plaisir différent de le relire des années plus tard, beaucoup plus tard.

       Évidemment je ne pouvais pas comprendre, seulement conserver cette phrase en moi, et tenter de revenir au livre dans un soir qui n’est pas encore arrivé. J’ai essayé de le reprendre il y a quelques années, et il ne me disait plus rien. J’avais cru être assez tard mais non, rien, question de temps, je le sais bien. Si les années continuent de passer, je sais qu’il m’attend, plus loin, beaucoup plus loin, et que le relire me donnera la réponse à cette phrase, dans un autre été.

***

       Chaque été, nous passions une journée tout entière à la mer. Nous avions rendez-vous très tôt le matin avec d’autres familles pour prendre un car spécialement affrété, qui tressautait de toute sa carcasse avec un bruit d’enfer et dégageait une forte odeur d’essence qui me tournait le cœur. Tout le monde paraissait joyeux. Comme je me sentais déjà à moitié malade, ma mère me faisait prendre un comprimé qui devait m’empêcher d’avoir envie de vomir et me faisait asseoir à côté d’une fenêtre en me recommandant de regarder le paysage. J’avais sommeil, je commençais à m’endormir, mais le boucan de notre tacot qui s’était mis à rouler était tel que je rouvrais les yeux et suivais le conseil de ma mère. Mais je ne voyais rien, ou pas grand-chose. Un bout de ciel, une cheminée, le haut d’un arbre, les fils électriques, une hirondelle posée dessus. Les adultes racontaient des blagues ou poussaient la chansonnette. J’avais des haut-le-cœur malgré le médicament que j’avais avalé. Ma mère disait que cela passerait, que je devais penser à autre chose. Je me mettais à rêver. J’étais le conducteur et c’était moi qui commandais les mouvements du car en faisant tourner le volant. Cette occupation me conférait à mes propres yeux une grande importance et, auréolée de cette gloire, je menais tous mes gens à bon port. Le pied à peine posé sur le sol, les excursionnistes se réjouissaient déjà de respirer l’air de la mer. Pourtant le car, dans un dernier soubresaut au moment de s’arrêter, avait poussé un soupir déchirant qui avait dégagé une exhalaison encore plus forte de fumées d’essence et d’huile de moteur. La fébrilité s’emparait des apprentis vacanciers. Les enfants criaient « la mer, la mer »! Que dire de la mer? Elle se manifesta pour moi la première fois par des picotements sur le visage et dans les yeux. C’était un jour de grand vent. Le sable de la longue plage était balayé par les rafales qui projetaient les grains en tourbillons à la face des promeneurs. Mes parents avaient voulu marcher sur la jetée. Les paquets d’eau nous éclaboussaient par-dessus la digue et la force du vent nous faisait vaciller. Nous avons battu en retraite dans le havre d’un café. Mais il était hors de question pour mes parents d’être venus jusqu’à la mer sans en profiter. Je me souviens que j’ai marché pieds nus le long des vagues avec la sensation inquiétante de m’enfoncer dans des sables mouvants. Les rouleaux déferlaient avec un grondement de tonnerre. Je ne voulais pas lâcher la main de ma mère avec laquelle son homonyme ne me semblait avoir aucun point commun… D’une façon générale, le monde tel que je l’appréhendais à l’occasion de mes premières découvertes se révélait hostile et fourbe. Je n’étais pas certaine d’y avoir une place, et quand bien même, celle-ci me semblait peu sûre et mal engagée. Raison amplement suffisante pour fuir et se réfugier dans l’univers plus accueillant, agréable et coloré, des rêves…

***

        Après les bains de mer et le froid de l’eau, la violence des vagues, qui étaient si puissants, si disproportionnés avec ce que nous sommes, et ce que nous pouvons, il y avait ce moment délicieux et qu’on pouvait étirer autant qu’on le voulait du repos et de la rêverie dans une immense serviette de plage. Le corps se réchauffait du soleil et de la chaleur du sable, sur lequel, étendu, il imposait sa trace, dans lequel il trouvait un place chaude et douce, alors la fatigue des vagues se faisait sentir, se laissait ressentir, il lui semblait toujours éprouver leurs mouvements, et le grondement de la mer continuait de bercer, on fermait les yeux, on ressentait encore la mer et s’y mêlait la tiédeur du sable, on ne savait plus très bien, il restait des rêves d’écume et des traces de sel, peu à peu, au fur et à mesure que la peau séchait, se dessinaient, sur les bras, sur les jambes. Quand on fermait les yeux et qu’on passait la langue sur ses lèvres, elles avaient un goût de sel qui assurait que tout cela n’était pas un rêve, qu’on revenait bien de sous les vagues, d’un lieu dans lequel on ne pouvait guère rester, pas trop demeurer, qu’on pouvait seulement apercevoir. Quand, à cause des lèvres et des doigts devenus bleus, il fallait bien admettre qu’on avait froid et accepter de ressortir, de laisser ses rêves dans la mer, de lui abandonner une part de nous-mêmes à laquelle nous tenions plus que tout, il fallait en sens inverse repasser la barrière des rouleaux, et parfois l’un d’eux prenait la cheville, ou s’abattait sur la nuque, écrasait les épaules, et déséquilibrant le corps, l’obligeait encore une fois à regarder les rêves marins sous l’écume. Un fragment encore de ce bonheur intact qu’on abandonnait à regret, qui demeurait possible, et présent, et dont la pulsation bercerait la soirée et la nuit.

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        La fête de la ville qui clôturait l’été se faisait annoncer par un souffle de gaieté et différentes métamorphoses qui bousculaient agréablement nos habitudes. Les signes avant-coureurs observés à l’occasion d’une course ou d’une promenade signifiaient pour moi la fin du camp de vacances, et le retour du cycle scolaire qui en était la contrepartie ne pouvait pas gâcher (au contraire, puisque l’école me procurait des plaisirs interdits pendant l’été) la joie débordante que j’éprouvais de voir enfin mon supplice quotidien arriver à son terme. Après la cérémonie qui avait lieu devant l’Hôtel de ville, au cours de laquelle tous les enfants qui avaient passé l’été dans les camps de vacances recevaient un pull-over en récompense de leur assiduité, je me sentais enfin délivrée et libre comme l’air. Les préparatifs de la fête s’accordaient à mon état d’esprit et je ne ratais pas une occasion de me rendre en ville pour m’imprégner de l’atmosphère joyeusement fébrile. Des affiches annonçaient le programme, les commerçants décoraient leur devanture et distribuaient parfois des bons d’entrée à différentes manifestations, les ouvriers de la mairie installaient les chapiteaux et des guirlandes de lumières, les forains arrivaient et commençaient à s’installer. Les festivités proprement dites débuteraient le vendredi soir et dureraient jusqu’au lundi après-midi. La fête foraine que nous appelions ducasse s’étalerait sur une quinzaine de jours. La fin de l’été était réellement pour moi l’une des plus belles périodes de l’année. Fidèle à mon tempérament, j’observais et je ressentais plutôt que je ne participais. J’aimais voir mon père sourire et même rire en apercevant les grosses têtes pendant le défilé des chars et des formations musicales. On se demandait qui pouvait être caché sous l’énorme visage de carton-pâte qui nous interpellait avec familiarité comme un vieil ami moqueur en nous jetant des confettis à la figure. Ah, les confettis! Comme j’aurais aimé en avoir à ma disposition à foison et pouvoir les jeter moi aussi à profusion, sans les économiser, pour riposter à mes agresseurs joyeux et pacifiques! Mais tout était toujours trop cher pour mes parents, même les paquets de confettis vendus sur les stands de la fête. Heureusement, tout le reste, à part les consommations dans les cafés et les tours de manège, était gratuit. Nous pouvions flâner autant que nous voulions le soir, après le défilé, au contact de la foule très dense qui s’adonnait à une gigantesque bataille de confettis pendant presque toute la nuit, et peu importait de ne pas en avoir soi-même, les confettis pleuvaient de toutes façons de tous les côtés. La foule était bon enfant et par la suite, je n’ai pas immédiatement compris pourquoi ou en quoi elle pouvait être détestable. J’aimais l’impression d’être insérée dans ce grand corps chaleureux en ressentant la présence des autres serrés contre moi…

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      Il arrive que ce soit le dernier jour de l’été. Je me souviens du dernier jour de l’été, qui coïncide avec le dernier jour des vacances, avant mon entrée en terminale. Il faisait si beau, si purement beau que nous aurions pu nous croire au milieu des vacances, aussi loin du départ que du retour, au milieu du gué de l’été, si la lumière n’avait pas décliné si vite. Je me souviens de tous les détails de cette journée, je me souviens être allée nager sous un ciel parfaitement bleu, je me souviens de la lumière de la fin de l’après-midi, du thé qui fumait dans la tasse de porcelaine blanche, de la conversation tranquille que nous avions, de la terrasse où les lauriers roses étaient en pleine floraison encore, je me souviens que les arbres frémissaient dans le vent, les feuilles ne tombaient pas encore, on aurait encore pu se croire dans l’enfance, on aurait pu se croire dans l’été, le linge séchait au vent, nous sommes allées le décrocher avant la nuit et sa rosée, je me souviens de cette dernière fois où j’ai commencé une année dans la maison de mon enfance, je ne savais pas que je partirais l’année suivante, alors pourquoi cette dernière rentrée s’est-elle inscrite dans mon esprit avec une telle précision, pourquoi s’est-elle incisée en moi et comment se fait-il que je pourrais en restituer la lumière avec une précision photographique ? Je n’en ai pas la moindre idée. Les choses ensuite ont suivi leur cours, mais je savais, dans ce jour inchangé de l’été, que c’en était fini, que quelque chose basculait, qui ne reviendrait pas. Les paroles étaient presque les mêmes que d’habitude,  je ne sentais aucune inquiétude, mais seulement une tristesse sourde, je savais que c’était un autre étirement du temps qui commençait, qu’il s’en suivrait une course épuisante dont je ne savais rien, sinon qu’elle m’attendait, je savais que pendant quelque temps les choses sembleraient intactes mais que ce ne serait qu’une illusion et qu’en fait déjà tout avait changé. Je ne me trompais pas. C’était le dernier jour de mes étés immenses.

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          L’année de mes treize ans, je fus enfin dispensée de camp de vacances, et c’est avec un sentiment de liberté inouïe que j’entamai le trésor de ces longues journées ensoleillées qui allaient s’écouler, au moins au début de l’été, en me donnant le sentiment qu’elles seraient éternelles… Je me rendais chaque après-midi chez une amie qui habitait dans un bourg voisin, à environ cinq ou six kilomètres de chez moi. Je partais à pied et souvent son père m’évitait la fin du parcours en venant à ma rencontre en voiture. Je goûtais de tout mon être cette liberté nouvelle. Je respirais l’air goulûment à chaque fois que je refermais la porte de la maison pour m’élancer vers l’après-midi de rêve qui m’attendait chez mon amie. Je redécouvrais un itinéraire que je n’avais plus l’habitude de suivre et qui me ramenait en m’enchantant vers les contrées où j’avais vécu pendant ma prime enfance, comme ce Proust dont j’avais déjà étudié un ou deux textes en classe de cinquième et qui oscillait d’un côté ou de l’autre de sa vie au gré de ses promenades… Je me sentais enfin en phase avec le monde et capable d’admirer le moindre rayon du soleil, la plus petite fleur des champs. Chez mon amie, je découvrais l’aisance d’une grande maison lumineuse et accueillante, des jeux en grand nombre qui m’avaient parfois fait envie dans les vitrines des magasins, et le Tour de France à la télévision. Je me suis passionnée pour les héros de la grande boucle, et, curieusement, je m’aperçois que les strates de ma mémoire s’interpénètrent, car je m’étais allée à penser, avant d’avoir le réflexe méthodique de vérifier, que notre enthousiasme avait été endeuillé, cet été-là, par la mort de Tom Simpson… L’après-midi se poursuivait par un goûter joyeux mais bientôt, je pensais au chemin du retour. En marchant vite, il me fallait plus d’une heure pour rentrer chez moi. Mon amie essayait de me retenir. Un soir, alors que nous nous étions laissé absorber par nos jeux et que le temps s’était dangereusement écoulé au risque de provoquer les foudres de mon père, elle m’avait proposé de me prêter son vélo. Je n’en possédais pas mais je savais me tenir sur une selle. Elle me suivit en courant sur la petite route de campagne qui descendait vers la nationale que je devais emprunter. La pente accélérait la vitesse du vélo. Sans doute grisée ou par manque d’habitude, je n’ai pas freiné à temps. Le vélo a dérapé sur des gravillons. Je me suis relevée avec le poignet gauche cassé…

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          Nous arrivions à peine que je demandais à aller jouer dehors, puis j’ajoutais une autre demande, immédiatement, qui, dans mon esprit, était incluse dans la première comme un insecte dans l’ambre : je demandais si je pouvais prendre mon vélo. Les adultes m’accordaient volontiers cette liberté qui, sans doute, leur permettait de vider la voiture, de défaire les valises et de se reposer du voyage sans que je ne réapparaisse avant l’heure du dîner. Je me rends compte seulement en écrivant ces lignes que, sans doute, cela signifie que mon grand-père vérifiait les pneus et toute la mécanique du petit vélo bleu qui était devenu le mien au fur et à mesure que tous les autres enfants devenaient eux-mêmes trop grands. Ils m’avaient donc abandonné cette merveille qui était pour moi l’intégralité de la liberté, sa possibilité toute entière, donnée par les adultes qui, à mon avis, ne se rendaient pas non plus tout à fait compte de ce qu’ils m’offraient. Je partais donc immédiatement, on m’avait indiqué une fois pour toutes les limites de mon royaume, qui me paraissait immense, je savais exactement jusqu’où je pouvais aller, et me gardais bien d’enfreindre les limites de ces terres inhospitalières, tant j’étais contente de l’extension de mon domaine. En particulier, était incluse en lui une rue en pente qui permettait des envolées et des accélérations dont je ne me lassais pas. Je la montais douloureusement, parfois je descendais de vélo et le poussais dans la pente, en espérant que les voisins ne me verraient pas, et que personne ne se moquerait de moi, puis, une fois arrivée en haut, qui était aussi la limite de mon royaume, je retournais mon vélo, je fermais les yeux, et il ne restait que le vent et la vitesse, et l’accélération et quand la pente se terminait, je les rouvrais. Les gravillons me freinaient. Je revenais dans le monde réel, et terminais ma course. Il suffisait de recommencer pour retrouver mes rêves de vent et de féérie, qui parfois, se terminaient dans le chèvrefeuille et les orties.

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        Cet été-là, promue monitrice de colonie de vacances, j’avais appelé mon équipe Les cosmonautes. Il aurait été plus exact et plus politiquement correct de les appeler « Les astronautes » mais l’idée ne m’a même pas effleurée, tant j’avais encore en tête les spoutniks qui tournaient autour de la terre à la fin des années cinquante. Les gamins de six à huit ans dont j’avais la charge s’imaginaient bien en extra-terrestres. Nos journées se passaient en batailles intergalactiques. Malheureusement, ils étaient trop jeunes pour veiller toute la nuit, et comme je ne pouvais pas les laisser seuls dans le dortoir, je n’ai pas pu rejoindre les plus grands dans la salle des fêtes pour assister à l’alunissage de Neil Armstrong retransmis par la télévision. L’humanité avait fait un grand pas en avant et, vingt ans plus tard, l’empire soviétique s’effondrait. J’appartenais à la génération bénie des baby-boomers qui n’avaient pas connu la guerre. Quand nous nous promenions en famille sur la plage de Malo près de Dunkerque, je ne savais pas, ou je n’imaginais pas, que mon père, perdu dans ses pensées, revivait la débâcle des troupes françaises en 1940, et le repli d’une partie d’entre elles en Angleterre. Je n’imaginais pas qu’il entendait de nouveau dans sa tête le sifflement des obus et le fracas des bombes qui détruisaient les bateaux anglais à Zuydcoote. Je ne savais pas qu’il s’en était fallu de si peu pour qu’il n’en réchappe pas, et que, par conséquent, je ne voie jamais le jour. Je ne savais pas, ou je n’imaginais pas, que je me promenais au milieu d’un décor qui avait été apocalyptique seulement quinze à vingt ans plus tôt. L’innocence des enfants cohabite avec les expériences traumatisantes que les adultes ont faites de la vie. Je ne savais rien et je n’imaginais rien, mais je sentais que par certains côtés mon père était un grand enfant triste, qui ne se résignait pas à voir le monde tel qu’il était. Ses yeux perdus dans le vague me le disaient, ses silences étaient éloquents. Sa gravité me gagnait, son inquiétude pressentie aussi, ainsi que ses espoirs déçus. Il avait eu dix-huit ans en 1936 et s’était réjoui des premiers congés payés, lui qui n’en avait plus jamais profité, car il préférait travailler pendant le mois d’août pour toucher un salaire qui doublait celui de ses congés. Je ne savais rien, je n’étais qu’une conscience en éveil qui captait tous les signaux envoyés par les adultes, et qui absorbait leurs émotions. Les enfants ne sont-ils pas à leur façon des extra-terrestres? Venus d’un autre monde, ignorants de la vie sur terre, disposés à la confiance, vecteurs d’amour… Les enfants sont des espèces de cosmonautes, explorateurs pacifiques de l’univers, qui finissent trop souvent par se laisser gagner, hélas, en perdant leur innocence, par toutes les formes de sauvagerie à l’œuvre ici-bas…

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