film

Le spectacle de la misère au pays d’Hollywood

Nous étions si fragiles…

    Les Etats-Unis ne s’étaient pas encore remis de la grande crise de 2029, et furent profondément déstabilisés par l’attentat de Boston. Les habitants de la ville qui en avaient les moyens se groupaient pour attaquer en justice l’Etat fédéral et, comme à Versailles en 2020, des milices se substituaient à la police pour traquer les terroristes. La perte de confiance envers les institutions comme envers les marchés se répandait plus vite que la peste. Les grands investisseurs avaient été les premiers, comme toujours, à essayer de retirer leurs avoirs au moindre mal, en déclenchant la panique des petits épargnants qui ne pouvaient pas récupérer les sommes qu’ils avaient investies. La mécanique habituelle se mettait en place, avec quelques degrés de plus dans la quantité et la monstruosité des défaillances. Les chambres de compensation n’arrivaient plus à faire le lien entre les acheteurs et les vendeurs malgré quelques mesures récentes prises au nom de la transparence, les titres de propriété devenaient de la fausse monnaie, le vin se changeait en eau, l’eau au sens propre était elle-même contaminée, les gaz de schiste et la radioactivité l’avaient empoisonnée… On assistait à des règlements de compte entre personnalités qui jouissaient jusqu’alors de positions sociales avantageuses, les suicides ou les assassinats auxquels on était habitué dans les milieux de la pègre se multipliaient dans la très haute société. Cette nouvelle déroute du système financier s’accompagnait, hélas, comme toujours, de la destruction de tous les pans de la vie économique et la foule des Innocents continuait d’en payer le prix le plus élevé… Comme en 2008 puis en 2029, avec des effets de plus en plus crescendo, les vidéos qui circulaient sur le web montraient le désespoir des familles jetées à la rue, réfugiées dans les tentes que des associations de bienfaisance dressaient en toute hâte pour faire face à l’urgence humanitaire. La télé-réalité inventée à la fin du vingtième siècle inondait les écrans de séquences de vie filmées par une multitude de citoyens américains aux abois. La fascination exercée par le spectacle de la misère au pays d’Hollywood était sans limite! Tous les rêves paraissaient s’écrouler en même temps que le rêve américain… On relisait Les Raisins de la colère, Le Bûcher des vanités, et les réseaux sociaux exhumaient des archives les vieux films que ces romans avaient inspirés… ce n’était pas possible, on n’avait quand même pas régressé à ce point-là!… Les journalistes et les intellectuels médiatiques invités sur les plateaux de télévision de grande écoute rivalisaient de mauvaise foi et de bêtise. Leurs connaissances étaient superficielles, mais ils pouvaient bavarder avec beaucoup d’assurance pendant des heures, tandis que les politiques à bout de souffle reprenaient leurs analyses simplistes pour tenter de justifier leur action et d’expliquer l’inacceptable… Le modèle économique marchéiste, ébranlé depuis le début du millénaire par plusieurs grandes crises systémiques, risquait cette fois de ne plus s’en remettre. L’éclatement des bulles spéculatives, qui se reconstituaient comme du chiendent après chaque crise, venait, selon toute vraisemblance, de lancer l’assaut final! Malgré les récents ajustements géopolitiques et la montée en puissance de la Chine et de l’Inde, la faillite des Etats-Unis entraînerait vraisemblablement le monde entier dans sa chute…

Panique

Nous étions si fragiles…

    Les premières déclarations des Autorités s’étaient voulues rassurantes mais, en réalité, aucun plan de secours ne semblait avoir été prévu, malgré la centaine d’attentats nucléaires déjà commis dans le monde. Les pompiers n’étaient pas équipés pour ce type de catastrophe et les hôpitaux non plus! Des soldats patrouillaient avec de drôles de scaphandres qui auraient pu figurer dans des films du siècle dernier, l’armée fédérale appelée en renfort mettait en application des protocoles qui dataient de la guerre froide! Les gens ne comprenaient pas ce qui leur arrivait et le désarroi des professionnels du secours aggravait leur angoisse. La police avait du mal à canaliser les scènes de panique. Tous ceux qui le pouvaient partaient à l’autre bout du pays, vers le sud ou vers l’ouest. Pour les autres, il fallait mettre sur pied des campements de fortune et les approvisionner en eau et en nourriture. Une amie américaine journaliste m’envoyait quotidiennement une copie de ses articles avec des photos qui montraient des situations de détresse incroyables que personne n’aurait imaginé possibles en Occident en plein vingt-et-unième siècle! Il y avait bien une certaine mixité sociale à l’œuvre dans le South End, mais les conséquences de l’attentat nucléaire de Boston dévoilaient le gouffre qui séparait les composantes aisées de la population de ses fractions les plus pauvres, jeunes au chômage, gays, femmes seules avec enfants, minorités ethniques. Les plus riches avaient quitté au plus vite les zones contaminées, tandis que les plus pauvres s’entassaient dans les camps dressés à la hâte. Les hommes, les femmes et les enfants que photographiaient ou filmaient les reporters accourus des quatre coins de la planète sur les lieux du drame avaient le plus souvent la peau noire ou basanée! Le vrai visage des Etats-Unis ainsi révélé ne correspondait pas aux belles images hollywoodiennes que continuait de véhiculer, bon an mal an, le mythe d’une Amérique unie et prospère offrant sa chance à quiconque voulait la saisir…

C’est la vie!

     Des tons fauves étalés sur les bas-champs inondés. À perte de vue la plaine qui court, et le ciel rempli d’azur!… L’eau s’est substituée à la terre, les saules ont déposé leurs pleurs sur les marécages gelés. Sur les nappes immobiles, sur la végétation figée, sur les teintes uniformément éteintes, une lumière rousse fait flamber la vie…

     Très haut dans le ciel planent des milans noirs… le regard embrasse toute la chaîne de montagnes, sentiment d’être sur le toit du monde!… les sommets scintillent sous la lumière éblouissante et dorée du crépuscule… la ligne rouge de l’horizon vacille, se laisse absorber soudain par un rayonnement vert… épiphanie, cadeau du ciel!… les deux couleurs s’appellent ou s’affrontent, cèdent, réapparaissent, clignotent, se stabilisent quelques fractions de seconde à tour de rôle, font trembler le trait lumineux qui encercle les montagnes… le rayon vert s’affirme pendant quelques instants, longs comme l’éternité…

     Une plage immense et déserte, de grandes échappées bleues dans le ciel parcouru de nuages blancs, le vent qui fouette le visage, les odeurs marines, le cri des mouettes, le bruit des vagues…

     Un ruisseau dans une clairière, des paillettes de lumière à la surface de l’eau, l’ombre des feuillages, le bruissement des feuilles, un chant d’oiseau, des froufroutements…

     Par la fenêtre ouverte après l’orage pénètre une odeur d’herbe mouillée… sur la table, un herbier, des pinces et quelques fleurs séchées… le tonnerre gronde encore au loin, mêlé aux rires des enfants…

     Une cabane au bord d’un étang, à l’intérieur un énorme bric-à-brac, bottes, souliers, paniers, filets, flacons, jumelles, revues, appeaux de toutes sortes… une flambée dans un poêle à bois, un vieil homme qui attise le feu…

     La pluie tapote les vitres, le poêle ronronne, des voix chantonnent, la soupe du soir se prépare, les flammes crépitent, les assiettes et les couverts sortis de l’armoire invitent à se mettre à table…

     À l’arrêt sur une aire de repos pour boire un café, François formait le numéro de téléphone d’Élise de façon compulsive… ce n’était pas normal… il l’imaginait traversée comme lui par le souvenir des lieux associés aux joies qu’ils avaient partagées… non, ce n’était pas normal… elle aurait dû répondre à ses messages…

     Il faisait nuit. La lueur des lampadaires était blafarde et brouillée par les traits obliques de la pluie. Des trombes d’eau s’abattaient sur le sol avec un bruit de cataracte. Des résidus d’essence irisaient les flaques. La silhouette d’un homme courait entre les bâtiments de tôle… Le soleil couchant, à peine une heure plus tôt, embrasait l’horizon dans une ambiance de fin du monde, le bitume flambait, les parois métalliques rougissaient, l’air paraissait saturé par des nuages de cendres, l’incendie crépusculaire ne laissait intacte aucune surface!… Vue du haut d’un pont qui la surplombait, la station-service faisait penser aux jeux de construction des boîtes de Meccano… quelles images auraient traversé l’esprit d’une personne suicidaire, au moment de sauter, en apercevant ce fragile assemblage?…

     Les cinémas étaient de nouveau ouverts au public, après trois mois de fermeture. Isabelle Vrignod avait quitté la terrasse où elle avait l’habitude de s’installer tôt le matin et se dirigeait vers la salle la plus proche pour y trouver de la fraîcheur. Un thermomètre géant au fronton d’une vitrine affichait déjà 32°. Peu importait le film, se soustraire à la canicule serait un but en soi. Un an auparavant, les températures avaient dépassé 40° dans toute l’Europe du Nord, avec des pics supérieurs aux températures relevées dans le Sud marocain. Il y aurait, disait-on alors, un avant et un après 2019 !… Mais le monde d’après n’avait jamais le temps de naître, le monde d’avant se contentait toujours de quelques bonnes paroles et reprenait son cours comme si de rien n’était… Pourquoi ne pas revoir « Rencontres du troisième type » ?… ou « L’étrange histoire de Benjamin Button » ?… ou encore « Mississipi burning » ?… « Greenland, le dernier refuge » était tentant… mais aussi « The Perfect candidate », « Hotel by the river »… « White Riot »… L’ambiance, l’atmosphère, l’univers des deux prochaines heures, et même les rêves ou les cauchemars de la nuit, dépendaient du choix qu’elle allait faire… Isabelle Vrignod se sentait bêtement stressée comme si l’enjeu était important, alors qu’elle souhaitait seulement passer un moment au frais… Dans la rue, les règles sanitaires incitant à garder ses distances pour éviter de se contaminer étaient à l’origine d’une gestuelle étrange. Une chorégraphie insolite remplaçait les mouvements désordonnés habituels des groupes de passants par une danse de pas mesurés et de gestes retenus, comme en suspension dans l’espace et dans le temps, dont l’effet de ralenti était accentué par la chaleur. Les masques portés par les danseurs et les danseuses de ce ballet urbain, en cachant leur visage, leur enlevait une part d’humanité et les faisait ressembler à des extra-terrestres, qu’une caméra invisible filmait peut-être à leur insu!… La réalité de la rue avait des allures de fiction, l’inimaginable proposé par le cinéma se jouait à chaque pas… Enfant, elle aimait saisir son reflet dans les vitrines comme si l’image capturée par l’écran de la fenêtre lui racontait sa propre histoire filmée… et faute de regarder droit devant, elle avait trébuché plus d’une fois en se cognant contre des passants ou des poteaux non anticipés!… Plonger dans le passé revenait presque à vivre à reculons, comme ce Benjamin Button {au curieux destin} incarné par Brad Pitt qui naît à quatre-vingts ans et rajeunit au fil des années… Elle n’était plus jeune depuis longtemps et pratiquait une philosophie de la vie bienveillante qui lui permettait de naviguer entre les écueils sans trop de tourments, du moins s’efforçait-elle de le croire… « Hotel by the river » était à l’affiche des trois prochains cinémas… Dans sa ville natale, il y avait autrefois trois cinémas dans un périmètre rapproché non loin du centre où se dressait la mairie et son beffroi. Les parents allaient de l’un à l’autre et commentaient les affiches en ayant du mal à se décider… Non, la vie n’était pas un long fleuve tranquille… La sienne (comme beaucoup d’autres?) aurait sans doute pu donner matière à un roman… Elle était tentée par ce film mélancolique en noir et blanc sur fond de neige… l’idée saugrenue que celle-ci aurait peut-être un pouvoir rafraîchissant l’amusait tout en lui faisant honte de se laisser aller à une pensée aussi triviale pour une telle œuvre cinématographique… L’air du temps inclinait au catastrophisme, mais justement, la menace climatique n’avait pas besoin d’être éclipsée par une comète hypothétique sur le point de s’écraser sur la terre, et elle n’avait pas envie de se laisser démoraliser par la mise en scène du désespoir et de la panique des foules… exit « Greenland, le dernier refuge » !… Souvenir de ses angoisses d’enfant quand les films choisis par les parents la terrifiaient… le retour dans les rues désertes et mal éclairées accentuait le sentiment de peur qui ne commençait à se dissiper que dans la chaleur de la maison retrouvée…

     Des mains se déployaient en ombres chinoises, les doigts s’élançaient dans le vide et en ramenaient des formes qui apparaissaient et disparaissaient à toute vitesse, succession vertigineuse de silhouettes, animaux, personnages, cortège de toutes les créatures du monde comme au matin du premier jour, ou, en accord avec le catastrophisme ambiant, avant le Déluge, au moment d’embarquer sur l’Arche de Noé… La joie, la tristesse, l’enthousiasme ou le plus grand désespoir s’incarnaient au bout des doigts de l’artiste d’un simple jeu de ses mains en créant l’illusion, l’espace d’un instant, d’apercevoir réellement le dos voûté d’un vieillard fatigué ou le geste empressé d’un jeune homme offrant un bouquet de fleurs à sa bien-aimée… Le documentaire sur les spectacles d’ombres donné en première partie de séance se poursuivait par la chorégraphie du collectif {Die Mobilés}, silhouettes humaines sorties des collages de Matisse évoluant autour de la planète bleue puis sur le fond rouge d’un coucher de soleil, et se transformant, par la grâce du rapprochement des corps, en oiseaux migrateurs, éléphants, ours ou manchots menacés d’extinction par les fumées noires d’une forêt calcinée sur la planète en feu… Les mains tâtonnaient dans l’obscurité pour ouvrir un sac, en sortir le téléphone portable, désactiver la sonnerie, prendre un bonbon, un mouchoir… La pensée d’acheter à l’entracte un bâtonnet de crème glacée, gourmandise autrefois trop chère pour la bourse des parents, donnait à son auteure l’impression désagréable d’une insouciance coupable… Objets de réprimandes, les mains oisives ou maladroites, pour se faire oublier, se cachaient dans les poches… Depuis la nuit des temps, combien de mains malhabiles ou talentueuses, légères, délicates, épaisses, pesantes, carrées, allongées, fines, fortes, noueuses, déliées? Combien d’empreintes laissées sur les parois des grottes, les cahiers d’écolier, les murs des cités, les murs des prisons ou des universités? Combien de mains heureuses ou désespérées? Combien de mains bâtisseuses, de mains expertes, de mains virtuoses? Combien de mains abîmées par les travaux quotidiens? Combien de mains généreuses, de mains tendues, de mains sur le cœur? Combien de mains aimantes ayant pris soin de la Vie? Combien de mains avaient détruit, hélas, ce que d’autres avaient construit?…

     Il faisait nuit noire… La violence des bourrasques, le fracas des torrents de pluie sur la tôle menaçaient l’habitacle, semblait-il, de pulvérisation… la tête du conducteur était sur le point d’exploser, son corps se tassait sur le siège, sa conscience se diluait dans les ruissellements de l’eau… sensation angoissante de se vider de sa substance humaine, de devenir une sorte de gastéropode à l’intérieur de la coquille métallique du véhicule, de glisser sur l’asphalte avec des mouvements de reptation… de la fenêtre mal fermée de la portière avant droite coulait un filet de pluie grasse… de la bave?… sursaut de dégoût, éclair de lucidité, la chaussée s’illumine sous les feux de route pleins phares, la voiture bondit en reprenant de la vitesse… 

     François fonçait dans la nuit comme s’il traversait un no man’s land, à la poursuite des ombres fuyantes qui le narguaient de l’autre côté du pare-brise. « C’est la vie! » chantait Khaled dans l’habitacle. Quelle vie?… Celle d’un musicien de talent comme le père d’Elise obligé de travailler en usine pendant toute sa vie pour faire vivre sa famille? Quelle vie!… Gagner sa vie, certes, mais à quel prix?… Une vie de chien, ce n’est pas une vie!… Élise voulait rompre les chaînes… trouver une sortie pour quitter l’autoroute qui avait canalisé leur vie… « On va s’aimer, on va danser, oui, c’est la vie! » clamait inlassablement le chanteur dans les oreilles de François… Il organiserait une grande fête pour Élise, ils chanteraient ensemble la chanson de Khaled jusqu’à en perdre le souffle, ils poseraient la première pierre de leur nouvelle demeure à l’écart de l’ancien monde, au sein de la communauté des défricheurs de rêves pour lesquels oui, c’était cela la vraie vie, rêver le monde et le construire comme dans les rêves !… Sois réaliste, la vie ce n’est pas ça, on ne vit pas d’amour et d’eau fraîche, descends de ton nuage, prends tes responsabilités, assume, tu n’es plus un enfant, tu es trop sensible, il est temps de grandir, tu dois t’endurcir, la vie est un rapport de force, il faut être un battant… les injonctions venues de l’ancien monde, martelées par les personnes dotées d’autorité comme autant de mantras dévoyés, saturaient l’espace psychique dans lequel se débattait chaque individu jeté dans le grand bain social… Le chacun pour soi, la mise en concurrence impitoyable rendaient les gens mauvais, et c’étaient les plus mauvais d’entre eux, dans les deux sens du terme, car ils étaient à la fois méchants et incompétents, qui accédaient le plus souvent aux postes de commande… l’ancien monde marchait sur la tête!… Il était temps qu’il reprenne les rênes de sa vie, qu’il s’éloigne à tout jamais de tous les Bruno, Marc et autres imposteurs sinistres qui peuplaient les bureaux chargés de gérer une organisation de la vie parvenue à ce degré d’absurdité ou de cynisme… Le père d’Elise avait le dos voûté, son corps en souffrance était comme une métaphore de l’inversion des valeurs qui avait perverti le corps social, une image de la soumission de la population voulue par le pouvoir détourné de sa mission démocratique et républicaine… Les masques, dont le port avait été rendu obligatoire dans les rues, illustraient de façon ironique la mascarade générale… on avançait désormais ostensiblement masqué, le bout de tissu posé sur le nez annonçait d’une certaine façon la couleur, nous étions tous des histrions… Les paroles simples et répétitives de la chanson de Khaled faisaient du bien. « On va s’aimer, on va danser, c’est la vie! » La vie, François ne voulait plus passer à côté. S’aimer, être heureux et contribuer au bonheur universel, n’était-ce pas là l’essentiel? Le bien commun n’était plus dans le viseur des personnes qui tiraient les ficelles, il fallait quitter la scène et cesser de jouer dans leur déplorable comédie… François cherchait depuis un moment à quitter l’autoroute, mais c’était comme dans la vie, il en était devenu prisonnier, il serait obligé de rouler pendant plusieurs dizaines de kilomètres avant d’atteindre un échangeur… « C’est la vie, on n’y peut rien»… Combien de fois avait-il entendu prononcer cette formule de résignation sur un ton fataliste?… Certes, la vie était semée d’embûches et de douleurs, l’opacité du monde était angoissante, les questions fondamentales que se posent très tôt les enfants ne reçoivent jamais de réponses… le deuil récent de sa mère avait fait de lui de nouveau un enfant, qu’elle ne pouvait plus consoler… mais il imaginait facilement ce qu’elle lui dirait, la vie continue, tu te dois d’être heureux!… Danser, aimer, vivre au lieu de survivre… François découvrait à quel point ses plus grands désirs avaient été mis sous le boisseau, à quel point criait en lui la vie qu’il avait laissée s’étouffer… il riait, pleurait, chantait avec Khaled dans l’habitacle lancé à pleine vitesse sur la route nouvelle qu’il découvrait devant lui… mais la voiture s’était mise à déraper sur la chaussée glissante, il en avait repris le contrôle de justesse… c’est la vie, on n’y peut rien?… il venait de se cogner au réel… dégrisé et secoué, il se moquait de lui-même… si, on peut toujours quelque chose… 

     Isabelle Vrignod rêvassait en savourant son bâtonnet de glace. La pénombre de la salle, à peine éclairée par la lumière tamisée de quelques appliques, favorisait un état mental propice à l’accueil des personnages romanesques qui peuplaient son imaginaire… mais le réel dépassait souvent la fiction… elle n’aurait pu transposer tel quel, sans le rendre invraisemblable, le dialogue étrange qu’elle avait eu récemment, au cours d’une soirée de rencontres littéraires, avec une sorte de revenant… L’homme était encore jeune… Il était seul dans sa voiture… la pluie, l’orage, le vent… il en avait perdu le contrôle… « J’étais dans un état de conscience inhabituel… il me semblait que je volais… que je survolais le monde aussi facilement et plus vite qu’un oiseau… je pouvais aussi me déplacer dans le temps, descendre en flèche vers n’importe quel point du globe et remonter instantanément en faisant varier le curseur des époques traversées… je rencontrais des gens, je leur parlais, je découvrais leur univers et leurs préoccupations, je m’étonnais, pleurais, riais avec eux… je pouvais multiplier les expériences, les renouveler, quitter un lieu à une époque donnée et y revenir, chercher d’autres cieux à n’importe quel endroit de l’espace-temps, me perdre, m’oublier, fixer des repères et cartographier l’infini à l’infini, j’avais l’éternité devant moi… je devenais peu à peu omniscient, mais je n’avais pas le pouvoir de changer radicalement les choses… je n’étais pas Dieu… je pouvais seulement, comme n’importe quel être humain, apporter une aide ou un réconfort, à hauteur d’homme, aux personnes qui m’interpellaient… » Il aurait voulu oublier les malheurs et les drames de l’existence humaine, effacer sa face noire, ne vivre que par amour, à l’aube de l’instant présent… Il souriait mais semblait lutter contre des fantômes, avait le regard fuyant, ne répondait pas directement aux questions… Oui, l’Antarctique se morcelait, oui, les glaciers disparaissaient en faisant s’écrouler les montagnes, oui, la planète bleue se disloquait, oui, le dérèglement climatique s’emballait, oui, l’humanité n’avait plus que l’équivalent de quelques secondes pour tenter de l’enrayer… il aurait aimé être une sorte d’archange ou de prophète pour marquer les esprits des foules et leur dire STOP ! Tous ensemble, nous allons réussir !… Mais il reconnaissait avoir du mal avec sa propre vie… Il acceptait la réalité mais en refusait le caractère fatal car derrière la fatalité se cachaient trop souvent l’égoïsme, la bêtise, l’arrogance, le cynisme… La tristesse de sa physionomie, mêlée à la douceur de ses traits, donnait envie d’aborder avec lui des questions plus intimes… Oui, d’une certaine façon, il avait vu l’envers des choses, ce que l’on ne voit jamais, ce qui reste toujours caché, il avait découvert sa pré-histoire personnelle et celle de ses proches, compris les tenants et les aboutissants de son paysage mental comme on saisit la cohérence géographique d’un territoire en grimpant au sommet d’une colline, mais en revenant de cette exploration hors du commun, il n’en avait gardé que des souvenirs confus… comme si le gardien de ces régions inaccessibles avait jeté un voile sur sa conscience pour lui permettre le retour à la vie… mais lui savait, il savait qu’il avait vu au-delà de toutes limites, il savait qu’il avait eu accès à la totalité du monde, il savait que le principe même de la Vie n’était plus au centre des activités humaines… privé de lumière, il restait un Voyant… il ne pouvait oublier qu’il avait vu…  

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Un monde meilleur

     Isabelle Vrignod se posait des questions. Elle avait fixé les grandes lignes de son projet d’écriture, mais elle hésitait sur le format. Long ou court ?… Roman ?… Nouvelle ?… Elle aimait la concision et s’était lancée dans une entrée en matière assez percutante sans toutefois se décider à continuer sur cette trajectoire rapide. Elle avait envie, pour une fois, de flâner, de prendre le temps de regarder le paysage, d’en absorber tous les détails, de laisser courir sa plume (ou, plus exactement ses doigts sur le clavier) sans la (ou les) brider, de se laisser étonner par l’imprévu des mots, de suivre toutes les pistes qu’ils amorceraient, de n’exercer sa censure d’auteure qu’in fine, si le récit l’exigeait. Elle laissait les personnages venir à elle tranquillement, les regardait s’approcher sans les brusquer, s’amusait de leurs contours flous, surprenait parfois un geste ou une attitude, croquait une silhouette, permettait à son imagination de faire un galop d’essai… L’un de ces personnages en quête d’auteur-e venait de regagner son bureau. Léger sourire aux lèvres, les yeux perdus dans un rêve, il allume son ordinateur machinalement, entend la sonnerie du téléphone, hésite, pousse un soupir, se saisit du combiné : « Oui, non, mais non!… D’accord, oui, j’arrive…»… il repousse brutalement son fauteuil, réajuste sa veste, s’empare d’un dossier, se dirige vers la porte d’un pas rageur, appuie trop fortement sur la poignée mal fixée, la remet en place en fulminant, jette autour de lui un regard contrarié, referme la porte sur son monde intérieur, plonge, mine renfrognée, dans le corridor… Qu’adviendrait-il de lui ?… Isabelle Vrignod fit signe au serveur de lui apporter un nouvel expresso, l’après-midi ne faisait que commencer…

     Dans le journal qu’elle avait acheté au kiosque avant de s’installer à la terrasse, on s’interrogeait sur le monde d’après. Les populations confinées avaient vu le ciel redevenir bleu et entendu les oiseaux revenir chanter dans les villes. Sur tous les continents, l’arrêt des activités humaines ne relevant pas des besoins essentiels avait fait disparaître les nuages de pollution, des habitants du nord de l’Inde avaient pu admirer au loin, pour la première fois depuis des dizaines d’années, les cimes enneigées de l’Himalaya! Les images satellites des métropoles et des grandes zones d’activité économique n’avaient jamais été aussi pures. Les citadins, souvent en télétravail, avaient réappris la lenteur et s’étaient mis à rêver d’un autre monde possible, l’opinion publique mettait enfin au premier plan de ses préoccupations les questions écologiques et le réchauffement climatique… Poussée à l’optimisme par le bien-être qu’elle ressentait à l’instant t sur la terrasse exposée au soleil, Isabelle Vrignod avait envie de croire qu’il ne serait pas nécessaire de se battre pour qu’advienne un monde meilleur, les utopies que l’opinion attribuait encore récemment à des rêveurs illuminés commençaient à prendre corps dans l’imaginaire collectif, libéré, semblait-il, par la crise du Coronavirus… L’épidémie s’arrêterait d’elle-même, les arguments sanitaires utilisés pour surveiller la population ne résisteraient pas aux aspirations libertaires, les policiers cesseraient de patrouiller partout, dans les villes, sur les plages et même en montagne ou dans les grands espaces naturels déserts, les drones et les hélicoptères disparaîtraient de l’horizon !… Un jeune chat noir aux pattes blanches, qui frémissait et s’agitait en somnolant, avait choisi pour sa sieste l’un des endroits les plus ensoleillés de la terrasse. Comme lui, Isabelle se lovait dans le creux de son confortable fauteuil, la nuque posée sur le haut du dossier, les yeux à demi fermés mais attentifs aux menus événements qui se produisaient, signes adressés aux serveurs, allées et venues, regards échangés… Elle aimait ce moment privilégié de la journée, suspendu entre les activités du matin et celles, non encore entamées, de l’après-midi. Cette sensation de légèreté était accentuée par la sortie récente du confinement. Les visages masqués et la patrouille volante empêchaient cependant de se laisser aller complètement à la douceur de l’instant. Les éléments insolites qui s’étaient introduits dans la vie de tous les jours ne semblaient pas troubler, apparemment, Mistigri venu ronronner contre ses pieds appuyés sur la barre transversale d’une chaise… il ne se fit pas prier quand elle se pencha pour l’attraper.

     Le ciel comme unique paysage enveloppant le ruban de l’autoroute isolée de tout repère caractéristique qui pourrait retenir le regard… le ronronnement assourdi du moteur, inaudible au commencement du voyage mais devenu obsédant… les panneaux qui balisent l’itinéraire… les voitures moins nombreuses qu’avant le confinement, celles qui se font dépasser, celles qui doublent, celles qui sont croisées en sens inverse sur l’autre voie séparée et que signalent de loin les feux de position… la monotonie de la conduite, son caractère hypnotique, les pensées chagrines qui envahissent le conducteur… Le soir de ce vendredi-là, François était parti seul en week-end avec le moral en berne. Élise lui reprochait ses contradictions depuis déjà un certain temps, et le confinement avait exacerbé les tensions… Dans un mot scotché sur la porte du frigo, elle avait écrit son besoin de prendre du recul… elle ne supportait plus l’écart permanent entre la vie dont elle avait rêvé et la réalité dans laquelle elle se sentait engluée!… son départ pouvait devenir définitif… Il avait laissé plusieurs messages sur son répondeur, elle ne rappelait pas… Dans l’habitacle, le film de leur vie passait en boucle… première séquence au pays de l’enfance, quand Élise entra dans son existence… la petite fille ne perd pas une miette du spectacle de l’emménagement de ses nouveaux voisins… leurs regards se croisent, elle lui sourit, le prend par la main, l’emmène courir sur de nouveaux chemins… les parents nouent des liens d’amitiés, le fils ou la fille de la seconde famille est adopté… souvenir nostalgique de la petite ville du Nord qui fut le décor de leurs éclats de rire insouciants et de la tendresse qui les unissait déjà!… les deux font la paire, disent les gens dans le quartier en les voyant toujours ensemble… à l’adolescence (séquence suivante), ils découvrirent avec un étonnement émerveillé qu’ils étaient amoureux!… Élise est belle, si naturellement belle !… elle trouve qu’il a de très beaux yeux verts, elle aime sa fantaisie, son enthousiasme, tous deux vivent l’instant présent avec intensité, ne se préoccupent pas de leur avenir professionnel, se passionnent pour l’ornithologie, restent des heures en embuscade pour observer le vol très rare d’un balbuzard, s’engagent dans des mouvements alternatifs de défense de la nature, se font surnommer, en famille, les sauvageons… leurs parents ont des métiers pénibles, gagnent difficilement leur vie et pèsent bientôt de tout leur poids affectif pour enjoindre aux « sauvageons » de poursuivre des études « sérieuses » qui offrent de « bons débouchés »… le piège commença alors, troisième séquence, de se mettre en place… ils font d’abord semblant de ne pas entendre, puis tentent de résister en faisant appel à toute leur énergie vitale pour échapper à ce qu’ils considèrent comme une mort annoncée… la raison raisonnante de leurs parents (mais aussi et surtout peut-être, l’affection qu’Élise et lui leur portent, et la connaissance qu’ils ont de leurs difficultés matérielles) finit par triompher… la quatrième séquence est celle de leur entrée en classe prépa, véto pour Élise, agro pour lui… souvenir effroyable des contraintes auxquelles ils furent soumis!… mais ils sont dans le même lycée, c’est encore le bonheur… Dans l’habitacle où le film passe en boucle, le conducteur se lance à la poursuite du temps perdu, de tout ce temps perdu qu’il lui faut prendre maintenant de vitesse, qu’il lui faut rattraper et ne plus laisser s’échapper!… Car le piège s’était refermé… les habitudes, un certain confort, les parents qui vieillissaient, la force du quotidien, une résignation insidieuse à laquelle il s’était laissé aller… il n’avait aucune excuse!… Élise avait raison, il ne la décevrait plus, il prendrait le virage qu’il souhaitait en réalité autant qu’elle, ils retrouveraient la joie et l’enthousiasme d’autrefois, ensemble, ils graviraient de nouveau les montagnes!… Élise était son alter égo, il ne pouvait imaginer vivre sans elle…

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Nommer les choses

    Je voudrais me réveiller, pouvoir arrêter ce cauchemar, sortir de ce mauvais scénario, rembobiner le film, tout recommencer, réinventer, réécrire, refaire le monde au sens propre, remonter le temps, changer complètement de vie, opérer d’autres choix, éviter le pire, mettre un terme au désastre, vivre ou revivre, retrouver le temps perdu avec tous les gens que j’aime, être Dieu, aimer l’humanité, la sauver ! Ô Luc et ses sarcasmes ! Mon sur-moi est fait de ses remarques situées, déjà, au temps de nos amours égoïstes, à mi-chemin entre la colère contre la bêtise dont il me croyait malheureusement atteinte et l’apitoiement sur mon état mental ! Il me reprochait en vrac ma propension pourtant timide et peu compromettante à défendre la veuve ou l’orphelin, des vélléités droits de l’homistes, une réticence à regarder la réalité en face accompagnée de la peur de nommer les choses, qu’il identifiait comme une tendance trop romantique ou trop féminine à privilégier les ornements du langage plutôt que la crudité des mots, lui qui se réclamait des philosophes cyniques de l’Antiquité, qui voulait me bousculer, me sortir de ma gangue, me libérer des faux-semblants, des conventions stériles, et surtout, je crois, d’un style qui restait trop ingénu à son goût malgré mes efforts pour le rejoindre dans une forme de cynisme moderne consistant à se moquer de tout par peur, sans doute, de céder à la moindre illusion. Mais je ne suis pas sûre qu’avoir fait table rase des bons sentiments fût une preuve de lucidité… Que faire aujourd’hui? Il est trop tard, ce type de réflexion n’a plus de sens. Nous sommes des insectes écrasés par le malheur du monde, des cafards essayant de se mettre à l’abri dans une anfractuosité de la terre pour sauver pendant quelque temps encore, un temps dérisoire, leurs pauvres vies inutiles. Nous ne sommes depuis toujours que des vers de terre voués à la pourriture, un accident de la Création, somme toute une aberration; l’Humanité est en train de s’éteindre comme jadis les Dinosaures, il n’y a pas de quoi fouetter un chat…

Voyages

Atelier d’été Tiers Livre 2019

     Trains en gare files de wagons rangées de fenêtres où se penchent les voyageurs suites d’images brouillées par la vitesse la vie défile les jours se traversent comme le paysage et la nuit veilleur où en est la nuit la nuit dense la nuit profonde quand le voyage doit durer jusqu’au bout de la nuit et que de faibles lueurs renseignent le guetteur sur l’arrivée du jour fermer les yeux voir en soi des soleils se laisser emporter par le souffle de la locomotive toute puissante sursauter à chaque coup de sifflet déchirant au moment d’une arrivée en gare où en est le voyage est-ce ici qu’il faut descendre le paysage défile mais le voyageur ignore où il se trouve peut-être ici mais peut-être là comment savoir à qui demander à quel contrôleur à quel cinéaste qui est l’auteur du scénario les fenêtres du wagon se suivent comme sur la pellicule d’un film le voyageur se voit en négatif sans doute au terminus dans une grande salle de projection sans doute a-t-on le droit de visionner la totalité du film en technicolor et en trois dimensions et des scènes de vie éparses sans lien entre elles sont alors restituées peut-être même restaurées comme on le dit d’une pellicule abîmée des scènes ratées du passé se trouveraient ainsi remplacées par des scènes réussies le voyageur rêve le voyageur revoit les moments de sa vie mis en scène comme dans un film il se voit acteur sur un grand écran blanc qui se barbouille de lumière derrière les projecteurs derrière une fenêtre derrière les rideaux d’une fenêtre il regarde tomber la pluie ou la neige il est dans une chambre ou dans un grenier il ne fait que regarder lui l’acteur du film il regarde comme un simple spectateur sans doute est-ce la raison d’être de sa vie regarder contempler consigner à défaut de co-signer le scénario n’est pas de lui tout au plus essaie-t-il de changer une virgule une image un son le regard qui le relie aux gens aux choses est sans doute le fil directeur de sa vie aussi loin qu’il se souvienne les souvenirs apparaissent toujours à travers une vitre son regard traverse les vitres comme pour atteindre un point obscur à travers déjà les vitres de l’étroite fenêtre de la petite maison de briques qui abritait son enfance à travers aussi les lucarnes des chambres meublées de sa première vie d’adulte il n’a pas cessé de contempler la nuit le front collé aux carreaux de suivre des yeux la cavalcade des nuages éclairés par la lune se demandant alors qu’il n’en était qu’à l’aube de sa vie si la fin de la nuit si la fin du voyage était pour bientôt il se souvient qu’il rêvait de trains en gare ou de voyages en train il s’agissait peut-être de cauchemars de l’autre côté de la vitre ou de la vie une silhouette qu’il reconnaissait être la sienne était condamnée à une immobilité perpétuelle de voyageur éternel debout dans le couloir d’un wagon ou assis sur une banquette séparé de la nuit par l’écran d’une vitre qui projetait le reflet de son visage dans la nuit la nuit la nuit la nuit

     Abandon du      corps      couché sur le côté   droit   le      regard      ne recherche   et ne fuit      rien      le        regard        regarde      il suit des lignes   des formes   et des couleurs     l’espace      est      immense      dans les      limites      du cadre    étroit    que la   posture   du      corps      impose   au      regard      ici      c’est le    rêve.   au    sommet    d’une    maison    le      corps      est couché    dans un            grenier      minuscule      sous   l’arête   du       toit       le      regard      va et vient      le long   d’une partie   de la    poutre    brune   qui soutient le    toit    elle est   veinée   craquelée   solide   le      corps      immobile    prend sa    solidité      désire   lui   ressembler   les   pentes du       toit       ont des allures de    tente    une chute    de    neige    a forcé de      bivouaquer       le sommet du K2       n’est pas loin   le      corps      s’y propulsera   ou     plongera   dans le        vide     tout à l’heure    maintenant    sous le       toit       du monde     il suffit     de le    penser    en laissant le      regard      errer     à travers    l’immensité      contenue   dans le   cadre      étroit      de la        lucarne        la     poutre     brune   a pris l’importance d’une         clé de voûte         par  la      lucarne      le    regard      aperçoit la     nuit     sous la       voûte du ciel       l’une des deux parties    vitrées    de la          lucarne       a glissé   dans l’encadrement de    zinc    le      corps      désire    conserver   son      immobilité      de     plomb     il frissonne        comme l’eau ridée d’un lac    à cause du filet d’air frais      qui s’infiltre    par la    faille   de la      lucarne      des alvéoles   claires   tachent   le plancher   sombre   du      grenier      à la base du morceau de    vitre    qui s’est déplacé      une    érosion    a commencé…

     Je ne suis pas dans le présent, je n’ai jamais eu de présence, je suis un personnage de rêve, je mène une vie de rêve, je rêve ma vie et je vis mes rêves, je confonds le jour et la nuit, je ne sais pas si je dors, parfois je sors, je sors d’une rêverie pour entrer dans un rêve, je suis souvent dans la lune, j’aime m’évader, le rêve est une fenêtre, on ne peut pas interdire le rêve, je rêve comme je respire, on ne peut pas m’interdire de respirer, il faudrait que j’expire, si je ne rêvais plus je serais morte, je ne suis pas présente au présent mais je ne suis pas morte, je rêve parce que je vis, mes rêves sont vivants, le réel est souvent décevant, mes rêves sont plus réels que le réel, je suis moi-même irréelle, je ne vis pas au réel présent mais au présent absent, je me dissous dans le temps, ma vie est dissolue, je voudrais bien l’absolution, la recomposition, la fabrication d’un livre qui relierait les fragments, je voudrais savoir lire, avoir un sixième sens, passer de l’autre côté du miroir, imaginer des merveilles, les écrire, les dessiner, m’amuser, oublier le monde tel qu’il ne me va pas, recréer l’Univers comme il me plairait, je sais que je suis née puisque j’existe mais la naissance est un grand moment d’absence, la mort non plus on ne s’en souvient pas, entre les deux la vie passe comme dans un rêve, je suis présente à la vie de mes rêves, je vis au présent dans mon rêve, je suis active et je fais tout ce que je veux dans mon rêve, le rêve est une occupation sans limite, le rêve est un élan qui s’étend à l’infini comme le ciel ou la mer, je me laisse absorber indéfiniment par la contemplation des nuages ou des vagues, mes yeux sont rivés sur l’horizon de mes rêves, le temps de mes rêves ne se conjugue ni au présent, ni au passé, ni au futur, je rêve dans une sorte de présent perpétuel, ce n’est pas une punition mais un état très agréable, le réel est punitif, les activités obligées de la vie quotidienne je les accomplis en rêvant, je m’abstrais du réel autant que je le peux, la vraie vie est ailleurs, ma vie, ma vie n’est pas à l’endroit où l’on me voit, les gens ignorent tout de moi, ils croient parfois me tenir entre leurs mains mais ils n’ont que du sable entre les doigts, je fuis le réel, je m’échappe, je m’évade, je ne supporte pas la prison du réel, je suis une rebelle perpétuelle, je lutte aussi contre moi-même, je voudrais me fondre dans le paysage mais ses angles sont coupants, je voudrais m’en tenir à mes rêves mais les cauchemars me rattrapent, je voudrais avoir la paix mais on me déclare la guerre, je ne sais pas me défendre mais on me tient en joue, je fais un pas de côté mais je me tords le pied, je suis née mais je vais mourir, je n’aime pas la solitude mais je suis seule, je n’aime pas me battre mais je milite, je voudrais dormir mais je suis toujours en éveil, je voudrais…

     Mes pas résonnent sur les pavés luisants de pluie, reflets des réverbères, lueurs étranges, feux follets allumés dans la chambre noire de la mémoire, bribes de souvenirs, la vie s’apprend dans les rues de la ville, le nez en l’air mais l’horizon n’est pas vaste, le regard est sans cesse ramené au ras du sol, des mondes se côtoient, silhouettes qui se frôlent sur les trottoirs, glissement des voitures, chuintement des roues de bicyclettes, éclaboussures, l’eau des caniveaux glougloute le long de la bordure qui sépare le trottoir de la chaussée, noirceur de l’asphalte, surface argentée d’une flaque étalée comme un lac, profondeur vertigineuse des soubassements de la ville, facéties lumineuses des enseignes commerciales, on dirait qu’elles lancent des clins d’œil, les gouttes de pluie s’élargissent en tombant sur le sol, le pied dérape sur une pierre bleue, carrée, ou sur une plaque d’égout toute ronde, les initiales – GDF (Gaz de France) – ou les motifs géométriques gravés à la surface en font des énigmes à déchiffrer, le monde est à découvrir, des flots de sensations submergent la conscience…

     J’ai six ans. Je ne connais pas bien ma grand-mère, je ne l’ai pas vue souvent. Elle nous a invités dans la maison de sa sœur aînée où elle habite depuis la mort de mon grand-père. Par la fenêtre ouverte, pendant le repas, j’écoute le doux frémissement des frondaisons, les feuillages agités par la brise murmurent les secrets de l’Univers… L’après-midi, les enfants filent dehors. Ivresse de se déployer dans les bois et dans les champs qui s’étendent à perte de vue! Ma grand-mère est heureuse d’être revenue vivre dans son village natal, qu’elle avait fui pendant la première guerre mondiale, mais sa sœur meurt quelques mois plus tard, et de nouveau sans domicile, elle se résoud à déménager chez nous, dans notre toute petite maison. Quand je vais la voir après l’école, je lis dans ses yeux la tristesse de ce nouvel exil. J’ai moi aussi la nostalgie des vastes étendues de son enfance, auxquelles le vent d’été avait donné son tempo léger. Sur un meuble de sa chambre trône le gros cylindre de cuivre que j’avais vu couvert d’une canopée de fleurs des champs dans la maison de la défunte, c’est une douille d’obus sur laquelle mon grand-père avait sculpté des ornements décoratifs… La terre molle sur les chemins de traverse, l’herbe fraîche sur la pente d’un talus, la gaieté colorée des petites fleurs sauvages éparpillées dans les champs, la légèreté de l’air en accord avec le coeur innocent, la rêverie d’un enfant, et puis des pas gluants dans la boue, un sol gorgé de larmes alimentées par un chagrin, une douleur infinie… J’aimais les récits de ma grand-mère quand elle évoquait le temps heureux de sa jeunesse; je connaissais la suite de sa vie par ma mère; elle se souvenait des pleurs de mon grand-père quand l’armée allemande était entrée à Lille en 1940… Ce bruit au loin, comme un roulement de tambour ou le grondement d’un orage, il l’a identifié et se sent envahi par un immense désespoir… tout ça pour ça, toutes ces souffrances endurées pour que plus jamais ça, et cela qui recommençait! le bruit sourd et régulier s’amplifiait, montait de la chaussée, lancinant et puissant, le bruit de mille pas qui martelaient le sol comme la foule des carnavals de son enfance, rassemblée en rangs serrés et virevoltant avec des mouvements de vagues!… il entendait enfler le mugissement de la houle et retenait son souffle, commençait à distinguer le moutonnement des colonnes de soldats qui battaient le pavé en entrant dans la ville, aurait voulu disparaître sous terre auprès de ses camarades de combat ensevelis dans les tranchées, mais le bruit des bottes se rapprochait, le sol vibrait au rythme du pas de l’oie… Nul besoin de paroles, le corps vieilli de ma grand-mère, ses cheveux blancs, ses rides, ses mains noueuses, m’enseignaient le temps qui passe, et son air triste la gravité de l’existence… Quand j’entrais chez elle (la chambre où mes parents l’avaient installée accueillait en plus de son lit une cuisinière à charbon, une table, quelques chaises et un buffet de salle à manger auxquels elle tenait plus que tout), je la trouvais toujours assise près de la fenêtre, et je surprenais sur son visage, avant qu’elle ne se recompose une physionomie normale, une sorte de masque derrière lequel elle donnait l’impression d’avoir disparu… Elle regardait par la fenêtre comme on regarde défiler le paysage dans un autobus ou dans un train, les yeux dans le vague, perdus dans son paysage mental, et restait ainsi sans bouger pendant des heures… Il m’arrivait aussi de regarder le film de ma vie sur un écran de cinéma intérieur, mais il ne durait jamais aussi longtemps… Un jour, peut-être, quand je serais aussi vieille qu’elle, une autre petite fille m’observerait ainsi, en essayant de déchiffrer l’énigme de la vie…

     Fragilité du bâtonnet friable, cassable, tenu entre le pouce et l’index en prolongement des doigts, comme un crayon, un stylo ou un pinceau, pour extérioriser la pensée et le désir d’exprimer le monde, les couleurs du monde, l’éclat du monde, la beauté du monde, le premier matin du monde, les fragilités du monde, les petites constructions humaines blotties dans les interstices du monde, l’immense du monde et son mystère insondable, ses sources de lumière et ses zones obscures, la neige éternelle au sommet des montagnes, le surgissement infini des vagues de l’océan, les vastes prairies, les nuages dans le ciel, les moindres variations de la lumière reproduites par la fine poussière crayeuse des bâtonnets de pastel… A la source de l’enfance, les premières craies du tableau noir, blanches ou de couleur, les doigts qui dessinent des formes ou tracent des lignes d’écriture en tapotant le support rigide, l’éponge qui efface, les frises de lettres tracées au crayon de bois sur les pages du premier cahier, mots initiaux, premiers pas de l’écriture, le moi se découvre agissant sur le monde en écrivant-dessinant, couple indissociable de l’écriture-dessin, magie de la phrase ou de l’image se faisant-défaisant, puissance des mots et des couleurs qui re-créent le monde, émotion première de l’enfant émerveillé qui ressaisit l’adulte… Le dessin ou le texte en devenir suspendu dans le vide d’une page blanche ou d’un support monochrome se couvre peu à peu d’assemblages de lettres ou de poussière colorée, un nouveau monde est en gestation, des étoiles, des planètes et des soleils prennent forme, un vent intersidéral fait valser la poussière, du chaos émerge des alliances  inattendues dévoilées par la danse d’un simple bâtonnet tenu au bout des doigts…

     Le camion de déménagement est arrivé chez nous la veille du référendum sur la Constitution de la cinquième République. L’école ne reprenait que le premier octobre. Pendant les vacances, j’avais aidé mon père à transformer le grenier en chambre pour que mes parents puissent dormir dans celle que j’occupais avec mon frère et laisser la leur, plus grande, à ma grand-mère. J’étais impatiente de l’accueillir mais elle n’était pas dans le camion, elle avait pris l’autobus. Dès que je l’ai vue arriver à pied au bout de la rue, je suis allée à sa rencontre. Elle avait les yeux rouges et se demandait si ses meubles étaient arrivés en bon état. Le lendemain, elle a préféré ne pas nous accompagner au bureau de vote puisqu’elle n’était pas encore inscrite dans les registres. Elle a poursuivi son installation. Elle poussait souvent des soupirs et prononçait parfois des mots flamands que je ne comprenais pas. Elle a continué de vieillir et moi de grandir… Dix ans plus tard, le 27 septembre 1968, je suis allée voir 2001, l’Odyssée de l’espace. Je n’étais pas loin de me considérer moi-même comme une extra-terrestre, décalée en tout… Mais j’avais dix-sept ans, je n’avais pas l’âge des Grands Anciens, et j’espérais que d’ici 2001, je serais satisfaite de ma vie, ce qui avait été le cas le 27 septembre 1977 au moment de la naissance de mon premier enfant, j’étais optimiste et pleine d’enthousiasme!… Je ne sais plus ce que je faisais le 27 septembre 1983, mais ce jour-là, Richard Stallman lance le projet GNU – GNU’s Not UNIX – auprès de la communauté hacker pour développer un système d’exploitation et des logiciels libres, et je me souviens que cette année-là, j’ai commencé à balbutier mes premiers textes sur un clavier d’ordinateur. Le 27 septembre 1998, date de naissance choisie par Google pour fêter l’anniversaire de sa création, j’écris les premiers mots d’un texte qui sera publié en février 2001, et le web m’aidera à connaître d’autres auteur-es/lecteurs, lectrices. Beaucoup plus tard, au cours d’une promenade sur une plage du littoral de la Manche, j’éprouve le besoin de dessiner la mer, et le 27 septembre 2013, j’achète des bâtonnets de pastel. Le même jour, je retrouve dans un tiroir quelques très vieux dessins que j’avais faits dans les années soixante… En septembre 1964, peut-être bien le 27 car c’était peu de temps après la rentrée des classes qui avait eu lieu le 16, je me souviens de ma perplexité devant le sujet de rédaction : « Comment imaginez-vous l’an 2000? »… Une sorte d’effroi devant le cours du temps qui se dévide me saisit aujourd’hui, 27 septembre 2019, à la pensée que le 27 septembre 2000, huit mois pourtant avant la date fatidique de mon anniversaire, je me suis trouvée plongée dans une perplexité presque identique à celle que j’avais éprouvée autrefois  devant la page blanche, en m’étonnant d’avoir bientôt cinquante ans… Je n’avais rien maîtrisé, sauf la naissance de mes enfants, mais j’observais quelques constantes au cours de ces cinq décennies de ma vie, dont une sensibilité très forte aux questions sociales et environnementales. Enfant, quand j’accompagnais mon frère pour l’aider à ramasser des douilles qu’il échangeait avec d’autres bouts de ferraille contre de la menue monnaie pour acheter des bonbons, le sol grouillait de vers de terre… leur disparition, selon Hubert Reeves, est un phénomène aussi inquiétant que la fonte des glaces! En écrivant ces lignes, je participe de loin, grâce aux réseaux sociaux, à l’énorme manifestation qui se déroule à Montréal pour clore la semaine de grève générale et mondiale qui a été organisée, du 20 au 27 septembre, dans le sillage de Greta Thunberg, pour que cesse l’inaction des responsables politiques contre le dérèglement climatique…

     Terre sèche, terre aride, terre brûlée, terre épuisée, terre hostile, terre hors sol, terre abattue, terre hébétée, terre sans nom, terre sans ressources, terre sans vivants, terre sans oiseaux, sans poissons, sans animaux, sans pinsons, sans oisillons, sans écureuils, sans chevreuils, sans toi, sans moi, sans nous, sans nos semblables, sans rêves, sans poèmes, sans amour, sans tendresse!… Terre, vue de la lune, entourée de sombres poussières, le ciel endeuillé la pleure, les étoiles sanglotent… Comment le dire? STOP! La Terre ne tourne plus rond, les glaciers fondent, la mer déborde, il fait trop chaud, je perds mon sang-froid STOP! Alerte rouge, ce n’est pas la guerre froide, c’est la guerre chaude STOP! une guerre comme toutes les guerres sur le sol de la Terre, mais elle se livre contre la Terre elle-même STOP! STOP! c’est une histoire de fous, à qui sera le plus fou, le plus irresponsable, le plus coupable, le plus cynique, le plus cupide, le plus égoïste, le plus inhumain, le plus froid, le plus glacial, le plus dur, le plus sourd, le plus aveugle, le plus emmuré, le plus demeuré, le plus délirant, le plus aliéné, le plus déresponsabilisé, le plus… STOP! les vigies s’époumonent, comment vous le dire?… STOP! la Terre est en train de mourir… écoutez le tocsin, la Terre est en feu!… STOP! STOP! STOP!… pause obligée, posture imposée, minute de silence, une pensée – montre en main – pour les naufragés… STOP! pas une seconde de plus! repartez au boulot, à vos occupations, à vos vacances, à vos loisirs, à vos soucis, à vos fins de mois, à votre quotidien difficile, à votre esprit chagrin, à vos séries télévisées, à vos jeux vidéo, à vos malheurs personnels, chacun pour soi STOP! STOP! ne pensez pas, ne pensez plus STOP! STOP! on pense pour vous, on régente votre vie STOP! STOP! on est l’oligarchie des puissants STOP! STOP! la ploutocratie à l’œuvre dans le monde STOP! STOP! le un pour cent (1%) tout puissant STOP! STOP! qui dirige la piétaille des 99% STOP! STOP! de la population mondiale STOP! STOP! la tâche est immense STOP! STOP! il y a tant de vies à briser/protéger STOP! STOP! STOP! STOP! La guerre n’est pas la paix! STOP à la Novlangue, il faut la débrancher! STOP! STOP! STOP! STOP! Extinction – Rébellion! Heureux les marins qui, autrefois, entendaient la vigie crier Terre en vue! et voyaient se dessiner au loin la ligne d’un rivage qui les ramenait à la vie… Heureux les anciens habitants de la planète bleue, devenue si hostile aux vivants!… Heureux les touristes fortunés de l’espace, ils la voient se recouvrir de cendres…

     Masses des tours verticales dressées comme de gigantesques stylos dessinant à la surface de la Terre leurs silhouettes de gratte-ciel pointus comme les pics d’une chaîne de montagnes, vision d’aigle, vue panoramique à couper le souffle, la ville ancienne, à la base du quartier d’affaires, est à peine visible sous forme de minuscules parcelles pas plus grosses qu’un pixel. Sous terre, la ville renversée, parkings, métro, tunnels routiers, câbles, tuyaux, salles des machines, béton, turbines de ventilation, sorties de secours, éclairage fantomatique, signaux, flèches, panneaux, feu rouge, feu vert, monde binaire, monde à l’envers, sans air, plat, bas, étriqué, rétréci, sombre, triste, pénitentiaire. Quelque part dans un vieil immeuble de la ville ancienne, elle parle dans un micro en se regardant sur un écran – dehors dedans – corrige la mise en scène de l’image et du son – trop ceci pas assez cela – ajoute des faisceaux de lumière, une ambiance, du rythme, des percussions – moins fort trop en retrait – déclenche l’enregistrement de la vidéo, la balance sur les réseaux sociaux – qui suis-je où vais-je – la regarde flotter sur les vagues du Web, pour qui de qui vers qui, pourquoi la représentation virtuelle, quelle réalité… Trajet matinal, réitération, automatismes, les pensées flottent, force de l’habitude, les pieds avancent, bientôt le carrefour et les feux tricolores, le passage piétons, la banque juste en face, petit salut à Rémi, prendre le temps, même si… pressentiment, regard jeté au loin, l’œil décèle un je ne sais quoi, un manque, un vide, une modification imperceptible, un changement non identifié, le malaise fait place à de l’inquiétude, le vide est une absence, Rémi n’est pas visible, Rémi n’est pas là, comme d’habitude, comme tous les matins, au coin de la rue, devant la banque, avec son grand sac et son chien… le regard insiste, aperçoit de drôles de piquets, ne peut les relier à aucune fonction attribuée par l’usage à un piquet, ils sont beaux, brillants, chromés, cylindriques, se tiennent en rangs serrés devant la porte de la banque et le long de sa vitrine, les clients se faufilent en slalomant, Rémi a disparu… Il venait parfois reprendre des forces à la Péniche, répondait vaguement aux questions sans jamais se livrer, donnait des conseils aux autres, leur parlait comme un grand frère, écoutait les récits de Sabrina qui allait de ville en ville à la recherche de son ami, il n’avait plus de famille, il était peut-être en prison… versait des larmes avec Youssef qui venait de loin et avait déjà connu la guerre, entourait de ses bras les épaules de Moussa qui ne parlait plus, ses dessins étaient à feu et à sang, il avait perdu son père, sa mère, ses frères et ses sœurs, tout ce qui faisait battre son cœur, il n’avait pas dix-sept ans… Quelque part dans un vieil immeuble de la ville ancienne, pas très loin de la Péniche, pas très loin de l’endroit où Rémi a disparu, elle parle dans un micro pour essayer de raconter leurs vies. Elle se regarde sur un écran mais ce n’est pas elle qu’elle aperçoit, des silhouettes vont et viennent, se croisent, ils, elles, hantent sa mémoire, empruntent sa voix, tentent de dire leur vérité avec les mots qui sortent de sa bouche, la prennent à témoin pour qu’elle témoigne de leur DISPARITION, lancent un appel en utilisant sa voix : VIES EN DANGER! VIES DISPARUES!… Son corps, mis en scène dans le cadre de la vidéo qu’elle enregistre, obéit aux injonctions d’autres corps invisibles, montre leur absence, l’absence de tous les corps DISPARUS, leurs voix se bousculent et la submergent, une sorte de halo sonore enveloppe sa conscience, le réel qui l’entoure se délite, comment raison garder, comment ne pas pleurer au récit de tant de vies brisées, comment jouer le jeu quand il devient si triste, comment ne pas vouloir disparaître soi-même, quel sens trouver au monde quand il s’écroule, quelle esthétique possible pour le récit d’une tragédie, comment dire le vide, comment dire l’impossible? Je ne sais pas, se répond-elle à elle-même, je ne sais RIEN…

     Cartographie :

     La gare de Lille. Une petite maison de briques. Un trottoir à Houplines. Le mont Cassel. Rue ouvrière dans la ville d’Armentières. Les meubles de la grand-mère, son poêle à charbon. Un cinéma. L’affiche du film « 2001, l’Odyssée de l’espace ». Quelques photos, de vieux cahiers, le premier ordinateur, la couverture d’un livre « L’eau et les rêves »… Des bâtonnets de pastel… L’écran allumé d’une tablette tactile, on voit des images de la manifestation climat du 27 Septembre 2019… Un centre d’accueil flottant sur la Deûle. Un studio d’enregistrement dans une cité HLM…

DIFFRACTION

Atelier d’été Tiers Livre 2019

     Trains en gare files de wagons rangées de fenêtres où se penchent les voyageurs suites d’images brouillées par la vitesse la vie défile les jours se traversent comme le paysage et la nuit veilleur où en est la nuit la nuit dense la nuit profonde quand le voyage doit durer jusqu’au bout de la nuit et que de faibles lueurs renseignent le guetteur sur l’arrivée du jour fermer les yeux voir en soi des soleils se laisser emporter par le souffle de la locomotive toute puissante sursauter à chaque coup de sifflet déchirant au moment d’une arrivée en gare où en est le voyage est-ce ici qu’il faut descendre le paysage défile mais le voyageur ignore où il se trouve peut-être ici mais peut-être là comment savoir à qui demander à quel contrôleur à quel cinéaste qui est l’auteur du scénario les fenêtres du wagon se suivent comme sur la pellicule d’un film le voyageur se voit en négatif sans doute au terminus dans une grande salle de projection sans doute a-t-on le droit de visionner la totalité du film en technicolor et en trois dimensions et des scènes de vie éparses sans lien entre elles sont alors restituées peut-être même restaurées comme on le dit d’une pellicule abîmée des scènes ratées du passé se trouveraient ainsi remplacées par des scènes réussies le voyageur rêve le voyageur revoit les moments de sa vie mis en scène comme dans un film il se voit acteur sur un grand écran blanc qui se barbouille de lumière derrière les projecteurs derrière une fenêtre derrière les rideaux d’une fenêtre il regarde tomber la pluie ou la neige il est dans une chambre ou dans un grenier il ne fait que regarder lui l’acteur du film il regarde comme un simple spectateur sans doute est-ce la raison d’être de sa vie regarder contempler consigner à défaut de co-signer le scénario n’est pas de lui tout au plus essaie-t-il de changer une virgule une image un son le regard qui le relie aux gens aux choses est sans doute le fil directeur de sa vie aussi loin qu’il se souvienne les souvenirs apparaissent toujours à travers une vitre son regard traverse les vitres comme pour atteindre un point obscur à travers déjà les vitres de l’étroite fenêtre de la petite maison de briques qui abritait son enfance à travers aussi les lucarnes des chambres meublées de sa première vie d’adulte il n’a pas cessé de contempler la nuit le front collé aux carreaux de suivre des yeux la cavalcade des nuages éclairés par la lune se demandant alors qu’il n’en était qu’à l’aube de sa vie si la fin de la nuit si la fin du voyage était pour bientôt il se souvient qu’il rêvait de trains en gare ou de voyages en train il s’agissait peut-être de cauchemars de l’autre côté de la vitre ou de la vie une silhouette qu’il reconnaissait être la sienne était condamnée à une immobilité perpétuelle de voyageur éternel debout dans le couloir d’un wagon ou assis sur une banquette séparé de la nuit par l’écran d’une vitre qui projetait le reflet de son visage dans la nuit la nuit la nuit la nuit

Le point décisif

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     Le journal, ou plutôt ce que j’avais cru être un journal quand j’ai découvert les feuillets, commençait par quelques phrases banales… « Moment idéal, quand le rituel du café achève la transition entre les activités matinales qui ont maintenu l’esprit en éveil et la demi-somnolence propice à la rêverie qui suit le repas de midi… la caféine fera effet plus tard, quand le corps calé entre les coussins d’un canapé se fera oublier pour laisser place à l’immense espace imaginaire ouvert par l’écran de la tablette tenue entre les mains… » Les premiers mots m’avaient donné l’impression qu’il s’agissait seulement de notes sur l’emploi du temps ou l’état d’esprit de la personne qui les avait prises, mais assez vite, le ton et la tournure des fragments que je lisais m’avaient troublé… En proie à des pensées tumultueuses, j’étais venu chercher la tranquillité dans les allées du parc municipal aux grands arbres centenaires de la petite commune où la troupe devait jouer ce soir-là, et je me laissais apaiser par la frondaison enveloppante qui bruissait sous la brise. Le charme désuet d’un kiosque à musique découvert au milieu d’une clairière m’avait emporté dans une rêverie sans doute favorable à l’observation de détails insolites, car un petit objet qui brillait sur une marche de l’escalier permettant l’accès au kiosque avait attiré mon attention… C’était le fermoir d’une petite sacoche de couleur indéfinissable, délavée et ternie par la pluie, qui contenait un stylo bic et quelques pages manuscrites que je me suis mis à parcourir rapidement en espérant qu’elles me renseignent sur l’identité de leur propriétaire… FG, les initiales n’étaient d’aucun secours… elles avaient été inscrites à côté d’une date, 2003, et de la mention Après mon séjour à L…

     Je me suis assis en haut de l’escalier, sur le plancher du kiosque, pour continuer mon étrange lecture. Une sorte de fébrilité, au-delà de la simple curiosité, me faisait sauter des phrases ou des paragraphes entiers, jusqu’à ce que je tombe sur l’évocation surprenante du parc où je me trouvais… «L’amorce d’un chemin bordé de grands arbres dont les plus hautes branches se rejoignent pour former une voûte ; le feuillage tamise la lumière, la terre moussue amortit les pas, quelques notes se font entendre, chant alterné d’oiseaux qui se répondent… Au loin, à l’embranchement de plusieurs allées, s’élève une petite construction métallique circulaire surmontée d’un toit, qui pourrait abriter le concert donné par les oiseaux… les tiges de fer sont rouillées, mais le plancher paraît encore assez solide pour supporter le poids de plusieurs musiciens. Au-delà du kiosque, le chemin mène à un étang dont la surface légèrement ridée par le souffle de l’air reflète l’image mouvante d’un château, inoccupé depuis la fin de la seconde guerre mondiale… Les héritiers ne se sont jamais manifestés et la commune en est devenue propriétaire, mais la petite ville d’Hazinghem, dans le Nord de la France, est trop pauvre pour le remettre en état, elle se contente d’entretenir le parc.» L’auteur-e inconnu-e de ce texte était donc vraisemblablement revenu-e sur les lieux de son récit pour le confronter au réel, à moins qu’il ou elle ne l’ait écrit sur place avant de le perdre peut-être volontairement (mais dans quel but?!…) à l’endroit même où j’étais en train de le lire!… La situation était extravagante et me donnait des idées d’intrigue pour ma prochaine pièce… Originaire de la région, je connaissais depuis presque toujours l’existence de ce château, son histoire, les bruits qui avaient couru, les rumeurs qui devaient encore alimenter l’imaginaire des gens du cru. La pièce jouée ce soir-là y faisait d’ailleurs quelques allusions. Dans quelle mesure mon auteur anonyme était-il réellement affecté ou concerné par les drames qui s’étaient déroulés ici?… «Cet endroit, confessait-il, avait hanté mes nuits… Je n’ai pas jeté la lettre, je suis allée (je tenais un indice, si la narratrice était aussi l’auteur, celui-ci était une femme) au rendez-vous… Les archives de la mairie ont conservé de vieilles gazettes qui évoquent les fêtes somptueuses organisées dans le domaine par l’ancien propriétaire, un grand bourgeois issu d’une des familles les plus fortunées de l’industrie textile française de l’époque. Des photos prises entre 1920 et 1938 représentent le château et son kiosque à musique sous différents angles; les invités sont assis sur des chaises de jardin ou déambulent dans les allées du parc, leurs vêtements élégants témoignent de l’évolution de la mode, le style des années folles devient plus sage après la crise de 1929… La photo la plus récente met en lumière un jeune violoniste que mentionne la gazette locale comme étant le fils d’un ouvrier de l’usine familiale qui jouxtait le château ; en 1940, les bombardements avaient épargné celui-ci mais détruit complètement l’usine et le quartier…» Si le projet de l’auteure (j’avais envie d’opter pour une femme) était contenu dans ces lignes, je me demandais quel rôle y jouait le jeune violoniste, et à quel mystérieux rendez-vous elle s’était rendue?… Le manuscrit entremêlait fragments de récit et réflexions sur l’écriture, mais la frustration de ne pas en savoir plus sur l’histoire interrompue était compensée par l’intérêt que ces dernières éveillaient en moi en interrogeant ma propre pratique d’écrivain, en tant qu’auteur dramatique mais surtout d’apprenti prosateur, car je poursuivais en secret le désir de venir à bout d’un livre impossible, dont je réécrivais sans cesse les premières pages et que je modifiais à l’infini…

     L’anti-héros de ce livre était d’ailleurs un écrivain raté, dont j’avais fait le portrait suivant : « Il ne rase pas les murs mais se fond en eux comme un passe-muraille. Il est invisible. Sa vie apparente est calée sur ses horaires de bureau. Petit fonctionnaire gris, a lâché un jour sa voisine moqueuse…Transparent, dénué d’ambitions !… Il est souvent pris pour un imbécile, le sait, mais n’en souffre que modérément. La vraie vie est ailleurs. Sa vie. Celle qu’il rêve de vivre à temps plein et non par intermittences, en dehors des horaires de bureau. La souffrance n’est pas dans le regard ironique ou méprisant des autres, mais dans ce décalage entre sa vie rêvée et les contours assez hideux de la réalité dont il se sent prisonnier. Il a heureusement développé la faculté précieuse, qui l’a jusqu’à présent sauvé des pires situations, de s’abstraire du monde qui l’enserre en s’enfuyant sur le premier nuage qui passe. De là-haut, le recul est saisissant. Plus rien n’a vraiment d’importance, ou si peu. Les préoccupations des uns ou des autres lui paraissent insignifiantes. La voisine gonflée de prétention n’occupe pas plus d’espace qu’une fourmi. Sur son nuage, il oublie le monde et se sent non pas heureux (le bonheur lui semble incongru) mais en paix avec lui-même. Des mots se forment alors dans le vide de son esprit. Il les entend en même temps qu’il les voit, et les regarde s’assembler en phrases qui se défont à peine écrites comme les fausses notes d’une mauvaise musique. Il voudrait écrire comme Proust ou comme Melville. La tâche est évidemment impossible, ou absurde. Il sent pourtant en lui une parenté certaine, bien qu’étrange, avec les personnes qui se cachent derrière ces noms d’écrivains… Les microgrammes de Walser, les tropismes de Nathalie Sarraute, n’ont de cesse de lui montrer un chemin d’écriture… Son attirance pour le minuscule ou l’insignifiant pourrait le détourner du parisianisme et des fastes mondains de la Recherche, mais elle le tient par l’enfance du narrateur, l’impondérable d’une odeur ou d’une saveur, l’équilibre fragile des réminiscences, les mille et unes digressions de la phrase qui s’échappent vers une improbable destination, la poursuite rêveuse d’un temps hors du temps qui distille l’illusion que le temps perdu se rattrape, la vérité d’un monde immatériel auquel l’accès n’est possible qu’à travers l’expérience d’un temps retrouvé… Il laisse venir à lui des idées de romans ou de nouvelles qu’il ne se sent pas capable de développer, n’écrit que de tout petits textes qui ressemblent à des poèmes, tente d’exprimer la quintessence de ses états d’âme, sensations ou réflexions en faisant confiance aux premiers mots que l’inspiration lui souffle, n’atteint jamais l’intensité et la précision qu’il souhaite, bute obstinément contre l’obstacle qui sépare le langage de ce qu’il cherche à dire au plus près de ce qu’il ressent, désespère d’y parvenir un jour, se découvre privé du don de l’écriture alors qu’il se sent écrivain au plus profond de lui-même… »

     Cet alter ego était la face cachée de l’aimable auteur dramatique-metteur en scène sensible aux applaudissements que tout le monde connaissait. Aucun ami proche n’aurait pu soupçonner l’existence en moi de ce type de personnage tourmenté, qui était aux antipodes de ma vie sociale. Pourtant, j’avais un vieux compte à régler avec l’écriture… je n’étais sans doute pas devenu littérateur par hasard, même si mes pièces de théâtre relevaient surtout du registre du divertissement!… Je m’étais lancé un jour une sorte de défi existentiel, pour me libérer de ce que je considérais avoir été des années perdues, clarifier mes sentiments, mettre noir sur blanc ce que j’avais sur le cœur… mon projet était devenu presque fou!… je voulais écrire à n’en plus finir pour oublier ce qui me rongeait, extirper de moi-même ne serait-ce qu’un semblant de récit, une sorte de confession, peut-être un grand poème ou une longue plainte, quelle importance, n’importe quel alignement de mots et de phrases qui ne ressemblerait pas à mes œuvres habituelles, et qui serait capable de dénouer l’écheveau qui me ligotait de toutes parts, d’escalader la montagne de mes incohérences, de progresser au piolet dans le glacier de ma vie, d’avancer sur le front de mine de mes désirs enfouis en les éclairant comme une lanterne magique!… Mon entreprise littéraire avait des allures de pari pascalien, comme s’il fallait que je sois pardonné de mes mondanités!… Sans vouloir en exagérer la dimension sacrée, je devenais sensible à la profondeur mystérieuse que pouvait prendre l’écriture, et j’aurais pu faire miens les mots de l’auteure du manuscrit découvert (je m’obstinais à penser qu’il s’agissait d’une femme), FG, lorsqu’elle exprimait son besoin récurrent de «tourner le dos au monde»«loin, très loin des angles coupants du langage trivial, à la recherche d’un autre langage qui serait primordial, d’une vérité secrète qui serait enfouie au plus profond de la chair, et que les mots tenteraient de ramener à la surface de la conscience…»

     Ces initiales, FG, me titillaient… Ce n’était qu’une vague impression, peut-être la trace d’un souvenir, ou plus vraisemblablement l’effet de mon imagination, une illusion d’optique de la mémoire?… Cette FG connaissait manifestement les lieux et la région au point d’avoir perdu son sac ici-même, et je commençais à me demander si je ne l’avais pas rencontrée dans une vie antérieure… Or, dans un fragment, il était question d’un bref séjour de la narratrice chez une amie qu’elle avait perdue de vue depuis longtemps…

     « Trente ans!… Quelle tranche de vie!… Comment avait-elle eu connaissance de l’adresse?… Incroyable… Quel fabuleux hasard!… Mais n’était-il pas écrit qu’elles se retrouveraient?… Comment avaient-elles pu rester sans nouvelles l’une de l’autre pendant aussi longtemps?… Elles n’avaient pas changé… On aurait dit qu’elles s’étaient quittées la veille!… Tu te souviens?… Vraiment?… Oui, elle était heureuse d’être venue, d’avoir répondu à cette invitation de l’amie qui lui avait téléphoné ce jour-là à la suite d’un concours de circonstances incroyable, le frère qu’elle reconnaît dans une rue de R., leur conversation, les adresses échangées, les fils qui se renouent, les voix qui s’appellent et se répondent après trente ans de silence!… C’est l’été, la soirée est douce, on s’attarde dans le jardin en écoutant les cigales… Les deux amies sont intarissables. Ou plutôt, l’une garde le silence pendant que l’autre parle… Cette vie te plaît ?… Cette grisaille, cette monotonie sans fin, cet horizon morne qui borne ton quotidien?… Tu ne sens pas en toi une énergie créatrice qui pourrait rompre les digues?… Tu ne cherches pas à t’enfuir de ta prison, métro-boulot-dodo?… Je ne te reconnais pas… Tu n’es plus… Est-il possible de renoncer à ses désirs?… Quel gâchis !… La voix est belle, modulée, ondoyante et chaleureuse, elle atteint sa cible, elle emporte la conviction, la voix n’a pas changé… Les silences de l’amie ne sont pas moins éloquents… Curieuse amitié que cette alliance des contraires!… Quand on voyait l’une, on voyait l’autre… Différentes, mais inséparables… L’une plus spontanée que l’autre, plus gaie, plus enjouée, à l’aise en toute situation, affranchie de toute contrainte, merveilleusement libre… Les mots de l’amie sont durs, mais sans doute nécessaires, salvateurs?… On entend les notes claires d’une eau rafraîchissante qui s’écoule dans un jardin voisin… Il faudrait pouvoir remonter le temps, revenir boire à la source!… Tu ne dis rien?… Elle rit, elle élude, lève la tête vers le ciel, montre l’étoile du berger… Tu ne changeras jamais?… Tout change, rien ne change, quelle importance?… L’amie lui prend la main et la serre avec force, intensité de l’émotion ressentie hic et nunc, point d’insertion dans l’espace-temps de leurs deux poings réunis, l’instant fera date dans le calendrier des souvenirs!… Elle est venue le temps d’un week-end… Mouvement de pendule du voyage-retour, la rame du TGV l’emportera bientôt à mille lieues, au sens propre du terme, de cette séquence soustraite au continuum de l’existence… Dans quelques heures, elle sera loin, très loin, à des années-lumière de ces retrouvailles troublantes, surgies de sa vie antérieure… Les mots flottent dans l’air tiède et léger, leur sens n’a plus aucune importance, les paroles prononcées s’envolent comme des papillons, la conversation se poursuit hors sol, les voix tendent des fils, elle se sent funambule… Le train filera à toute vitesse, le passé défilera, il faudra recomposer, choisir les bonnes séquences, monter le film, faire le deuil de ce qui n’est plus, se débarrasser des rushes… jeter le film?!!!… Elles sont rentrées, la pièce est jolie, pimpante, lumineuse, murs et plafond blancs, fauteuils et rideaux jaunes, l’amie est gaie, volubile, la maison est encore en chantier, comme la vie, jamais stabilisée, toujours plus ou moins fissurée… Le regard suit une lézarde, remonte vers le plafond, s’égare dans les motifs d’une frise, s’inquiète d’une tache, redescend vers le cône de lumière d’un abat-jour, se réjouit de la profusion d’une gerbe de fleurs, admire la forme généreuse d’un vase, cueille un bouquet de ce qu’il voit, l’offre à la vie qui va… L’oreille perçoit un bruit léger mais insistant, répétitif, une sorte de cliquetis, l’amie se désole en désignant de petits amas de fine sciure, une colonie de termites se nourrit des caissons du plafond, elle les détruira, traitera le bois, changera les planches, en viendra à bout, gagnera la bataille, ne se laissera pas abattre, ici, la vie est si belle, ici, on entend chanter les cigales, ici, on respire le parfum de la liberté en marchant dans les champs de lavande, ici, on vit en permanence dans la lumière!… Ici n’est pas là-bas, là-bas n’est pas ici, mais la vie va là-bas comme ici, la si do fa… L’attention se focalise sur le grésillement des petits coups répétés des insectes xylophages qui frappent le bois comme les lames d’un xylophone ou une cymbale… le crépitement se mêle aux voix et les enserre dans une résille en martelant son message universel de démolition-transformation-recomposition… si rien ne se perd, tout change et redevient poussière, de petits copeaux de bois, de la fine sciure, de minuscules bouts de films, voilà ce qu’il reste d’une solide charpente ou de toute une vie… Les petits coups rapides qui perforent le bois répondent en écho à la vibration primordiale, à l’oscillation perpétuelle qui agite la matière… l’onde se propage à l’infini, immense vague qui se déroule dans les flux et les reflux d’une marée incompréhensible!… un même battement de métronome règle la pulsation de tout l’Univers, ici, maintenant, là-bas, autrefois, bientôt, toujours, éternellement… petits coups secs, rythme binaire, démolition, disparition… »

     Je n’étais pas au mieux de ma forme, et cette lecture m’avait ému plus que de raison. Si le metteur en scène essayait d’évaluer le potentiel dramatique de cette confrontation entre les deux amies, l’alter ego dont j’avais fait l’anti-héros de mon livre se sentait touché par le bilan de vie qui en résultait et le gâchis que l’une des amies évoquait au sujet de l’autre… Leur couple contrasté était comme le reflet des deux faces de ma personnalité!… Mes vieilles amitiés lycéennes s’étaient distendues, je n’avais guère gardé de liens avec mes anciens camarades de classe sauf avec un vague cousin qui avait fait partie du club de théâtre et recevait parfois des nouvelles d’une inoubliable Antigone… « Quand on voyait l’une, on voyait l’autre!… » Du plus profond de ma mémoire se formait peu à peu l’ombre d’une silhouette qui s’émancipait de l’image que j’avais conservée de cette Antigone exceptionnelle… les initiales FG prirent soudain une coloration fulgurante… Mais qu’allais-je imaginer?…

     « Des vagues de réminiscences troublent l’eau étale de la mémoire, des reflets affleurent de souvenirs en pleurs, des images floues se superposent et se désagrègent, une force obscure venue des profondeurs repousse toute tentative de recomposition, la conscience semble se refuser à la formation d’images précises, les paillettes de soleil bondissantes entre des barrières d’ombre éblouissent le regard comme pour l’empêcher de fixer ce qu’il ne veut pas voir… »

     Mes goûts m’orientaient le plus souvent vers des textes de facture plus moderne, au style souvent heurté, cassant, sans fioritures, direct, abrupt, incisif… Je me laissais pourtant aller à la musique de ces phrases, qui réveillaient en moi tout un pan de souvenirs engloutis, et me faisaient glisser en douceur vers des sentiments nostalgiques qui ne m’étaient pas désagréables… Je n’étais pas loin de me sentir transporté dans un univers voisin de celui du Grand Meaulnes, seul avec mes rêves dans cette partie du parc d’un vieux château abandonné, sous le toit de son vieux kiosque à musique, habité par le fantôme d’un jeune violoniste… J’espérais découvrir dans les fragments du manuscrit que j’avais retrouvé d’autres passages narratifs qui m’apprendraient ce qu’il était devenu, et la raison de ce rendez-vous que la narratrice avait accepté alors qu’il lui avait été donné dans un endroit qui « avait hanté » ses nuits… « Le développement de cette histoire pourrait être multiple, avait-elle noté, mais une force irrépressible aimanterait l’écriture vers un point crucial ou cruel qui resterait douloureusement insaisissable… » Je me suis promis de consulter les archives de la commune d’Hazinghem et de mener une enquête pour en savoir plus sur ce point aveugle que le regard ne pouvait fixer, sans toutefois me faire beaucoup d’illusions… il était peu probable que la simple relation de quelques faits dans les journaux de l’époque rende compte de l’épaisseur d’une vie et de la complexité d’une histoire… du moins apprendrais-je des anecdotes sur les fêtes organisées dans le château par ce grand bourgeois de l’industrie textile qui en avait été le propriétaire, sur lui-même et sa famille, sur ses amis, sur l’histoire locale… mon métier de metteur en scène me faisait aimer le moindre détail!… Mais pour le moment, je devais me contenter de cette phrase énigmatique: « Le livre qui parviendrait à raconter cette histoire (ou une autre, l’histoire de la mort d’un jeune aviateur anglais…) n’aurait pas le pouvoir de changer le réel, mais percerait l’opacité de la Nuit… » Elle paraissait donner une clé sur l’enjeu de ces quelques pages perdues puis retrouvées sur les lieux du drame que leur auteure avait entrepris d’évoquer…

     Ce soir-là, mon cousin était venu voir le spectacle que nous avions monté sur les planches d’un petit théâtre local, et nous avions discuté dans les coulisses. Antigone était partie vivre dans la lumière, son amie avait disparu dans la grisaille des jours…

     Je ne pouvais pas oublier cette histoire (mon alter ego ne me l’aurait pas pardonné), mais je n’avançais guère dans l’élucidation de son mystère… Le temps paraissait s’être arrêté en 1938, quand le jeune violoniste avait été photographié sur le kiosque à musique au cours de la dernière grande fête qui s’était déroulée au château… En 1940, celui-ci était resté debout comme un décor au milieu des ruines de la commune bombardée… Le journal d’écriture oublié par l’auteure fantomatique était lui-même une sorte de ruine, avec des pans de mur, des bouts de charpente, l’échappée d’une ouverture, une photo restée accrochée à un lambeau de papier peint… Les mots tournaient autour de quelques faits réels à partir desquels il était impossible d’établir un récit, et si leur tonalité grave était la trace d’un drame particulier qui s’insérait dans la tragédie de la seconde guerre mondiale, je ne trouvais pas d’élément décisif qui aurait pu m’aider à en découvrir le noeud. « Davantage qu’un chemin vers l’inconnu, l’écriture est un cri de désespoir lancé par quiconque essaie de retrouver la lumière du jour ou le pouvoir de la parole! » Le journal n’était peut-être que l’ébauche d’un pré-texte pour donner libre cours à l’expression d’un désespoir quelconque?… Mais le jeune musicien avait bel et bien existé, et sa photographie était à elle seule une énigme… La triste nouvelle de sa mort pendant ou après la guerre n’avait été donnée dans aucun document porté à ma connaissance. Pourtant, je n’avais retrouvé aucune mention de son existence après la Libération, alors que son talent prometteur aurait dû faire parler de lui… Il avait disparu dans la grisaille des jours comme l’auteur-e inconnu-e du journal perdu, volontairement ou non, sur le lieu de sa dernière apparition. Cette double disparition de l’auteur-e et du jeune violoniste faisait étrangement écho à la mort du jeune aviateur anglais auquel le récit de Marguerite Duras donnait vie dans la littérature, et aux destins brisés de l’auteur du Grand Meaulnes et de ses personnages…

In memoriam, ad vitam aeternam…

Travelling

Faisceaux de phares
lignes blanches, asphalte noir
film de la route, un soir

 

Tempo

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     Les mots flottent dans l’air tiède et léger, leur sens n’a plus aucune importance, les paroles prononcées s’envolent comme des papillons, la conversation se poursuit hors sol, les voix tendent des fils, elle se sent funambule… Le train filera à toute vitesse, le passé défilera, il faudra recomposer, choisir les bonnes séquences, monter le film, faire le deuil de ce qui n’est plus, se débarrasser des rushes… jeter le film?!!!… Elles sont rentrées, la pièce est jolie, pimpante, lumineuse, murs et plafond blancs, fauteuils et rideaux jaunes, l’amie est gaie, volubile, la maison est encore en chantier, comme la vie, jamais stabilisée, toujours plus ou moins fissurée… Le regard suit une lézarde, remonte vers le plafond, s’égare dans les motifs d’une frise, s’inquiète d’une tache, redescend vers le cône de lumière d’un abat-jour, se réjouit de la profusion d’une gerbe de fleurs, admire la forme généreuse d’un vase, cueille un bouquet de ce qu’il voit, l’offre à la vie qui va… L’oreille perçoit un bruit léger mais insistant, répétitif, une sorte de cliquetis, l’amie se désole en désignant de petits amas de fine sciure, une colonie de termites se nourrit des caissons du plafond, elle les détruira, traitera le bois, changera les planches, en viendra à bout, gagnera la bataille, ne se laissera pas abattre, ici, la vie est si belle, ici, on entend chanter les cigales, ici, on respire le parfum de la liberté en marchant dans les champs de lavande, ici, on vit en permanence dans la lumière!… Ici n’est pas là-bas, là-bas n’est pas ici, mais la vie va là-bas comme ici, la si do fa… L’attention se focalise sur le grésillement des petits coups répétés des insectes xylophages qui frappent le bois comme les lames d’un xylophone ou une cymbale… le crépitement se mêle aux voix et les enserre dans une résille en martelant son message universel de démolition-transformation-recomposition… si rien ne se perd, tout change et redevient poussière, de petits copeaux de bois, de la fine sciure, de minuscules bouts de films, voilà ce qu’il reste d’une solide charpente ou de toute une vie… Les petits coups rapides qui perforent le bois répondent en écho à la vibration primordiale, à l’oscillation perpétuelle qui agite la matière… l’onde se propage à l’infini, immense vague qui se déroule dans les flux et les reflux d’une marée incompréhensible!… un même battement de métronome règle la pulsation de tout l’Univers, ici, maintenant, là-bas, autrefois, bientôt, toujours, éternellement… petits coups secs, rythme binaire, démolition, disparition…

Images mentales

Atelier d’hiver de François Bon

     Il n’y a pas d’image… peut-être un refus de l’image, un souffle d’image sur une surface monochrome ridée par des réminiscences muettes, un non-souvenir, une non-image, une conscience non pas endormie mais qui se refuserait à la formation d’une image… ne resterait qu’un rêve d’image… le reflet mouvant d’un bouquet de roseaux à la surface d’un étang… des paillettes de soleil bondissantes entre des barrières d’ombre… peut-être un vague château de sable submergé par la marée montante et aussitôt fondu dans les remous de l’eau…

     L’étendue blanche de la banquise sous le ciel étincelant, l’océan gris étalé sous les masses nuageuses du ciel orageux, le désert à perte de vue sous le bleu infini du ciel, les pages symétriques de la terre et de l’éther réunies à la pliure de l’horizon dans le grand Livre du Silence…

     La ville encore à moitié endormie, des voitures qui glissent sur l’asphalte, les enseignes lumineuses des commerces reflétées par les trottoirs mouillés, la danse de la pluie sous le faisceau des phares ou le halo des lampadaires, le tapotement des gouttes, le clapotis de l’eau qui s’écoule dans les caniveaux, le flot des sensations qui se réveillent, la scène du jour qui se met en place, les premières images du film, l’œil de la mémoire-caméra, le cinéma intime des souvenirs en son et lumière…

L’un, fantôme de l’autre

LA REVENANTE

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     Un jeune homme tout en noir — jean, blouson et sac à dos — arrive en sens inverse sur le même trottoir, sa main droite tient un étui de violon, il se dirige vers le Vieux-Lille. Elle fait demi-tour et le suit, traverse derrière lui la place du Théâtre, s’engage dans la rue de la Clef, imagine la silhouette d’un autre jeune homme à la démarche fiévreuse (ses doigts se crispent sur une poignée de bagage en vieux cuir élimé), sourit en lisant le nom de la rue des Chats bossus, la prend et continue rue de la Monnaie, regarde en passant les vitrines des magasins de musique, reconnaît le Conservatoire (autrefois national, à rayonnement régional aujourd’hui), dont le bâtiment circulaire épouse la forme de la place du Concert, sent son coeur battre la chamade à l’unisson de celui du jeune homme qu’elle voit en pensée à travers le marcheur habillé de vêtements noirs qu’elle s’est mise à suivre depuis la rue des Manneliers… tous deux franchissent le perron de la porte d’entrée principale et disparaissent derrière les battants gris, l’un, fantôme de l’autre, se présente à un jury de concours (mais peut-être est-ce le cas aussi pour le jeune homme réel?)… De l’extérieur, on entend un entremêlement de sons disparates d’instruments désaccordés d’où émergent les notes fluides d’un piano, ambiance de concert ou préambule d’une représentation à l’Opéra, il racontait, elle imaginait… les habitués du poulailler ne se soucient pas de voir distinctement la scène, seules importent les voix qui montent vers eux, ce sont des passionnés… les musiciens déjà en place dans la fosse d’orchestre entendent le brouhaha des spectateurs qui s’installent, le bourdonnement de leurs conversations et le frottement de leurs corps contre les fauteuils… un grand lustre surplombe la salle et des fresques magnifiques décorent le plafond… pendant de longues minutes, une douce cacophonie mêle les bruits de toux et les raclements de gorge aux accords des musiciens qui recherchent le la… il y a toujours des retardataires, des gens qui arrivent au dernier moment et soulèvent les protestations de ceux-celles qui doivent se lever pour les laisser passer… le lourd rideau de velours rouge reste baissé sur la scène tant que le silence n’est pas total… chaque année, les plus grands opéras du répertoire sont chantés par des artistes venus du monde entier, à la notoriété parfois très grande, comme La Callas… les voix sont toujours exceptionnelles mais certaines le sont encore plus… les amateurs avertis reconnaissent les timbres de chacune et viennent spécialement écouter telle voix dans tel rôle, la Tosca, Violetta, Mimi, Madame Butterfly, Faust, Carmen, Rigoletto… la représentation est une sorte de messe qui déroule un rituel, la partition et le jeu des acteurs-chanteurs est connu, et pourtant chacun-e retient son souffle comme s’il allait se produire un événement inattendu… quand le silence est enfin établi dans la salle, les lumières baissent d’intensité et le chef d’orchestre est éclairé par un projecteur… sa position est surélevée par rapport aux musiciens invisibles dans la fosse pour qu’il puisse voir les chanteurs évoluer sur la scène et communiquer avec eux du regard… une salve d’applaudissements le salue pendant qu’il salue… la salle devient alors complètement obscure et le rideau se lève sur un monde clos dans lequel chacun se glisse avec délice… tout au long de la représentation, la légère rumeur qui descend vers la fosse renseigne les musiciens sur la ferveur du public…

La vie dans la ville

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Destinations statistiquement prévisibles des gens qui vont et viennent, portent des sacs, vaquent à leurs occupations, suivent le tracé des rues, disparaissent derrière une porte, en ressortent, font les courses, toujours et encore les courses, oublient le pain, reviennent sur leurs pas, s’arrêtent à la pharmacie, prennent rendez-vous chez le dentiste, patientent à un arrêt de bus, déchargent le coffre d’une voiture, échangent quelques paroles avec des voisins, adressent des signes de reconnaissance à d’autres habitants-habitués de la ville, vont chercher les enfants à l’école, reviennent de leur travail, film prévisible de l’activité citadine, film muet de la vie dans la ville, gestes répétitifs, stéréotypés, situations convenues, rire attendu, l’attroupement autour de la baraque à frites, le gag de la sauce tomate qui gicle sur une veste, la vie trépidante, la vie cocasse, la vie à la surface, la vie enregistrée sur le vif par la caméra de l’œil, une vie sans épaisseur apparente et pourtant énigmatique, avec les rêves imperceptibles des piétons qui se déplacent munis d’écouteurs dans les oreilles, on entend parfois du son en passant à côté d’eux, on essaie de l’identifier, on essaie de comprendre les amorces d’histoires saisies à la volée sur le trottoir dans les bribes de paroles des personnes croisées, elles téléphonent en marchant à des amis ou à des proches qui vivent peut-être dans des contrées lointaines, les mots s’envolent alors à l’autre bout du monde. Mystère de ces existences suggérées par des impressions fugaces, par des expressions lues sur les visages, par l’enveloppe corporelle des figurants perpétuels d’un film qui se joue en permanence dans les rues de la ville, agrégat de questions sans réponse formant une sorte d’assemblage mobile qui fluctue en même temps que les passants, l’observateur ne saisit que des reflets changeants. L’inconnu-e qui traverse la ville pour la première fois ou qui revient après une longue absence offre lui-même aux autres l’opacité de son corps. Qui est-il, que fait-il, pourquoi a-t-il ce regard interrogateur, que cherche-t-il de ce pas nonchalant, quelle est la tonalité de sa musique intérieure, la singularité de son histoire, ce qui fait battre son coeur?…

     Celui ou celle qui revient se souvient. Un sentiment d’étrangeté domine malgré l’apparente familiarité de certains aspects de la ville. Autrefois, les pieux des chapiteaux des forains s’enfonçaient dans le gravier qui recouvrait la place de l’Hôtel de Ville. Des dalles majestueuses l’ont remplacé, avec un dégradé de marches qui empêche le stationnement des véhicules. La ville se veut pimpante et moderne malgré les nombreux rideaux de fer baissés sur les commerces de jadis, remplacés par des agences bancaires ou de téléphonie. Une petite librairie nichée dans une ruelle portait le nom « Aux vraies richesses ». Peintes de la même couleur que la façade, les lettres de ciment n’ont pas été effacées au-dessus de l’ancienne devanture devenue une simple fenêtre de maison, elles se sont seulement enfoncées dans l’anonymat du mur. Impression que la ville voudrait sortir de l’anonymat, qu’il y aurait tout un livre à écrire.

     Il y a des rues claires et festives qui donnent envie de marcher d’un pas allègre, et des rues étroites et sombres dans lesquelles on avance malgré soi entre des murs hostiles, des rues interminables qui se transforment en boyaux dans les cauchemars. La rue, c’est l’accès au monde et sa découverte avant même de savoir qu’il existe. Double expérience, claire et noire, double découverte de ce que la rue-monde propose de bon ou d’inquiétant. La vie sera une suite de rues à enfiler dans les villes, petite commune pendant les premières années de l’enfance, ville moyenne à l’adolescence, grandes villes à l’âge adulte. La ville ne se laisse pas approcher d’emblée dans sa globalité, elle se parcourt rue après rue dans un quartier, au cours d’un trajet, dans une portion de ville incluse dans plusieurs trajets, se révèle au gré de ce qui porte les pas — l’école, le travail, les promenades — suscite des impressions qui se renforcent ou se complètent à chacun des passages réitérés. La pensée globale de la ville a besoin de s’abstraire du fourmillement des rues et de la vie telle qu’elle se déroule au quotidien à l’ombre de ses murs, pour obtenir la vue d’ensemble que les voyageurs recherchent en grimpant au sommet d’une tour, d’un clocher ou d’une colline. La perception devient alors révélation. Le démiurge omniscient qui contemple la ville voit les imbrications, comprend les articulations, saisit la répartition de l’ensemble des quartiers, des lieux publics, des espaces verts ou habités, des zones industrielles et commerciales, des réseaux de circulation, routes, voies ferrées, fleuves. De la vieille ville aux nouveaux quartiers, les différentes strates de construction se distinguent clairement et racontent l’Histoire, tandis que les immeubles récents ou les gratte-ciel dessinent l’avenir. Le moutonnement vert d’un bois ou d’un parc, parfois l’horizon bleu de la mer, souvent ou presque toujours les reflets argentés d’une rivière, inscrivent des repères naturels dans l’univers minéral du bâti qui reflète différemment la lumière selon la nature des matériaux dont il est fait, briques rouges ou de couleur ocre, pierre dorée, surface grumeleuse du béton, façades lisses et miroitantes des hautes tours qui frôlent le ciel… Mais la misère des faubourgs ne se voit pas d’une telle hauteur, et la détresse des sans-domicile est également invisible; elles ne se détectent qu’au ras du sol, en retournant les bidons de la ville, en démystifiant la ville bidon qui étale sa prospérité factice obtenue par le pillage des ressources de la planète et en spoliant les populations les plus pauvres. La vérité de la ville se vit en deçà des rêves d’urbanistes, dans le fourmillement de ses rues, dans les boyaux de son ventre dilaté, dans la ségrégation de ses habitants, dans l’enfer des existences de ceux-celles qu’elle exclut…

Reflets en abyme

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Souvenirs en miettes miettes de souvenirs dans la nappe repliée sol soleil fenêtre fête l’été entre par la fenêtre éclats de la lumière étalée sur le sol on lui avait dit oh le beau jour bleu le ciel tout près de la rivière une nappe blanche sur l’herbe verte ondulations comme une vague le rectangle de la nappe comme un radeau hissez haut! cap sur la joie! le quotidien gris s’était envolé la sirène n’était pas celle de l’usine mais d’un bateau les marins sont des ouvriers qui rament la mer est calme la mère est belle le père sort de l’usine ou du port on attend qu’il arrive à bord le goûter est posé sur la nappe des gouttes tombent gronde l’orage le pique-nique est un naufrage

     Le cours de la rivière a été détourné et l’usine de tissage n’existe plus, mais la ville résonne encore de tous les cris lancés au fil du temps par les ouvriers qui n’ont pas cessé de manifester, depuis la création des premiers ateliers de l’industrie textile dans la Cité de la Toile, pour obtenir des salaires plus élevés! La voix de Jean Jaurès, venu soutenir la grande grève de 1903, résonnait encore dans la mémoire familiale qui se souvenait des coups de feu tirés par les gardes mobiles à cheval et de la répression féroce exigée de l’Etat par le patronat… Le vieil homme ne comprenait pas. Pourquoi refuser quelques centimes de plus par heure quand les profits étaient aussi manifestement colossaux, comme en témoignaient les châteaux ou les palais modernes de la bourgeoisie locale?… Même un bourgeois ne pouvait porter à la fois qu’un seul manteau!…

     Les rouleaux de bâche ne sont plus chargés sur les péniches depuis longtemps, mais la rue s’appelle toujours « Quai de… »! « Quai de Beauvais »… Même sur le canal creusé à l’écart du centre, les péniches se font rares… Suivre le chemin de halage, arriver à l’écluse, entendre le grondement de l’eau bouillonnante, se sentir saisie alors avec une force inattendue par le souvenir de la peur, en traversant le pont dans la nuit noire, d’être engloutie par les reflets mouvants des eaux profondes!… Cette peur archaïque qui remontait du plus profond d’elle-même était-elle antérieure ou postérieure à l’autre?… quand, pour la première fois, elle avait découvert la mer, les vagues?… le vent faisait tourbillonner les grains de sable qui frappaient le visage et soudain, cette impression atroce d’être aspirée par le sol dans le sable mouillé!… Comment exprimer l’horreur ressentie cette autre fois –elle était à peine plus grande — quand, en une fraction de seconde, alors que la vie toute neuve avait le goût du paradis — il faisait beau, la famille profitait de quelques jours de congé payé — une pierre glissante sur le bord de la berge l’avait fait basculer dans l’eau hypocrite du canal qui miroitait paisiblement sous le soleil?… Stop! arrêter la projection du film!… ce déroulement sans fin des images qui s’interpellent!… craindre les tourbillons de la mémoire… reprendre, peut-être, un peu plus loin?…

     Les images s’interpellent dans le train de la mémoire comme un film le train des images file à toute vitesse derrière les vitres propulsées à la vitesse de la lumière les images des souvenirs glissent dans le train qui ne ralentit pas malgré les pierres glissantes sur les berges du canal les souvenirs sont canalisés cannibalisés entre les balises rails entre lesquels entre lesquelles circulent aller retour plusieurs fois par jour la nuit aussi les images sont en ruine le patron de l’usine aurait été ruiné le pauvre pas de pitié pour l’ouvrier toutes ces ruines dans la ville détruite qui crie le sifflement des bombes le sifflement du train la sirène de l’usine le bruit des bottes obéir se contenter de peu courber l’échine la Chine au loin dans le lointain l’Orient-Express voyage dans la nuit des Déportés trépidation des wagons sur les rails crissant dans la nuit les mots galopent et les phrases déraillent troupes de mots à l’assaut de silhouettes rayées effacées de l’écriteau de la mémoire l’écriteau bleu de la rue des Déportés quand les enfants qui apprennent à lire ignorent le sens le sang des mots épouvante de la révélation quand tombe le voile des mots qui rendent fou!… la locomotive s’emballe les images s’entrechoquent choc de la chute dans l’eau froide du canal froide comme la mort froide comme les mots privés de r privés de rire ou de raison privés de rire sans raison sur les rives du canal glissant qui piège les enfants !… le projecteur est tombé, le mécanisme s’est détraqué, les images ont perdu leur clarté, l’insouciance s’est envolée, l’histoire du film a sombré dans les décombres de la ville ravagée, on ne peut plus, comme avant, comme si rien ne s’était passé, partir et revenir, courir, rire et pleurer, pleurer de rire ou rire à en pleurer, actions simples au passé simple d’un bel été!… il faut tout oublier, tout effacer, laver, nettoyer et encore nettoyer, débarrasser de leur passé de cheminée toutes ces briques entassées dans la cour à l’ombre du lilas pour construire des murs tout neufs et refuser d’écouter les sirènes des usines!…

Collision du passé contre le présent

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Il fallait prendre un raccourci. On disait que l’endroit pouvait être dangereux. Il y avait encore tellement de friches! Elle avait entendu parler d’un théâtre. Les habitants de la ville s’y rendaient avant la guerre, mais laquelle?… Un premier théâtre avait peut-être été démoli puis reconstruit entre les deux guerres avant d’être de nouveau démoli et jamais plus reconstruit par la suite. Il aurait été remplacé par un autre bâtiment public, sans doute la poste principale située entre la piscine et la gare, ou la piscine elle-même, mais il lui semblait que celle-ci était ancienne, la municipalité socialiste avait été l’une des premières à doter la ville d’un équipement de bains-douches avec un bassin de natation, le théâtre devait pourtant se trouver dans ce secteur, il aurait été pilonné par les bombardements comme toutes les constructions situées près de la gare, en laissant un trou béant… Elle en avait entendu parler autrefois et conservait dans sa mémoire l’empreinte de paroles prononcées d’un ton si particulier qu’elles avaient ouvert en elle une sorte de brèche et laissé durablement une impression étrange… Imaginer le public monter les marches d’un théâtre qui n’existe plus, croire entendre le brouhaha des conversations de jadis et le grincement des fauteuils, puis les trois coups, faire le geste de lever la tête vers les dorures du plafond et le grand lustre au moment où il s’éteint, ce saut dans un passé qui n’était pas le sien mais celui des générations précédentes lui avait été rendu possible au cinéma, à un âge où elle n’avait pas encore eu l’occasion d’assister à une représentation théâtrale, et quand elle se redressait sur son siège pour mieux apercevoir l’écran ou se contorsionnait pour faufiler son regard dans les interstices laissés libres par le dos trop large des adultes placés devant elle, les salles de cinéma de son enfance lui avaient donné une idée de ce que pouvait être le théâtre. Mais, paradoxalement, le Théâtre de la Ville n’avait sans doute pas été reconstruit après la guerre parce que les petites salles de cinéma essaimées dans la commune l’avaient rendu inutile et obsolète…

     Un goût d’aventure, des peurs enfantines et l’audace de braver des interdits, une masure devant laquelle il fallait passer en courant pour échapper à la colère d’une vieille femme à la réputation de sorcière enveloppée dans de longs cheveux blancs qui volaient au vent, les traces de pas gluantes sur les chemins boueux rendus glissants par la pluie, les ombres qui s’allongeaient sur le sol à la tombée du jour et que le soleil découpait comme des figurines, le théâtre de la vie se déroulait comme sur une scène, côté cour ou côté rue, et aussi sur les chemins de traverse. Côté cour, le travail était gigantesque et durerait des siècles! Elle avait vu les saisons se succéder sur le tas de briques, brûlantes sous le soleil, glacées par le gel, noyées par les orages… Les averses les faisaient miroiter et la neige les faisait disparaître. Une douceur blanche arrondissait les arêtes et métamorphosait l’aspect des ruines, dont l’amoncellement ne semblait plus provenir de la démolition d’une vieille cheminée d’usine mais du saccage d’un château-fort après le siège d’une armée ennemie. Le seigneur avait été fait prisonnier, il fallait le délivrer, le jeu pouvait durer des heures… Le jeu se jouait dans la tête plus que dans la cour et l’histoire imaginée continuait souvent de s’inventer derrière la vitre de la cuisine ruisselante de pluie, au son du clapotis des gouttes contre les carreaux de la fenêtre et des glouglous de l’eau qui s’écoulait dans le caniveau…

     Bruits de vaisselle par la fenêtre ouverte, paroles presque chuchotées, une voix tonitruante s’élève soudain, un journaliste commente les informations avec autorité, on vient d’allumer la radio pour les écouter, elles sont suivies d’une publicité pour un shampoing — Dop Dop Dop! — et maintenant c’est toc toc toc! une porte claque, un appel à peine audible venant de la rue passe par dessus le toit et atterrit dans la cour, on entend nettement le ronronnement d’un vélomoteur puis c’est le silence, rompu par le tic tic régulier du burin qui décolle de la brique les restes de ciment, ou par le bang d’un avion qui passe le mur du son très haut dans le ciel, la rêverie prend l’air et se perd dans les airs, la ménagère dans la cuisine se met à fredonner un air connu, sans doute une chanson d’Edith Piaf, un moineau pépie au bord du toit, tout est calme… mais voici le vrombissement agaçant d’une mouche ou d’une abeille, il faut se défendre, se lever et la pourchasser, bruit mat du burin qui tombe sur la terre battue, la brique en cours de nettoyage se casse, poussière rouge sur les mains, les bras font des moulinets, cavalcade et son des trompettes, les renforts mettent l’armée ennemie en déroute, nouvelle salve, le son de la trompette s’est rapproché, le marchand de glaces s’arrête d’abord à l’entrée de la rue puis vers le milieu et vers la fin, il arrive à la hauteur de la maison, on n’en achète pas, c’est trop cher, les mouches seront moins tentées de venir nous harceler…

     Le temps se dérègle, l’orage gronde, la caméra, ou plutôt le projecteur qui diffuse le film sur l’écran intérieur de la protagoniste se détraque, les images sautent ou se succèdent à un rythme saccadé qui empêche de voir clairement ce qu’elles devraient montrer, les yeux saisissent néanmoins un détail et s’embuent, le coeur se serre, le corps s’affole, la raison cherche à reprendre les commandes, on recule, on met à distance, on ne regarde que de très loin, on risque de nouveau un oeil sur le détail surgi dans la mémoire, collision du passé contre le présent, dérapage incontrôlé faute de conjugaison possible au temps composé de la présence-absence, tout se passait pourtant bien, les souvenirs se rangeaient sans histoires dans les tiroirs de la mémoire, mais une collusion d’images et de sons a déclenché de façon inattendue la trappe à émotion, une mouche a bourdonné, un marchand de glaces a klaxonné, on a appelé l’enfant dans la cour, la voix a traversé l’espace-temps, l’enfant l’a entendue à l’autre bout de sa vie, si réelle et familière qu’elle en a été bouleversée, et d’autres souvenirs associés ont ressurgi, l’inquiétude de la voix, les visites inhabituelles de certaines personnes, elle savait tout cela bien évidemment, comment aurait-elle pu l’oublier?… mais elle avait gommé les faits, arrondi les angles, atténué ou supprimé certains traits de son paysage mental, restés pourtant enfouis au plus profond de sa mémoire et qui ressortaient subitement à l’air libre, comme après une fouille archéologique…

     Ruines, décombres, briques, odeur de poussière, pièce close jamais aérée dans laquelle finissait de vivre une vieille femme qui restait muette devant les visiteurs du dimanche, tristesse du monde tout entière ramassée dans la pénombre de cette chambre qui ressemblait à un tombeau, soulagement de se retrouver dans la rue et de sentir le vent dans les cheveux, la solidité du sol sous les pas, la chaleur d’une main pour continuer ensemble le chemin, miettes restées dans la bouche d’un sablé mal dégluti que la politesse avait obligé de prélever dans une assiette grise où devait séjourner, entre deux visites, une poignée de biscuits bon marché sortis d’une boîte en carton qui avait pris l’humidité, pluie bienvenue pour laver le visage et les yeux de ce qu’ils avaient vu, désir d’opacité entre le monde et soi, rideau, la pièce est trop mal engagée!… La nuit tombe vite en hiver et la lumière pingre des réverbères éclaire mal les pieds qui avancent lentement sur le trottoir. Les vitrines des magasins trouent agréablement l’obscurité en proposant aux passants le spectacle distrayant et gratuit de leurs étalages. Au loin, en se rapprochant de la Grand’Place, on entend les flonflons d’un manège. La famille entrera probablement dans un café. L’atmosphère chaleureuse du lieu chassera les pensées sombres, le goût de moisissure du sablé cédera la place à la saveur amère de la bière qui accompagnera un cornet de frites. Demain sera un autre jour…

Une sorte de caméra clandestine

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre

     Elle ressentait une impression bizarre, faite d’exaltation et d’incrédulité, l’endroit était sorti de sa mémoire, elle en avait chassé le souvenir, la page était tournée, elle n’avait plus jamais pensé revenir… Se calmer, surtout se calmer!… Personne ne l’obligeait, c’était seulement une opportunité, peut-être un signe du destin, mais qu’allait-elle imaginer?… Non, il ne fallait pas rêver, la porte était fermée, le retour n’existe pas, le retour est impossible, la roue tourne, on n’y peut rien, on ne peut pas revenir sur ses pas… Et pourtant, ce pincement au coeur, cette fièvre, cette joie qui se mue aussitôt en tristesse, fallait-il donc les refouler?… Elle sentait au fond d’elle-même qu’elle désirait se laisser aller, mais se raidissait. Elle craignait ses émotions. Non, elle ne retournerait pas là-bas!… Elle devait résister et renoncer à cette idée qui lui avait été suggérée de façon si inattendue, elle ne supporterait pas la confrontation, ce serait trop douloureux, triste, et au fond tellement décevant… Que peut-on raisonnablement attendre d’une telle situation?… Elle avait donné, elle ne voulait plus faire les frais d’une désillusion…. Des bribes de souvenirs franchissaient cependant la barrière qui la séparait de sa vie antérieure. Comme pour les chasser, elle fermait les yeux. Mais une sorte de caméra clandestine tentait de dérouler le film interdit sur l’écran de son cinéma intérieur. L’image tremblante des contours de la ville apparaissait/disparaissait au rythme des battements de son coeur…

     Une enfilade de rues bordées de maisons étroites aux murs de briques rouge sombre salies par la fumée des usines. De loin, les deux rangées de maisons semblent se rejoindre vers une issue lointaine. A l’époque, la ligne des trottoirs n’était pas cassée par les voitures garées à la queue leu leu. Il arrive qu’une silhouette se glisse dans l’interstice d’une porte. Venue du théâtre de la rue, elle semble disparaître dans les coulisses. Peu de passants à cette heure de la journée. La ville est calme. Les adultes travaillent, les enfants sont à l’école. La vie est suspendue derrière les murs. Une scie, un marteau, un moteur qui pétarade, les bruits disent l’activité qui se déploie dans le repli des rues. En rompant le silence, ils dissipent l’impression angoissante de se trouver dans un lieu désert. Car la ville est peuplée de fantômes. Ils marchent, invisibles, aux côtés des vivants. Ils les accompagnent de leurs frôlements insensibles, et la ville se déploie avec eux dans le temps. La rivière, autrefois, en traversait le centre, avant d’être canalisée. La grande mercerie n’a pas changé, elle a survécu aux bombardements et aux incendies. Le beffroi a été reconstruit, l’ancien n’était pas aussi élancé. A proximité, le nouveau monument aux morts rend un hommage commun aux soldats de la première puis de la seconde guerre mondiale. Les démolitions-reconstructions ont été innombrables. Pendant que les habitants meurent et que des enfants naissent, la ville poursuit sa métamorphose autour des grands axes de son identité…

     Image fixée, celle de la cour d’une maison recouverte d’un amas de briques rouges qui provenaient de la démolition d’une cheminée d’usine. Des briques de récupération qu’il fallait nettoyer, débarrasser des joints de ciment restés collés… De l’autre côté, les jardins encore en friche des maisons qui venaient d’être construites, et plus loin, au-delà du nouveau quartier, une étendue de champs qui séparaient les faubourgs du Nord et de l’Est, elle-même traversée par une ligne de chemin de fer où circulait le Calais-Bâle… trépidation du sol et de l’air que la vitesse du train déplaçait, flèches de lumière à travers les vitres des compartiments, sifflement du train qui ne ralentissait pas en traversant la gare, voyageurs propulsés dont les silhouettes étaient devinées plutôt qu’entrevues, territoire glissant d’un ailleurs impossible à localiser, filant comme l’éclair sur des rails plantés à seulement quelques centaines de mètres de la cour… A l’opposé, côté rue, au rythme de la vie quotidienne, la porte qui s’ouvre ou qui se ferme, le passage du facteur ou du laitier, les allers et retours entre le logis et l’école pour les enfants, l’usine pour le père, l’atelier de confection pour la mère… Et dans la cour, position assise en tailleur à même le sol, poids du marteau et du burin entre les mains, précision des gestes, gravité de la tâche!… il ne fallait pas les casser, les briques nettoyées formeraient de nouveaux murs pour la maison… Un lilas est adossé contre le mur branlant de la maison voisine. Son feuillage adoucit les angles coupants de la cour. En été, ses fleurs et son parfum grimpent vers le ciel. Pour l’apercevoir, il suffit de lever les yeux, le regard se perd dans le bleu ou le gris, une rêverie prend la forme d’un nuage, le pépiement d’un moineau rend le monde léger, les mains lâchent le burin et le marteau… Le morceau de ciel encadré par les cheminées fait penser à une page ou à la surface lisse d’un tableau noir qui ne serait pas noir… Des histoires infinies pourraient s’écrire comme dans un livre ou se voir comme un film au cinéma… La caméra montrerait des personnages dans une cour. Celle-ci ne serait d’abord qu’un point minuscule indifférencié d’une multitude d’autres points scintillants comme des étoiles dans le cosmos… Le point grossirait ensuite à une vitesse fulgurante avant de se stabiliser dans sa forme carrée et ses véritables proportions… Et l’on verrait ce trou dans la palissade, comme un oeil qui espionnerait les personnages de ce film imaginaire… les fines nervures des planches usées et disjointes… leur aspect grisâtre mais légèrement argenté sous le soleil… l’ombre dentelée du lilas sur le sol… la petite barrière, au fond, qui s’ouvre sur un étroit chemin couvert d’herbes folles… et ce qu’il reste du terrain vague sur lequel les maisons neuves ont été construites, un petit monde sauvage peuplé de coccinelles et d’escargots, oublié dans ce pli de la ville, à la lisière du faubourg…

     Sur le grand écran, au cinéma, on remarquerait à peine, vue du ciel, cette pliure séparant ce qui paraissait être un nouveau monde du monde plus ancien dans lequel se trouvait la cour. D’un côté la rue Jean Moulin, de l’autre, la rue Auguste et Michel Mahieu. Un plan rapproché permettrait de lire les noms de ces héros des deux guerres mondiales gravés successivement par la ville reconnaissante sur des écriteaux bleus. Puis la caméra reprendrait de la hauteur pour embrasser du même coup d’œil la dizaine de rues autour desquelles s’organise encore la vie dans le quartier, de part et d’autre de l’axe de la rue des Murets qui délimite le territoire de la ville de celui de la commune voisine où les enfants vont à l’école Jean Jacob, rue Ferrer, juste après la rue Victor Hugo. En sens inverse, c’est la figure tutélaire de Jean Jaurès qui conduit les pas vers le centre-ville. A mi-chemin, les courses de la vie quotidienne se faisaient parfois place Chanzy, dans les magasins de la rue des Déportés, mais se limitaient le plus souvent à des commerces plus proches, une épicerie et une boulangerie situées face à face au coin de la rue, ainsi qu’une boucherie installée à peine un peu plus loin, rue du Chevalier de la Barre… Si la caméra survolait de plus haut encore l’ensemble de la ville, on apercevrait vers l’Est la gare SNCF dans le quartier Saint-Roch, et, vers l’Ouest, le cimetière du Bizet près de la frontière belge; le film évoquerait des voyages et pleurerait des morts…

La revenante

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     Destinations statistiquement prévisibles des gens qui vont et viennent, portent des sacs, vaquent à leurs occupations, suivent le tracé des rues, disparaissent derrière une porte, en ressortent, font les courses, toujours et encore les courses, oublient le pain, reviennent sur leurs pas, s’arrêtent à la pharmacie, prennent rendez-vous chez le dentiste, patientent à un arrêt de bus, déchargent le coffre d’une voiture, échangent quelques paroles avec des voisins, adressent des signes de reconnaissance à d’autres habitants-habitués de la ville, vont chercher les enfants à l’école, reviennent de leur travail, film prévisible de l’activité citadine, film muet de la vie dans la ville, gestes répétitifs, stéréotypés, situations convenues, rire attendu, l’attroupement autour de la baraque à frites, le gag de la sauce tomate qui gicle sur une veste, la vie trépidante, la vie cocasse, la vie à la surface, la vie enregistrée sur le vif par la caméra de l’œil, une vie sans épaisseur apparente et pourtant énigmatique, avec les rêves imperceptibles des piétons qui se déplacent munis d’écouteurs dans les oreilles, on entend parfois du son en passant à côté d’eux, on essaie de l’identifier, on essaie de comprendre les amorces d’histoires saisies à la volée sur le trottoir dans les bribes de paroles des personnes croisées, elles téléphonent en marchant à des amis ou à des proches qui vivent peut-être dans des contrées lointaines, les mots s’envolent alors à l’autre bout du monde. Mystère de ces existences suggérées par des impressions fugaces, par des expressions lues sur les visages, par l’enveloppe corporelle des figurants perpétuels d’un film qui se joue en permanence dans les rues de la ville, agrégat de questions sans réponse formant une sorte d’assemblage mobile qui fluctue en même temps que les passants, l’observateur ne saisit que des reflets changeants. L’inconnu-e qui traverse la ville pour la première fois ou qui revient après une longue absence offre lui-même aux autres l’opacité de son corps. Qui est-il, que fait-il, pourquoi a-t-il ce regard interrogateur, que cherche-t-il de ce pas nonchalant, quelle est la tonalité de sa musique intérieure, la singularité de son histoire, ce qui fait battre son coeur. Celui ou celle qui revient se souvient. Un sentiment d’étrangeté domine malgré l’apparente familiarité de certains aspects de la ville. Autrefois, les pieux des chapiteaux des forains s’enfonçaient dans le gravier qui recouvrait la place de l’Hôtel de Ville. Des dalles majestueuses l’ont remplacé, avec un dégradé de marches qui empêche le stationnement des véhicules. La ville se veut pimpante et moderne malgré les nombreux rideaux de fer baissés sur les commerces de jadis, remplacés par des agences bancaires ou de téléphonie. Une petite librairie nichée dans une ruelle portait le nom « Aux vraies richesses ». Peintes de la même couleur que la façade, les lettres de ciment n’ont pas été effacées au-dessus de l’ancienne devanture devenue une simple fenêtre de maison, elles se sont seulement enfoncées dans l’anonymat du mur. Impression que la ville voudrait sortir de l’anonymat, qu’il y aurait tout un livre à écrire.

     Il y a des rues claires et festives qui donnent envie de marcher d’un pas allègre, et des rues étroites et sombres dans lesquelles on avance malgré soi entre des murs hostiles, des rues interminables qui se transforment en boyaux dans les cauchemars. La rue, c’est l’accès au monde et sa découverte avant même de savoir qu’il existe. Double expérience, claire et noire, double découverte de ce que la rue-monde propose de bon ou d’inquiétant. La vie sera une suite de rues à enfiler dans les villes, petite commune pendant les premières années de l’enfance, ville moyenne à l’adolescence, grandes villes à l’âge adulte. La ville ne se laisse pas approcher d’emblée dans sa globalité, elle se parcourt rue après rue dans un quartier, au cours d’un trajet, dans une portion de ville incluse dans plusieurs trajets, se révèle au gré de ce qui porte les pas — l’école, le travail, les promenades — suscite des impressions qui se renforcent ou se complètent à chacun des passages réitérés. La pensée globale de la ville a besoin de s’abstraire du fourmillement des rues et de la vie telle qu’elle se déroule au quotidien à l’ombre de ses murs, pour obtenir la vue d’ensemble que les voyageurs recherchent en grimpant au sommet d’une tour, d’un clocher ou d’une colline. La perception devient alors révélation. Le démiurge omniscient qui contemple la ville voit les imbrications, comprend les articulations, saisit la répartition de l’ensemble des quartiers, des lieux publics, des espaces verts ou habités, des zones industrielles et commerciales, des réseaux de circulation, routes, voies ferrées, fleuves. De la vieille ville aux nouveaux quartiers, les différentes strates de construction se distinguent clairement et racontent l’Histoire, tandis que les immeubles récents ou les gratte-ciel dessinent l’avenir. Le moutonnement vert d’un bois ou d’un parc, parfois l’horizon bleu de la mer, souvent ou presque toujours les reflets argentés d’une rivière, inscrivent des repères naturels dans l’univers minéral du bâti qui reflète différemment la lumière selon la nature des matériaux dont il est fait, briques rouges ou de couleur ocre, pierre dorée, surface grumeleuse du béton, façades lisses et miroitantes des hautes tours qui frôlent le ciel… Mais la misère des faubourgs ne se voit pas d’une telle hauteur, et la détresse des sans-domicile est également invisible; elles ne se détectent qu’au ras du sol, en retournant les bidons de la ville, en démystifiant la ville bidon qui étale sa prospérité factice obtenue par le pillage des ressources de la planète et en spoliant les populations les plus pauvres. La vérité de la ville se vit en deçà des rêves d’urbanistes, dans le fourmillement de ses rues, dans les boyaux de son ventre dilaté, dans la ségrégation de ses habitants, dans l’enfer des existences de ceux-celles qu’elle exclut…

     La vitre… la paroi de la vitre… entre le paysage extérieur qui s’éloigne à grande vitesse et les voyageurs assis sur leur siège le nez dans un journal ou les yeux dans le vague… les vitres froides… la condensation de l’haleine sur les vitres froides… la main qui essuie la buée, le front qui se penche, les yeux qui tentent de saisir des fragments de paysage… les pylônes strient l’espace ou l’effacent en brouillant la vue avec des effets stroboscopiques… le temps s’immobilise… plus rien n’a d’importance ou si peu… les gestes sont entravés, les activités du quotidien sont suspendues, les perceptions habituelles n’ont plus cours, l’esprit est vacant… vite, la vie va vite… derrière la vitre, la vie défile… les villes, de l’autre côté de la vitre, défilent… la vie, les vies dans les villes… sensation de vitesse presque imperceptible de ce côté-ci de la vitre, rideau… une main tire un rideau sur le monde extérieur qui disparaît à toute vitesse derrière la paroi de la vitre recouverte du rideau… la passagère du train se sent propulsée comme un projectile dans un espace-temps éternellement fuyant… vertige… images sans cohérence véhiculées par des bouffées de réminiscences… la césure du temps a figé les souvenirs… le voyage de retour se superpose à d’autres voyages et à d’autres retours qui s’inscrivaient, à l’époque, dans une suite d’actions fluides portées par la dynamique de la vie… l’enchaînement des faits s’est disloqué… ils ont sombré dans l’oubli ou se sont fixés de façon aléatoire dans une sorte d’album conservé par la mémoire, feuilleté distraitement et par intermittences…

     Autrefois, le rail caressait la courbure des villes et, même si le train ne s’y arrêtait pas, on avait le temps de lire leur nom affiché sur les quais, Béthune, Albert, Carvin, Cambrai, Douai, Hazebrouck… tout en saisissant du regard la silhouette des voyageurs en attente qui observaient le convoi. On identifiait quelques centaines de mètres avant l’entrée en gare, pendant que le train ralentissait, des éléments d’architecture ou de paysage urbain caractéristiques, vierge dorée sur un clocher, haute tour d’une église ou d’un beffroi, terril, cheminée d’usine, stade, enseigne lumineuse d’un entrepôt industriel, d’un nouveau centre commercial qui faisait penser à l’Amérique… Les trains à grande vitesse ne passent plus par les petites villes. On n’entend plus leur nom cité dans un toussotement de micros pour annoncer le prochain arrêt. Les voyages s’improvisent moins facilement. On n’achète plus son billet au dernier moment, on ne monte plus dans le train d’une grande ligne alors qu’il s’ébranle déjà, on ne peut plus suivre l’impulsion déclenchée par un désir instantané de voyage. La fréquence des trains sur les lignes dites secondaires s’est considérablement réduite, et comme au temps des diligences, avant d’atteindre la destination souhaitée, il arrive de se retrouver bloqué pour la nuit dans un coin de province que la raréfaction des trains a éloigné des grands axes de circulation. Euralille et Lille-Europe, à cette époque, n’existaient pas. De grands espaces inoccupés servaient de parkings aux automobilistes venus des communes voisines pour travailler ou prendre le train dans la métropole. Les façades de verre du nouveau quartier d’affaires défient les souvenirs. L’ancien monde, cependant, n’est pas loin. La gare qui vient d’accueillir l’Eurostar a été aménagée juste derrière la gare d’origine, qui porte désormais le nom de Lille-Flandres et n’accueille que les trains régionaux. Son bâtiment — celui de la première gare du Nord de Paris reconstruit pierre à pierre dans la cité lilloise — n’a pas changé. Le coeur bat un peu plus fort. Il faut contenir l’émotion. Marcher d’un pas tranquille de la rue Faidherbe à la place de la Déesse en passant par l’Opéra et la Vieille Bourse, admirer la splendeur et la richesse ornementale des façades rénovées, s’installer à une terrasse de café, commander une bière comme avant, comme jadis, comme si la vie, ici, n’avait jamais été interrompue et qu’il était possible de reprendre le fil comme si de rien n’était… On remontera ensuite vers la gare de Lille-Flandres par la rue du Molinel, à moins que les pas ne se dirigent plutôt vers la Préfecture pour prendre l’autobus. La navette ferroviaire est plus rapide, mais le bus pénètre dans le coeur des communes qu’il traverse en suivant la ligne de leurs rues. Il faudra faire le trajet plusieurs fois pour réveiller les sensations propres à chaque moyen de locomotion, et se rappeler le nom des villages qui se sont fondus dans l’agglomération. En été, Bois-Grenier était un but de promenade dominicale. On marchait nonchalamment pendant des heures au milieu des champs en s’amusant à reconnaître les clochers aperçus de loin dans un cercle qui allait de Fleurbaix à Frelinghien et de Prémesques à Nieppe, en passant par La Chapelle d’Armentiéres. Les noms de ces villages, hameaux ou lieux-dits apparaîtront sur les panneaux des abribus ou des petites gares qui jalonneront le trajet jusqu’à la destination finale. L’autobus s’arrêtera sur la grand-place de la ville-terminus où s’achèvera le périple, mais il sera possible de descendre un peu avant, dans le quartier Saint-Roch, avant qu’il ne s’engage dans la rue Deceuninck… La fin du voyage fera crisser les émotions… Difficile de ne pas revoir en pensée les proches venus autrefois accompagner ou accueillir celle qui partait ou celle qui revenait… Les souvenirs occultés se rebellent, des flots d’images rompent les digues de la mémoire sans avoir pour autant le pouvoir de ressusciter le passé, ni les personnes disparues… En quittant la terrasse du café, la revenante se dirige vers une librairie pour y acheter un carnet. Elle préfèrera sans doute à la trajectoire directe et plus rapide du train l’itinéraire sinueux et les lenteurs du bus…

Rue des Soupirs

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

(suite)

     Les rouleaux de bâche ne sont plus chargés sur les péniches depuis longtemps, mais la rue s’appelle toujours « Quai de… »! « Quai de Beauvais »… Même sur le canal creusé à l’écart du centre, les péniches se font rares… Suivre le chemin de halage, arriver à l’écluse, entendre le grondement de l’eau bouillonnante, se sentir saisie alors avec une force inattendue par le souvenir de la peur, en traversant le pont dans la nuit noire, d’être engloutie par les reflets mouvants des eaux profondes!… Cette peur archaïque qui remontait du plus profond d’elle-même était-elle antérieure ou postérieure à l’autre?… quand, pour la première fois, elle avait découvert la mer, les vagues?… le vent faisait tourbillonner les grains de sable qui frappaient le visage et soudain, cette impression atroce d’être aspirée par le sol dans le sable mouillé!… Comment exprimer l’horreur ressentie cette autre fois –elle était à peine plus grande — quand, en une fraction de seconde, alors que la vie toute neuve avait le goût du paradis — il faisait beau, la famille profitait de quelques jours de congé payé — une pierre glissante sur le bord de la berge l’avait fait basculer dans l’eau hypocrite du canal qui miroitait paisiblement sous le soleil?… Stop! arrêter la projection du film!… ce déroulement sans fin des images qui s’interpellent!… craindre les tourbillons de la mémoire… reprendre, peut-être, un peu plus loin?…

     Les images s’interpellent dans le train de la mémoire comme un film le train des images file à toute vitesse derrière les vitres propulsées à la vitesse de la lumière les images des souvenirs glissent dans le train qui ne ralentit pas malgré les pierres glissantes sur les berges du canal les souvenirs sont canalisés cannibalisés entre les balises rails entre lesquels entre lesquelles circulent aller retour plusieurs fois par jour la nuit aussi les images sont en ruine le patron de l’usine aurait été ruiné le pauvre pas de pitié pour l’ouvrier toutes ces ruines dans la ville détruite qui crie le sifflement des bombes le sifflement du train la sirène de l’usine le bruit des bottes obéir se contenter de peu courber l’échine la Chine au loin dans le lointain l’Orient-Express voyage dans la nuit des Déportés trépidation des wagons sur les rails crissant dans la nuit les mots galopent et les phrases déraillent troupes de mots à l’assaut de silhouettes rayées effacées de l’écriteau de la mémoire l’écriteau bleu de la rue des Déportés quand les enfants qui apprennent à lire ignorent le sens le sang des mots épouvante de la révélation quand tombe le voile des mots qui rendent fou!… la locomotive s’emballe les images s’entrechoquent choc de la chute dans l’eau froide du canal froide comme la mort froide comme les mots privés de r privés de rire ou de raison privés de rire sans raison sur les rives du canal glissant qui piège les enfants !… le projecteur est tombé, le mécanisme s’est détraqué, les images ont perdu leur clarté, l’insouciance s’est envolée, l’histoire du film a sombré dans les décombres de la ville ravagée, on ne peut plus, comme avant, comme si rien ne s’était passé, partir et revenir, courir, rire et pleurer, pleurer de rire ou rire à en pleurer, actions simples au passé simple d’un bel été!… il faut tout oublier, tout effacer, laver, nettoyer et encore nettoyer, débarrasser de leur passé de cheminée toutes ces briques entassées dans la cour à l’ombre du lilas pour construire des murs tout neufs et refuser d’écouter les sirènes des usines!…

     De beffroi en beffroi, avec un ciel si bas qu’un canal s’est perdu, avec un ciel si gris qu’il faut lui pardonner, les villes du plat pays étalent leurs rues, leurs cours et leurs pavés dans l’indifférence de l’oubli… A quel prix le travail des prolétaires, à quel prix le travail de leurs enfants?… La brume des fumées a étouffé leurs cris, a effacé leurs souffrances, dans les vieilles cités horizontales aux longs murs de briques brunes ou rouge sombre creusés par des fenêtres en forme de meurtrières, que les seigneurs (saigneurs?!) ou capitaines d’industrie du dix-neuvième siècle avaient construites sur le même modèle dans toute l’Europe du Nord, de Lille-Roubaix-Tourcoing à Manchester, de Newcastle à Charleroi, de Düsseldorf à Valenciennes, de Londres à Flixecourt… Non loin de ces forteresses, les regards fatigués imaginent la mer et rêvent de grands voyages en suivant le cours de l’eau qui irrigue la plaine traversée de multiples canaux, dans les béguinages et les villages paisibles. A Bruges, on est un peu à Venise, et même au bord d’un simple ruisseau, en écoutant la pluie glouglouter dans un grossier caniveau, rien n’empêche d’imaginer le vent sur les voiles d’un bateau, de s’envoler vers le ciel, d’en contempler les reflets sur les rivières, de voir les campagnes onduler vers la mer, de se laisser bercer par le moutonnement des vagues, de perdre son regard dans l’horizon immense, de se sentir devant l’infini aussi petit-e, mais pas plus, qu’un-e bourgeois-e vêtu-e de beaux vêtements dans les pièces luxueuses de son château…

     Les rues changent parfois de nom mais sont plus pérennes que leurs habitants. La vie, là-bas, avait continué sans elle. D’autres vivaient dans le décor de son ancienne vie, d’autres flânaient dans la ville ou faisaient les courses à sa place (mais le marchand de légumes avait disparu), regardaient les mêmes rues, les mêmes briques, les mêmes façades, même si rénovées, repeintes, rejointoyées… Le lilas blanc déployait peut-être encore ses branches dans la cour, mais d’autres qu’elle profitaient de son ombre… La ville était devenue une entité abstraite, elle n’y connaissait plus personne, elle ne pouvait pas imaginer les vivants dans les rues devenues vides, ou plutôt désertées par ceux-celles qui avaient été ses proches… Souvent, dans une ville étrangère, elle avait le sentiment bizarre d’entrer par effraction dans un lieu où elle n’avait pas sa place, comme si la vie n’y était possible que par le biais de la procuration donnée par les morts… Dans les rues de la ville où plus aucune silhouette ne lui était familière, il lui semblait de la même façon qu’elle n’avait plus sa place. L’image de la ville restait fixée au fond de sa mémoire comme cette fausse cité italienne construite dans le seul but de fournir des décors aux cinéastes, mais il n’y avait plus de tournages, plus de films, plus d’acteurs, plus d’actrices, plus d’histoires vivantes à raconter. Un point aveugle altérait sa vision de la ville…

     Le gros oeil du beffroi, jaune dans la nuit bleue comme une deuxième lune, non loin du clocher effilé d’une église qui pointe le ciel au-dessus de la ligne des toits de tuiles rouges, parfois quelques ardoises, et de la frise limitrophe des cheminées découpées en ombres chinoises par la faible lueur des réverbères tout autour de la grand’place désertée, bordée par les rideaux de fer baissés sur les devantures des magasins du centre-ville endormi, avec quelques voitures immobiles et vides en stationnement le long des trottoirs… entre les grosses mailles de la grille qui protège la librairie du coin de la rue en face de l’Hôtel de Ville, sur la couverture à bords jaunes d’un album de bande dessinée posé verticalement sur un présentoir, l’image d’un beffroi dont l’horloge éclairée de l’intérieur brille dans l’obscurité comme une lune au-dessus de la ligne des toits qui se découpent dans la nuit en formant une frise d’ombres chinoises voilées de quelques nuages tout autour d’une place déserte… silence… l’ombre de la ville se recueille et se reflète dans les vitrines, dans les flaques, dans les rétroviseurs des voitures garées au bord des trottoirs et sur leurs carrosseries luisantes, distribue à l’infini ses parcelles de réalité que le gros oeil du beffroi recompose peut-être tout en haut de la ville, à quelques mètres seulement de la pointe effilée du clocher de l’église détruit comme lui puis reconstruit à plusieurs reprises au moment des guerres, ils n’en peuvent plus de trembler sur leurs bases…

     Les objets sont posés en éventail sur la toile cirée qui recouvre la table. Des photos, quelques cartes postales, une pile de lettres, des coupures de journaux, un petit objet en cuivre muni d’une loupe, une fine baguette de bois souple, de la colophane, un livre de poche au dos décollé, une vieille montre, un brassard, un calot de soldat… Les pages du livre sont gondolées, les couleurs de la couverture sont presque effacées, on devine la photo d’un poilu sous le nom de l’auteur, Henri Barbusse, Le feu… Sur la toile usée du brassard, une croix rouge… Rouge également l’inscription d’une adresse sur une enveloppe blanche, les autres adresses de la pile de lettres sont libellées à l’encre violette sur de vieilles enveloppes bleues; les cartes postales sont jaunies et tachées; sur une photo en noir et blanc aux bords dentelés, un chasseur alpin sourit à l’objectif avec un mouton entre les bras; sur une autre photo, en couleur et relativement récente, un homme d’une soixantaine d’années pose devant des rouleaux de toile… Le petit objet en cuivre dont les côtés articulés se déplient est un quart de pouce, sa loupe servait à compter les duites… La baguette de chef d’orchestre est une tige de roseau fine et assez courte, enduite de couleur blanche… La boîte en fer qui contient la colophane est ronde comme le cadran de la vieille montre-bracelet, mais plus large que celle-ci, bien que peu volumineuse… Tout en haut d’un beffroi, sur une carte postale abîmée par des pliures horizontales qui ont cassé son glaçage, une horloge circulaire semble regarder la ville qu’elle surplombe… une autre carte postale représente la façade ornementée du « nouvel » Opéra de Lille, inauguré en 1923 après l’occupation allemande ; au dos, quelques lignes de texte retracent l’historique de sa destruction-reconstruction à la suite d’un incendie survenu en 1903… Les adresses inscrites à l’encre violette sur les vieilles enveloppes bleues mentionnent des lieux situés dans le Nord de la France, en Angleterre ou en Allemagne… dans le paquet de lettres, des pages ont été écrites au crayon rouge sous les bombes… La plus grande des coupures de journaux, en format double, retrace la campagne de mai 1940 à l’aide d’une carte détaillée de la ligne de front et du mouvement des troupes dans la plaine du Nord… Sur de toutes petites coupures datées de 1936, 1938 et 1947, des noms de lauréats ont été listés par spécialité instrumentale en face des œuvres proposées aux concours par le Conservatoire national de musique de Lille…

     Quel était le motif de la toile cirée quand, pour la première fois, l’enfant avait posé sur la table un cahier et des crayons? Couleurs ternies et fleurs fanées de toiles usées superposées dans la mémoire, strates de souvenirs et formatage rectangulaire de tout ce qui se voit-lit-s’écrit dans les écrans-livres-cahiers, jeux de miroir, réfléchissement, réflexion-réfraction à l’infini de l’infiniment petit-grand à l’infiniment grand-petit, zoom dans un sens, zoom inversé, quel était mon angle de vision à ce moment où, pour la première fois de ma vie, je posais le rectangle d’un cahier sur le rectangle d’une table?… Souvenir de l’effet de loupe d’un « quart de pouce » posé sur la trame d’un tissu pour en compter les fils et vérifier la densité, fascination pour ce petit objet de cuivre pas plus gros qu’un dé lorsqu’il était replié, immersion dans l’univers de l’optique appliquée aux fils ténus de l’histoire d’une toile, ce rien ou cette illusion qui ne tient qu’à un fil?… Jeter sur l’écran du monde le dé d’un « quart de pouce » pour regarder ce qu’il trame à la loupe, observer les lignes-fils qui tirent des bords de chaque côté, essayer de discerner les motifs, espérer découvrir le mystère de leur tissage, tourner les pages et les plis, fouiller dans les replis, croiser les doigts comme on croise les fils, penser à regarder de loin la composition de l’ensemble, bouger devant l’écran du monde ou de la toile comme une ombre chinoise, aimer cette duplication du moindre geste, craindre toutefois la disparition de l’image et de son ombre, avoir envie de renouer les fils disjoints, essayer de relancer la navette des bobines pour créer un pont entre le bord reculé du passé et le bord avancé du présent, manquer de force et d’agilité, perdre les pédales, oublier le motif du début, se perdre dans un trou d’aiguille, glisser dans un couloir de l’espace-temps, tomber à la renverse, en débouchant sur l’envers du décor, comme Alice au pays des merveilles?…

     Des carrés de champs, une route, une voie ferrée, au loin le clocher d’une église… une ligne de peupliers, un canal, une écluse… un beffroi qui domine un centre-ville… des piétons immobiles devant des vitrines de magasins… des voitures arrêtées à des feux rouges, des vélos qui zigzaguent… des étals colorés sur la place d’un marché, une foule bigarrée, une ambiance de kermesse… l’envol d’un ballon rouge au bout d’une ficelle tirée par un enfant… la cour d’une maison, un amas de briques, un lilas blanc… une rue de l’Octroi, une rue du Souvenir, une rue des Soupirs… la vitesse des véhicules sur une route nationale… la lenteur d’une péniche entre les berges d’un canal… des rues étroites et sombres, plus claires et plus larges à mesure qu’elles se rapprochent d’un centre… des rues comme des couloirs, des rues-couloirs qui desservent une multitude de portes… un entrelacs de rues parcourues en tous sens par une foule de passants… des portes qui ouvrent ou se ferment sur des lieux publics ou des espaces privés dans un labyrinthe de rues-couloirs… des scènes de rue, des scènes de vie, de la vie dans la ville… un nombre incalculable de pas et d’innombrables portes franchies de rue en rue à travers la ville comme dans un décor de théâtre… des portes en trompe-l’œil, des miroirs, des reflets, des images de reflets, des souvenirs d’images, des reflets de souvenirs, des images de bric et de broc, des souvenirs de briques… l’image de la ligne des toits d’une ville reconnaissable de très loin sur les chemins de campagne à ses nombreuses et très hautes cheminées d’usines de filature et de tissage… l’image de la même ville aplatie et fondue dans le paysage après la disparition de presque toutes les usines et la démolition de leurs cheminées…

     Avoir un peu d’espace, s’évader de l’enfilade des rues-couloirs de la ville, prendre du champ, marcher sur les chemins verts sans l’obstacle systématique d’une chaussée à traverser en guettant le moment propice pour la franchir au milieu du flux de la circulation, contempler le paysage et le ciel sans la barrière des murs qui cachent l’horizon, respirer l’air à pleins poumons sans les relents de gaz ou de diesel lâchés par les pots d’échappement, écouter le silence devenu possible à l’écart de tous les bruits de la ville, s’asseoir sur l’herbe d’un talus et manger tranquillement les tartines de son goûter sans autre invitation ni interdiction, se sentir merveilleusement apaisé-e par le chant des oiseaux, leur laisser quelques miettes pour engager un début de relation, prendre la mesure du temps qui passe en apercevant au loin le clocher de l’église du quartier qui abrite les souvenirs des premières années de l’enfance, apercevoir de l’autre côté le beffroi de la ville où la vie se passe désormais, tirer un trait fictif de l’un à l’autre dans le ciel bleu de ce jour-là, essayer d’entrevoir l’avenir mais pas trop, risque de nuages!…

     Liberté perdue de ce temps perdu dans un espace qui n’existe plus!… Les rues-couloirs ont gagné du terrain. Les friches et les terrains vagues disponibles n’ont pas suffi à épuiser les projets immobiliers que les promoteurs et la municipalité avaient dans leurs cartons. Les faubourgs des communes voisines ont fini par renoncer à garder leurs distances. Les parcelles agricoles qui les séparaient autrefois de la ville se sont couvertes de lotissements ou d’immeubles d’habitation, les quartiers périphériques se sont rejoints. La pression foncière, en mitant la campagne, a peu à peu tissé une nouvelle ville tentaculaire autour de l’agglomération primitive absorbée par les nouveaux quartiers. Des constructions aussi hautes que le beffroi ont fait disparaître le signal emblématique de la ville dans la masse compacte des bâtiments. En se densifiant, la ville s’est épaissie mais a perdu de la verticalité. La mémoire ne reconnaît plus ni ses contours ni le paysage dans lequel elle s’insérait. Les champs ont disparu. Avec eux, les échappées visuelles possibles vers le clocher qui évoque les lieux des premiers souvenirs. La ligne de chemin de fer que suivait le chemin vert a été désaffectée. Plus personne ne marche le long de cette voie en espérant entendre le sifflement d’une locomotive qui annoncerait le passage d’un train de voyageurs. Sur le talus qui séparait le chemin vert d’un fossé, plus personne ne s’arrête pour regarder défiler les wagons de ce train imaginaire et tenter d’apercevoir les bustes à travers les vitres de leurs fenêtres…

     À vol d’oiseau, l’usine était située à quelques centaines de mètres seulement du centre-ville. Elle avait été remplacée par un supermarché. Deux ou trois SDF — on ne dit plus des clochards — étaient postés près des caddies emboîtés les uns dans les autres et proposaient leur aide pour en décrocher un. Il y avait du monde, mais ce n’était pas la foule des hypercentres commerciaux. Un haut-parleur faisait de la réclame pour des promotions et diffusait une musique sans doute formatée pour plaire à la majorité des client-e-s. Déambuler dans les allées n’était pas désagréable, mais devenait vite ennuyeux… Le vieil homme avait les yeux rêveurs et l’air un peu triste, semblait ici et ailleurs, prenait un produit dans un rayon et le remettait en place, recommençait le même manège avec un autre produit, faisait semblant de s’intéresser aux étiquettes, s’arrêtait de marcher sans raison, remuait les lèvres comme s’il parlait en silence, regardait vers le faux plafond, clignait des yeux en toussotant, prenait un mouchoir pour essuyer son visage, parcourait les allées plusieurs fois de suite comme s’il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait, partait enfin vers la caisse avec un paquet de pâtes ou un paquet de café, jetait encore un regard en arrière, saluait parfois quelqu’un de la main, le plus souvent un vieil homme comme lui, ses yeux s’embuaient, il ne voyait pas bien les pièces de son porte-monnaie (il lui en avait toujours manqué quelques-unes à cause des quelques centimes d’augmentation de son salaire horaire toujours refusés par le patron qui ne se trouvait jamais assez riche… il aurait tellement aimé que la famille ne manque de rien!), il revoyait défiler sa vie de travail (toutes ces années pendant lesquelles ses rêves s’étaient effilochés…), et ne pouvait s’empêcher, à chaque fois qu’il faisait les courses dans le supermarché, de visualiser l’ancien état des lieux — ses métiers à tisser entre les surgelés et les produits laitiers, le bureau du contremaître dix mètres plus loin à la place des fruits et légumes, la grille par laquelle arrivaient les nuages de vapeur pour humidifier le fil, fixée au-dessus des articles de vaisselle… — et d’entendre comme autrefois dans ce qui avait été son atelier le bruit assourdissant des fouets qui relançaient les navettes, resté gravé dans sa mémoire comme sur le sillon d’un disque qui tournerait sans jamais s’arrêter…

Depuis la nuit des temps

     L’intolérance et la bêtise avaient décidé de ce que serait le vingt-et-unième siècle dès le 11 septembre 2001, quand des membres du réseau djihadiste islamiste Al-Quaïda détournèrent quatre avions de ligne pour les projeter contre les tours jumelles du World trade Center à New York et sur le Pentagone à Washington. Le Choc des civilisations n’était pourtant pas inévitable. L’histoire n’était pas écrite à l’avance, mais il ne s’agissait pas seulement du nez de Cléopâtre. L’Etat islamique aurait-il pu se développer si la guerre occidentale en Irak contre Saddam Hussein n’avait pas eu lieu en 2003? La planète aurait-elle succombé aux flammes de l’intégrisme religieux et du réchauffement climatique si Al Gore avait accédé à la présidence des Etats-Unis à la place de Georges Bush junior le 20 janvier 2001? La chute du mur de Berlin et la décomposition du bloc soviétique avaient amené d’aucuns à penser, à la fin du vingtième siècle, bien loin d’une guerre civilisationnelle, que la fin de l’Histoire était advenue. Le monde occidental s’était laissé emporter, alors, par une vague d’optimisme tellement gigantesque qu’il se croyait désormais immortel ou invincible. Les Bourses battaient record sur record, les économistes annonçaient à leur tour la fin des retournements de cycles, les nouvelles technologies de l’information et le développement de la Toile devaient induire un mouvement d’expansion ininterrompue. A cette époque se sont formées les bulles financières colossales qui allaient déclencher la crise des subprime en 2007. Les thuriféraires d’un capitalisme débridé triomphaient partout sans retenue en faisant reculer la puissance publique des Etats, pourtant déjà bien entamée depuis l’arrivée au pouvoir des néo-libéraux en 1979 et 1981, dans le sillage de la première ministre du Royaume-Uni Margaret Thatcher et du président des Etats-Unis Ronald Reagan. Le vieil argument selon lequel la richesse des uns entraînait immanquablement l’enrichissement de tous était brandi sans vergogne pour justifier l’immense fortune d’un tout petit nombre et occulter l’accroissement considérable des inégalités. Mais les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel et l’arrogance des financiers allait bientôt provoquer les plus grandes crises économiques jamais survenues depuis le Jeudi noir de 1929. En 2008, la faillite de grandes banques avait déjà provoqué une crise systémique et pour éviter l’effondrement des réseaux financiers interconnectés du monde entier, les puissances publiques étaient réapparues au premier plan pour éteindre l’incendie, en injectant dans les circuits des centaines de milliards de devises qui alourdirent le poids de la dette des Etats. C’est ainsi que les contribuables eurent à rembourser dans les années qui suivirent le prix colossal d’un endettement à l’origine privé hérité des organismes financiers responsables de la crise, et que les pays les plus faibles, comme la Grèce ou le Portugal dans la zone euro, avaient été menacés d’asphyxie et encouru eux-mêmes la faillite.

     Mais dans le monde récemment globalisé, les informations circulaient à toute vitesse. Un vent d’indignation commença à se lever et à se propager de pays en pays, suscitant le Printemps arabe en 2010, suivi par le mouvement espagnol des Indignés et le mouvement international Occupy en 2011. Outre le départ des dictateurs et l’instauration d’une démocratie, les manifestants arabes exigeaient un partage des richesses qui leur assure de meilleures conditions de vie, des emplois, et la dignité (« karama » en arabe). Ils voulaient reprendre la main, le la était donné par leur slogan « Dégage! », « Erhal! ». En Tunisie, point de départ des contestations populaires, la révolte aboutit à la chute du dictateur Ben Ali puis, en Egypte, à celle d’Hosni Moubarak. La détermination non violente de la jeunesse arabe inspira la jeunesse occidentale qui se rassembla elle aussi dans d’impressionnantes manifestations festives sur les places des grandes villes. Les jeunes du monde entier criaient haut et fort leur désir de paix, de liberté et de solidarité en manifestant leur désaveu de la classe politique responsable à des degrés divers du chômage qui barrait leur horizon (no future) et de la misère dans laquelle ils se débattaient. L’avenir aurait pu être radieux si les forces négatives qui travaillaient le monde n’avaient pas étouffé peu à peu l’immense espoir suscité par les mouvements révolutionnaires non violents de cette époque.

     Je voudrais me réveiller, pouvoir arrêter ce cauchemar, sortir de ce mauvais scénario, rembobiner le film, tout recommencer, réinventer, réécrire, refaire le monde au sens propre, remonter le temps, changer complètement de vie, opérer d’autres choix, éviter le pire, mettre un terme au désastre, vivre ou revivre, retrouver le temps perdu avec tous les gens que j’aime, être Dieu, aimer l’humanité, la sauver ! Ô Luc et ses sarcasmes ! Mon sur-moi est fait de ses remarques situées, déjà, au temps de nos amours égoïstes, à mi-chemin entre la colère contre la bêtise dont il me croyait malheureusement atteinte et l’apitoiement sur mon état mental ! Il me reprochait en vrac ma propension pourtant timide et peu compromettante à défendre la veuve ou l’orphelin, des vélléités droits de l’homistes, une réticence à regarder la réalité en face accompagnée de la peur de nommer les choses, qu’il identifiait comme une tendance trop romantique ou trop féminine à privilégier les ornements du langage plutôt que la crudité des mots, lui qui se réclamait des philosophes cyniques de l’Antiquité, qui voulait me bousculer, me sortir de ma gangue, me libérer des faux-semblants, des conventions stériles, et surtout, je crois, d’un style qui restait trop ingénu à son goût malgré mes efforts pour le rejoindre dans une forme de cynisme moderne consistant à se moquer de tout par peur, sans doute, de céder à la moindre illusion. Mais je ne suis pas sûre qu’avoir fait table rase des bons sentiments fût une preuve de lucidité… Que faire aujourd’hui? Il est trop tard, ce type de réflexion n’a plus de sens. Nous sommes des insectes écrasés par le malheur du monde, des cafards essayant de se mettre à l’abri dans une anfractuosité de la terre pour sauver pendant quelque temps encore, un temps dérisoire, leurs pauvres vies inutiles. Nous ne sommes depuis toujours que des vers de terre voués à la pourriture, un accident de la Création, somme toute une aberration; l’Humanité est en train de s’éteindre comme jadis les Dinosaures, il n’y a pas de quoi fouetter un chat…

Dix décembre 2040

     Je me sens comme suspendu entre deux ou plusieurs mondes, ce que je pressens est terrifiant. A qui me confier? Ici, on me prend pour un vulgaire espion capable de tous les mensonges. Ma vérité est incroyable, ce que j’ai à dire ne peut pas être entendu. Il y a bien cette Elsa, qui semble bienveillante… Mais la ficelle est trop grosse. Elle est chargée de gagner ma confiance pour débusquer les failles par lesquelles les autres rêvent de m’anéantir. Leurs livres d’Histoire me font horreur. Leur lecture est un véritable cauchemar. En même temps que je découvre mon appartenance à cette Humanité, je me mets à la détester. Je ne veux pas trahir les miens, même en sachant ce que je sais maintenant. Notre imposture n’est-elle pas préférable à leur cruauté? Etrange mélange de lumière et de ténèbres, leur civilisation ne repose-t-elle pas, elle aussi, sur le déni de l’altérité? Combien de massacres et de destructions à leur actif ? J’aurais voulu les considérer comme des frères, mais je ne veux pas me regarder dans leurs miroirs. Je me sens désespéré, je ne vois pas d’issue.

     Voilà, c’est exactement cela, je suis désespérée, je ne vois pas d’issue. Nous sommes pris au piège d’une machination qui nous dépasse, qui dépasse le pauvre entendement humain réduit à déplorer, à regretter de n’avoir pas pu comprendre, anticiper, éviter! Moi, pauvre individu parmi les autres, ballotée, hébétée, souffrante, stupide, acculée dans une impasse… N’étions-nous pas pourtant les plus nombreux, l’immense majorité des populations de la Terre à souhaiter le bonheur, à être du côté de la paix, de l’amour et de la vie? Pourquoi les démocraties, censées représenter la volonté du plus grand nombre, n’ont-elles pas réussi à nous protéger? Pourquoi cette impuissance des peuples, depuis la nuit des temps, à obtenir durablement la prospérité dans le souci de la justice, garante du bien commun? Il ne reste plus logiquement qu’à souhaiter la mort, rapide s’il vous plaît. Et, pour éviter une trop lente agonie, à préparer notre suicide. Quelle importance, puisque le destin commun est de mourir? Quelle importance, puisque de toute façon, petites fourmis qui vivons au ras de la terre, nous étions promis depuis toute éternité à l’écrasement? Martin a rejoint notre humanité au moment où celle-ci allait périr… Triste fin de l’Histoire, que personne n’imaginait ainsi. Martin possédait un secret que nous emporterons avec nous dans les ténèbres. Se pourrait-il que son mystérieux pays soit resté indemne ? Les habitants de cette enclave préservée seraient les héritiers de notre Terre en ruine. Une terre dévastée, polluée, irrespirable, radioactive, devenue en lieu et place de territoires qui avaient été si riches plus sèche et plus inhospitalière qu’un désert. Qu’en feraient-ils? Redécouvriraient-ils nos bibliothèques? L’état de leurs connaissances scientifiques leur permettrait-il de reconquérir les verts paradis perdus de la planète? Démiurges, mauvais génies, nous sommes à l’origine de dégâts irréversibles, du moins pourraient-ils vivre à l’abri de scaphandres ou dans des espèces de bulles semblables à celles qui s’étaient multipliées dans les parcs de loisir, au début du millénaire, pour les citadins stressés des classes moyennes qui cherchaient à se ressourcer dans un ersatz de nature… où à ces stations orbitales expérimentales dans lesquelles restaient confinés pendant plusieurs mois des astronautes volontaires pour tester la résistance humaine et préparer de futurs voyages au long cours dans la galaxie. Les humains modernes rêvaient de coloniser l’espace, leur planète est devenue un astre mort qui accueillera peut-être d’improbables explorateurs…

Construire une ville avec des mots

En participant à l’atelier d’écriture de l’été 2018

de François Bon sur son site Le Tiers Livre

mes contributions

suite

     Et l’on verrait ce trou dans la palissade, comme un oeil qui espionnerait les personnages de ce film imaginaire… les fines nervures des planches usées et disjointes… leur aspect grisâtre mais légèrement argenté sous le soleil… l’ombre dentelée du lilas sur le sol… la petite barrière, au fond, qui s’ouvre sur un étroit chemin couvert d’herbes folles… et ce qu’il reste du terrain vague sur lequel les maisons neuves ont été construites, un petit monde sauvage peuplé de coccinelles et d’escargots, oublié dans ce pli de la ville, à la lisière du faubourg…

     Sur le grand écran, au cinéma, on remarquerait à peine, vue du ciel, cette pliure séparant ce qui paraissait être un nouveau monde du monde plus ancien dans lequel se trouvait la cour. D’un côté la rue Jean Moulin, de l’autre, la rue Auguste et Michel Mahieu. Un plan rapproché permettrait de lire les noms de ces héros des deux guerres mondiales gravés successivement par la ville reconnaissante sur des écriteaux bleus. Puis la caméra reprendrait de la hauteur pour embrasser du même coup d’œil la dizaine de rues autour desquelles s’organise encore la vie dans le quartier, de part et d’autre de l’axe de la rue des Murets qui délimite le territoire de la ville de celui de la commune voisine où les enfants vont à l’école Jean Jacob, rue Ferrer, juste après la rue Victor Hugo. En sens inverse, c’est la figure tutélaire de Jean Jaurès qui conduit les pas vers le centre-ville. A mi-chemin, les courses de la vie quotidienne se faisaient parfois place Chanzy, dans les magasins de la rue des Déportés, mais se limitaient le plus souvent à des commerces plus proches, une épicerie et une boulangerie situées face à face au coin de la rue, ainsi qu’une boucherie installée à peine un peu plus loin, rue du Chevalier de la Barre… Si la caméra survolait de plus haut encore l’ensemble de la ville, on apercevrait vers l’Est la gare SNCF dans le quartier Saint-Roch, et, vers l’Ouest, le cimetière du Bizet près de la frontière belge; le film évoquerait des voyages et pleurerait des morts…

     Il fallait prendre un raccourci. On disait que l’endroit pouvait être dangereux. Il y avait encore tellement de friches! Elle avait entendu parler d’un théâtre. Les habitants de la ville s’y rendaient avant la guerre, mais laquelle?… Un premier théâtre avait peut-être été démoli puis reconstruit entre les deux guerres avant d’être de nouveau démoli et jamais plus reconstruit par la suite. Il aurait été remplacé par un autre bâtiment public, sans doute la poste principale située entre la piscine et la gare, ou la piscine elle-même, mais il lui semblait que celle-ci était ancienne, la municipalité socialiste avait été l’une des premières à doter la ville d’un équipement de bains-douches avec un bassin de natation, le théâtre devait pourtant se trouver dans ce secteur, il aurait été pilonné par les bombardements comme toutes les constructions situées près de la gare, en laissant un trou béant… Elle en avait entendu parler autrefois et conservait dans sa mémoire l’empreinte de paroles prononcées d’un ton si particulier qu’elles avaient ouvert en elle une sorte de brèche et laissé durablement une impression étrange… Imaginer le public monter les marches d’un théâtre qui n’existe plus, croire entendre le brouhaha des conversations de jadis et le grincement des fauteuils, puis les trois coups, faire le geste de lever la tête vers les dorures du plafond et le grand lustre au moment où il s’éteint, ce saut dans un passé qui n’était pas le sien mais celui des générations précédentes lui avait été rendu possible au cinéma, à un âge où elle n’avait pas encore eu l’occasion d’assister à une représentation théâtrale, et quand elle se redressait sur son siège pour mieux apercevoir l’écran ou se contorsionnait pour faufiler son regard dans les interstices laissés libres par le dos trop large des adultes placés devant elle, les salles de cinéma de son enfance lui avaient donné une idée de ce que pouvait être le théâtre. Mais, paradoxalement, le Théâtre de la Ville n’avait sans doute pas été reconstruit après la guerre parce que les petites salles de cinéma essaimées dans la commune l’avaient rendu inutile et obsolète…

     Un goût d’aventure, des peurs enfantines et l’audace de braver des interdits, une masure devant laquelle il fallait passer en courant pour échapper à la colère d’une vieille femme à la réputation de sorcière enveloppée dans de longs cheveux blancs qui volaient au vent, les traces de pas gluantes sur les chemins boueux rendus glissants par la pluie, les ombres qui s’allongeaient sur le sol à la tombée du jour et que le soleil découpait comme des figurines, le théâtre de la vie se déroulait comme sur une scène, côté cour ou côté rue, et aussi sur les chemins de traverse. Côté cour, le travail était gigantesque et durerait des siècles! Elle avait vu les saisons se succéder sur le tas de briques, brûlantes sous le soleil, glacées par le gel, noyées par les orages… Les averses les faisaient miroiter et la neige les faisait disparaître. Une douceur blanche arrondissait les arêtes et métamorphosait l’aspect des ruines, dont l’amoncellement ne semblait plus provenir de la démolition d’une vieille cheminée d’usine mais du saccage d’un château-fort après le siège d’une armée ennemie. Le seigneur avait été fait prisonnier, il fallait le délivrer, le jeu pouvait durer des heures… Le jeu se jouait dans la tête plus que dans la cour et l’histoire imaginée continuait souvent de s’inventer derrière la vitre de la cuisine ruisselante de pluie, au son du clapotis des gouttes contre les carreaux de la fenêtre et des glouglous de l’eau qui s’écoulait dans le caniveau…

     Bruits de vaisselle par la fenêtre ouverte, paroles presque chuchotées, une voix tonitruante s’élève soudain, un journaliste commente les informations avec autorité, on vient d’allumer la radio pour les écouter, elles sont suivies d’une publicité pour un shampoing — Dop Dop Dop! — et maintenant c’est toc toc toc! une porte claque, un appel à peine audible venant de la rue passe par dessus le toit et atterrit dans la cour, on entend nettement le ronronnement d’un vélomoteur puis c’est le silence, rompu par le tic tic régulier du burin qui décolle de la brique les restes de ciment, ou par le bang d’un avion qui passe le mur du son très haut dans le ciel, la rêverie prend l’air et se perd dans les airs, la ménagère dans la cuisine se met à fredonner un air connu, sans doute une chanson d’Edith Piaf, un moineau pépie au bord du toit, tout est calme… mais voici le vrombissement agaçant d’une mouche ou d’une abeille, il faut se défendre, se lever et la pourchasser, bruit mat du burin qui tombe sur la terre battue, la brique en cours de nettoyage se casse, poussière rouge sur les mains, les bras font des moulinets, cavalcade et son des trompettes, les renforts mettent l’armée ennemie en déroute, nouvelle salve, le son de la trompette s’est rapproché, le marchand de glaces s’arrête d’abord à l’entrée de la rue puis vers le milieu et vers la fin, il arrive à la hauteur de la maison, on n’en achète pas, c’est trop cher, les mouches seront moins tentées de venir nous harceler…

     Le temps se dérègle, l’orage gronde, la caméra, ou plutôt le projecteur qui diffuse le film sur l’écran intérieur de la protagoniste se détraque, les images sautent ou se succèdent à un rythme saccadé qui empêche de voir clairement ce qu’elles devraient montrer, les yeux saisissent néanmoins un détail et s’embuent, le coeur se serre, le corps s’affole, la raison cherche à reprendre les commandes, on recule, on met à distance, on ne regarde que de très loin, on risque de nouveau un oeil sur le détail surgi dans la mémoire, collision du passé contre le présent, dérapage incontrôlé faute de conjugaison possible au temps composé de la présence-absence, tout se passait pourtant bien, les souvenirs se rangeaient sans histoires dans les tiroirs de la mémoire, mais une collusion d’images et de sons a déclenché de façon inattendue la trappe à émotion, une mouche a bourdonné, un marchand de glaces a klaxonné, on a appelé l’enfant dans la cour, la voix a traversé l’espace-temps, l’enfant l’a entendue à l’autre bout de sa vie, si réelle et familière qu’elle en a été bouleversée, et d’autres souvenirs associés ont ressurgi, l’inquiétude de la voix, les visites inhabituelles de certaines personnes, elle savait tout cela bien évidemment, comment aurait-elle pu l’oublier?… mais elle avait gommé les faits, arrondi les angles, atténué ou supprimé certains traits de son paysage mental, restés pourtant enfouis au plus profond de sa mémoire et qui ressortaient subitement à l’air libre, comme après une fouille archéologique…

     Ruines, décombres, briques, odeur de poussière, pièce close jamais aérée dans laquelle finissait de vivre une vieille femme qui restait muette devant les visiteurs du dimanche, tristesse du monde tout entière ramassée dans la pénombre de cette chambre qui ressemblait à un tombeau, soulagement de se retrouver dans la rue et de sentir le vent dans les cheveux, la solidité du sol sous les pas, la chaleur d’une main pour continuer ensemble le chemin, miettes restées dans la bouche d’un sablé mal dégluti que la politesse avait obligé de prélever dans une assiette grise où devait séjourner, entre deux visites, une poignée de biscuits bon marché sortis d’une boîte en carton qui avait pris l’humidité, pluie bienvenue pour laver le visage et les yeux de ce qu’ils avaient vu, désir d’opacité entre le monde et soi, rideau, la pièce est trop mal engagée!… La nuit tombe vite en hiver et la lumière pingre des réverbères éclaire mal les pieds qui avancent lentement sur le trottoir. Les vitrines des magasins trouent agréablement l’obscurité en proposant aux passants le spectacle distrayant et gratuit de leurs étalages. Au loin, en se rapprochant de la Grand’Place, on entend les flonflons d’un manège. La famille entrera probablement dans un café. L’atmosphère chaleureuse du lieu chassera les pensées sombres, le goût de moisissure du sablé cédera la place à la saveur amère de la bière qui accompagnera un cornet de frites. Demain sera un autre jour…

 

Vanitas vanitatum !

(Récit en cours d’écriture)

     La situation n’était pas meilleure en Europe, et le désastre allait s’étendre aux pays émergents qui avaient réussi à décoller ainsi qu’aux pays les plus pauvres d’Afrique qui n’avaient pas besoin de cette ultime épreuve. Mais la fascination exercée par le spectacle de la misère au pays d’Hollywood était sans limite. Tous les rêves paraissaient s’écrouler en même temps que le rêve américain. On relisait Les Raisins de la colère, Le Bûcher des vanités, et les réseaux sociaux exhumaient des archives les vieux films que ces romans avaient inspirés. Ce n’était pas possible, on n’avait quand même pas régressé à ce stade!… Les journalistes et les intellectuels invités sur les plateaux de télévision de grande écoute rivalisaient de mauvaise foi et de bêtise. Leurs connaissances étaient superficielles, mais ils pouvaient bavarder avec beaucoup d’assurance pendant des heures, tandis que les politiques à bout de souffle reprenaient leurs analyses simplistes pour tenter de justifier leur action et d’expliquer l’inacceptable…

     Le piano de Louis 

     2064

 

La foule des Innocents

Page sombre

(Récit en cours d’écriture)

     La déroute du système financier s’accompagnait, hélas, comme toujours, de la destruction de tous les pans de la vie économique… et la foule des Innocents en payait le prix le plus élevé… Les journaux qui circulaient sur le web retransmettaient en direct les scènes de désespoir des familles qui se retrouvaient du jour au lendemain à la rue, avec, comme seul abri, les tentes que des associations de bienfaisance dressaient en toute hâte pour faire face à l’urgence humanitaire… La télé-réalité inventée à la fin du vingtième siècle inondait les écrans avec les séquences de vie filmées par des citoyens américains aux abois.

     Le piano de Louis 

     2064

14 fois vers le même objet

   Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

1

     J’ai devant les yeux un objet absent imaginaire de forme rectangulaire… comme si la mémoire, comme si la ré-présentation était impossible… et pourtant, dans ce cadre rectangulaire inexistant ou abstrait ou virtuel, scintillent comme des appels d’air, des appels à l’écriture…

2

     L’objet absent, ce rectangle… rectangle blanc de la tablette où s’inscrit le noir de l’écriture… mes velléités d’écriture s’inscrivent en négatif dans le cadre rectangulaire d’un objet réel, une tablette numérique, qui me renvoie le souvenir des ardoises disparues de mon enfance, dont le fond noir recevait les signes blancs que je traçais à la craie…

3

     Le printemps qui revient n’est jamais le même, l’enfance révolue a disparu, les jours anciens ne reviendront pas… mon temps, le temps humain, n’est pas cyclique… sur mon ardoise imaginaire, je vois une flèche blanche… curseur du temps… comme au cinéma, j’aperçois déjà le clap de FIN…

4

     Les lignes de l’écriture s’enroulent et se déroulent, s’effacent ou se gravent à l’encre virtuelle sur l’écran blanc de la tablette… tentent de se faufiler entre les fils emmêlés des lourds écheveaux de souvenirs… fragments de mémoire agglutinés dans l’épaisseur du temps… où l’étoupe étouffe les mots avant qu’ils ne parviennent à se former à la surface…

5

     De tous les objets anciens que j’ai tenus entre les mains, il ne me reste donc que cette matrice… la forme idéale d’un rectangle, mère des réminiscences venues du plus lointain de mon passé… forme de mes cahiers d’écolière et de mon premier livre de lecture, des premières cartes à jouer, des premières images… forme de la toile cirée qui recouvrait la table familiale… je savais qu’elle était superposée aux plus anciennes et que leur épaisseur retenait dans ses strates la mémoire de notre histoire… plus tard, sous l’effet d’un élargissement sidérant du monde qui s’ouvrait à moi mais que je ne pouvais plus contenir dans l’espace restreint de mes mains écartées, forme de l’écran des trois cinémas de la ville où mes parents m’emmenaient parfois voir des films qui n’étaient pas de mon âge…

6

     Comme au cinéma, ma tablette, cette ardoise magique, laisse apparaître ou disparaître les mots, les sons et les images… sur l’écran scintillant, je vois ou j’imagine le présent absent et le passé présent… le temps recomposé… ma vie décomposée…

7

     Le monde se recréait à la pointe des plumes Sergent-Major crissant sur le papier mat des cahiers de brouillon, ou glissant sur le papier brillant des beaux cahiers du jour qui recevaient nos chefs-d’œuvre… le monde continue de s’écrire à la pointe extrême de l’instant, sous la pression de nos doigts qui tapotent désormais les touches virtuelles de claviers représentés par une image…

8

     Imaginer chaque impact de nos stylos sur le papier, chaque point de contact de nos doigts sur les claviers, impulsant un rayonnement électrique qui serait à l’origine d’une formation étoilée, très loin, par-delà les galaxies visibles… penser aux pans de vie engloutis dans les trous noirs de la mémoire… entre les espaces blancs de l’écriture tournoient des univers perdus…

9

     Plages, pages d’écriture… le cadre reste rectangulaire, mais, aujourd’hui, il n’existe plus de limite au bas de la page… le bord n’est qu’apparent… l’écriture s’enfonce à l’infini vers les abysses… si le fond de la piscine n’est jamais atteint, il est toutefois possible, en cliquant sur la barre qui balise l’espace vertical illimité de la page, de remonter vers les hauteurs…

10

     Penchée sur la page  toujours neuve, je passe le plus clair de mon temps à en scruter la surface, guettant les surgissements imprévisibles des lettres… la page est comme le lac dans lequel, enfant, j’ai failli me noyer… sa substance est trompeuse, l’appui n’est pas solide…

11

     La page est un étrange objet… l’étrangeté de la page est démultipliée par la tablette numérique… légère, elle ne pèse pas dans le creux de mon corps qui l’accueille… et il est rassurant d’appuyer les doigts au repos sur les bords de son cadre… aussi plate que les ardoises de mon enfance, son format l’apparente aux fins cahiers qui ont reçu mes premiers essais d’écriture…

12

     Pouvoir de l’encre sur la page blanche, quand je voyais mes premières phrases avancer sur la page comme des vagues, avec le sentiment quasi religieux d’assister à la création du monde… pouvoir démultiplié de la tablette qui ajoute à l’écriture  les couleurs et les formes des images, leurs mouvements, la musique des sons et des voix…

13

     La page promettait déjà l’universel et l’éternel… elle attirait vers elle en les transformant en lignes d’écriture  les ficelles des marionnettes ligotées à l’intérieur de nous, et propulsait nos véritables personnes à la lumière…

14

     Les lignes d’écriture se continuent aujourd’hui du même geste, augmenté des pouvoirs de la tablette… les pages virtuelles se déroulent comme un papyrus ou de vieux parchemins dans le cadre rectangulaire de l’écran numérique… le haut et le bas qui autrefois se touchaient dans le rouleau refermé se rejoignent aujourd’hui d’un seul clic sur une commande de permutation qui permet le retour instantané vers le premier ou le dernier mot, l’alpha ou l’oméga… la page virtuelle est un esquif dans l’océan du web… elle est portée par des vagues de liens connectés à l’immense du monde… sa surface est agitée par la houle de ces mêmes liens qu’elle porte autant qu’ils la portent… ma tablette interconnectée fait de moi un être de réseau… dans l’eau glissante que ses bords encadrent…

Pauvres vies inutiles

     Je voudrais me réveiller, pouvoir arrêter ce cauchemar, sortir de ce mauvais scénario, rembobiner le film, tout recommencer, réinventer, réécrire, refaire le monde au sens propre, remonter le temps, changer complètement de vie, opérer d’autres choix, éviter le pire, mettre un terme au désastre, vivre ou revivre, retrouver le temps perdu avec tous les gens que j’aime, être Dieu, aimer l’humanité, la sauver ! Ô Luc et ses sarcasmes ! Mon sur-moi est fait de ses remarques situées, déjà, au temps de nos amours égoïstes, à mi-chemin entre la colère contre la bêtise dont il me croyait malheureusement atteinte et l’apitoiement sur mon état mental ! Il me reprochait en vrac ma propension pourtant timide et peu compromettante à défendre la veuve ou l’orphelin, des vélléités droits de l’homistes, une réticence à regarder la réalité en face accompagnée de la peur de nommer les choses, qu’il identifiait comme une tendance trop romantique ou trop féminine à privilégier les ornements du langage plutôt que la crudité des mots, lui qui se réclamait des philosophes cyniques de l’Antiquité, qui voulait me bousculer, me sortir de ma gangue, me libérer des faux-semblants, des conventions stériles, et surtout, je crois, d’un style qui restait trop ingénu à son goût malgré mes efforts pour le rejoindre dans une forme de cynisme moderne consistant à se moquer de tout par peur, sans doute, de céder à la moindre illusion. Mais je ne suis pas sûre qu’avoir fait table rase des bons sentiments fût une preuve de lucidité… Que faire aujourd’hui? Il est trop tard, ce type de réflexion n’a plus de sens. Nous sommes des insectes écrasés par le malheur du monde, des cafards essayant de se mettre à l’abri dans une anfractuosité de la terre pour sauver pendant quelque temps encore, un temps dérisoire, leurs pauvres vies inutiles. Nous ne sommes depuis toujours que des vers de terre voués à la pourriture, un accident de la Création, somme toute une aberration; l’Humanité est en train de s’éteindre comme jadis les Dinosaures, il n’y a pas de quoi fouetter un chat…

     Drôle d’Histoire

     2055

Compte à rebours

Il lui avait demandé de répondre poste restante jusqu’à ce qu’il lui indiquât une adresse dont il aurait été sûr. Elle l’avait encore fait récemment pour lui donner des nouvelles de France dont il avait d’ailleurs eu vraisemblablement connaissance par le canal de l’organisation. Pierre Overney, abattu par un vigile devant la régie Renault, l’enterrement suivi par des centaines de milliers de personnes, la crainte d’une insurrection dans les milieux gouvernementaux et policiers… Pourquoi ce silence? Pourquoi cette absence qui ressemblait à une mort? Stéphane X, abattu par Y… De Tempelhof, il avait pu s’envoler pour n’importe où dans le monde. Il aurait pris un aller sans retour. Si l’organisation le lui avait demandé. Si la Révolution l’avait exigé. Mais aucun journal, aucune radio ne titrait sur Stéphane X ! La télévision ne le montrait pas retenu en otage dans une région perdue d’Amérique du Sud ou d’Afrique ; sur aucune photo, dans nul reportage, on ne voyait son visage émacié aux yeux brûlants ; et personne, selon toute vraisemblance, ne l’avait mis en joue pour détruire les idées que son front affichait. Cela n’empêchait pas le délire. Une avalanche de suppositions, un échafaudage d’hypothèses toutes plus invraisemblables les unes que les autres, le surgissement aléatoire des images du passé pour imaginer à rebours le scénario d’un film commencé à l’aéroport de Tempelhof le 9 octobre 1971, le cachet de la poste faisant foi.

Franz, le dernier témoin, venait de quitter la ville pour une destination qu’elle ignorait, et son successeur dans la petite maison qu’il squattait dans une courée de la vieille cité n’avait pas été plus explicite.

Franz disparu lui aussi, le bout de papier chiffonné qu’elle avait conservé comme la carte énigmatique d’un trésor, dont le sens ne pouvait être décrypté que par le scripteur ou son interlocuteur indirect tous deux évaporés, ce blanc-seing que Stéphane avait destiné à Franz pour la mettre sous sa protection, ce document unique et précieux qui était devenu l’ultime objet qu’il lui avait offert alors que le moteur du poids lourd s’était mis à rugir en couvrant sa voix, juste avant que la portière ne claque, ces quelques mots griffonnés rapidement contre la tôle qui vibrait, cette écriture tremblante et les paroles à peine audibles (« chic type », « ennuis ») qui avaient accompagné le geste de tendre vers elle ce morceau de feuille froissée, qui palliait les lettres qu’elle ne recevait plus, le roman qu’elle avait bâti à distance comme un pont entre leurs deux vies séparées, tout cela –  » le mot nu ment  » – s’effondrait, s’écroulait subitement, comme au réveil les songes des dormeurs, et l’inscription improvisée sur un support de fortune dans la fièvre du départ semblait avoir soudain, si Franz ne pouvait plus la faire vivre, la froideur d’une épitaphe…

L’avenir improbable

éphéméride.1

Impressions du jour

Texte écrit en alternance avec Isabelle Pariente-Butterlin, que je remercie

de m’avoir proposé ce nouvel échange.

     « Il y a quelque chose qui se joue dans notre échange, autour de la vérité des jours, qui ne pouvait naître que […] de la sincérité de l’écriture dans l’échange. Il nous emmène très sûrement dans l’inexploré. »

     I.P., 2 mars 2015

    

2015

31 janvier

    Une fine pellicule de neige sur le sol ce matin, neige craquante et miroitante sous un grand soleil qui la fera fondre très probablement dans quelques heures…

     La neige a fondu et le soleil a disparu à l’image de nos vies qui fondent et disparaissent.

     Sur l’écran de ma mémoire, cinéma confidentiel, projection en noir et blanc des scènes de mon existence avec leurs parts d’ombre et de lumière. Impression que ma conscience danse et scintille comme les taches de lumière qui zèbrent la pellicule des vieux films. Sensation de légèreté en regardant les flocons qui recommencent à tourbillonner, ce soir, sous la clarté de la lune.

***

1er février

     Il aurait pu neiger mais il n’a pas neigé. Il était si facile d’imaginer dans l’air froid les mouvements des flocons dans l’air froid et épais. Quand je me suis levée, tous les possibles du jour étaient ouverts en éventail, et au fur et à mesure de la journée, ils se sont resserrés, ils ont rétréci, ils sont devenus de plus en plus étroits, jusqu’à se resserrer, n’être presque plus rien, jusqu’à me laisser me retirer du jour et de son absence, pour aller retrouver les rivages du soir.

      Il n’y eut presque rien à faire, sinon les lignes à écrire, et la musique à écouter. J’oublie que je sens encore dans la pulpe de mes doigts les cordes du violon et la répétition en boucle de cette phrase de Vivaldi.

     Il n’y eut presque rien à faire, sinon pour finir, quelques phrases en Anglais et la chaleur du four qui écartait l’hiver. Ce jour, comme un autre, va-t-il s’effacer ?

***