musicien

Poussière d’étoile

     Théâtre… le père n’est pas seulement un ouvrier d’usine qui rentre à la maison pour le repas de midi, les vêtements recouverts d’une fine poussière de fibres textiles, chaque soir, il se rend au théâtre… le mot brille comme une étoile… elle ne sait encore ni lire ni écrire… c’est la fête de l’école maternelle… elle a été choisie pour chanter sur une estrade devant tout le monde… la vue plongeante sur le public la laisse sans voix… le père enduit son archet de colophane… le mot est diaphane… la mère ramasse de la neige dans la cour et cueille des stalactites… éblouissement… le père est en habit de musicien, chef de la philharmonie de la commune, il est coiffé d’un képi comme un général… elle est assise sur l’une des chaises prévues pour le public autour du kiosque à musique, elle parle un peu trop fort, on la gronde… elle peint en noir, vert et roux l’intérieur des formes proposées par la maîtresse, un merle, un crocodile, un écureuil… leur donner de la couleur et de l’épaisseur, sentir qu’ils prennent vie sous ses doigts… dans le casier de sa petite table d’écolière, elle a glissé les grandes feuilles d’un vieux répertoire rapporté de l’usine par son père… elle y écrit ses premiers mots… tout en haut de la première feuille, elle a inscrit THÉÂTRE… François croyait la connaître comme sa poche, mais il ne trouverait pas son refuge… elle ne répondait plus à ses appels téléphoniques, SMS, courriels… la petite fille qu’elle avait été se rappelait au bon souvenir d’Élise en lui décochant des regards inquiets… qu’avait-elle fait de sa vie?… que lui arrivait-il?… elle avait l’impression de vaciller sur ses bases… elle continuait de télétravailler comme si de rien n’était, ses collègues ne se doutaient de rien… François avait dû alerter quelques amis proches, auxquels elle ne répondait pas non plus… par sécurité, elle avait désactivé les fonctions de localisation de tous ses appareils numériques… même un logiciel espion ne pourrait pas la situer avec précision, son père seul pouvait deviner sa cachette… mais il n’était pas sûr qu’elle résiste longtemps à la sensation de claustrophobie qui commençait de lui serrer le cœur… elle était seule, bien seule, dans ce lieu improbable, oublié dans un repli de l’espace-temps, habité par des fantômes qui tentaient de revenir à la surface de leur histoire en se mêlant à ceux, familiers, qui peuplaient sa propre mémoire… elle devenait fantomatique, elle aussi, et voyait se déployer autour d’elle une multitude d’Élise qui se ressemblaient sans être identiques, venues de tous les âges de sa vie, accompagnées des fantômes de ses proches qui se multipliaient, eux aussi, au fur et à mesure que la mémoire les appelait… les yeux verts de François surplombaient la scène avec incrédulité… elle sentait son regard la transpercer… elle tentait d’ignorer les silhouettes du couple qu’ils avaient formé dès leur plus tendre enfance, laissait remonter les souvenirs dont il était absent… il lui fallait peut-être découvrir une vérité qui lui était propre, redécouvrir sa véritable identité?… la foule des fantômes ricanait… nous sommes la vérité… nous sommes tous ce que tu es… en la faisant glisser vers le gouffre de leur inexistence…

A suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

C’est la vie!

     Des tons fauves étalés sur les bas-champs inondés. À perte de vue la plaine qui court, et le ciel rempli d’azur!… L’eau s’est substituée à la terre, les saules ont déposé leurs pleurs sur les marécages gelés. Sur les nappes immobiles, sur la végétation figée, sur les teintes uniformément éteintes, une lumière rousse fait flamber la vie…

     Très haut dans le ciel planent des milans noirs… le regard embrasse toute la chaîne de montagnes, sentiment d’être sur le toit du monde!… les sommets scintillent sous la lumière éblouissante et dorée du crépuscule… la ligne rouge de l’horizon vacille, se laisse absorber soudain par un rayonnement vert… épiphanie, cadeau du ciel!… les deux couleurs s’appellent ou s’affrontent, cèdent, réapparaissent, clignotent, se stabilisent quelques fractions de seconde à tour de rôle, font trembler le trait lumineux qui encercle les montagnes… le rayon vert s’affirme pendant quelques instants, longs comme l’éternité…

     Une plage immense et déserte, de grandes échappées bleues dans le ciel parcouru de nuages blancs, le vent qui fouette le visage, les odeurs marines, le cri des mouettes, le bruit des vagues…

     Un ruisseau dans une clairière, des paillettes de lumière à la surface de l’eau, l’ombre des feuillages, le bruissement des feuilles, un chant d’oiseau, des froufroutements…

     Par la fenêtre ouverte après l’orage pénètre une odeur d’herbe mouillée… sur la table, un herbier, des pinces et quelques fleurs séchées… le tonnerre gronde encore au loin, mêlé aux rires des enfants…

     Une cabane au bord d’un étang, à l’intérieur un énorme bric-à-brac, bottes, souliers, paniers, filets, flacons, jumelles, revues, appeaux de toutes sortes… une flambée dans un poêle à bois, un vieil homme qui attise le feu…

     La pluie tapote les vitres, le poêle ronronne, des voix chantonnent, la soupe du soir se prépare, les flammes crépitent, les assiettes et les couverts sortis de l’armoire invitent à se mettre à table…

     À l’arrêt sur une aire de repos pour boire un café, François formait le numéro de téléphone d’Élise de façon compulsive… ce n’était pas normal… il l’imaginait traversée comme lui par le souvenir des lieux associés aux joies qu’ils avaient partagées… non, ce n’était pas normal… elle aurait dû répondre à ses messages…

     Il faisait nuit. La lueur des lampadaires était blafarde et brouillée par les traits obliques de la pluie. Des trombes d’eau s’abattaient sur le sol avec un bruit de cataracte. Des résidus d’essence irisaient les flaques. La silhouette d’un homme courait entre les bâtiments de tôle… Le soleil couchant, à peine une heure plus tôt, embrasait l’horizon dans une ambiance de fin du monde, le bitume flambait, les parois métalliques rougissaient, l’air paraissait saturé par des nuages de cendres, l’incendie crépusculaire ne laissait intacte aucune surface!… Vue du haut d’un pont qui la surplombait, la station-service faisait penser aux jeux de construction des boîtes de Meccano… quelles images auraient traversé l’esprit d’une personne suicidaire, au moment de sauter, en apercevant ce fragile assemblage?…

     Les cinémas étaient de nouveau ouverts au public, après trois mois de fermeture. Isabelle Vrignod avait quitté la terrasse où elle avait l’habitude de s’installer tôt le matin et se dirigeait vers la salle la plus proche pour y trouver de la fraîcheur. Un thermomètre géant au fronton d’une vitrine affichait déjà 32°. Peu importait le film, se soustraire à la canicule serait un but en soi. Un an auparavant, les températures avaient dépassé 40° dans toute l’Europe du Nord, avec des pics supérieurs aux températures relevées dans le Sud marocain. Il y aurait, disait-on alors, un avant et un après 2019 !… Mais le monde d’après n’avait jamais le temps de naître, le monde d’avant se contentait toujours de quelques bonnes paroles et reprenait son cours comme si de rien n’était… Pourquoi ne pas revoir « Rencontres du troisième type » ?… ou « L’étrange histoire de Benjamin Button » ?… ou encore « Mississipi burning » ?… « Greenland, le dernier refuge » était tentant… mais aussi « The Perfect candidate », « Hotel by the river »… « White Riot »… L’ambiance, l’atmosphère, l’univers des deux prochaines heures, et même les rêves ou les cauchemars de la nuit, dépendaient du choix qu’elle allait faire… Isabelle Vrignod se sentait bêtement stressée comme si l’enjeu était important, alors qu’elle souhaitait seulement passer un moment au frais… Dans la rue, les règles sanitaires incitant à garder ses distances pour éviter de se contaminer étaient à l’origine d’une gestuelle étrange. Une chorégraphie insolite remplaçait les mouvements désordonnés habituels des groupes de passants par une danse de pas mesurés et de gestes retenus, comme en suspension dans l’espace et dans le temps, dont l’effet de ralenti était accentué par la chaleur. Les masques portés par les danseurs et les danseuses de ce ballet urbain, en cachant leur visage, leur enlevait une part d’humanité et les faisait ressembler à des extra-terrestres, qu’une caméra invisible filmait peut-être à leur insu!… La réalité de la rue avait des allures de fiction, l’inimaginable proposé par le cinéma se jouait à chaque pas… Enfant, elle aimait saisir son reflet dans les vitrines comme si l’image capturée par l’écran de la fenêtre lui racontait sa propre histoire filmée… et faute de regarder droit devant, elle avait trébuché plus d’une fois en se cognant contre des passants ou des poteaux non anticipés!… Plonger dans le passé revenait presque à vivre à reculons, comme ce Benjamin Button {au curieux destin} incarné par Brad Pitt qui naît à quatre-vingts ans et rajeunit au fil des années… Elle n’était plus jeune depuis longtemps et pratiquait une philosophie de la vie bienveillante qui lui permettait de naviguer entre les écueils sans trop de tourments, du moins s’efforçait-elle de le croire… « Hotel by the river » était à l’affiche des trois prochains cinémas… Dans sa ville natale, il y avait autrefois trois cinémas dans un périmètre rapproché non loin du centre où se dressait la mairie et son beffroi. Les parents allaient de l’un à l’autre et commentaient les affiches en ayant du mal à se décider… Non, la vie n’était pas un long fleuve tranquille… La sienne (comme beaucoup d’autres?) aurait sans doute pu donner matière à un roman… Elle était tentée par ce film mélancolique en noir et blanc sur fond de neige… l’idée saugrenue que celle-ci aurait peut-être un pouvoir rafraîchissant l’amusait tout en lui faisant honte de se laisser aller à une pensée aussi triviale pour une telle œuvre cinématographique… L’air du temps inclinait au catastrophisme, mais justement, la menace climatique n’avait pas besoin d’être éclipsée par une comète hypothétique sur le point de s’écraser sur la terre, et elle n’avait pas envie de se laisser démoraliser par la mise en scène du désespoir et de la panique des foules… exit « Greenland, le dernier refuge » !… Souvenir de ses angoisses d’enfant quand les films choisis par les parents la terrifiaient… le retour dans les rues désertes et mal éclairées accentuait le sentiment de peur qui ne commençait à se dissiper que dans la chaleur de la maison retrouvée…

     Des mains se déployaient en ombres chinoises, les doigts s’élançaient dans le vide et en ramenaient des formes qui apparaissaient et disparaissaient à toute vitesse, succession vertigineuse de silhouettes, animaux, personnages, cortège de toutes les créatures du monde comme au matin du premier jour, ou, en accord avec le catastrophisme ambiant, avant le Déluge, au moment d’embarquer sur l’Arche de Noé… La joie, la tristesse, l’enthousiasme ou le plus grand désespoir s’incarnaient au bout des doigts de l’artiste d’un simple jeu de ses mains en créant l’illusion, l’espace d’un instant, d’apercevoir réellement le dos voûté d’un vieillard fatigué ou le geste empressé d’un jeune homme offrant un bouquet de fleurs à sa bien-aimée… Le documentaire sur les spectacles d’ombres donné en première partie de séance se poursuivait par la chorégraphie du collectif {Die Mobilés}, silhouettes humaines sorties des collages de Matisse évoluant autour de la planète bleue puis sur le fond rouge d’un coucher de soleil, et se transformant, par la grâce du rapprochement des corps, en oiseaux migrateurs, éléphants, ours ou manchots menacés d’extinction par les fumées noires d’une forêt calcinée sur la planète en feu… Les mains tâtonnaient dans l’obscurité pour ouvrir un sac, en sortir le téléphone portable, désactiver la sonnerie, prendre un bonbon, un mouchoir… La pensée d’acheter à l’entracte un bâtonnet de crème glacée, gourmandise autrefois trop chère pour la bourse des parents, donnait à son auteure l’impression désagréable d’une insouciance coupable… Objets de réprimandes, les mains oisives ou maladroites, pour se faire oublier, se cachaient dans les poches… Depuis la nuit des temps, combien de mains malhabiles ou talentueuses, légères, délicates, épaisses, pesantes, carrées, allongées, fines, fortes, noueuses, déliées? Combien d’empreintes laissées sur les parois des grottes, les cahiers d’écolier, les murs des cités, les murs des prisons ou des universités? Combien de mains heureuses ou désespérées? Combien de mains bâtisseuses, de mains expertes, de mains virtuoses? Combien de mains abîmées par les travaux quotidiens? Combien de mains généreuses, de mains tendues, de mains sur le cœur? Combien de mains aimantes ayant pris soin de la Vie? Combien de mains avaient détruit, hélas, ce que d’autres avaient construit?…

     Il faisait nuit noire… La violence des bourrasques, le fracas des torrents de pluie sur la tôle menaçaient l’habitacle, semblait-il, de pulvérisation… la tête du conducteur était sur le point d’exploser, son corps se tassait sur le siège, sa conscience se diluait dans les ruissellements de l’eau… sensation angoissante de se vider de sa substance humaine, de devenir une sorte de gastéropode à l’intérieur de la coquille métallique du véhicule, de glisser sur l’asphalte avec des mouvements de reptation… de la fenêtre mal fermée de la portière avant droite coulait un filet de pluie grasse… de la bave?… sursaut de dégoût, éclair de lucidité, la chaussée s’illumine sous les feux de route pleins phares, la voiture bondit en reprenant de la vitesse… 

     François fonçait dans la nuit comme s’il traversait un no man’s land, à la poursuite des ombres fuyantes qui le narguaient de l’autre côté du pare-brise. « C’est la vie! » chantait Khaled dans l’habitacle. Quelle vie?… Celle d’un musicien de talent comme le père d’Elise obligé de travailler en usine pendant toute sa vie pour faire vivre sa famille? Quelle vie!… Gagner sa vie, certes, mais à quel prix?… Une vie de chien, ce n’est pas une vie!… Élise voulait rompre les chaînes… trouver une sortie pour quitter l’autoroute qui avait canalisé leur vie… « On va s’aimer, on va danser, oui, c’est la vie! » clamait inlassablement le chanteur dans les oreilles de François… Il organiserait une grande fête pour Élise, ils chanteraient ensemble la chanson de Khaled jusqu’à en perdre le souffle, ils poseraient la première pierre de leur nouvelle demeure à l’écart de l’ancien monde, au sein de la communauté des défricheurs de rêves pour lesquels oui, c’était cela la vraie vie, rêver le monde et le construire comme dans les rêves !… Sois réaliste, la vie ce n’est pas ça, on ne vit pas d’amour et d’eau fraîche, descends de ton nuage, prends tes responsabilités, assume, tu n’es plus un enfant, tu es trop sensible, il est temps de grandir, tu dois t’endurcir, la vie est un rapport de force, il faut être un battant… les injonctions venues de l’ancien monde, martelées par les personnes dotées d’autorité comme autant de mantras dévoyés, saturaient l’espace psychique dans lequel se débattait chaque individu jeté dans le grand bain social… Le chacun pour soi, la mise en concurrence impitoyable rendaient les gens mauvais, et c’étaient les plus mauvais d’entre eux, dans les deux sens du terme, car ils étaient à la fois méchants et incompétents, qui accédaient le plus souvent aux postes de commande… l’ancien monde marchait sur la tête!… Il était temps qu’il reprenne les rênes de sa vie, qu’il s’éloigne à tout jamais de tous les Bruno, Marc et autres imposteurs sinistres qui peuplaient les bureaux chargés de gérer une organisation de la vie parvenue à ce degré d’absurdité ou de cynisme… Le père d’Elise avait le dos voûté, son corps en souffrance était comme une métaphore de l’inversion des valeurs qui avait perverti le corps social, une image de la soumission de la population voulue par le pouvoir détourné de sa mission démocratique et républicaine… Les masques, dont le port avait été rendu obligatoire dans les rues, illustraient de façon ironique la mascarade générale… on avançait désormais ostensiblement masqué, le bout de tissu posé sur le nez annonçait d’une certaine façon la couleur, nous étions tous des histrions… Les paroles simples et répétitives de la chanson de Khaled faisaient du bien. « On va s’aimer, on va danser, c’est la vie! » La vie, François ne voulait plus passer à côté. S’aimer, être heureux et contribuer au bonheur universel, n’était-ce pas là l’essentiel? Le bien commun n’était plus dans le viseur des personnes qui tiraient les ficelles, il fallait quitter la scène et cesser de jouer dans leur déplorable comédie… François cherchait depuis un moment à quitter l’autoroute, mais c’était comme dans la vie, il en était devenu prisonnier, il serait obligé de rouler pendant plusieurs dizaines de kilomètres avant d’atteindre un échangeur… « C’est la vie, on n’y peut rien»… Combien de fois avait-il entendu prononcer cette formule de résignation sur un ton fataliste?… Certes, la vie était semée d’embûches et de douleurs, l’opacité du monde était angoissante, les questions fondamentales que se posent très tôt les enfants ne reçoivent jamais de réponses… le deuil récent de sa mère avait fait de lui de nouveau un enfant, qu’elle ne pouvait plus consoler… mais il imaginait facilement ce qu’elle lui dirait, la vie continue, tu te dois d’être heureux!… Danser, aimer, vivre au lieu de survivre… François découvrait à quel point ses plus grands désirs avaient été mis sous le boisseau, à quel point criait en lui la vie qu’il avait laissée s’étouffer… il riait, pleurait, chantait avec Khaled dans l’habitacle lancé à pleine vitesse sur la route nouvelle qu’il découvrait devant lui… mais la voiture s’était mise à déraper sur la chaussée glissante, il en avait repris le contrôle de justesse… c’est la vie, on n’y peut rien?… il venait de se cogner au réel… dégrisé et secoué, il se moquait de lui-même… si, on peut toujours quelque chose… 

     Isabelle Vrignod rêvassait en savourant son bâtonnet de glace. La pénombre de la salle, à peine éclairée par la lumière tamisée de quelques appliques, favorisait un état mental propice à l’accueil des personnages romanesques qui peuplaient son imaginaire… mais le réel dépassait souvent la fiction… elle n’aurait pu transposer tel quel, sans le rendre invraisemblable, le dialogue étrange qu’elle avait eu récemment, au cours d’une soirée de rencontres littéraires, avec une sorte de revenant… L’homme était encore jeune… Il était seul dans sa voiture… la pluie, l’orage, le vent… il en avait perdu le contrôle… « J’étais dans un état de conscience inhabituel… il me semblait que je volais… que je survolais le monde aussi facilement et plus vite qu’un oiseau… je pouvais aussi me déplacer dans le temps, descendre en flèche vers n’importe quel point du globe et remonter instantanément en faisant varier le curseur des époques traversées… je rencontrais des gens, je leur parlais, je découvrais leur univers et leurs préoccupations, je m’étonnais, pleurais, riais avec eux… je pouvais multiplier les expériences, les renouveler, quitter un lieu à une époque donnée et y revenir, chercher d’autres cieux à n’importe quel endroit de l’espace-temps, me perdre, m’oublier, fixer des repères et cartographier l’infini à l’infini, j’avais l’éternité devant moi… je devenais peu à peu omniscient, mais je n’avais pas le pouvoir de changer radicalement les choses… je n’étais pas Dieu… je pouvais seulement, comme n’importe quel être humain, apporter une aide ou un réconfort, à hauteur d’homme, aux personnes qui m’interpellaient… » Il aurait voulu oublier les malheurs et les drames de l’existence humaine, effacer sa face noire, ne vivre que par amour, à l’aube de l’instant présent… Il souriait mais semblait lutter contre des fantômes, avait le regard fuyant, ne répondait pas directement aux questions… Oui, l’Antarctique se morcelait, oui, les glaciers disparaissaient en faisant s’écrouler les montagnes, oui, la planète bleue se disloquait, oui, le dérèglement climatique s’emballait, oui, l’humanité n’avait plus que l’équivalent de quelques secondes pour tenter de l’enrayer… il aurait aimé être une sorte d’archange ou de prophète pour marquer les esprits des foules et leur dire STOP ! Tous ensemble, nous allons réussir !… Mais il reconnaissait avoir du mal avec sa propre vie… Il acceptait la réalité mais en refusait le caractère fatal car derrière la fatalité se cachaient trop souvent l’égoïsme, la bêtise, l’arrogance, le cynisme… La tristesse de sa physionomie, mêlée à la douceur de ses traits, donnait envie d’aborder avec lui des questions plus intimes… Oui, d’une certaine façon, il avait vu l’envers des choses, ce que l’on ne voit jamais, ce qui reste toujours caché, il avait découvert sa pré-histoire personnelle et celle de ses proches, compris les tenants et les aboutissants de son paysage mental comme on saisit la cohérence géographique d’un territoire en grimpant au sommet d’une colline, mais en revenant de cette exploration hors du commun, il n’en avait gardé que des souvenirs confus… comme si le gardien de ces régions inaccessibles avait jeté un voile sur sa conscience pour lui permettre le retour à la vie… mais lui savait, il savait qu’il avait vu au-delà de toutes limites, il savait qu’il avait eu accès à la totalité du monde, il savait que le principe même de la Vie n’était plus au centre des activités humaines… privé de lumière, il restait un Voyant… il ne pouvait oublier qu’il avait vu…  

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Histoires de briques

LA REVENANTE

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     Dans la Table des Matières du Grand Livre de tous les livres à écrire, il y aurait:

L’Ornithologue fou
Le Musicien privé de musique
Le Vieil homme et l’usine
Le Pays des Beaujebeke
La Rivière disparue
L’Enfant et le lilas
La Nouvelle Atlantide
Les Villes englouties
La Vieille recluse
Le Jeune homme du Conservatoire
La Petite voisine
La Vespa de Bruno
La Ville bidon
Histoire de la ville utopique VUE
Gestuelle dans la ville
Murs anonymes inanimés
Les Fantômes de la ville
La Maison verticale
Le Poêle en fonte, la table et le buffet
Le Voyageur sur le quai…

     Il y aurait les titres de tous les livres qui pourraient être mis en chantier pour raconter des histoires de briques, des histoires de Lego que l’on offre aux enfants pour les inciter à construire le monde dont ils rêvent plutôt que de détruire le monde hostile fantasmé dans les jeux vidéo, de toutes petites histoires de briques qui tentent de résister aux destructions ou qui rassemblent leurs forces pour se relever et servir une deuxième fois, des histoires de maisons avec un lilas et un tas de briques dans la cour, des histoires de gamines qui rêvent devant un tas de briques tout en les nettoyant avec un burin et un marteau, des histoires de maisons dans les villes avec des gens et des objets dans les maisons, des histoires de grands-mères et de poêles en fonte, de tables et de buffets, de guerres et de géants, des histoires à dormir debout, des histoires invraisemblables ou des histoires vraies que personne n’aurait cru possibles, des histoires de catastrophes inimaginables ou improbables, des histoires imaginaires qui devraient ne jamais arriver, des histoires de murs qui s’écroulent dans des villes bombardées, des murs de maisons pulvérisées, des murs de livres broyés, des livres détruits au pilon dans les bibliothèques, des pages arrachées et des briques concassées qui se perdent pour toujours dans les entrailles de la terre ou dans les eaux tourbillonnantes des fleuves et de la mer… car les villes et les civilisations ne sont pas immortelles!..

Fantôme de soi écrivain

Proposition 5/Atelier d’écriture de l’été 2017 Tiers Livre

     Elle aurait aimé écrire un livre sur lui. Lui! Sans doute à la source de l’effroi! Lui avec lequel elle avait cru ne rien avoir en commun! Lui, le silencieux, le taciturne, le personnage douloureusement effacé dont la silhouette fantomatique avait pourtant saturé ses souvenirs!… Il lui semblait aujourd’hui avoir entendu ce qu’il taisait, comme si elle avait eu l’intuition de ses aspirations cachées. Elle se souvenait que le soir, après l’usine, il plongeait souvent la tête dans un gros livre qu’il avait rapporté de la bibliothèque municipale. La maison devenue silencieuse bruissait des pages tournées. L’enfant ne savait pas encore lire mais souhaitait déjà répondre à cet appel des pages. Quelle était l’origine de la fascination exercée sur l’adulte qui les tenait entre les mains? Mystère aiguillonnant qui deviendrait sans doute une raison de vivre… Lui se consumait jour après jour dans l’espoir toujours repoussé de réaliser ses rêves. Ses yeux dans le vague contemplaient un horizon lointain qui menaçait de rester à jamais inaccessible. Elle devenait triste de la tristesse qu’elle devinait en lui. Comment l’aider?… Peut-être en fronçant les sourcils comme lui dans la posture du lecteur?…

     Ouvrier d’usine pendant la journée, il repartait le soir jouer de la musique dans des endroits aux noms mystérieux dont les sonorités se déployaient en lettres d’or, comme le mot théâtre. Un jour, il avait confié qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’entendre les notes composer des mélodies dans sa tête. Ses paroles rares résonnaient curieusement au milieu d’un silence assourdissant. Car ce musicien étrange ne possédait pas d’instrument dont il aurait pu jouer chez lui. De sa vie nocturne, elle n’avait jamais vu qu’un ou deux archets qu’il enduisait de colophane avant de les ranger dans une sacoche. Le silence avait donc été la première initiation de l’enfant à la musique comme à la lecture, et par voie de conséquence à la littérature… Le silence plantait le décor, ou plutôt l’envers du décor?… Dans le vacarme de l’atelier de l’usine qui le retenait prisonnier pendant le jour, le musicien était réduit au silence. Mais pendant que les navettes des métiers à tisser faisaient entendre leur bruit de fouets, il écoutait malgré tout les notes chanter en lui dans le silence intérieur dont on ne pouvait pas le priver. De lui, elle n’avait hérité que des manques. Celui de ses partitions non écrites dont elle ne pourrait jamais retrouver les notes… et celui de toutes les histoires qu’il avait eues sur le coeur sans pouvoir les partager…

     Vers la fin de son enfance, la littérature avait été une évidence, comme la chaleur du soleil, la clarté de la lune ou le chant d’un oiseau. La beauté sans cesse renouvelée de la nature ne suscite-t-elle pas le chant et tenter de répondre à cet appel n’est-il pas naturel? S’initier au chant des autres et y joindre sa petite voix répondait pour elle à un besoin. Et quand on lui avait demandé à l’école quel métier elle voudrait exercer plus tard, elle avait déclaré spontanément et sans anticiper les rires qui accueilleraient sa réponse, « écrivain ». Découverte d’une forme d’étrangeté… A l’innocence de l’enfance avaient succédé une certaine forme de romantisme, le sens du tragique, le sentiment de l’absurde. Mais la vérité se dévoilerait plus tard: en réalité, l’effroi de l’enfant face au monde avait été premier, et son occultation avait provoqué les pires ravages… La suite est difficile à raconter. La vie passe… et parfois (souvent?), on se sent étranger à sa propre vie…

     Il ne resterait d´elle que ces maigres confidences retranscrites juste avant sa mort sur le site d’une petite maison d’édition qui avait publié deux ou trois de ses récits, et de lui une silhouette à peine esquissée d’artiste ou de poète empêché…

Double jeu

  Ce texte est ma contribution n°4 à l’atelier d’hiver de François Bon

     La vie comme une longue marche dans un couloir… ouvrir des portes, les refermer, entrer dans un lieu, le quitter, recommencer… constater de menues différences survenues dans l’intervalle de temps écoulé, meuble déplacé, carreau cassé, rideaux changés… ne pas être soi-même tout à fait la même personne en revenant au même endroit… s’interroger sur la permanence, sur le même, sur le sens de la marche, qui suis-je, où vais-je?… et sur l’éternel recommencement… Mais il y a aussi ce lieu dans lequel on n’entrera plus jamais!… Ou, à l’inverse, cet endroit fantasmé pour lequel il a fallu attendre si longtemps avant d’avoir la chance de pouvoir aller… Il y a l’usine dont on entend parler chaque jour et que l’on essaie d’imaginer avec ses métiers à tisser et ses gros rouleaux de toile, le brouillard permanent pour humidifier le fil et le bruit incessant des fouets pour relancer les navettes… l’enfant ne l’a jamais vue que de l’extérieur dans un quartier éloigné à la périphérie de la ville, mais elle est en réalité au centre de la vie familiale qui se nourrit du salaire versé au père et des souffrances qu’il endure… La vie se gagne et se joue dans tous les sens du terme, sérieusement ou pour rire, en franchissant les portes de l’école, de l’église, de la salle d’attente du médecin ou du dentiste, de la salle de patronage, de la boulangerie dont les parfums enivrants diffusés dans la rue donnent envie de croquer dans le pain croustillant, de la boutique du marchand de légumes chez qui l’on s’enrhume à force d’attendre son tour dans la fraîcheur du magasin, de la boucherie où l’on espère le cadeau réitéré d’une rondelle de saucisson à déguster sur le chemin du retour… et parfois le dimanche avec les parents, moments très attendus, en franchissant les portes d’un cinéma puis d’une brasserie où l’on mange des frites en buvant de la bière pendant que les adultes discutent à voix haute autour des tables et du comptoir… La vie comme une pièce de théâtre… des portes s’ouvrent et se ferment, des personnages entrent et sortent, hommes, femmes, enfants, isolés ou groupés, toute la petite troupe se déplace et s’agite avec une gestuelle prévisible qui dérange ou enchante, les uns font comme ci, les autres comme ça, on rit, on pleure, on applaudit… Dans son casier, à l’école, la petite a caché de grandes feuilles que son oncle lui a données, sur la première d’entre elles, tout en haut, elle a écrit Acte I… Son père lui paraît jouer double jeu. Il est ouvrier d’usine le jour et musicien le soir. Quand elle rentre de l’école et qu’il rentre de l’usine, elle le regarde se raser de près et se faire beau pour se rendre à l’Opéra de la grande ville voisine. Elle n’ose pas lui poser de questions car il a l’air très fatigué et ses yeux sont perdus dans le vague. Des bribes de conversations lui ont appris cependant qu’il devait descendre dans une fosse d’orchestre pour que des cantatrices puissent chanter sur une scène pendant qu’il joue de la contrebasse à cordes. C’est un grand instrument aussi haut qu’une grande personne mais l’enfant ne peut que l’imaginer car son père ne s’exerce jamais à la maison, il possède seulement un violon. Chaque soir, elle assiste à sa métamorphose. Les préparatifs transforment le vieil homme mal habillé qui rentre de l’usine en presque jeune homme fringant digne du grand lustre de l’Opéra. Peut-être aura-t-elle la chance un jour de pénétrer au coeur du mystère quand il aura des billets gratuits qui donneront le droit à toute la famille de gravir les marches monumentales du grand Théâtre. C’est un lieu extraordinaire qui raconte en musique la vie de gens exceptionnels dont le commun des mortels doit tirer la leçon. Ainsi lui arrive-t-il de craindre que son père qui rajeunit le soir ne soit tombé comme Faust dans un piège redoutable tendu par Méphistophélès… Acte I. Le décor est installé, les personnages sont en place. La petite joue un rôle secondaire qui consiste surtout à observer. Elle aime les coulisses, elle est une spectatrice née… Elle tient le grand registre du répertoire, y seront consignés tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle entend. Si possible les rires plus que les pleurs, et la fantaisie d’un démiurge plutôt que les foudres vengeresses du Créateur… Les variations de la vie seront mises en musique, la tonalité de l’ensemble sera à la fête. Personne ne sera triste, et quand elle écrira tout en bas le mot FIN, les gens applaudiront l’Auteure.