certitudes

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« Puisque personne ne me revendiquait sérieusement, j’élevai la prétention d’être indispensable à l’Univers. » Ces « mots » de Jean-Paul Sartre, qu’elle venait de relire, prenaient une signification troublante. En faisant siennes les certitudes marxistes-léninistes de Stéphane, en s’engageant dans l’organisation révolutionnaire où il militait sans rire, elle créerait ce lien qui leur manquait, elle occuperait à ses côtés la place qu’elle ne trouvait nulle part, dans un lieu précis qui lui procurerait une identité, et cesserait enfin de dériver dans un espace trop grand, trop vide, qui l’aspirait toujours plus loin ou plus profond comme pour mieux l’avaler, la noyer, l’anéantir… En même temps qu’elle s’attacherait ainsi solidement à Stéphane, elle donnerait à sa vie le poids d’une lourde mission qui l’empêcherait de s’envoler comme une baudruche. Elle serait aussi comme l’allumeur de réverbères de Saint-Exupéry, toujours à son poste, ponctuelle et consciencieuse, obéissante et zélée comme un petit soldat, pour une cause qui la dépasserait et la ferait se dépasser. Au contrôleur du train de l’existence qui lui réclamerait le justificatif de sa présence, elle présenterait non pas un mais deux passeports, qui cloueraient le bec à ce personnage macabre. Sur le premier, il serait écrit:  » Stéphane l’aime « , et sur le second:  » Recrutée pour la Révolution « … Et cette attente intérieure insupportable qui durait en fait depuis toujours, cette paralysie des sentiments et du désir dont elle avait cru au tout début de leur relation qu’il aurait pu la guérir, lui, l’homme des certitudes qui lui avait dessiné les contours d’un paysage dans lequel il lui avait montré sa place, auprès des prolétaires, ce désespoir discret et silencieux qui était forme creuse de l’espoir, espérance vide, cette impossibilité d’agir, de ressentir et de vivre s’évanouissait, se résorbait enfin, à la fin de ce scénario optimiste, qui avait l’avantage de l’empêcher de devenir prof, de mettre un terme à la trahison qui avait commencé lorsqu’elle s’était mise à détester son père, à s’éloigner de lui comme on s’éloigne de la terre ferme, à le réprouver, à le bafouer, avec ses manies, ses silences, ses gestes étriqués, sa petitesse physique et l’étroitesse de son esprit, son horizon borné de toutes parts, sa vie retranchée, recluse, repliée sur elle-même, qui avait trouvé dans le fléchissement de plus en plus accentué de son dos la plus parfaite des métaphores, comme le signe perceptible de sa résignation, voire de son attachement irrationnel à cette forme d’existence qui relevait de l’esclavagisme, mais où il paraissait voir, lui, les vertus supérieures de la fidélité aux siens, du courage et de l’humilité, ce qui, de sa part, était en fait, elle le savait maintenant, la plus impressionnante des manifestations d’orgueil…

L’avenir improbable

Je préfère le souffle du vent

Isabelle Pariente-Butterlin

 

Ton être, tout entier dans une question.

Tu égrènes les questions comme les coquillages que tu ramasses sur la plage. On marche, on avance, on trace sur le monde le cheminement de nos pas, quelque chose qui est autant une méditation qu’un élan, quelque chose qui est tout aussi bien en notre monde intérieur que sur le sable doux et tiède de la plage. Tu te baisses et tes doigts auxquels se collent des grains de sable se referment sur une petite palourde blanche. Ni le moi ne se dissout dans le monde, ni le monde ne dépend du moi. Ils ne font que se répondre l’un à l’autre. Tu as trouvé cette grâce.

Ton être tout entier, suspendu à la réponse possible à la question que tu viens de poser.

Dire que j’ignore presque toutes les réponses. Et que tu ne le sais pas encore. Je suis comme toi, du côté des questions, je n’aime pas les réponses qui arrêtent la marche et qui entravent la progression, je n’en ai pas beaucoup, ma collection de certitudes ne pourra pas rivaliser avec ta collection de coquillages. Je préfère le souffle du vent, et il me suffit de savoir que je tiens ta main dans la mienne.

Continue de danser sur le sable doux des possibles.

Je regarde le mouvement des adultes dans leur affirmation des certitudes. Ils ont une pesanteur et une gravité qui suffisent à expliquer pourquoi ils s’enfoncent bien plus que toi dans le sable. La seule articulation de leurs syllabes est si lourde qu’elle ne pourrait pas ricocher sur l’eau. Tes pas minuscules et précipités dessinent des courbes et les entrelacent les unes aux autres, et les emmêlent à tes éclats de rire et relancent les possibles du monde quand vous courrez, toutes les deux, sur la plage.

Ne cessez pas un instant de relancer les possibles, ne cessez plus de danser là, dans le sable doré des bords des mondes. Comme tes mèches blondes dans le souffle d’air de l’été.

 

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 1er avril 2012.

 

Si tu n’existais pas

Isabelle Pariente-Butterlin

 

C’est parce que tu me manques que je reviens ici, aux bords des mondes. Je ne peux pas faire autrement.

Tu me manques presque moins quand j’installe mes phrases dans les impressions de toi, dans les images de toi. Les photos ne changent rien à l’absence. Elles sont parfois même un peu cruelles. Je ne pars pas longtemps mais tu me manques. Les impressions de toi me manquent.
Et les phrases déroulées aux bords des mondes, comme des vagues venues de l’infini, du si lointainement infini que je ne peux même pas dire où elles se sont formées, je ne peux rien dire d’elles sinon que je les ai vues se dérouler là, sur ces rivages, et que je les ai regardées faire, et ces phrases déposées aux bords des mondes, comme les ondulations horizontales que les mouvements de la mer dessinent sur le sable, dans la fluctuation calme des impressions de toi et des images de toi et des souvenirs de toi peu à peu prennent corps et soudain se saisissent dans les nuances marines de ton regard.

Ressac des impressions de toi.

Tu es la seule à planter ton regard clair dans le mien comme tu le fais. Et en retour je me plonge dans ses certitudes. Tu me donnes une force que je n’ai pas simplement parce que tu crois la trouver en moi. Et des certitudes aussi. Quelques unes. Je ne suis pas très forte en certitudes.
Elles sont des élans et des attentes confiantes. Tu crois que je sais tout faire, que je connais la réponse à toutes les questions et tu m’attribues quelques pouvoirs magiques qui ne me déplairaient pas. Il y a dans tes yeux quelque chose de limpide que j’ai du mal à comprendre. Je n’ai pas vraiment, tu sais, l’intention de le saisir. Je n’essaie même pas. Je me contente d’y revenir. Cela m’impose la pulsation du retour au regard des départs. Et la pulsation de l’affirmation au regard des doutes et de leur corrosion.

Si tu n’existais pas, je n’aurais que la dérive de mes questions pour me mener dans le monde. Si tu n’existais pas, tu me manquerais. Toi. Exactement toi.

 

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 28 mars 2012.

 

Tu m’as sauvée de l’absurde

Isabelle Pariente-Butterlin

 

Plus tard, tu comprendras l’absurde du printemps.

À date fixe, même s’il y a parfois quelques variations, le monde redevient neuf et nouveau. Il le prétend. Prétend au renouveau. Comme s’il refaisait chaque année, à date fixe, une promesse. Comme si nous ne nous enfoncions pas en nous-mêmes, toujours un peu plus loin.
À date fixe, on cherche la douceur du soir. On ne se couvre pas assez pour remonter le soir. À date fixe, comme si l’espoir revenait, on marche dans les rues, et il se met à pleuvoir. Le pollen retombe sur le sol. On cherche des impressions enfouies en soi. Elles y sont. On a tort de les chercher dans le monde.

Je ne te souhaite pas d’en sentir l’absurde mais peut-être, il te sera difficile de ne pas fissurer un peu ton monde.

Je ne sais pas s’il est possible d’y échapper. Je ne sais pas s’il est possible de ne pas sentir quelques lézardes qui se dessineront dans les certitudes des vingt ans. De continuer sans failles en toi. Je ne sais pas comment tu feras.
Sans doute, tu feras autrement. Tu passeras dans d’autres villes, et tu porteras d’autres attentes. Tu attendras d’autres départs. Je préférerais que tu ne sentes pas cet absurde, et que tu ne l’entendes pas crisser sous tes pas, mais je ne peux pas t’en protéger. Je n’y peux rien. Je m’en débrouille si mal. Je préférerais que tu ne sentes pas l’aigreur du soir, ni celle de la neige fondue.

Plus tard, tu comprendras certainement que tu m’as sauvée de l’absurde chaque fois que tu as mis ta main dans la mienne.

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 20 mars 2012.