surmonter

Nous tenir et nous retenir

Nous étions si fragiles…

    Écrire le paragraphe précédent m’a pris exactement trois jours. Le décalage est total entre la violence des émotions qui me secouent et la retenue à laquelle je m’oblige dans la rédaction de ce récit… La vérité est que ma mémoire me repasse en boucle des scènes atroces et que je ne le supporte pas… J’utilise les mots comme rempart, chacun d’eux est un bouclier que j’utilise pour me protéger d’une réalité monstrueuse… Luc a mille fois raison, je n’ai jamais fait que fuir et me mentir, mais ce qui était inconséquent hier devient aujourd’hui pour moi une nécessité pour ne pas m’effondrer… Luc fuit à sa façon dans une agressivité contagieuse qui devient préoccupante. Hier, il s’en est pris à Louis parce qu’il ne supporte plus de l’entendre jouer du piano. Il a brandi sa hache en menaçant de briser l’instrument pour en faire du bois de chauffage. Louis en est malade. Sans son piano, il pourrait devenir fou, ou se suicider… Pour tenir, nous essayons de nous tenir et de nous retenir, de nous supporter, de nous aimer un peu aussi, de nous tenir entre nos bras, de surmonter l’angoisse de notre impuissance par des gestes qui sont dans la continuité de notre histoire humaine, malgré tout… malgré toute l’horreur traversée… Nous sentons avec effroi monter en nous les pires instincts!… Personne n’est sûr de la victoire contre ces poussées de bestialité, la lutte est sans relâche!… Je préférerais me donner la mort plutôt que d’y céder, mais de quelle façon? Nous n’avons pas d’armes à feu, je n’ai pas découvert de falaise du haut de laquelle il serait possible de se jeter, et nos poisons sont inoffensifs… Je pourrais prendre le parti de quitter la communauté, d’aller me perdre dans les environs en marchant droit devant moi jusqu’à l’épuisement, et de hâter la fin en me coupant les veines avec un couteau affûté que j’aurais subtilisé… Cette possibilité de mettre un terme au cauchemar que nous sommes en train de vivre m’est de plus en plus présente à l’esprit, comme si je m’y habituais doucement… À quoi, à qui penserais-je alors?… J’emporterais ce bout d’étoffe qui me vient de mon enfance et que j’ai toujours gardé au fond de mes sacs successifs comme un talisman qui me protégerait de tout… Et je ferais comme les petits enfants qui ont peur de la nuit… Je le serrerais contre mon cœur… en oubliant que je meurs…

Futur proche

Nous étions si fragiles…

    Jean-Francois… la dernière fois que je t’ai vu, chez mon père… Etes-vous vivants ? Vous reverrai-je un jour ?… Dans ce lieu où nous avons trouvé refuge, sommes-nous à ce point coupés du monde que nous ignorons tout du sort réservé au reste de l’humanité alors que vous-mêmes auriez surmonté le pire et tenteriez de nous retrouver? Xavier pense que nous avons découvert un petit Éden. Il se montre optimiste pour « l’avenir » de notre petite communauté et rêve d’en faire une société idéale… Les mots ont-ils encore un sens? Nous n’avons plus d’avenir, seulement un futur proche qui consiste à essayer de subvenir à nos besoins les plus élémentaires. La flore est abondante et riche en espèces nourricières. Nous retrouvons sans doute les gestes de nos très lointains ancêtres cueilleurs. Nous nous habituons déjà à cette nourriture simple et frugale qui nous permet d’économiser le stock providentiel de conserves qui assure notre survie actuelle, sa date de péremption nous laisse un délai de quelques années, nous espérons mettre ce laps de temps à profit pour nous lancer dans l’agriculture. Sylvain explore chaque pouce de terrain à la recherche de graines qu’il fait germer ensuite dans le jardin qu’il a entrepris de cultiver.

2. Un rêve à raconter

     Je ne serais pas raisonnable, je reprendrais l’ascension, mais l’air, les mots, me manqueraient et au bord de l’asphyxie, sans voix, sans forces, il faudrait que je redescende, ivre d’avoir essayé, la prochaine fois, c’est sûr, j’irai plus haut et peut-être qu’un jour, quand je serai grande, j’atteindrai le sommet… En attendant, je retrouvais les mots de la rédaction à faire et je m’efforçais de deviner leurs intentions. A leur allure, à leur parole, au ton, aux intonations qu’ils se donnaient… Ce n’était pas facile… La confiance n’est pas facile… Les mots ont besoin de notre confiance… Souvent, ensuite, ils font le reste… Ils s’interpellent, ils forment des groupes, des bandes, des attroupements, ils créent l’événement, la surprise, ils déclenchent le rire ou le rêve, ils donnent à profusion tout ce qu’ils sont capables d’inventer, y compris le pire… Faire confiance en craignant le pire?… C’est par cette étroite porte qu’il fallait se glisser pour avoir une chance de trouver le premier mot de la rédaction à faire, c’était là le salut si je ne voulais pas sécher lamentablement devant ma feuille désespérément blanche… Je devais oser, me lancer, écrire et suivre les mots dans toutes les directions, prendre le risque de quelques escarmouches qui pouvaient dégénérer en bagarre généralisée, mais auparavant, j’avais à surmonter un obstacle de taille…