jeter

Gestes gratuits

     Isabelle Vrignod faisait sa promenade journalière autorisée dans un périmètre plus restreint que d’habitude, mais continuait de ramasser les marrons oubliés par les balayeurs municipaux. C’était un rituel aussi vieux que ses souvenirs d’enfant, tendre et doux, malgré la toxicité de ces châtaignes sauvages qu’il ne faut surtout pas manger comme inciteraient à le faire les crieurs de rue : « Chauds, les marrons! » devant leur brasero… (le rapport au réel n’est jamais simple… joie des enfants quand ils s’emparent de ces marrons non comestibles, qui pourraient les empoisonner, pour jouer ou en faire des ornements)… Ses méditations-rêveries l’emmenaient souvent sur les chemins de l’enfance… il lui semblait que les marrons qui alourdissaient ses poches ouvraient son cœur à elle ne savait trop quoi… une idée, une injonction, quelque chose de flou, de difficile à identifier, venant sans doute de très loin et pourtant si proche, de plus en plus troublant, de plus en plus impérieux… C’est en passant devant le jardin Anne Franck, après avoir déambulé du côté du marché des Enfants Rouges, que le projet commença de s’ébaucher… les passants qui découvriraient les assemblages ne pourraient être que sensibles, en souvenir de leur propre enfance, aux mots maladroits formés par les marrons cousus un à un sur des supports de carton, et devenus messagers… elle prendrait les montages en photo, scannerait, dupliquerait, imprimerait, distribuerait aux passants, collerait sur les façades la trace de ces œuvres innocentes que les ouvriers municipaux chargés du nettoyage de la ville auraient vite fait de jeter dans leurs grandes poubelles… la tentative de sauvetage serait dérisoire, les petits morceaux de papier collés ou distribués seraient jetés eux aussi dans les poubelles ou finiraient en lambeaux sur les trottoirs délavés par la pluie… car ainsi va le monde… seuls les gestes gratuits de l’enfance ou de l’art peuvent le sauver… SEULS LES GESTES GRATUITS DE L’ENFANCE OU DE L’ART PEUVENT SAUVER LE MONDE!

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

L’œil de Big Brother

     La ville survolée par les drones était une sorte de tapis comme on en donne aux enfants pour faire circuler leurs petites voitures… des blocs segmentés par des toitures et enserrés dans des quadrilatères plus ou moins réguliers s’ouvraient parfois sur quelques arbres plantés dans une cour… peu de circulation sur les bandes grises des voies de communication, rues, avenues, boulevards… peu de piétons sur les trottoirs… quelques rares silhouettes profitaient sans doute de l’heure de promenade autorisée à un kilomètre du domicile, et quelques voitures, un ou deux bus, assuraient vraisemblablement le transport des personnes indispensables à la continuité de la vie dans la cité, personnel soignant, caissières de supermarchés… l’oeil de Big Brother zoomait sur les différentes parties de la ville, il rendait compte aux autorités de la docilité de la population, contrainte de se confiner une seconde fois… un logiciel filtrait les flux pour ne laisser passer que les séquences montrant des formes humaines ou des véhicules en mouvement… à moins de le désactiver, les contrôleurs de l’administration policière ne pouvaient voir les belles images insolites filmées par les petits robots volants… ils ne pouvaient admirer le toit du musée Beaubourg apparaissant comme un tableau d’art moderne en plein ciel, composé des formes colorées, rondes, rectangulaires ou rectilignes, de la tuyauterie emblématique étalée à la surface de la terrasse… les drones zigzaguaient au-dessus des toits, prenaient de la hauteur avant de plonger brusquement vers une cible, filmaient leur proie, remontaient débusquer d’autres contrevenants potentiels, étouffaient de leurs bourdonnements obsédants tous les bruits habituels… sur les écrans de contrôle défilaient des fragments de scènes isolées, sans histoires et sans paroles, sans lien entre elles autre que l’obligation pour les personnes surprises à l’extérieur d’avoir dans leur poche une attestation justifiant leur présence hors de chez elles… tel ou tel détail de l’habillement, de la démarche, de la posture, de la physionomie des passants, cyclistes, conducteurs de voiture ou passagers des transports en commun capturés par les caméras, alimentait sans doute l’humeur rêveuse d’agents peu concentrés, mis en alerte par une casquette enfoncée sur les yeux, un sac à dos manifestement très lourd, l’air un peu perdu d’une vieille dame, un vélo militant pour les « sans-voie », une voiture taguée… les indices d’un comportement que Big Brother jugerait déviant devenaient l’amorce d’un récit possible, la première pierre d’un roman, la tonalité instillée au début d’une pièce de théâtre par le metteur en scène quand les personnages apparaissent, juste après les trois coups…

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Tempo

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     Les mots flottent dans l’air tiède et léger, leur sens n’a plus aucune importance, les paroles prononcées s’envolent comme des papillons, la conversation se poursuit hors sol, les voix tendent des fils, elle se sent funambule… Le train filera à toute vitesse, le passé défilera, il faudra recomposer, choisir les bonnes séquences, monter le film, faire le deuil de ce qui n’est plus, se débarrasser des rushes… jeter le film?!!!… Elles sont rentrées, la pièce est jolie, pimpante, lumineuse, murs et plafond blancs, fauteuils et rideaux jaunes, l’amie est gaie, volubile, la maison est encore en chantier, comme la vie, jamais stabilisée, toujours plus ou moins fissurée… Le regard suit une lézarde, remonte vers le plafond, s’égare dans les motifs d’une frise, s’inquiète d’une tache, redescend vers le cône de lumière d’un abat-jour, se réjouit de la profusion d’une gerbe de fleurs, admire la forme généreuse d’un vase, cueille un bouquet de ce qu’il voit, l’offre à la vie qui va… L’oreille perçoit un bruit léger mais insistant, répétitif, une sorte de cliquetis, l’amie se désole en désignant de petits amas de fine sciure, une colonie de termites se nourrit des caissons du plafond, elle les détruira, traitera le bois, changera les planches, en viendra à bout, gagnera la bataille, ne se laissera pas abattre, ici, la vie est si belle, ici, on entend chanter les cigales, ici, on respire le parfum de la liberté en marchant dans les champs de lavande, ici, on vit en permanence dans la lumière!… Ici n’est pas là-bas, là-bas n’est pas ici, mais la vie va là-bas comme ici, la si do fa… L’attention se focalise sur le grésillement des petits coups répétés des insectes xylophages qui frappent le bois comme les lames d’un xylophone ou une cymbale… le crépitement se mêle aux voix et les enserre dans une résille en martelant son message universel de démolition-transformation-recomposition… si rien ne se perd, tout change et redevient poussière, de petits copeaux de bois, de la fine sciure, de minuscules bouts de films, voilà ce qu’il reste d’une solide charpente ou de toute une vie… Les petits coups rapides qui perforent le bois répondent en écho à la vibration primordiale, à l’oscillation perpétuelle qui agite la matière… l’onde se propage à l’infini, immense vague qui se déroule dans les flux et les reflux d’une marée incompréhensible!… un même battement de métronome règle la pulsation de tout l’Univers, ici, maintenant, là-bas, autrefois, bientôt, toujours, éternellement… petits coups secs, rythme binaire, démolition, disparition…

Le rendez-vous

Texte écrit pour

    Les Cosaques des frontières

     Le train venait de repartir. Mon ombre se découpait sur le quai inondé de soleil. La petite gare semblait déserte, mais quand je me suis dirigée vers le hall, la silhouette d’un homme dissimulé par un pilier s’est mise à bouger. Les vêtements trop amples, le corps effilé et tordu, la démarche raide et saccadée, on aurait dit l’animation d’une sculpture de Giacometti, tirée par des ficelles comme une marionnette. J’avais fait table rase du passé, mais l’Administration était remontée jusqu’à moi, et je n’étais pas arrivée jusqu’ici par hasard… Cette lettre qui était surgie de ma vie antérieure, je l’avais d’abord ignorée, glissée dans un tiroir sans l’avoir décachetée, avec la ferme intention de l’oublier… je me doutais bien qu’elle n’annonçait rien de bon!… J’aurais dû la jeter immédiatement, la Terre n’aurait pas cessé de tourner et le cours de ma vie n’aurait pas pris ou repris cette tournure désastreuse!… Le type portait un sac sur le dos. En m’approchant de lui, j’ai vu ses joues creuses et croisé son regard enfiévré… Je me suis demandé… je me le demande encore, je ne peux pas m’en empêcher, mais à quoi bon?… personne ne peut faire revivre le passé, tout cela est dérisoire et ridicule!… Le tampon de la lettre ne laissait aucun doute, personne d’autre que Lui ne pouvait être à l’origine d’une quelconque nouvelle envoyée de cet endroit… J’ai pensé que je serais de taille… que le temps avait fait son œuvre… que je prendrais connaissance de cette lettre avec toute l’indifférence et le recul nécessaires… Mais on aurait dit que le sol s’effondrait sous mes pieds… ce qui aurait dû être définitivement effacé, oublié, mis hors d’atteinte, faisait brutalement de nouveau irruption dans ma vie comme un coup de tonnerre par une belle journée d’été!… J’ai déchiré la lettre mais il était trop tard, le mal était fait, son contenu avait déclenché en moi une tempête dévastatrice, le pire, cependant, était à venir…

     J’avais oublié les traits de son visage émacié, son regard bleu acéré, sa mâchoire anguleuse et son nez en bec d’oiseau de proie, j’avais réussi à tout oublier et je ne voulais pas me souvenir de celui qui avait été au coeur de cette période sinistre de ma vie, mais la photocopie de la carte d’identité jointe au document qui m’était adressé m’obligeait à LE regarder en face!… J’ai repoussé l’échéance, j’ai dit que je ne pouvais pas, que je ne voulais pas, que c’était impossible, que je n’irais en aucun cas, qu’il fallait renoncer à cette rencontre, que je ne me laisserais pas intimider, que je déménagerais, qu’il serait impossible de me retrouver… En descendant sur le quai, ce jour-là, je maîtrisais difficilement la nervosité qui m’agitait, comme si une alarme intérieure m’avertissait de l’imminence d’un danger… le piège qu’IL me tendait allait se refermer sur moi et me briser, mais je n’avais rien vu venir, je m’étais laissée manipuler…

     Quand je suis sortie de la gare, l’homme m’a suivie… je sentais son regard perçant à travers mon dos!…J’ai voulu donner le change, je ne me suis pas rendue directement dans le quartier où se dresse le Centre, je suis entrée dans un café… c’est là que j’ai commencé à prendre des notes, sans intention précise… Les trains qui desservent cette localité ne sont pas fréquents et j’étais arrivée bien trop en avance, j’ai consommé plusieurs expressos pour tuer le temps mais, paradoxalement, quand je me suis levée pour me rendre au premier rendez-vous de cette triste journée, je me sentais moins fébrile… dans quelques heures, je serais débarrassée de toute cette histoire que j’avais sûrement montée en épingle!… L’homme, apparemment, ne me suivait plus… J’ai accompli quelques formalités, le Bureau de l’Administration m’a fait signer plusieurs décharges en échange desquelles une femme à l’air revêche m’a remis un paquet de la taille d’une petite valise enveloppé dans du papier kraft… c’était sans doute tout ce qu’il me resterait de Lui!… mais quand je suis ressortie à l’air libre, sur le seuil, juste à mes pieds, j’ai trouvé un autre paquet plus petit sur lequel était inscrit Son nom, comme si quelqu’un venait de le déposer spécialement à mon intention… l’homme au sac à dos?… il n’était pas visible… J’aurais dû retourner dans le Bureau que je venais de quitter pour demander des explications, signaler la filature dont il me semblait avoir fait l’objet, ouvrir devant témoin le paquet ramassé, essayer d’élucider les coïncidences bizarres de ces derniers jours… mais j’avais envie de fuir cet endroit au plus vite, et je n’avais plus de temps à perdre si je voulais être ponctuelle à l’autre rendez-vous…

Angles de vue

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Quel était le motif de la toile cirée quand, pour la première fois, l’enfant avait posé sur la table un cahier et des crayons? Couleurs ternies et fleurs fanées de toiles usées superposées dans la mémoire, strates de souvenirs et formatage rectangulaire de tout ce qui se voit-lit-s’écrit dans les écrans-livres-cahiers, jeux de miroir, réfléchissement, réflexion-réfraction à l’infini de l’infiniment petit-grand à l’infiniment grand-petit, zoom dans un sens, zoom inversé, quel était mon angle de vision à ce moment où, pour la première fois de ma vie, je posais le rectangle d’un cahier sur le rectangle d’une table?… Souvenir de l’effet de loupe d’un « quart de pouce » posé sur la trame d’un tissu pour en compter les fils et vérifier la densité, fascination pour ce petit objet de cuivre pas plus gros qu’un dé lorsqu’il était replié, immersion dans l’univers de l’optique appliquée aux fils ténus de l’histoire d’une toile, ce rien ou cette illusion qui ne tient qu’à un fil?… Jeter sur l’écran du monde le dé d’un « quart de pouce » pour regarder ce qu’il trame à la loupe, observer les lignes-fils qui tirent des bords de chaque côté, essayer de discerner les motifs, espérer découvrir le mystère de leur tissage, tourner les pages et les plis, fouiller dans les replis, croiser les doigts comme on croise les fils, penser à regarder de loin la composition de l’ensemble, bouger devant l’écran du monde ou de la toile comme une ombre chinoise, aimer cette duplication du moindre geste, craindre toutefois la disparition de l’image et de son ombre, avoir envie de renouer les fils disjoints, essayer de relancer la navette des bobines pour créer un pont entre le bord reculé du passé et le bord avancé du présent, manquer de force et d’agilité, perdre les pédales, oublier le motif du début, se perdre dans un trou d’aiguille, glisser dans un couloir de l’espace-temps, tomber à la renverse, en débouchant sur l’envers du décor, comme Alice au pays des merveilles?…

Encre blanche

Comme un dé à jouer gage d’incertitude et de chance
tombant sur la face cachée de leur silence
le sens des mots qui se jettent sur la page
s’immobilise et s’abolit