résignation

C’est la vie!

     Des tons fauves étalés sur les bas-champs inondés. À perte de vue la plaine qui court, et le ciel rempli d’azur!… L’eau s’est substituée à la terre, les saules ont déposé leurs pleurs sur les marécages gelés. Sur les nappes immobiles, sur la végétation figée, sur les teintes uniformément éteintes, une lumière rousse fait flamber la vie…

     Très haut dans le ciel planent des milans noirs… le regard embrasse toute la chaîne de montagnes, sentiment d’être sur le toit du monde!… les sommets scintillent sous la lumière éblouissante et dorée du crépuscule… la ligne rouge de l’horizon vacille, se laisse absorber soudain par un rayonnement vert… épiphanie, cadeau du ciel!… les deux couleurs s’appellent ou s’affrontent, cèdent, réapparaissent, clignotent, se stabilisent quelques fractions de seconde à tour de rôle, font trembler le trait lumineux qui encercle les montagnes… le rayon vert s’affirme pendant quelques instants, longs comme l’éternité…

     Une plage immense et déserte, de grandes échappées bleues dans le ciel parcouru de nuages blancs, le vent qui fouette le visage, les odeurs marines, le cri des mouettes, le bruit des vagues…

     Un ruisseau dans une clairière, des paillettes de lumière à la surface de l’eau, l’ombre des feuillages, le bruissement des feuilles, un chant d’oiseau, des froufroutements…

     Par la fenêtre ouverte après l’orage pénètre une odeur d’herbe mouillée… sur la table, un herbier, des pinces et quelques fleurs séchées… le tonnerre gronde encore au loin, mêlé aux rires des enfants…

     Une cabane au bord d’un étang, à l’intérieur un énorme bric-à-brac, bottes, souliers, paniers, filets, flacons, jumelles, revues, appeaux de toutes sortes… une flambée dans un poêle à bois, un vieil homme qui attise le feu…

     La pluie tapote les vitres, le poêle ronronne, des voix chantonnent, la soupe du soir se prépare, les flammes crépitent, les assiettes et les couverts sortis de l’armoire invitent à se mettre à table…

     À l’arrêt sur une aire de repos pour boire un café, François formait le numéro de téléphone d’Élise de façon compulsive… ce n’était pas normal… il l’imaginait traversée comme lui par le souvenir des lieux associés aux joies qu’ils avaient partagées… non, ce n’était pas normal… elle aurait dû répondre à ses messages…

     Il faisait nuit. La lueur des lampadaires était blafarde et brouillée par les traits obliques de la pluie. Des trombes d’eau s’abattaient sur le sol avec un bruit de cataracte. Des résidus d’essence irisaient les flaques. La silhouette d’un homme courait entre les bâtiments de tôle… Le soleil couchant, à peine une heure plus tôt, embrasait l’horizon dans une ambiance de fin du monde, le bitume flambait, les parois métalliques rougissaient, l’air paraissait saturé par des nuages de cendres, l’incendie crépusculaire ne laissait intacte aucune surface!… Vue du haut d’un pont qui la surplombait, la station-service faisait penser aux jeux de construction des boîtes de Meccano… quelles images auraient traversé l’esprit d’une personne suicidaire, au moment de sauter, en apercevant ce fragile assemblage?…

     Les cinémas étaient de nouveau ouverts au public, après trois mois de fermeture. Isabelle Vrignod avait quitté la terrasse où elle avait l’habitude de s’installer tôt le matin et se dirigeait vers la salle la plus proche pour y trouver de la fraîcheur. Un thermomètre géant au fronton d’une vitrine affichait déjà 32°. Peu importait le film, se soustraire à la canicule serait un but en soi. Un an auparavant, les températures avaient dépassé 40° dans toute l’Europe du Nord, avec des pics supérieurs aux températures relevées dans le Sud marocain. Il y aurait, disait-on alors, un avant et un après 2019 !… Mais le monde d’après n’avait jamais le temps de naître, le monde d’avant se contentait toujours de quelques bonnes paroles et reprenait son cours comme si de rien n’était… Pourquoi ne pas revoir « Rencontres du troisième type » ?… ou « L’étrange histoire de Benjamin Button » ?… ou encore « Mississipi burning » ?… « Greenland, le dernier refuge » était tentant… mais aussi « The Perfect candidate », « Hotel by the river »… « White Riot »… L’ambiance, l’atmosphère, l’univers des deux prochaines heures, et même les rêves ou les cauchemars de la nuit, dépendaient du choix qu’elle allait faire… Isabelle Vrignod se sentait bêtement stressée comme si l’enjeu était important, alors qu’elle souhaitait seulement passer un moment au frais… Dans la rue, les règles sanitaires incitant à garder ses distances pour éviter de se contaminer étaient à l’origine d’une gestuelle étrange. Une chorégraphie insolite remplaçait les mouvements désordonnés habituels des groupes de passants par une danse de pas mesurés et de gestes retenus, comme en suspension dans l’espace et dans le temps, dont l’effet de ralenti était accentué par la chaleur. Les masques portés par les danseurs et les danseuses de ce ballet urbain, en cachant leur visage, leur enlevait une part d’humanité et les faisait ressembler à des extra-terrestres, qu’une caméra invisible filmait peut-être à leur insu!… La réalité de la rue avait des allures de fiction, l’inimaginable proposé par le cinéma se jouait à chaque pas… Enfant, elle aimait saisir son reflet dans les vitrines comme si l’image capturée par l’écran de la fenêtre lui racontait sa propre histoire filmée… et faute de regarder droit devant, elle avait trébuché plus d’une fois en se cognant contre des passants ou des poteaux non anticipés!… Plonger dans le passé revenait presque à vivre à reculons, comme ce Benjamin Button {au curieux destin} incarné par Brad Pitt qui naît à quatre-vingts ans et rajeunit au fil des années… Elle n’était plus jeune depuis longtemps et pratiquait une philosophie de la vie bienveillante qui lui permettait de naviguer entre les écueils sans trop de tourments, du moins s’efforçait-elle de le croire… « Hotel by the river » était à l’affiche des trois prochains cinémas… Dans sa ville natale, il y avait autrefois trois cinémas dans un périmètre rapproché non loin du centre où se dressait la mairie et son beffroi. Les parents allaient de l’un à l’autre et commentaient les affiches en ayant du mal à se décider… Non, la vie n’était pas un long fleuve tranquille… La sienne (comme beaucoup d’autres?) aurait sans doute pu donner matière à un roman… Elle était tentée par ce film mélancolique en noir et blanc sur fond de neige… l’idée saugrenue que celle-ci aurait peut-être un pouvoir rafraîchissant l’amusait tout en lui faisant honte de se laisser aller à une pensée aussi triviale pour une telle œuvre cinématographique… L’air du temps inclinait au catastrophisme, mais justement, la menace climatique n’avait pas besoin d’être éclipsée par une comète hypothétique sur le point de s’écraser sur la terre, et elle n’avait pas envie de se laisser démoraliser par la mise en scène du désespoir et de la panique des foules… exit « Greenland, le dernier refuge » !… Souvenir de ses angoisses d’enfant quand les films choisis par les parents la terrifiaient… le retour dans les rues désertes et mal éclairées accentuait le sentiment de peur qui ne commençait à se dissiper que dans la chaleur de la maison retrouvée…

     Des mains se déployaient en ombres chinoises, les doigts s’élançaient dans le vide et en ramenaient des formes qui apparaissaient et disparaissaient à toute vitesse, succession vertigineuse de silhouettes, animaux, personnages, cortège de toutes les créatures du monde comme au matin du premier jour, ou, en accord avec le catastrophisme ambiant, avant le Déluge, au moment d’embarquer sur l’Arche de Noé… La joie, la tristesse, l’enthousiasme ou le plus grand désespoir s’incarnaient au bout des doigts de l’artiste d’un simple jeu de ses mains en créant l’illusion, l’espace d’un instant, d’apercevoir réellement le dos voûté d’un vieillard fatigué ou le geste empressé d’un jeune homme offrant un bouquet de fleurs à sa bien-aimée… Le documentaire sur les spectacles d’ombres donné en première partie de séance se poursuivait par la chorégraphie du collectif {Die Mobilés}, silhouettes humaines sorties des collages de Matisse évoluant autour de la planète bleue puis sur le fond rouge d’un coucher de soleil, et se transformant, par la grâce du rapprochement des corps, en oiseaux migrateurs, éléphants, ours ou manchots menacés d’extinction par les fumées noires d’une forêt calcinée sur la planète en feu… Les mains tâtonnaient dans l’obscurité pour ouvrir un sac, en sortir le téléphone portable, désactiver la sonnerie, prendre un bonbon, un mouchoir… La pensée d’acheter à l’entracte un bâtonnet de crème glacée, gourmandise autrefois trop chère pour la bourse des parents, donnait à son auteure l’impression désagréable d’une insouciance coupable… Objets de réprimandes, les mains oisives ou maladroites, pour se faire oublier, se cachaient dans les poches… Depuis la nuit des temps, combien de mains malhabiles ou talentueuses, légères, délicates, épaisses, pesantes, carrées, allongées, fines, fortes, noueuses, déliées? Combien d’empreintes laissées sur les parois des grottes, les cahiers d’écolier, les murs des cités, les murs des prisons ou des universités? Combien de mains heureuses ou désespérées? Combien de mains bâtisseuses, de mains expertes, de mains virtuoses? Combien de mains abîmées par les travaux quotidiens? Combien de mains généreuses, de mains tendues, de mains sur le cœur? Combien de mains aimantes ayant pris soin de la Vie? Combien de mains avaient détruit, hélas, ce que d’autres avaient construit?…

     Il faisait nuit noire… La violence des bourrasques, le fracas des torrents de pluie sur la tôle menaçaient l’habitacle, semblait-il, de pulvérisation… la tête du conducteur était sur le point d’exploser, son corps se tassait sur le siège, sa conscience se diluait dans les ruissellements de l’eau… sensation angoissante de se vider de sa substance humaine, de devenir une sorte de gastéropode à l’intérieur de la coquille métallique du véhicule, de glisser sur l’asphalte avec des mouvements de reptation… de la fenêtre mal fermée de la portière avant droite coulait un filet de pluie grasse… de la bave?… sursaut de dégoût, éclair de lucidité, la chaussée s’illumine sous les feux de route pleins phares, la voiture bondit en reprenant de la vitesse… 

     François fonçait dans la nuit comme s’il traversait un no man’s land, à la poursuite des ombres fuyantes qui le narguaient de l’autre côté du pare-brise. « C’est la vie! » chantait Khaled dans l’habitacle. Quelle vie?… Celle d’un musicien de talent comme le père d’Elise obligé de travailler en usine pendant toute sa vie pour faire vivre sa famille? Quelle vie!… Gagner sa vie, certes, mais à quel prix?… Une vie de chien, ce n’est pas une vie!… Élise voulait rompre les chaînes… trouver une sortie pour quitter l’autoroute qui avait canalisé leur vie… « On va s’aimer, on va danser, oui, c’est la vie! » clamait inlassablement le chanteur dans les oreilles de François… Il organiserait une grande fête pour Élise, ils chanteraient ensemble la chanson de Khaled jusqu’à en perdre le souffle, ils poseraient la première pierre de leur nouvelle demeure à l’écart de l’ancien monde, au sein de la communauté des défricheurs de rêves pour lesquels oui, c’était cela la vraie vie, rêver le monde et le construire comme dans les rêves !… Sois réaliste, la vie ce n’est pas ça, on ne vit pas d’amour et d’eau fraîche, descends de ton nuage, prends tes responsabilités, assume, tu n’es plus un enfant, tu es trop sensible, il est temps de grandir, tu dois t’endurcir, la vie est un rapport de force, il faut être un battant… les injonctions venues de l’ancien monde, martelées par les personnes dotées d’autorité comme autant de mantras dévoyés, saturaient l’espace psychique dans lequel se débattait chaque individu jeté dans le grand bain social… Le chacun pour soi, la mise en concurrence impitoyable rendaient les gens mauvais, et c’étaient les plus mauvais d’entre eux, dans les deux sens du terme, car ils étaient à la fois méchants et incompétents, qui accédaient le plus souvent aux postes de commande… l’ancien monde marchait sur la tête!… Il était temps qu’il reprenne les rênes de sa vie, qu’il s’éloigne à tout jamais de tous les Bruno, Marc et autres imposteurs sinistres qui peuplaient les bureaux chargés de gérer une organisation de la vie parvenue à ce degré d’absurdité ou de cynisme… Le père d’Elise avait le dos voûté, son corps en souffrance était comme une métaphore de l’inversion des valeurs qui avait perverti le corps social, une image de la soumission de la population voulue par le pouvoir détourné de sa mission démocratique et républicaine… Les masques, dont le port avait été rendu obligatoire dans les rues, illustraient de façon ironique la mascarade générale… on avançait désormais ostensiblement masqué, le bout de tissu posé sur le nez annonçait d’une certaine façon la couleur, nous étions tous des histrions… Les paroles simples et répétitives de la chanson de Khaled faisaient du bien. « On va s’aimer, on va danser, c’est la vie! » La vie, François ne voulait plus passer à côté. S’aimer, être heureux et contribuer au bonheur universel, n’était-ce pas là l’essentiel? Le bien commun n’était plus dans le viseur des personnes qui tiraient les ficelles, il fallait quitter la scène et cesser de jouer dans leur déplorable comédie… François cherchait depuis un moment à quitter l’autoroute, mais c’était comme dans la vie, il en était devenu prisonnier, il serait obligé de rouler pendant plusieurs dizaines de kilomètres avant d’atteindre un échangeur… « C’est la vie, on n’y peut rien»… Combien de fois avait-il entendu prononcer cette formule de résignation sur un ton fataliste?… Certes, la vie était semée d’embûches et de douleurs, l’opacité du monde était angoissante, les questions fondamentales que se posent très tôt les enfants ne reçoivent jamais de réponses… le deuil récent de sa mère avait fait de lui de nouveau un enfant, qu’elle ne pouvait plus consoler… mais il imaginait facilement ce qu’elle lui dirait, la vie continue, tu te dois d’être heureux!… Danser, aimer, vivre au lieu de survivre… François découvrait à quel point ses plus grands désirs avaient été mis sous le boisseau, à quel point criait en lui la vie qu’il avait laissée s’étouffer… il riait, pleurait, chantait avec Khaled dans l’habitacle lancé à pleine vitesse sur la route nouvelle qu’il découvrait devant lui… mais la voiture s’était mise à déraper sur la chaussée glissante, il en avait repris le contrôle de justesse… c’est la vie, on n’y peut rien?… il venait de se cogner au réel… dégrisé et secoué, il se moquait de lui-même… si, on peut toujours quelque chose… 

     Isabelle Vrignod rêvassait en savourant son bâtonnet de glace. La pénombre de la salle, à peine éclairée par la lumière tamisée de quelques appliques, favorisait un état mental propice à l’accueil des personnages romanesques qui peuplaient son imaginaire… mais le réel dépassait souvent la fiction… elle n’aurait pu transposer tel quel, sans le rendre invraisemblable, le dialogue étrange qu’elle avait eu récemment, au cours d’une soirée de rencontres littéraires, avec une sorte de revenant… L’homme était encore jeune… Il était seul dans sa voiture… la pluie, l’orage, le vent… il en avait perdu le contrôle… « J’étais dans un état de conscience inhabituel… il me semblait que je volais… que je survolais le monde aussi facilement et plus vite qu’un oiseau… je pouvais aussi me déplacer dans le temps, descendre en flèche vers n’importe quel point du globe et remonter instantanément en faisant varier le curseur des époques traversées… je rencontrais des gens, je leur parlais, je découvrais leur univers et leurs préoccupations, je m’étonnais, pleurais, riais avec eux… je pouvais multiplier les expériences, les renouveler, quitter un lieu à une époque donnée et y revenir, chercher d’autres cieux à n’importe quel endroit de l’espace-temps, me perdre, m’oublier, fixer des repères et cartographier l’infini à l’infini, j’avais l’éternité devant moi… je devenais peu à peu omniscient, mais je n’avais pas le pouvoir de changer radicalement les choses… je n’étais pas Dieu… je pouvais seulement, comme n’importe quel être humain, apporter une aide ou un réconfort, à hauteur d’homme, aux personnes qui m’interpellaient… » Il aurait voulu oublier les malheurs et les drames de l’existence humaine, effacer sa face noire, ne vivre que par amour, à l’aube de l’instant présent… Il souriait mais semblait lutter contre des fantômes, avait le regard fuyant, ne répondait pas directement aux questions… Oui, l’Antarctique se morcelait, oui, les glaciers disparaissaient en faisant s’écrouler les montagnes, oui, la planète bleue se disloquait, oui, le dérèglement climatique s’emballait, oui, l’humanité n’avait plus que l’équivalent de quelques secondes pour tenter de l’enrayer… il aurait aimé être une sorte d’archange ou de prophète pour marquer les esprits des foules et leur dire STOP ! Tous ensemble, nous allons réussir !… Mais il reconnaissait avoir du mal avec sa propre vie… Il acceptait la réalité mais en refusait le caractère fatal car derrière la fatalité se cachaient trop souvent l’égoïsme, la bêtise, l’arrogance, le cynisme… La tristesse de sa physionomie, mêlée à la douceur de ses traits, donnait envie d’aborder avec lui des questions plus intimes… Oui, d’une certaine façon, il avait vu l’envers des choses, ce que l’on ne voit jamais, ce qui reste toujours caché, il avait découvert sa pré-histoire personnelle et celle de ses proches, compris les tenants et les aboutissants de son paysage mental comme on saisit la cohérence géographique d’un territoire en grimpant au sommet d’une colline, mais en revenant de cette exploration hors du commun, il n’en avait gardé que des souvenirs confus… comme si le gardien de ces régions inaccessibles avait jeté un voile sur sa conscience pour lui permettre le retour à la vie… mais lui savait, il savait qu’il avait vu au-delà de toutes limites, il savait qu’il avait eu accès à la totalité du monde, il savait que le principe même de la Vie n’était plus au centre des activités humaines… privé de lumière, il restait un Voyant… il ne pouvait oublier qu’il avait vu…  

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Un monde meilleur

     Isabelle Vrignod se posait des questions. Elle avait fixé les grandes lignes de son projet d’écriture, mais elle hésitait sur le format. Long ou court ?… Roman ?… Nouvelle ?… Elle aimait la concision et s’était lancée dans une entrée en matière assez percutante sans toutefois se décider à continuer sur cette trajectoire rapide. Elle avait envie, pour une fois, de flâner, de prendre le temps de regarder le paysage, d’en absorber tous les détails, de laisser courir sa plume (ou, plus exactement ses doigts sur le clavier) sans la (ou les) brider, de se laisser étonner par l’imprévu des mots, de suivre toutes les pistes qu’ils amorceraient, de n’exercer sa censure d’auteure qu’in fine, si le récit l’exigeait. Elle laissait les personnages venir à elle tranquillement, les regardait s’approcher sans les brusquer, s’amusait de leurs contours flous, surprenait parfois un geste ou une attitude, croquait une silhouette, permettait à son imagination de faire un galop d’essai… L’un de ces personnages en quête d’auteur-e venait de regagner son bureau. Léger sourire aux lèvres, les yeux perdus dans un rêve, il allume son ordinateur machinalement, entend la sonnerie du téléphone, hésite, pousse un soupir, se saisit du combiné : « Oui, non, mais non!… D’accord, oui, j’arrive…»… il repousse brutalement son fauteuil, réajuste sa veste, s’empare d’un dossier, se dirige vers la porte d’un pas rageur, appuie trop fortement sur la poignée mal fixée, la remet en place en fulminant, jette autour de lui un regard contrarié, referme la porte sur son monde intérieur, plonge, mine renfrognée, dans le corridor… Qu’adviendrait-il de lui ?… Isabelle Vrignod fit signe au serveur de lui apporter un nouvel expresso, l’après-midi ne faisait que commencer…

     Dans le journal qu’elle avait acheté au kiosque avant de s’installer à la terrasse, on s’interrogeait sur le monde d’après. Les populations confinées avaient vu le ciel redevenir bleu et entendu les oiseaux revenir chanter dans les villes. Sur tous les continents, l’arrêt des activités humaines ne relevant pas des besoins essentiels avait fait disparaître les nuages de pollution, des habitants du nord de l’Inde avaient pu admirer au loin, pour la première fois depuis des dizaines d’années, les cimes enneigées de l’Himalaya! Les images satellites des métropoles et des grandes zones d’activité économique n’avaient jamais été aussi pures. Les citadins, souvent en télétravail, avaient réappris la lenteur et s’étaient mis à rêver d’un autre monde possible, l’opinion publique mettait enfin au premier plan de ses préoccupations les questions écologiques et le réchauffement climatique… Poussée à l’optimisme par le bien-être qu’elle ressentait à l’instant t sur la terrasse exposée au soleil, Isabelle Vrignod avait envie de croire qu’il ne serait pas nécessaire de se battre pour qu’advienne un monde meilleur, les utopies que l’opinion attribuait encore récemment à des rêveurs illuminés commençaient à prendre corps dans l’imaginaire collectif, libéré, semblait-il, par la crise du Coronavirus… L’épidémie s’arrêterait d’elle-même, les arguments sanitaires utilisés pour surveiller la population ne résisteraient pas aux aspirations libertaires, les policiers cesseraient de patrouiller partout, dans les villes, sur les plages et même en montagne ou dans les grands espaces naturels déserts, les drones et les hélicoptères disparaîtraient de l’horizon !… Un jeune chat noir aux pattes blanches, qui frémissait et s’agitait en somnolant, avait choisi pour sa sieste l’un des endroits les plus ensoleillés de la terrasse. Comme lui, Isabelle se lovait dans le creux de son confortable fauteuil, la nuque posée sur le haut du dossier, les yeux à demi fermés mais attentifs aux menus événements qui se produisaient, signes adressés aux serveurs, allées et venues, regards échangés… Elle aimait ce moment privilégié de la journée, suspendu entre les activités du matin et celles, non encore entamées, de l’après-midi. Cette sensation de légèreté était accentuée par la sortie récente du confinement. Les visages masqués et la patrouille volante empêchaient cependant de se laisser aller complètement à la douceur de l’instant. Les éléments insolites qui s’étaient introduits dans la vie de tous les jours ne semblaient pas troubler, apparemment, Mistigri venu ronronner contre ses pieds appuyés sur la barre transversale d’une chaise… il ne se fit pas prier quand elle se pencha pour l’attraper.

     Le ciel comme unique paysage enveloppant le ruban de l’autoroute isolée de tout repère caractéristique qui pourrait retenir le regard… le ronronnement assourdi du moteur, inaudible au commencement du voyage mais devenu obsédant… les panneaux qui balisent l’itinéraire… les voitures moins nombreuses qu’avant le confinement, celles qui se font dépasser, celles qui doublent, celles qui sont croisées en sens inverse sur l’autre voie séparée et que signalent de loin les feux de position… la monotonie de la conduite, son caractère hypnotique, les pensées chagrines qui envahissent le conducteur… Le soir de ce vendredi-là, François était parti seul en week-end avec le moral en berne. Élise lui reprochait ses contradictions depuis déjà un certain temps, et le confinement avait exacerbé les tensions… Dans un mot scotché sur la porte du frigo, elle avait écrit son besoin de prendre du recul… elle ne supportait plus l’écart permanent entre la vie dont elle avait rêvé et la réalité dans laquelle elle se sentait engluée!… son départ pouvait devenir définitif… Il avait laissé plusieurs messages sur son répondeur, elle ne rappelait pas… Dans l’habitacle, le film de leur vie passait en boucle… première séquence au pays de l’enfance, quand Élise entra dans son existence… la petite fille ne perd pas une miette du spectacle de l’emménagement de ses nouveaux voisins… leurs regards se croisent, elle lui sourit, le prend par la main, l’emmène courir sur de nouveaux chemins… les parents nouent des liens d’amitiés, le fils ou la fille de la seconde famille est adopté… souvenir nostalgique de la petite ville du Nord qui fut le décor de leurs éclats de rire insouciants et de la tendresse qui les unissait déjà!… les deux font la paire, disent les gens dans le quartier en les voyant toujours ensemble… à l’adolescence (séquence suivante), ils découvrirent avec un étonnement émerveillé qu’ils étaient amoureux!… Élise est belle, si naturellement belle !… elle trouve qu’il a de très beaux yeux verts, elle aime sa fantaisie, son enthousiasme, tous deux vivent l’instant présent avec intensité, ne se préoccupent pas de leur avenir professionnel, se passionnent pour l’ornithologie, restent des heures en embuscade pour observer le vol très rare d’un balbuzard, s’engagent dans des mouvements alternatifs de défense de la nature, se font surnommer, en famille, les sauvageons… leurs parents ont des métiers pénibles, gagnent difficilement leur vie et pèsent bientôt de tout leur poids affectif pour enjoindre aux « sauvageons » de poursuivre des études « sérieuses » qui offrent de « bons débouchés »… le piège commença alors, troisième séquence, de se mettre en place… ils font d’abord semblant de ne pas entendre, puis tentent de résister en faisant appel à toute leur énergie vitale pour échapper à ce qu’ils considèrent comme une mort annoncée… la raison raisonnante de leurs parents (mais aussi et surtout peut-être, l’affection qu’Élise et lui leur portent, et la connaissance qu’ils ont de leurs difficultés matérielles) finit par triompher… la quatrième séquence est celle de leur entrée en classe prépa, véto pour Élise, agro pour lui… souvenir effroyable des contraintes auxquelles ils furent soumis!… mais ils sont dans le même lycée, c’est encore le bonheur… Dans l’habitacle où le film passe en boucle, le conducteur se lance à la poursuite du temps perdu, de tout ce temps perdu qu’il lui faut prendre maintenant de vitesse, qu’il lui faut rattraper et ne plus laisser s’échapper!… Car le piège s’était refermé… les habitudes, un certain confort, les parents qui vieillissaient, la force du quotidien, une résignation insidieuse à laquelle il s’était laissé aller… il n’avait aucune excuse!… Élise avait raison, il ne la décevrait plus, il prendrait le virage qu’il souhaitait en réalité autant qu’elle, ils retrouveraient la joie et l’enthousiasme d’autrefois, ensemble, ils graviraient de nouveau les montagnes!… Élise était son alter égo, il ne pouvait imaginer vivre sans elle…

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Liens

« Puisque personne ne me revendiquait sérieusement, j’élevai la prétention d’être indispensable à l’Univers. » Ces « mots » de Jean-Paul Sartre, qu’elle venait de relire, prenaient une signification troublante. En faisant siennes les certitudes marxistes-léninistes de Stéphane, en s’engageant dans l’organisation révolutionnaire où il militait sans rire, elle créerait ce lien qui leur manquait, elle occuperait à ses côtés la place qu’elle ne trouvait nulle part, dans un lieu précis qui lui procurerait une identité, et cesserait enfin de dériver dans un espace trop grand, trop vide, qui l’aspirait toujours plus loin ou plus profond comme pour mieux l’avaler, la noyer, l’anéantir… En même temps qu’elle s’attacherait ainsi solidement à Stéphane, elle donnerait à sa vie le poids d’une lourde mission qui l’empêcherait de s’envoler comme une baudruche. Elle serait aussi comme l’allumeur de réverbères de Saint-Exupéry, toujours à son poste, ponctuelle et consciencieuse, obéissante et zélée comme un petit soldat, pour une cause qui la dépasserait et la ferait se dépasser. Au contrôleur du train de l’existence qui lui réclamerait le justificatif de sa présence, elle présenterait non pas un mais deux passeports, qui cloueraient le bec à ce personnage macabre. Sur le premier, il serait écrit:  » Stéphane l’aime « , et sur le second:  » Recrutée pour la Révolution « … Et cette attente intérieure insupportable qui durait en fait depuis toujours, cette paralysie des sentiments et du désir dont elle avait cru au tout début de leur relation qu’il aurait pu la guérir, lui, l’homme des certitudes qui lui avait dessiné les contours d’un paysage dans lequel il lui avait montré sa place, auprès des prolétaires, ce désespoir discret et silencieux qui était forme creuse de l’espoir, espérance vide, cette impossibilité d’agir, de ressentir et de vivre s’évanouissait, se résorbait enfin, à la fin de ce scénario optimiste, qui avait l’avantage de l’empêcher de devenir prof, de mettre un terme à la trahison qui avait commencé lorsqu’elle s’était mise à détester son père, à s’éloigner de lui comme on s’éloigne de la terre ferme, à le réprouver, à le bafouer, avec ses manies, ses silences, ses gestes étriqués, sa petitesse physique et l’étroitesse de son esprit, son horizon borné de toutes parts, sa vie retranchée, recluse, repliée sur elle-même, qui avait trouvé dans le fléchissement de plus en plus accentué de son dos la plus parfaite des métaphores, comme le signe perceptible de sa résignation, voire de son attachement irrationnel à cette forme d’existence qui relevait de l’esclavagisme, mais où il paraissait voir, lui, les vertus supérieures de la fidélité aux siens, du courage et de l’humilité, ce qui, de sa part, était en fait, elle le savait maintenant, la plus impressionnante des manifestations d’orgueil…

L’avenir improbable