gagner

Les derniers feux

Nous étions si fragiles…

    La fin de l’Histoire était imminente, mais le marché néolibéral moribond et nauséabond réussissait encore, hélas, à donner le change. La municipalité de Boston se lança dans des projets de reconstruction pharaoniques destinés à montrer que la puissance américaine sortait intacte de l’épreuve! Les architectes les plus renommés furent sollicités pour imaginer des bulles transparentes destinées à protéger les gratte-ciel de l’atmosphère radioactive, et pour construire sur des îles artificielles, comme à Dubaï ou au Japon, les nouveaux quartiers qui devaient redynamiser la ville. Le défi le plus difficile à relever restait cependant celui de la décontamination. L’Etat fédéral en fit une grande cause nationale en demandant à la NASA et à tous les grands laboratoires du pays d’y consacrer tous les moyens disponibles. Les investisseurs commencèrent alors à s’intéresser aux innombrables chantiers de démantèlement de centrales nucléaires laissées jusqu’alors à l’abandon partout dans le monde, faute de financements et de solutions techniques. Le gisement était gigantesque car la vieille Europe n’avait pas saisi l’opportunité de s’emparer du problème quand la plupart de ses membres avaient décidé d’abandonner cette source d’énergie après la catastrophe de Fukushima survenue en 2011. Les Etats-Unis, à l’inverse, échafaudèrent un plan de bataille digne des plus grandes épopées pour débarrasser la Terre du Mal radioactif! Avec l’aide de la machinerie hollywoodienne remise au goût du jour, la Décontamination devint le nouveau mot d’ordre national, la nouvelle guerre à gagner, le nouveau territoire vierge de toute exploration humaine sur lequel le premier drapeau planté devait être américain, comme sur la lune en 1969! Après la chute vertigineuse des indices boursiers et la panique généralisée qui avaient suivi l’attentat de Boston en plongeant l’économie dans le chaos, Wall Street et le Nasdacq se remirent à parier sur les profits attendus de ce nouvel Eldorado. La Réserve fédérale alimenta la planche à billets et les capitaux affluèrent dans toutes les branches de la nouvelle industrie qui devait faire échec au monstre nucléaire enfanté au vingtième siècle par le monde occidental prométhéen! Les moteurs habituels de l’expansion économique se remirent à fonctionner à plein régime, et en quelques années, le modèle américain pourtant à bout de souffle réussissait une fois de plus, semblait-il, à renaître de ses cendres… Dieu n’avait donc pas encore abandonné l’Amérique?…

Assignés à résidence

Nous étions si fragiles…

    Le moteur de ce pays avait été la liberté mais jamais l’égalité, alors que, sans elle, la liberté ne peut être qu’un privilège exercé abusivement par les plus forts au détriment des plus faibles. Les pauvres étaient contraints de rester sur place, ils n’avaient pas les moyens de se déplacer et de recommencer ailleurs une vie nouvelle, ils étaient assignés à résidence – le contraire de la liberté! – parce que la société américaine leur avait toujours refusé des conditions d’existence décentes. Ils avaient été pris au piège d’une spirale infernale, comment envisager une vie meilleure quand chaque dollar gagné permet seulement de survivre? Le prétendu plein-emploi atteint par les Etats-Unis et admiré par les pays de l’OCDE gangrenés par le chômage avait caché depuis la grande crise financière de 2008 une précarité de plus en plus redoutable des travailleurs pauvres, obligés de cumuler plusieurs petits boulots de nuit comme de jour pour des salaires de misère ne leur permettant même pas de louer un logement… ils vivaient dans des motels, de vieilles caravanes ou sous des tentes! C’était cette réalité-là que le reste du monde ébahi découvrait soudain sur les écrans qui transmettaient en boucle des images de Boston irradiée, commentées avec plus ou moins de pertinence par les experts que cooptaient les chaînes d’information pour meubler le flux ininterrompu de leurs reportages accablants…

Irrésistible ascension

    Le président de la République française Nicolas Sarkozy, parvenu au pouvoir en 2007, avait bâti sa campagne électorale sur les thèmes de la sécurité intérieure et de l’identité. Tout son quinquennat avait été marqué (entaché) par une politique droitière qui flirtait avec les thèses nationalistes de l’extrême droite. L’irrésistible ascension de Marine Le Pen, qui avait succédé à son père Jean-Marie à la tête du Front National, datait de cette époque. Mais, paradoxalement, c’est pendant les deux quinquennats suivants du socialiste (?) François Hollande, de 2012 à 2022*, que la popularité de celle-ci s’était envolée. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, avec 18% des voix, le Front National réalisait déjà un score historique, mais le parti socialiste, qui venait de gagner les élections sénatoriales et présidentielle, détenait tous les pouvoirs. L’heure était à l’optimisme, la progression du FN aurait pu s’arrêter là, et le nom de la famille Le Pen serait resté cantonné à la périphérie de l’Histoire.

     *Dans ce récit, François Hollande a été réélu à la présidence de la République française en 2017 et le quinquennat d’Emmanuel Macron a été décalé en 2032-2037, après une présidence de Marine Le Pen en 2022/2027 suivie par un quinquennat de Laurent Wauquiez en 2027-2032; Angela Merkel a quitté la scène politique en 2016, Hillary Clinton a gagné l’élection présidentielle de novembre 2016 et Donald Trump est parvenu au pouvoir en 2020.

Tempo

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     Les mots flottent dans l’air tiède et léger, leur sens n’a plus aucune importance, les paroles prononcées s’envolent comme des papillons, la conversation se poursuit hors sol, les voix tendent des fils, elle se sent funambule… Le train filera à toute vitesse, le passé défilera, il faudra recomposer, choisir les bonnes séquences, monter le film, faire le deuil de ce qui n’est plus, se débarrasser des rushes… jeter le film?!!!… Elles sont rentrées, la pièce est jolie, pimpante, lumineuse, murs et plafond blancs, fauteuils et rideaux jaunes, l’amie est gaie, volubile, la maison est encore en chantier, comme la vie, jamais stabilisée, toujours plus ou moins fissurée… Le regard suit une lézarde, remonte vers le plafond, s’égare dans les motifs d’une frise, s’inquiète d’une tache, redescend vers le cône de lumière d’un abat-jour, se réjouit de la profusion d’une gerbe de fleurs, admire la forme généreuse d’un vase, cueille un bouquet de ce qu’il voit, l’offre à la vie qui va… L’oreille perçoit un bruit léger mais insistant, répétitif, une sorte de cliquetis, l’amie se désole en désignant de petits amas de fine sciure, une colonie de termites se nourrit des caissons du plafond, elle les détruira, traitera le bois, changera les planches, en viendra à bout, gagnera la bataille, ne se laissera pas abattre, ici, la vie est si belle, ici, on entend chanter les cigales, ici, on respire le parfum de la liberté en marchant dans les champs de lavande, ici, on vit en permanence dans la lumière!… Ici n’est pas là-bas, là-bas n’est pas ici, mais la vie va là-bas comme ici, la si do fa… L’attention se focalise sur le grésillement des petits coups répétés des insectes xylophages qui frappent le bois comme les lames d’un xylophone ou une cymbale… le crépitement se mêle aux voix et les enserre dans une résille en martelant son message universel de démolition-transformation-recomposition… si rien ne se perd, tout change et redevient poussière, de petits copeaux de bois, de la fine sciure, de minuscules bouts de films, voilà ce qu’il reste d’une solide charpente ou de toute une vie… Les petits coups rapides qui perforent le bois répondent en écho à la vibration primordiale, à l’oscillation perpétuelle qui agite la matière… l’onde se propage à l’infini, immense vague qui se déroule dans les flux et les reflux d’une marée incompréhensible!… un même battement de métronome règle la pulsation de tout l’Univers, ici, maintenant, là-bas, autrefois, bientôt, toujours, éternellement… petits coups secs, rythme binaire, démolition, disparition…

Présent et passé superposé

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Des carrés de champs, une route, une voie ferrée, au loin le clocher d’une église… une ligne de peupliers, un canal, une écluse… un beffroi qui domine un centre-ville… des piétons immobiles devant des vitrines de magasins… des voitures arrêtées à des feux rouges, des vélos qui zigzaguent… des étals colorés sur la place d’un marché, une foule bigarrée, une ambiance de kermesse… l’envol d’un ballon rouge au bout d’une ficelle tirée par un enfant… la cour d’une maison, un amas de briques, un lilas blanc… une rue de l’Octroi, une rue du Souvenir, une rue des Soupirs… la vitesse des véhicules sur une route nationale… la lenteur d’une péniche entre les berges d’un canal… des rues étroites et sombres, plus claires et plus larges à mesure qu’elles se rapprochent d’un centre… des rues comme des couloirs, des rues-couloirs qui desservent une multitude de portes… un entrelacs de rues parcourues en tous sens par une foule de passants… des portes qui ouvrent ou se ferment sur des lieux publics ou des espaces privés dans un labyrinthe de rues-couloirs… des scènes de rue, des scènes de vie, de la vie dans la ville… un nombre incalculable de pas et d’innombrables portes franchies de rue en rue à travers la ville comme dans un décor de théâtre… des portes en trompe-l’œil, des miroirs, des reflets, des images de reflets, des souvenirs d’images, des reflets de souvenirs, des images de bric et de broc, des souvenirs de briques… l’image de la ligne des toits d’une ville reconnaissable de très loin sur les chemins de campagne à ses nombreuses et très hautes cheminées d’usines de filature et de tissage… l’image de la même ville aplatie et fondue dans le paysage après la disparition de presque toutes les usines et la démolition de leurs cheminées…

     Avoir un peu d’espace, s’évader de l’enfilade des rues-couloirs de la ville, prendre du champ, marcher sur les chemins verts sans l’obstacle systématique d’une chaussée à traverser en guettant le moment propice pour la franchir au milieu du flux de la circulation, contempler le paysage et le ciel sans la barrière des murs qui cachent l’horizon, respirer l’air à pleins poumons sans les relents de gaz ou de diesel lâchés par les pots d’échappement, écouter le silence devenu possible à l’écart de tous les bruits de la ville, s’asseoir sur l’herbe d’un talus et manger tranquillement les tartines de son goûter sans autre invitation ni interdiction, se sentir merveilleusement apaisé-e par le chant des oiseaux, leur laisser quelques miettes pour engager un début de relation, prendre la mesure du temps qui passe en apercevant au loin le clocher de l’église du quartier qui abrite les souvenirs des premières années de l’enfance, apercevoir de l’autre côté le beffroi de la ville où la vie se passe désormais, tirer un trait fictif de l’un à l’autre dans le ciel bleu de ce jour-là, essayer d’entrevoir l’avenir mais pas trop, risque de nuages!…

     Liberté perdue de ce temps perdu dans un espace qui n’existe plus!… Les rues-couloirs ont gagné du terrain. Les friches et les terrains vagues disponibles n’ont pas suffi à épuiser les projets immobiliers que les promoteurs et la municipalité avaient dans leurs cartons. Les faubourgs des communes voisines ont fini par renoncer à garder leurs distances. Les parcelles agricoles qui les séparaient autrefois de la ville se sont couvertes de lotissements ou d’immeubles d’habitation, les quartiers périphériques se sont rejoints. La pression foncière, en mitant la campagne, a peu à peu tissé une nouvelle ville tentaculaire autour de l’agglomération primitive absorbée par les nouveaux quartiers. Des constructions aussi hautes que le beffroi ont fait disparaître le signal emblématique de la ville dans la masse compacte des bâtiments. En se densifiant, la ville s’est épaissie mais a perdu de la verticalité. La mémoire ne reconnaît plus ni ses contours ni le paysage dans lequel elle s’insérait. Les champs ont disparu. Avec eux, les échappées visuelles possibles vers le clocher qui évoque les lieux des premiers souvenirs. La ligne de chemin de fer que suivait le chemin vert a été désaffectée. Plus personne ne marche le long de cette voie en espérant entendre le sifflement d’une locomotive qui annoncerait le passage d’un train de voyageurs. Sur le talus qui séparait le chemin vert d’un fossé, plus personne ne s’arrête pour regarder défiler les wagons de ce train imaginaire et tenter d’apercevoir les bustes à travers les vitres de leurs fenêtres…

Double jeu

  Ce texte est ma contribution n°4 à l’atelier d’hiver de François Bon

     La vie comme une longue marche dans un couloir… ouvrir des portes, les refermer, entrer dans un lieu, le quitter, recommencer… constater de menues différences survenues dans l’intervalle de temps écoulé, meuble déplacé, carreau cassé, rideaux changés… ne pas être soi-même tout à fait la même personne en revenant au même endroit… s’interroger sur la permanence, sur le même, sur le sens de la marche, qui suis-je, où vais-je?… et sur l’éternel recommencement… Mais il y a aussi ce lieu dans lequel on n’entrera plus jamais!… Ou, à l’inverse, cet endroit fantasmé pour lequel il a fallu attendre si longtemps avant d’avoir la chance de pouvoir aller… Il y a l’usine dont on entend parler chaque jour et que l’on essaie d’imaginer avec ses métiers à tisser et ses gros rouleaux de toile, le brouillard permanent pour humidifier le fil et le bruit incessant des fouets pour relancer les navettes… l’enfant ne l’a jamais vue que de l’extérieur dans un quartier éloigné à la périphérie de la ville, mais elle est en réalité au centre de la vie familiale qui se nourrit du salaire versé au père et des souffrances qu’il endure… La vie se gagne et se joue dans tous les sens du terme, sérieusement ou pour rire, en franchissant les portes de l’école, de l’église, de la salle d’attente du médecin ou du dentiste, de la salle de patronage, de la boulangerie dont les parfums enivrants diffusés dans la rue donnent envie de croquer dans le pain croustillant, de la boutique du marchand de légumes chez qui l’on s’enrhume à force d’attendre son tour dans la fraîcheur du magasin, de la boucherie où l’on espère le cadeau réitéré d’une rondelle de saucisson à déguster sur le chemin du retour… et parfois le dimanche avec les parents, moments très attendus, en franchissant les portes d’un cinéma puis d’une brasserie où l’on mange des frites en buvant de la bière pendant que les adultes discutent à voix haute autour des tables et du comptoir… La vie comme une pièce de théâtre… des portes s’ouvrent et se ferment, des personnages entrent et sortent, hommes, femmes, enfants, isolés ou groupés, toute la petite troupe se déplace et s’agite avec une gestuelle prévisible qui dérange ou enchante, les uns font comme ci, les autres comme ça, on rit, on pleure, on applaudit… Dans son casier, à l’école, la petite a caché de grandes feuilles que son oncle lui a données, sur la première d’entre elles, tout en haut, elle a écrit Acte I… Son père lui paraît jouer double jeu. Il est ouvrier d’usine le jour et musicien le soir. Quand elle rentre de l’école et qu’il rentre de l’usine, elle le regarde se raser de près et se faire beau pour se rendre à l’Opéra de la grande ville voisine. Elle n’ose pas lui poser de questions car il a l’air très fatigué et ses yeux sont perdus dans le vague. Des bribes de conversations lui ont appris cependant qu’il devait descendre dans une fosse d’orchestre pour que des cantatrices puissent chanter sur une scène pendant qu’il joue de la contrebasse à cordes. C’est un grand instrument aussi haut qu’une grande personne mais l’enfant ne peut que l’imaginer car son père ne s’exerce jamais à la maison, il possède seulement un violon. Chaque soir, elle assiste à sa métamorphose. Les préparatifs transforment le vieil homme mal habillé qui rentre de l’usine en presque jeune homme fringant digne du grand lustre de l’Opéra. Peut-être aura-t-elle la chance un jour de pénétrer au coeur du mystère quand il aura des billets gratuits qui donneront le droit à toute la famille de gravir les marches monumentales du grand Théâtre. C’est un lieu extraordinaire qui raconte en musique la vie de gens exceptionnels dont le commun des mortels doit tirer la leçon. Ainsi lui arrive-t-il de craindre que son père qui rajeunit le soir ne soit tombé comme Faust dans un piège redoutable tendu par Méphistophélès… Acte I. Le décor est installé, les personnages sont en place. La petite joue un rôle secondaire qui consiste surtout à observer. Elle aime les coulisses, elle est une spectatrice née… Elle tient le grand registre du répertoire, y seront consignés tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle entend. Si possible les rires plus que les pleurs, et la fantaisie d’un démiurge plutôt que les foudres vengeresses du Créateur… Les variations de la vie seront mises en musique, la tonalité de l’ensemble sera à la fête. Personne ne sera triste, et quand elle écrira tout en bas le mot FIN, les gens applaudiront l’Auteure.