force

Le réchauffement s’accélérait

Nous étions si fragiles…

    L’opinion publique était restée relativement indifférente à la question du climat jusqu’au moment où les dérèglements produisirent des effets si violents qu’ils balayèrent les doutes sur le réchauffement en cours. Car les climato-sceptiques n’avaient pas manqué de répandre de fausses informations prétendument scientifiques pour démolir le travail des chercheurs qui alertaient le monde depuis plusieurs décennies! D’année en année, les étés de plus en plus chauds faisaient tomber les records de température. La canicule européenne de 2003 avait provoqué en France une crise politique grave par manque d’anticipation des ministres partis tranquillement en vacances sans se préoccuper des conséquences de la chaleur excessive sur les écosystèmes et surtout sur la santé des personnes les plus fragiles, malades et population vieillissante. L’année 2010 avait été marquée par de multiples catastrophes survenues partout dans le monde, sécheresses, feux de forêts, cyclones, tsunamis. Les pluies torrentielles de la mousson avaient provoqué des inondations d’une ampleur inégalée depuis le Déluge biblique, et des millions de Pakistanais avaient dû évacuer leurs villages en marchant contre la force du courant, avec de l’eau jusqu’à la poitrine, dans les champs inondés à perte de vue, leurs pauvres baluchons portés à bout de bras! A Moscou, le ciel estival avait été plombé par les fumées toxiques de gigantesques feux de forêt qui rendaient l’air irrespirable. En France, une brusque montée des eaux provoquée par la tempête Xynthia et une marée haute exceptionnelle avait piégé les habitants de La Faute-sur-Mer, en Vendée, qui n’avaient pas eu le temps de fuir pour échapper à la noyade… A ces catastrophes dites naturelles alors que leur cause fondamentale était due à l’impact des activités humaines sur l’écosystème terrestre, s’ajoutaient de plus en plus fréquemment, avec des conséquences de plus en plus irréversibles, des cataclysmes d’origine industrielle, comme la marée noire qui avait dévasté le Golfe du Mexique en mai 2010, ou la fusion des coeurs de réacteurs et l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima en 2011… Le réchauffement s’accélérait et les ruptures d’équilibre dans les écosystèmes déstabilisaient partout l’équilibre fragile de la paix. Le contrôle de l’eau était devenu un enjeu plus crucial que jamais, capable de déclencher une guerre. La sécheresse contraignait les populations à quitter les terres qui ne les nourrissaient plus et le nombre toujours plus élevé de réfugiés climatiques s’ajoutait aux chiffres de l’exode provoqué par les guerres locales ou régionales. Les questions de survie à plus ou moins long terme provoquaient des réflexes identitaires, nationalistes ou pseudo patriotiques qui entretenaient un état d’esprit agressif non seulement dans les pays les plus touchés par les difficultés mais aussi dans les pays encore relativement protégés de l’Occident, prompts à dresser des murs pour se protéger de l’immigration. Le cynisme ou l’absence de courage de la plupart des responsables politiques les poussait à privilégier la recherche de boucs émissaires plutôt que de s’attaquer à la racine des problèmes. La France, ex-pays des Lumières, avait elle-même cédé assez facilement aux sirènes nationalistes.

Nous écrirons le livre du Désastre

Nous étions si fragiles…

    Il était tentant d’imaginer que le fameux Etat dont se réclamait Martens ait pu être conçu de façon plus ou moins analogue dans une région du monde sans doute encore plus inaccessible, peut-être dans l’Antarctique?… Mais ce qui était possible temporairement pour des militaires aguerris que d’autres relayaient au bout de plusieurs mois, comment l’imaginer dans la durée pour une population civile?… Jean-François Dutour n’avait pas voulu s’arrêter une seule seconde sur cette éventualité. Daniel et Nicolas, qui étaient proches de lui, s’amusent de mes questions quand j’essaie d’aborder le sujet avec eux. Il n’empêche… je ne peux oublier le regard fiévreux de Martens quand il relevait vers moi son visage fatigué par les heures de recherches menées sur les réseaux ou dans les vieux Atlas du service pour essayer de comprendre, me semblait-il, un mystère qui le dépassait lui-même… Malgré la méfiance qui régissait en toute logique notre relation hors du commun, nous en étions arrivés à partager une proximité sans paroles qui me rendait perceptibles les sentiments qui l’animaient, du moins je le crois… un courant passait, au-delà de toute manipulation… une intuition chevillée au corps me pousse depuis longtemps à penser que Martens ne mentait pas, il venait d’un endroit que nous n’étions pas capables d’imaginer, cet Etat mystérieux auquel il faisait allusion existait, il n’a pas été touché par les grandes catastrophes récentes, il existe encore et pourrait nous accueillir!… Martens est là-bas aujourd’hui, et comme moi, comme nous tous ici, il guette des signes, il scrute les écrans d’ordinateurs de son pays comme il le faisait autrefois dans le sous-sol de sa prison, bientôt, la nuit prochaine peut-être? je verrai apparaître sur mon écran son beau visage inquiet, nous reprendrons les conversations ébauchées, il m’expliquera ce que je ne comprenais pas, son enthousiasme sera communicatif, il me tendra de l’autre côté de l’écran une main que je ne pourrai pas saisir mais nous ne serons plus seuls, les Autorités de son pays enverront une expédition, nous serons secourus, les enfants de notre petite communauté auront comme autrefois l’avenir devant eux, nous ferons la jonction entre tous les îlots d’humanité qui ont échappé à l’effondrement du monde, nous mettrons en commun nos ressources, nos espérances, nous aurons la force de tout recommencer!… survivants de ce nouveau Déluge, nous écrirons le Livre du Désastre pour dénoncer les crimes qui ont déclenché les processus irréversibles de notre disparition… je deviens folle, l’angoisse amplifie son emprise, la panique s’empare de mon esprit fatigué, je ne sais plus faire le tri entre les espérances raisonnables qui peuvent soutenir nos efforts de survie et les formes hallucinantes qu’elles prennent quand le désespoir me submerge…

Au bord du gouffre

Nous étions si fragiles…

    Notre civilisation allait disparaître… elle emporterait dans ses décombres l’histoire de l’humanité tout entière… mais nous étions incapables de l’imaginer… Seules importaient les conséquences économiques et financières de cette tragédie qui venait d’avoir lieu à Boston et que, par ailleurs, les politiques cherchaient comme d’habitude à minimiser… Leur responsabilité n’était évidemment pas en cause… comment auraient-ils pu l’éviter?… L’organisation des services de renseignement était irréprochable… jamais, ô grand jamais, ils n’avaient commis la moindre erreur susceptible de conduire à cette situation désastreuse!… Le développement du nucléaire, les guerres inconsidérées, toutes ces questions étaient évidemment hors sujet… L’épreuve commandait de se serrer les coudes et de faire bloc… tout auteur d’un semblant de critique était accusé de faire le jeu de l’adversaire et suspecté… Et, une fois de plus, les mensonges habituels, la volonté de minimiser l’événement, la cupidité des vautours prêts à se jeter sur les profits qu’ils pensaient pouvoir retirer de ce malheur, eurent assez vite fait de rendre inaudibles les esprits chagrins qui unissaient leurs forces pour tenter, dans un dernier sursaut, de stopper la locomotive folle qui nous conduisait au bord du gouffre…

Mai 2022

Nous étions si fragiles…

    Emmanuel Macron n’était qu’un leurre, le champion ou la marionnette consentante des milieux d’affaires dont il servait les intérêts – et non pas l’intérêt général ou le bien commun – mais au printemps 2022, il était devenu le phare incontournable de la vie politique française. Le scandale qui entachait la campagne du candidat républicain François Fillon et la décomposition du parti socialiste lui ouvraient un boulevard. Marine Le Pen était assurée d’être au second tour de la présidentielle de mai 2022, il serait vraisemblablement le challenger. Elle proposerait aux Françaises et aux Français un projet certes souverainiste mais surtout xénophobe, il défendrait une vision européenne de la France, certes plus sympathique, mais essentiellement alignée sur les positions néo-libérales habituelles de la Commission, caractérisées par le dumping social et le dumping fiscal, qui mettaient en concurrence tous les territoires avec pour conséquence dramatique l’appauvrissement général des citoyens les plus fragiles. Comme Bernie Sanders aux Etats-Unis en 2016, le candidat de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, aurait pu éviter au pays d’avoir à choisir entre Charybe ou Scylla, car le programme écologique et social qu’il proposait répondait aux grands défis qu’il aurait fallu enfin relever. Jusqu’à la veille du premier tour, on avait pensé qu’il pouvait se qualifier. Le suspense fut insoutenable, mais il n’était finalement arrivé que troisième avec 20% des voix, juste derrière l’illusionniste Emmanuel Macron (21%). Avec un score de 28%, le parti fasciste de Marine Le Pen avait malheureusement raflé la mise ! Car les candidats des grands partis de la cinquième République n’avaient réussi à rassembler sur leur nom que dix-sept (François Fillon) et sept pour cent des voix (Benoît Hamon), les six autres « petits » candidats se partageant les sept pour cent restant. L’Histoire retiendrait que si les frondeurs du parti socialiste – qui avaient critiqué les gouvernements successifs des deux quinquennats de François Hollande sans jamais toutefois voter de motion de censure à l’Assemblée nationale – avaient ajouté avec Benoît Hamon, leur chef de file, vainqueur de la primaire, leurs forces à celles du mouvement populaire (et non pas populiste!), « La France insoumise », qui soutenait Jean-Luc Mélenchon, ce dernier aurait pu être présent au second tour et peut-être remporter l’élection présidentielle. Mais ce ne fut pas le cas, et en mai 2022, la France républicaine bafouée assistait impuissante à l’entrée de l’extrême-droite et de Marine Le Pen à l’Elysée.

Un espion venu du froid

Nous étions si fragiles…

    Les déclarations étranges de Martens, son comportement décalé, la capacité qu’il avait de s’abstraire subitement d’une conversation comme s’il s’envolait dans un ailleurs inconnu à des années-lumière de notre monde, permettaient de brosser un portrait de lui qui ressemblait fortement à celui d’un extra-terrestre, et certains médias friands de sensationnel n’avaient pas hésité à en faire effectivement un espion venu du froid des grandes profondeurs galactiques, franchissant ainsi le pas, pour le plus grand plaisir de leurs lecteurs avides d’histoires qui les sortaient d’un quotidien morne et triste, de la science-fiction… Pour ma part, j’avais forgé quelques hypothèses moins farfelues mais in fine non moins étonnantes que Jean-François avait balayées d’un immense éclat de rire quand j’avais essayé de lui faire partager les éléments sur lesquels reposait ma réflexion quant à ce mystérieux pays d’où venait Martens… Il n’empêche, tout aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’est pas impossible que… mais peut-être Jean-François avait-t-il par la suite exploré cette piste sans m’en parler (secret défense!) ?… J’ai sans doute rêvé toute cette histoire, le charme de Martens aurait opéré sur moi une sorte de fascination capable de donner vie à des simulacres et de faire émerger du néant des mondes fantasmagoriques? Etrange pouvoir de la séduction exercée par un homme particulièrement beau que les foules ne parvenaient pas à diaboliser malgré les circonstances de son arrestation?… D’une certaine façon, nous étions tous fous… embarqués dans la machine infernale d’un monde détraqué dont plus personne n’était capable de tenir la barre! Les mêmes postures et les mêmes impostures issues d’une Matrice dont plus personne ne connaissait l’origine se dupliquaient à l’infini d’un bout à l’autre de la planète en engendrant partout le même type de réponse surréaliste à des situations réelles qui confinaient au désastre! La Parole de la pensée Unique diffusait ses drogues anesthésiantes dans le corps entier de l’Humanité qui ne trouvait plus en elle assez de force pour lutter contre son anéantissement…

Nos silences

Nous étions si fragiles…

    Par une étrange similitude, je me retrouve dans la position de Martens quand il semblait rechercher des réponses à des questions énigmatiques connues de lui seul, et que je l’observais en train de mener ses investigations mystérieuses dans la médiathèque du service de renseignement où officiait l’ami de mon père, qui m’avait autorisée à essayer de percer son secret. Martens se méfiait évidemment de moi. Pourtant?… malgré tout… d’une certaine façon… une sorte de pont?… son regard… nos silences… et cette poignée de main, ce soir-là, si chaleureuse!… tandis que de son autre main il semblait chercher mon épaule comme pour se décharger d’un fardeau qu’il n’avait plus la force de porter seul!… Non, je n’ai pas rêvé! Je ne suis pas en train d’écrire le roman d’une histoire fantasmée! Martens m’appelait à l’aide à travers un mur virtuel qui étouffait les sons et nous empêchait de nous rejoindre vraiment. Je ne pouvais pas entendre, je ne pouvais pas comprendre ce qu’il essayait de me dire… entre nous, pourtant, existait quelque chose de fort, une aimantation… nous étions marqués par le sceau indélébile d’un échange impossible… Martens! Comme j’aimerais pouvoir reprendre le cours apparemment tranquille de notre étrange relation, née dans le sous-sol bunkérisé de l’immeuble des services secrets…

France

Nous étions si fragiles…

    A presque soixante-dix ans, ma grand-mère France retrouvait l’énergie de sa jeunesse pour apporter sa pierre aux nouvelles générations qui cherchaient désespérément à tourner la page du vieux monde que les puissants défendaient par tous les moyens et sans états d’âme, en profitant de l’état d’urgence, pour conserver leurs privilèges exorbitants. A la mort de France, en 2036, j’avais à peine vingt ans. Quelques degrés supplémentaires avaient été franchis dans la progression conjointe de la terreur nucléaire et de la répression policière. L’avenir qui s’ouvrait devant moi semblait aux antipodes de celui que France avait pu espérer au même âge, en 1968. Je n’ai pas vraiment saisi le relais qu’elle me tendait. Mes petites forces ajoutées à celles des autres résistants n’auraient certes pas modifié le cours fatal des choses, du moins n’aurais-je pas, entre-temps, perdu ma vie en divertissements, mensonges et futilités! Je l’ai trahie sans le vouloir explicitement, par omission, paresse ou lâcheté, comme nous trahissons tous, la plupart du temps, nos aspirations les plus profondes… Ironie de la situation, c’est en fouillant dans les profondeurs gelées d’un univers mort que je prends aujourd’hui la mesure des enjeux pour lesquels s’engageaient des gens comme France. Le web a gardé dans ses entrailles les traces de leur combat. Je n’ai qu’à tendre la main pour remonter de mes explorations numériques dans les tréfonds de la Toile, entre deux pannes de courant, une mine d’informations qui m’échappaient complètement à l’époque…

Une monumentale somme d’erreurs

     J’écrivais dans un grand journal parisien. Comme tout rédacteur, je recherchais la clarté, que mes articles puissent être lus et compris par le plus grand nombre, mais il fallait aussi ne jamais oublier le second degré, utiliser et manier (manipuler?) les références, répondre aux exigences d’un lectorat cultivé appartenant aux catégories socio-professionnelles dites supérieures (sous quel angle?!)… Loin d’être naïf, mon style se conformait aux canons en vigueur, il en allait de la longévité de mon emploi, ma carrière était en jeu. Ecrire n’était pas innocent, ne l’a jamais été. A-t-on jamais dit clairement qu’écrire, penser, parler, sont des actes? De véritables actes au même titre que les actions concrètes, qui en entraînent d’autres dans une chaîne implacable de cause à effet? Un enchaînement d’incitations, de forces, de poussées dont la somme nous pousse inéluctablement vers tel ou tel résultat, telle ou telle situation. C’est mathématique, scientifique, ce sont les lois de la physique qui l’expliquent, et nos paroles, nos écrits, nos pensées, obéissent aussi aux lois de la physique, l’opposition entre la réflexion et l’action n’a pas de sens, l’absence de réflexion est un crime, le vide de la pensée est monstrueux. La mise en commun de nos intérêts et de nos égoïsmes personnels, une sorte d’équivalent de l’entité appelée par Adam Smith la main invisible du marché, aura donc eu pour conséquence cette somme monumentale d’erreurs qui nous ont conduits au suicide collectif! Avec leurs dizaines de millions de morts, les deux guerres mondiales du vingtième siècle n’avaient été que des répétitions générales avant la tragédie finale : « L’extinction de l’Humanité ». Triste histoire que la nôtre. Sa conclusion achève de montrer que l’émancipation de la condition animale ne nous avait pas principalement dotés d’intelligence, mais surtout de sottise et de haine…

Rescapés du Déluge

Nous étions si fragiles…

    Louis vient de se lancer avec virtuosité dans l’interprétation d’une sonate de Mozart. Je voudrais rester isolée à jamais dans cette bulle sonore résiduelle qui semble jeter un pont entre l’avant et l’après de l’Horreur absolue qui vient de détruire nos vies, alors que la frontière est infranchissable, alors que nous sommes dans l’impensable du plus jamais, entre désir d’oubli et déni, aux confins de la folie qui menace de nous dévorer… Que nous est-il arrivé? Est-il possible que l’esprit humain qui a été capable de cette musique nous ait conduit à l’Apocalypse?… Non, mille fois non! Nous ne sommes pas tous coupables de cette dérive qui a plongé l’Humanité dans la Nuit!… Et nous serions, nous, survivants, comme les rescapés du Déluge ? Notre Histoire aurait encore un sens après l’anéantissement de millions, de milliards d’êtres humains?… Dans le monde d’où venait Martens, il n’y avait, semble-t-il, pas de questions sans réponses, et pas de musique autre que militaire, tambours et trompettes. Mais qu’en était-il en réalité pour nous, au pays des Lumières ? Qu’avions-nous fait de notre culture, de notre aptitude à penser et à créer, de notre liberté, de notre désir de fraternité?… J’entends le chœur des victimes qui se lamentent en déplorant l’orgueil des puissants qui les ont sacrifiées sur l’autel de leur cupidité. Qu’avions-nous fait de la sagesse des Anciens? Pourquoi seul l’Hubris n’est-il pas châtié ? Pourquoi emporter les foules dans le châtiment? Pourquoi infliger ce sort si terrible à l’Humanité, capable malgré tout du meilleur?… Les humains n’ont jamais eu de réponse satisfaisante à leurs questions existentielles, mais nous avons fait comme si… Nous étions des imposteurs. Nous avons fait comme si tout cela n’avait pas, ou plus, d’importance. Comme si le monde était devenu majeur. Comme si nous étions désormais définitivement à l’abri des pires fléaux qui avaient dévasté les populations dans le passé. Comme si le progrès exponentiel des techniques nous avait soustraits au sort commun qui avait été le lot de tous depuis les origines. Pourquoi un tel aveuglement? Pourquoi avoir bâillonné les Cassandre? Pourquoi ce rapport de force si défavorable aux faibles?… Mon Dieu, j’ai envie, en me tournant vers vous, puisque plus rien n’est objectivement rationnel hormis les réactions physiques et chimiques du monde matériel, de vous déclarer coupable. Coupable de nous avoir laissés si démunis face au pouvoir de destruction des puissants rendus aveugles par leur orgueil démesuré…

Le nouvel ordre mondial

Nous étions si fragiles…

    L’humanité devait faire face à de fortes perturbations climatiques et géopolitiques qui conduisaient les dirigeants du monde occidental à se durcir contre la volonté même de leurs peuples. Les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, chers à la République française, étaient de plus en plus ouvertement bafoués. De reculade en reculade, les grandes institutions issues des Lumières, qui avaient été confortées après la seconde guerre mondiale par le Conseil national de la résistance, finissaient par être vidées de leur sens. Dans les autres grandes démocraties, les dégâts causés par le nouvel ordre mondial qui se mettait partout en place étaient aussi gravissimes qu’en France. Sous le prétexte de protéger les citoyens, de nouvelles lois plus liberticides les unes que les autres étaient votées par des élites parlementaires de moins en moins responsables de leurs actes devant les peuples. Partout, une crise aiguë de la démocratie provoquait des protestations massives de la population, qui se contentait en général de manifester pacifiquement, mais la récupération de ces mouvements populaires par l’extrême-droite, ou quelques groupuscules plus rares de la gauche révolutionnaire, en perte de vitesse depuis la fin du vingtième siècle, était brandie par les gouvernements pour justifier et amplifier la répression policière. A l’angoisse de l’électorat qui se réfugiait dans une abstention de plus en plus abyssale, les élites politiques répondaient au mieux par l’incompréhension, au pire par la provocation et par la force, en suscitant la peur. Le monde devenait orwellien. Et nous, nous étions aveugles…

Le point décisif

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     Le journal, ou plutôt ce que j’avais cru être un journal quand j’ai découvert les feuillets, commençait par quelques phrases banales… « Moment idéal, quand le rituel du café achève la transition entre les activités matinales qui ont maintenu l’esprit en éveil et la demi-somnolence propice à la rêverie qui suit le repas de midi… la caféine fera effet plus tard, quand le corps calé entre les coussins d’un canapé se fera oublier pour laisser place à l’immense espace imaginaire ouvert par l’écran de la tablette tenue entre les mains… » Les premiers mots m’avaient donné l’impression qu’il s’agissait seulement de notes sur l’emploi du temps ou l’état d’esprit de la personne qui les avait prises, mais assez vite, le ton et la tournure des fragments que je lisais m’avaient troublé… En proie à des pensées tumultueuses, j’étais venu chercher la tranquillité dans les allées du parc municipal aux grands arbres centenaires de la petite commune où la troupe devait jouer ce soir-là, et je me laissais apaiser par la frondaison enveloppante qui bruissait sous la brise. Le charme désuet d’un kiosque à musique découvert au milieu d’une clairière m’avait emporté dans une rêverie sans doute favorable à l’observation de détails insolites, car un petit objet qui brillait sur une marche de l’escalier permettant l’accès au kiosque avait attiré mon attention… C’était le fermoir d’une petite sacoche de couleur indéfinissable, délavée et ternie par la pluie, qui contenait un stylo bic et quelques pages manuscrites que je me suis mis à parcourir rapidement en espérant qu’elles me renseignent sur l’identité de leur propriétaire… FG, les initiales n’étaient d’aucun secours… elles avaient été inscrites à côté d’une date, 2003, et de la mention Après mon séjour à L…

     Je me suis assis en haut de l’escalier, sur le plancher du kiosque, pour continuer mon étrange lecture. Une sorte de fébrilité, au-delà de la simple curiosité, me faisait sauter des phrases ou des paragraphes entiers, jusqu’à ce que je tombe sur l’évocation surprenante du parc où je me trouvais… «L’amorce d’un chemin bordé de grands arbres dont les plus hautes branches se rejoignent pour former une voûte ; le feuillage tamise la lumière, la terre moussue amortit les pas, quelques notes se font entendre, chant alterné d’oiseaux qui se répondent… Au loin, à l’embranchement de plusieurs allées, s’élève une petite construction métallique circulaire surmontée d’un toit, qui pourrait abriter le concert donné par les oiseaux… les tiges de fer sont rouillées, mais le plancher paraît encore assez solide pour supporter le poids de plusieurs musiciens. Au-delà du kiosque, le chemin mène à un étang dont la surface légèrement ridée par le souffle de l’air reflète l’image mouvante d’un château, inoccupé depuis la fin de la seconde guerre mondiale… Les héritiers ne se sont jamais manifestés et la commune en est devenue propriétaire, mais la petite ville d’Hazinghem, dans le Nord de la France, est trop pauvre pour le remettre en état, elle se contente d’entretenir le parc.» L’auteur-e inconnu-e de ce texte était donc vraisemblablement revenu-e sur les lieux de son récit pour le confronter au réel, à moins qu’il ou elle ne l’ait écrit sur place avant de le perdre peut-être volontairement (mais dans quel but?!…) à l’endroit même où j’étais en train de le lire!… La situation était extravagante et me donnait des idées d’intrigue pour ma prochaine pièce… Originaire de la région, je connaissais depuis presque toujours l’existence de ce château, son histoire, les bruits qui avaient couru, les rumeurs qui devaient encore alimenter l’imaginaire des gens du cru. La pièce jouée ce soir-là y faisait d’ailleurs quelques allusions. Dans quelle mesure mon auteur anonyme était-il réellement affecté ou concerné par les drames qui s’étaient déroulés ici?… «Cet endroit, confessait-il, avait hanté mes nuits… Je n’ai pas jeté la lettre, je suis allée (je tenais un indice, si la narratrice était aussi l’auteur, celui-ci était une femme) au rendez-vous… Les archives de la mairie ont conservé de vieilles gazettes qui évoquent les fêtes somptueuses organisées dans le domaine par l’ancien propriétaire, un grand bourgeois issu d’une des familles les plus fortunées de l’industrie textile française de l’époque. Des photos prises entre 1920 et 1938 représentent le château et son kiosque à musique sous différents angles; les invités sont assis sur des chaises de jardin ou déambulent dans les allées du parc, leurs vêtements élégants témoignent de l’évolution de la mode, le style des années folles devient plus sage après la crise de 1929… La photo la plus récente met en lumière un jeune violoniste que mentionne la gazette locale comme étant le fils d’un ouvrier de l’usine familiale qui jouxtait le château ; en 1940, les bombardements avaient épargné celui-ci mais détruit complètement l’usine et le quartier…» Si le projet de l’auteure (j’avais envie d’opter pour une femme) était contenu dans ces lignes, je me demandais quel rôle y jouait le jeune violoniste, et à quel mystérieux rendez-vous elle s’était rendue?… Le manuscrit entremêlait fragments de récit et réflexions sur l’écriture, mais la frustration de ne pas en savoir plus sur l’histoire interrompue était compensée par l’intérêt que ces dernières éveillaient en moi en interrogeant ma propre pratique d’écrivain, en tant qu’auteur dramatique mais surtout d’apprenti prosateur, car je poursuivais en secret le désir de venir à bout d’un livre impossible, dont je réécrivais sans cesse les premières pages et que je modifiais à l’infini…

     L’anti-héros de ce livre était d’ailleurs un écrivain raté, dont j’avais fait le portrait suivant : « Il ne rase pas les murs mais se fond en eux comme un passe-muraille. Il est invisible. Sa vie apparente est calée sur ses horaires de bureau. Petit fonctionnaire gris, a lâché un jour sa voisine moqueuse…Transparent, dénué d’ambitions !… Il est souvent pris pour un imbécile, le sait, mais n’en souffre que modérément. La vraie vie est ailleurs. Sa vie. Celle qu’il rêve de vivre à temps plein et non par intermittences, en dehors des horaires de bureau. La souffrance n’est pas dans le regard ironique ou méprisant des autres, mais dans ce décalage entre sa vie rêvée et les contours assez hideux de la réalité dont il se sent prisonnier. Il a heureusement développé la faculté précieuse, qui l’a jusqu’à présent sauvé des pires situations, de s’abstraire du monde qui l’enserre en s’enfuyant sur le premier nuage qui passe. De là-haut, le recul est saisissant. Plus rien n’a vraiment d’importance, ou si peu. Les préoccupations des uns ou des autres lui paraissent insignifiantes. La voisine gonflée de prétention n’occupe pas plus d’espace qu’une fourmi. Sur son nuage, il oublie le monde et se sent non pas heureux (le bonheur lui semble incongru) mais en paix avec lui-même. Des mots se forment alors dans le vide de son esprit. Il les entend en même temps qu’il les voit, et les regarde s’assembler en phrases qui se défont à peine écrites comme les fausses notes d’une mauvaise musique. Il voudrait écrire comme Proust ou comme Melville. La tâche est évidemment impossible, ou absurde. Il sent pourtant en lui une parenté certaine, bien qu’étrange, avec les personnes qui se cachent derrière ces noms d’écrivains… Les microgrammes de Walser, les tropismes de Nathalie Sarraute, n’ont de cesse de lui montrer un chemin d’écriture… Son attirance pour le minuscule ou l’insignifiant pourrait le détourner du parisianisme et des fastes mondains de la Recherche, mais elle le tient par l’enfance du narrateur, l’impondérable d’une odeur ou d’une saveur, l’équilibre fragile des réminiscences, les mille et unes digressions de la phrase qui s’échappent vers une improbable destination, la poursuite rêveuse d’un temps hors du temps qui distille l’illusion que le temps perdu se rattrape, la vérité d’un monde immatériel auquel l’accès n’est possible qu’à travers l’expérience d’un temps retrouvé… Il laisse venir à lui des idées de romans ou de nouvelles qu’il ne se sent pas capable de développer, n’écrit que de tout petits textes qui ressemblent à des poèmes, tente d’exprimer la quintessence de ses états d’âme, sensations ou réflexions en faisant confiance aux premiers mots que l’inspiration lui souffle, n’atteint jamais l’intensité et la précision qu’il souhaite, bute obstinément contre l’obstacle qui sépare le langage de ce qu’il cherche à dire au plus près de ce qu’il ressent, désespère d’y parvenir un jour, se découvre privé du don de l’écriture alors qu’il se sent écrivain au plus profond de lui-même… »

     Cet alter ego était la face cachée de l’aimable auteur dramatique-metteur en scène sensible aux applaudissements que tout le monde connaissait. Aucun ami proche n’aurait pu soupçonner l’existence en moi de ce type de personnage tourmenté, qui était aux antipodes de ma vie sociale. Pourtant, j’avais un vieux compte à régler avec l’écriture… je n’étais sans doute pas devenu littérateur par hasard, même si mes pièces de théâtre relevaient surtout du registre du divertissement!… Je m’étais lancé un jour une sorte de défi existentiel, pour me libérer de ce que je considérais avoir été des années perdues, clarifier mes sentiments, mettre noir sur blanc ce que j’avais sur le cœur… mon projet était devenu presque fou!… je voulais écrire à n’en plus finir pour oublier ce qui me rongeait, extirper de moi-même ne serait-ce qu’un semblant de récit, une sorte de confession, peut-être un grand poème ou une longue plainte, quelle importance, n’importe quel alignement de mots et de phrases qui ne ressemblerait pas à mes œuvres habituelles, et qui serait capable de dénouer l’écheveau qui me ligotait de toutes parts, d’escalader la montagne de mes incohérences, de progresser au piolet dans le glacier de ma vie, d’avancer sur le front de mine de mes désirs enfouis en les éclairant comme une lanterne magique!… Mon entreprise littéraire avait des allures de pari pascalien, comme s’il fallait que je sois pardonné de mes mondanités!… Sans vouloir en exagérer la dimension sacrée, je devenais sensible à la profondeur mystérieuse que pouvait prendre l’écriture, et j’aurais pu faire miens les mots de l’auteure du manuscrit découvert (je m’obstinais à penser qu’il s’agissait d’une femme), FG, lorsqu’elle exprimait son besoin récurrent de «tourner le dos au monde»«loin, très loin des angles coupants du langage trivial, à la recherche d’un autre langage qui serait primordial, d’une vérité secrète qui serait enfouie au plus profond de la chair, et que les mots tenteraient de ramener à la surface de la conscience…»

     Ces initiales, FG, me titillaient… Ce n’était qu’une vague impression, peut-être la trace d’un souvenir, ou plus vraisemblablement l’effet de mon imagination, une illusion d’optique de la mémoire?… Cette FG connaissait manifestement les lieux et la région au point d’avoir perdu son sac ici-même, et je commençais à me demander si je ne l’avais pas rencontrée dans une vie antérieure… Or, dans un fragment, il était question d’un bref séjour de la narratrice chez une amie qu’elle avait perdue de vue depuis longtemps…

     « Trente ans!… Quelle tranche de vie!… Comment avait-elle eu connaissance de l’adresse?… Incroyable… Quel fabuleux hasard!… Mais n’était-il pas écrit qu’elles se retrouveraient?… Comment avaient-elles pu rester sans nouvelles l’une de l’autre pendant aussi longtemps?… Elles n’avaient pas changé… On aurait dit qu’elles s’étaient quittées la veille!… Tu te souviens?… Vraiment?… Oui, elle était heureuse d’être venue, d’avoir répondu à cette invitation de l’amie qui lui avait téléphoné ce jour-là à la suite d’un concours de circonstances incroyable, le frère qu’elle reconnaît dans une rue de R., leur conversation, les adresses échangées, les fils qui se renouent, les voix qui s’appellent et se répondent après trente ans de silence!… C’est l’été, la soirée est douce, on s’attarde dans le jardin en écoutant les cigales… Les deux amies sont intarissables. Ou plutôt, l’une garde le silence pendant que l’autre parle… Cette vie te plaît ?… Cette grisaille, cette monotonie sans fin, cet horizon morne qui borne ton quotidien?… Tu ne sens pas en toi une énergie créatrice qui pourrait rompre les digues?… Tu ne cherches pas à t’enfuir de ta prison, métro-boulot-dodo?… Je ne te reconnais pas… Tu n’es plus… Est-il possible de renoncer à ses désirs?… Quel gâchis !… La voix est belle, modulée, ondoyante et chaleureuse, elle atteint sa cible, elle emporte la conviction, la voix n’a pas changé… Les silences de l’amie ne sont pas moins éloquents… Curieuse amitié que cette alliance des contraires!… Quand on voyait l’une, on voyait l’autre… Différentes, mais inséparables… L’une plus spontanée que l’autre, plus gaie, plus enjouée, à l’aise en toute situation, affranchie de toute contrainte, merveilleusement libre… Les mots de l’amie sont durs, mais sans doute nécessaires, salvateurs?… On entend les notes claires d’une eau rafraîchissante qui s’écoule dans un jardin voisin… Il faudrait pouvoir remonter le temps, revenir boire à la source!… Tu ne dis rien?… Elle rit, elle élude, lève la tête vers le ciel, montre l’étoile du berger… Tu ne changeras jamais?… Tout change, rien ne change, quelle importance?… L’amie lui prend la main et la serre avec force, intensité de l’émotion ressentie hic et nunc, point d’insertion dans l’espace-temps de leurs deux poings réunis, l’instant fera date dans le calendrier des souvenirs!… Elle est venue le temps d’un week-end… Mouvement de pendule du voyage-retour, la rame du TGV l’emportera bientôt à mille lieues, au sens propre du terme, de cette séquence soustraite au continuum de l’existence… Dans quelques heures, elle sera loin, très loin, à des années-lumière de ces retrouvailles troublantes, surgies de sa vie antérieure… Les mots flottent dans l’air tiède et léger, leur sens n’a plus aucune importance, les paroles prononcées s’envolent comme des papillons, la conversation se poursuit hors sol, les voix tendent des fils, elle se sent funambule… Le train filera à toute vitesse, le passé défilera, il faudra recomposer, choisir les bonnes séquences, monter le film, faire le deuil de ce qui n’est plus, se débarrasser des rushes… jeter le film?!!!… Elles sont rentrées, la pièce est jolie, pimpante, lumineuse, murs et plafond blancs, fauteuils et rideaux jaunes, l’amie est gaie, volubile, la maison est encore en chantier, comme la vie, jamais stabilisée, toujours plus ou moins fissurée… Le regard suit une lézarde, remonte vers le plafond, s’égare dans les motifs d’une frise, s’inquiète d’une tache, redescend vers le cône de lumière d’un abat-jour, se réjouit de la profusion d’une gerbe de fleurs, admire la forme généreuse d’un vase, cueille un bouquet de ce qu’il voit, l’offre à la vie qui va… L’oreille perçoit un bruit léger mais insistant, répétitif, une sorte de cliquetis, l’amie se désole en désignant de petits amas de fine sciure, une colonie de termites se nourrit des caissons du plafond, elle les détruira, traitera le bois, changera les planches, en viendra à bout, gagnera la bataille, ne se laissera pas abattre, ici, la vie est si belle, ici, on entend chanter les cigales, ici, on respire le parfum de la liberté en marchant dans les champs de lavande, ici, on vit en permanence dans la lumière!… Ici n’est pas là-bas, là-bas n’est pas ici, mais la vie va là-bas comme ici, la si do fa… L’attention se focalise sur le grésillement des petits coups répétés des insectes xylophages qui frappent le bois comme les lames d’un xylophone ou une cymbale… le crépitement se mêle aux voix et les enserre dans une résille en martelant son message universel de démolition-transformation-recomposition… si rien ne se perd, tout change et redevient poussière, de petits copeaux de bois, de la fine sciure, de minuscules bouts de films, voilà ce qu’il reste d’une solide charpente ou de toute une vie… Les petits coups rapides qui perforent le bois répondent en écho à la vibration primordiale, à l’oscillation perpétuelle qui agite la matière… l’onde se propage à l’infini, immense vague qui se déroule dans les flux et les reflux d’une marée incompréhensible!… un même battement de métronome règle la pulsation de tout l’Univers, ici, maintenant, là-bas, autrefois, bientôt, toujours, éternellement… petits coups secs, rythme binaire, démolition, disparition… »

     Je n’étais pas au mieux de ma forme, et cette lecture m’avait ému plus que de raison. Si le metteur en scène essayait d’évaluer le potentiel dramatique de cette confrontation entre les deux amies, l’alter ego dont j’avais fait l’anti-héros de mon livre se sentait touché par le bilan de vie qui en résultait et le gâchis que l’une des amies évoquait au sujet de l’autre… Leur couple contrasté était comme le reflet des deux faces de ma personnalité!… Mes vieilles amitiés lycéennes s’étaient distendues, je n’avais guère gardé de liens avec mes anciens camarades de classe sauf avec un vague cousin qui avait fait partie du club de théâtre et recevait parfois des nouvelles d’une inoubliable Antigone… « Quand on voyait l’une, on voyait l’autre!… » Du plus profond de ma mémoire se formait peu à peu l’ombre d’une silhouette qui s’émancipait de l’image que j’avais conservée de cette Antigone exceptionnelle… les initiales FG prirent soudain une coloration fulgurante… Mais qu’allais-je imaginer?…

     « Des vagues de réminiscences troublent l’eau étale de la mémoire, des reflets affleurent de souvenirs en pleurs, des images floues se superposent et se désagrègent, une force obscure venue des profondeurs repousse toute tentative de recomposition, la conscience semble se refuser à la formation d’images précises, les paillettes de soleil bondissantes entre des barrières d’ombre éblouissent le regard comme pour l’empêcher de fixer ce qu’il ne veut pas voir… »

     Mes goûts m’orientaient le plus souvent vers des textes de facture plus moderne, au style souvent heurté, cassant, sans fioritures, direct, abrupt, incisif… Je me laissais pourtant aller à la musique de ces phrases, qui réveillaient en moi tout un pan de souvenirs engloutis, et me faisaient glisser en douceur vers des sentiments nostalgiques qui ne m’étaient pas désagréables… Je n’étais pas loin de me sentir transporté dans un univers voisin de celui du Grand Meaulnes, seul avec mes rêves dans cette partie du parc d’un vieux château abandonné, sous le toit de son vieux kiosque à musique, habité par le fantôme d’un jeune violoniste… J’espérais découvrir dans les fragments du manuscrit que j’avais retrouvé d’autres passages narratifs qui m’apprendraient ce qu’il était devenu, et la raison de ce rendez-vous que la narratrice avait accepté alors qu’il lui avait été donné dans un endroit qui « avait hanté » ses nuits… « Le développement de cette histoire pourrait être multiple, avait-elle noté, mais une force irrépressible aimanterait l’écriture vers un point crucial ou cruel qui resterait douloureusement insaisissable… » Je me suis promis de consulter les archives de la commune d’Hazinghem et de mener une enquête pour en savoir plus sur ce point aveugle que le regard ne pouvait fixer, sans toutefois me faire beaucoup d’illusions… il était peu probable que la simple relation de quelques faits dans les journaux de l’époque rende compte de l’épaisseur d’une vie et de la complexité d’une histoire… du moins apprendrais-je des anecdotes sur les fêtes organisées dans le château par ce grand bourgeois de l’industrie textile qui en avait été le propriétaire, sur lui-même et sa famille, sur ses amis, sur l’histoire locale… mon métier de metteur en scène me faisait aimer le moindre détail!… Mais pour le moment, je devais me contenter de cette phrase énigmatique: « Le livre qui parviendrait à raconter cette histoire (ou une autre, l’histoire de la mort d’un jeune aviateur anglais…) n’aurait pas le pouvoir de changer le réel, mais percerait l’opacité de la Nuit… » Elle paraissait donner une clé sur l’enjeu de ces quelques pages perdues puis retrouvées sur les lieux du drame que leur auteure avait entrepris d’évoquer…

     Ce soir-là, mon cousin était venu voir le spectacle que nous avions monté sur les planches d’un petit théâtre local, et nous avions discuté dans les coulisses. Antigone était partie vivre dans la lumière, son amie avait disparu dans la grisaille des jours…

     Je ne pouvais pas oublier cette histoire (mon alter ego ne me l’aurait pas pardonné), mais je n’avançais guère dans l’élucidation de son mystère… Le temps paraissait s’être arrêté en 1938, quand le jeune violoniste avait été photographié sur le kiosque à musique au cours de la dernière grande fête qui s’était déroulée au château… En 1940, celui-ci était resté debout comme un décor au milieu des ruines de la commune bombardée… Le journal d’écriture oublié par l’auteure fantomatique était lui-même une sorte de ruine, avec des pans de mur, des bouts de charpente, l’échappée d’une ouverture, une photo restée accrochée à un lambeau de papier peint… Les mots tournaient autour de quelques faits réels à partir desquels il était impossible d’établir un récit, et si leur tonalité grave était la trace d’un drame particulier qui s’insérait dans la tragédie de la seconde guerre mondiale, je ne trouvais pas d’élément décisif qui aurait pu m’aider à en découvrir le noeud. « Davantage qu’un chemin vers l’inconnu, l’écriture est un cri de désespoir lancé par quiconque essaie de retrouver la lumière du jour ou le pouvoir de la parole! » Le journal n’était peut-être que l’ébauche d’un pré-texte pour donner libre cours à l’expression d’un désespoir quelconque?… Mais le jeune musicien avait bel et bien existé, et sa photographie était à elle seule une énigme… La triste nouvelle de sa mort pendant ou après la guerre n’avait été donnée dans aucun document porté à ma connaissance. Pourtant, je n’avais retrouvé aucune mention de son existence après la Libération, alors que son talent prometteur aurait dû faire parler de lui… Il avait disparu dans la grisaille des jours comme l’auteur-e inconnu-e du journal perdu, volontairement ou non, sur le lieu de sa dernière apparition. Cette double disparition de l’auteur-e et du jeune violoniste faisait étrangement écho à la mort du jeune aviateur anglais auquel le récit de Marguerite Duras donnait vie dans la littérature, et aux destins brisés de l’auteur du Grand Meaulnes et de ses personnages…

In memoriam, ad vitam aeternam…

Une histoire

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     L’amorce d’un chemin bordé de grands arbres dont les plus hautes branches se rejoignent pour former une voûte; le feuillage tamise la lumière, la terre moussue amortit les pas, quelques notes se font entendre, chant alterné d’oiseaux qui se répondent… Au loin, à l’embranchement de plusieurs allées, s’élève une petite construction métallique circulaire surmontée d’un toit, qui pourrait abriter le concert donné par les oiseaux… les tiges de fer sont rouillées, mais le plancher paraît encore assez solide pour supporter le poids de plusieurs musiciens. Au-delà du kiosque, le chemin mène à un étang dont la surface légèrement ridée par le souffle de l’air reflète l’image mouvante d’un château, inoccupé depuis la fin de la seconde guerre mondiale… Les héritiers ne se sont jamais manifestés et la commune en est devenue propriétaire, mais la petite ville d’Hazinghem, dans le Nord de la France, est trop pauvre pour le remettre en état, elle se contente d’entretenir le parc.

     Cet endroit avait hanté mes nuits… Je n’ai pas jeté la lettre, je suis allée au rendez-vous… Les archives de la mairie ont conservé de vieilles gazettes qui évoquent les fêtes somptueuses organisées dans le domaine par l’ancien propriétaire, un grand bourgeois issu d’une des familles les plus fortunées de l’industrie textile française de l’époque. Des photos prises entre 1920 et 1938 représentent le château et son kiosque à musique sous différents angles; les invités sont assis sur des chaises de jardin ou déambulent dans les allées du parc, leurs vêtements élégants témoignent de l’évolution de la mode, le style des années folles devient plus sage après la crise de 1929… La photo la plus récente met en lumière un jeune violoniste que mentionne la gazette locale comme étant le fils d’un ouvrier de l’usine familiale qui jouxtait le château; en 1940, les bombardements avaient épargné celui-ci mais détruit complètement l’usine et le quartier…

     Des vagues de réminiscences troublent l’eau étale de la mémoire, des reflets affleurent de souvenirs en pleurs, des images floues se superposent et se désagrègent, une force obscure venue des profondeurs repousse toute tentative de recomposition, la conscience semble se refuser à la formation d’images précises, les paillettes de soleil bondissantes entre des barrières d’ombre éblouissent le regard comme pour l’empêcher de fixer ce qu’il ne veut pas voir…

     J’avais réussi à tout oublier… Le développement de cette histoire pourrait être multiple, mais une force irrépressible aimanterait l’écriture vers un point crucial ou cruel qui resterait douloureusement insaisissable… La progression en aveugle se heurterait à des zones d’ombre à travers lesquelles les phrases creuseraient leur sillon jusqu’aux limites du supportable… L’écriture est un défi opposé au monde, les premiers mots sont comme les premiers pas, l’essentiel est de tenir debout… Davantage qu’un chemin vers l’inconnu, l’écriture est un cri de désespoir lancé par quiconque essaie de retrouver la lumière du jour ou le pouvoir de la parole… Le livre qui parviendrait à raconter cette histoire – ou une autre (l’histoire d’un jeune violoniste, celle de la mort d’un jeune aviateur anglais…) – n’aurait pas le pouvoir de changer le réel, mais percerait l’opacité de la Nuit… il serait gravé pour toujours à la surface de l’éternel Silence…

De reculade en reculade

(Récit/fiction en cours d’écriture)

     L’humanité devait faire face à de fortes perturbations climatiques et géopolitiques qui conduisaient les dirigeants du monde occidental à se durcir contre la volonté même de leurs peuples. Les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, chers à la République française, étaient de plus en plus ouvertement bafoués. De reculade en reculade, les grandes institutions issues des Lumières, qui avaient été confortées après la seconde guerre mondiale par le Conseil national de la résistance, finissaient par être vidées de leur sens. Dans les autres grandes démocraties, les dégâts causés par le nouvel ordre mondial qui se mettait partout en place étaient aussi gravissimes qu’en France. Sous le prétexte de protéger les citoyens, de nouvelles lois plus liberticides les unes que les autres étaient votées par des élites parlementaires de moins en moins responsables de leurs actes devant les peuples. Partout, une crise aiguë de la démocratie provoquait des protestations massives de la population, qui se contentait en général de manifester pacifiquement, mais la récupération de ces mouvements populaires par l’extrême-droite, ou quelques groupuscules plus rares de la gauche révolutionnaire, en perte de vitesse depuis la fin du vingtième siècle, était brandie par les gouvernements pour justifier et amplifier la répression policière. A l’angoisse de l’électorat qui se réfugiait dans une abstention de plus en plus abyssale, les élites politiques répondaient au mieux par l’incompréhension, au pire par la provocation et par la force, en suscitant la peur. Le monde devenait orwellien. Et nous, nous étions aveugles…

     Paradoxalement, c’est Martens qui a aiguisé mon esprit critique avec ses questions déconcertantes qui avaient le don d’agacer Jean-François. Il s’étonnait de tout, voulait tout apprendre, tout savoir, comme s’il avait grandi dans une grotte à l’écart de la communauté humaine. Il ignorait presque tout de l’Histoire ou en avait une conception complètement déformée. Mais ce qui m’avait le plus émue, c’était sa découverte de la littérature et de la philosophie. J’avais eu le droit de lui rendre visite dans sa cellule et je lui apportais des livres. Sa connaissance de la langue française était exceptionnelle. Il pouvait lire aussi les autres langues mais, personnellement, j’en étais incapable et nos échanges se limitaient, hélas, à mon idiome maternel. Je ne sais pas vraiment pourquoi, sans doute parce qu’il était en prison, je lui avais d’abord fait connaître la poésie de Verlaine. Il avait lu à voix basse. Ses lèvres tremblaient, il avait les yeux pleins de larmes quand il relevait son visage, et, ce jour-là, quand je l’ai quitté, alors que je partageais l’opinion de Jean-François qui voyait en lui un espion de haut vol passé maître dans l’art du camouflage, pour la première fois, j’ai eu le sentiment qu’il était sincère.

Histoires de briques

LA REVENANTE

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     Dans la Table des Matières du Grand Livre de tous les livres à écrire, il y aurait:

L’Ornithologue fou
Le Musicien privé de musique
Le Vieil homme et l’usine
Le Pays des Beaujebeke
La Rivière disparue
L’Enfant et le lilas
La Nouvelle Atlantide
Les Villes englouties
La Vieille recluse
Le Jeune homme du Conservatoire
La Petite voisine
La Vespa de Bruno
La Ville bidon
Histoire de la ville utopique VUE
Gestuelle dans la ville
Murs anonymes inanimés
Les Fantômes de la ville
La Maison verticale
Le Poêle en fonte, la table et le buffet
Le Voyageur sur le quai…

     Il y aurait les titres de tous les livres qui pourraient être mis en chantier pour raconter des histoires de briques, des histoires de Lego que l’on offre aux enfants pour les inciter à construire le monde dont ils rêvent plutôt que de détruire le monde hostile fantasmé dans les jeux vidéo, de toutes petites histoires de briques qui tentent de résister aux destructions ou qui rassemblent leurs forces pour se relever et servir une deuxième fois, des histoires de maisons avec un lilas et un tas de briques dans la cour, des histoires de gamines qui rêvent devant un tas de briques tout en les nettoyant avec un burin et un marteau, des histoires de maisons dans les villes avec des gens et des objets dans les maisons, des histoires de grands-mères et de poêles en fonte, de tables et de buffets, de guerres et de géants, des histoires à dormir debout, des histoires invraisemblables ou des histoires vraies que personne n’aurait cru possibles, des histoires de catastrophes inimaginables ou improbables, des histoires imaginaires qui devraient ne jamais arriver, des histoires de murs qui s’écroulent dans des villes bombardées, des murs de maisons pulvérisées, des murs de livres broyés, des livres détruits au pilon dans les bibliothèques, des pages arrachées et des briques concassées qui se perdent pour toujours dans les entrailles de la terre ou dans les eaux tourbillonnantes des fleuves et de la mer… car les villes et les civilisations ne sont pas immortelles!..

Angles de vue

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Quel était le motif de la toile cirée quand, pour la première fois, l’enfant avait posé sur la table un cahier et des crayons? Couleurs ternies et fleurs fanées de toiles usées superposées dans la mémoire, strates de souvenirs et formatage rectangulaire de tout ce qui se voit-lit-s’écrit dans les écrans-livres-cahiers, jeux de miroir, réfléchissement, réflexion-réfraction à l’infini de l’infiniment petit-grand à l’infiniment grand-petit, zoom dans un sens, zoom inversé, quel était mon angle de vision à ce moment où, pour la première fois de ma vie, je posais le rectangle d’un cahier sur le rectangle d’une table?… Souvenir de l’effet de loupe d’un « quart de pouce » posé sur la trame d’un tissu pour en compter les fils et vérifier la densité, fascination pour ce petit objet de cuivre pas plus gros qu’un dé lorsqu’il était replié, immersion dans l’univers de l’optique appliquée aux fils ténus de l’histoire d’une toile, ce rien ou cette illusion qui ne tient qu’à un fil?… Jeter sur l’écran du monde le dé d’un « quart de pouce » pour regarder ce qu’il trame à la loupe, observer les lignes-fils qui tirent des bords de chaque côté, essayer de discerner les motifs, espérer découvrir le mystère de leur tissage, tourner les pages et les plis, fouiller dans les replis, croiser les doigts comme on croise les fils, penser à regarder de loin la composition de l’ensemble, bouger devant l’écran du monde ou de la toile comme une ombre chinoise, aimer cette duplication du moindre geste, craindre toutefois la disparition de l’image et de son ombre, avoir envie de renouer les fils disjoints, essayer de relancer la navette des bobines pour créer un pont entre le bord reculé du passé et le bord avancé du présent, manquer de force et d’agilité, perdre les pédales, oublier le motif du début, se perdre dans un trou d’aiguille, glisser dans un couloir de l’espace-temps, tomber à la renverse, en débouchant sur l’envers du décor, comme Alice au pays des merveilles?…

Reflets en abyme

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Souvenirs en miettes miettes de souvenirs dans la nappe repliée sol soleil fenêtre fête l’été entre par la fenêtre éclats de la lumière étalée sur le sol on lui avait dit oh le beau jour bleu le ciel tout près de la rivière une nappe blanche sur l’herbe verte ondulations comme une vague le rectangle de la nappe comme un radeau hissez haut! cap sur la joie! le quotidien gris s’était envolé la sirène n’était pas celle de l’usine mais d’un bateau les marins sont des ouvriers qui rament la mer est calme la mère est belle le père sort de l’usine ou du port on attend qu’il arrive à bord le goûter est posé sur la nappe des gouttes tombent gronde l’orage le pique-nique est un naufrage

     Le cours de la rivière a été détourné et l’usine de tissage n’existe plus, mais la ville résonne encore de tous les cris lancés au fil du temps par les ouvriers qui n’ont pas cessé de manifester, depuis la création des premiers ateliers de l’industrie textile dans la Cité de la Toile, pour obtenir des salaires plus élevés! La voix de Jean Jaurès, venu soutenir la grande grève de 1903, résonnait encore dans la mémoire familiale qui se souvenait des coups de feu tirés par les gardes mobiles à cheval et de la répression féroce exigée de l’Etat par le patronat… Le vieil homme ne comprenait pas. Pourquoi refuser quelques centimes de plus par heure quand les profits étaient aussi manifestement colossaux, comme en témoignaient les châteaux ou les palais modernes de la bourgeoisie locale?… Même un bourgeois ne pouvait porter à la fois qu’un seul manteau!…

     Les rouleaux de bâche ne sont plus chargés sur les péniches depuis longtemps, mais la rue s’appelle toujours « Quai de… »! « Quai de Beauvais »… Même sur le canal creusé à l’écart du centre, les péniches se font rares… Suivre le chemin de halage, arriver à l’écluse, entendre le grondement de l’eau bouillonnante, se sentir saisie alors avec une force inattendue par le souvenir de la peur, en traversant le pont dans la nuit noire, d’être engloutie par les reflets mouvants des eaux profondes!… Cette peur archaïque qui remontait du plus profond d’elle-même était-elle antérieure ou postérieure à l’autre?… quand, pour la première fois, elle avait découvert la mer, les vagues?… le vent faisait tourbillonner les grains de sable qui frappaient le visage et soudain, cette impression atroce d’être aspirée par le sol dans le sable mouillé!… Comment exprimer l’horreur ressentie cette autre fois –elle était à peine plus grande — quand, en une fraction de seconde, alors que la vie toute neuve avait le goût du paradis — il faisait beau, la famille profitait de quelques jours de congé payé — une pierre glissante sur le bord de la berge l’avait fait basculer dans l’eau hypocrite du canal qui miroitait paisiblement sous le soleil?… Stop! arrêter la projection du film!… ce déroulement sans fin des images qui s’interpellent!… craindre les tourbillons de la mémoire… reprendre, peut-être, un peu plus loin?…

     Les images s’interpellent dans le train de la mémoire comme un film le train des images file à toute vitesse derrière les vitres propulsées à la vitesse de la lumière les images des souvenirs glissent dans le train qui ne ralentit pas malgré les pierres glissantes sur les berges du canal les souvenirs sont canalisés cannibalisés entre les balises rails entre lesquels entre lesquelles circulent aller retour plusieurs fois par jour la nuit aussi les images sont en ruine le patron de l’usine aurait été ruiné le pauvre pas de pitié pour l’ouvrier toutes ces ruines dans la ville détruite qui crie le sifflement des bombes le sifflement du train la sirène de l’usine le bruit des bottes obéir se contenter de peu courber l’échine la Chine au loin dans le lointain l’Orient-Express voyage dans la nuit des Déportés trépidation des wagons sur les rails crissant dans la nuit les mots galopent et les phrases déraillent troupes de mots à l’assaut de silhouettes rayées effacées de l’écriteau de la mémoire l’écriteau bleu de la rue des Déportés quand les enfants qui apprennent à lire ignorent le sens le sang des mots épouvante de la révélation quand tombe le voile des mots qui rendent fou!… la locomotive s’emballe les images s’entrechoquent choc de la chute dans l’eau froide du canal froide comme la mort froide comme les mots privés de r privés de rire ou de raison privés de rire sans raison sur les rives du canal glissant qui piège les enfants !… le projecteur est tombé, le mécanisme s’est détraqué, les images ont perdu leur clarté, l’insouciance s’est envolée, l’histoire du film a sombré dans les décombres de la ville ravagée, on ne peut plus, comme avant, comme si rien ne s’était passé, partir et revenir, courir, rire et pleurer, pleurer de rire ou rire à en pleurer, actions simples au passé simple d’un bel été!… il faut tout oublier, tout effacer, laver, nettoyer et encore nettoyer, débarrasser de leur passé de cheminée toutes ces briques entassées dans la cour à l’ombre du lilas pour construire des murs tout neufs et refuser d’écouter les sirènes des usines!…

Habiter

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Habiter signifie HABITUDES… l’habitant d’une ville n’est pas libre de vagabonder mais il est libre de circuler, comme sur un manège, que ce soit à pied, en voiture ou à vélo, il tourne, il ne part jamais vraiment mais il revient toujours, et le souvenir n’est qu’un retour après tous les autres retours… se souvenir consiste à retrouver dans les archives de la mémoire la carte du circuit que les pas ont gravé, puis d’en suivre le tracé comme sur un calque en tentant de le superposer aux trajets accomplis autrefois… se souvenir consiste à creuser dans la couche épaisse de tous les moments vécus dans la ville, à sonder leur sédimentation, à en dégager les lignes et les forces, à essayer d’en retrouver l’aimantation, de réveiller les émotions étouffées par les ronces de l’oubli, à redécouvrir les projets portés par les trajets, la dynamique qui motivait la vie!… peur de ne retrouver que des coquilles vides, les restes friables des concrétions formées par la routine des habitudes… pour sortir de la prison des habitudes prises par la mémoire, il fallait sans doute laisser venir les images de la ville comme si le regard les découvrait pour la première fois, se laisser surprendre par le sentiment agréable de leur familiarité, butiner de l’une à l’autre, laisser les associations se former, accepter de succomber au charme de leurs assemblages… l’image de la cour associée à celle du tas de briques incitait à reconquérir la forteresse du passé en suggérant la possibilité d’un retour après l’interdiction de séjour qui semblait avoir été prononcée par la police de la mémoire… le souvenir de la ville était fait de trajets réitérés à l’infini et d’une infinité d’instants qui s’étaient écoulés entre seulement quelques points fixes car dans une ville, on ne cesse pas de revenir sur ses pas, l’itinéraire suivi ramène toujours au point de départ!… images bloquées des souvenirs qui reviennent sans cesse sur le manège de la mémoire, images fugaces d’une eau noire qui miroite au pied des maisons de part et d’autre d’un petit pont de planches, bribes de paroles entendues au cours de promenades (la crue de telle année, les maisons inondées), sensation étrange à la vue d’une esplanade qui n’était pas dans le champ de vision, d’habitude, à cet endroit-là !… la rivière avait disparu, ce mirage était impossible!… sans la rivière, la ville n’était plus la même… or, le lit de la rivière qui la traversait avait bel et bien été comblé, et la ville avait perdu son âme… que reste-t-il des souvenirs noyés ?… et toi, qui essaies de revenir sur les rivages du passé au point de ressentir pendant quelques fractions de seconde les émotions de l’enfant qui te fait signe et que tu aperçois comme autrefois dans les reflets en abyme que se renvoyaient les glaces dans les deux ou trois cafés de la ville où la famille avait ses habitudes, qui es-tu donc sinon l’ombre de toi-même à la poursuite de ton propre fantôme ?…

Je ne veux pas me souvenir

 

    Jean-François Dutour m’avait confié: « J’ai eu le temps de réfléchir, n’oublie pas que je suis un témoin direct, j’affirme… mon intuition intime… je suis persuadé que la clé du puzzle… Oui, il a cherché Walter. Walter n’est pas un personnage de fiction, il n’aurait pas pu mentir à ce point, inventer certains détails, avoir certains regards, certaines expressions… l’intuition du policier, quand même, ça existe!… Il a cherché Walter… C’est dans la logique de son personnage, de cet attachement puissant qui le faisait parler si souvent de Walter d’une voix qui… Il a cherché Walter et cela n’empêche pas… mais je n’en sais pas assez pour conclure…

     Jean-Francois… la dernière fois que je t’ai vu, chez mon père… Etes-vous vivants ? Vous reverrai-je un jour ?… Dans ce lieu où nous avons trouvé refuge, sommes-nous à ce point coupés du monde que nous ignorons tout du sort réservé au reste de l’humanité alors que vous-mêmes auriez surmonté le pire et tenteriez de nous retrouver? Xavier pense que nous avons découvert un petit Éden. Il se montre optimiste pour « l’avenir » de notre petite communauté et rêve d’en faire une société idéale… Les mots ont-ils encore un sens? Nous n’avons plus d’avenir, seulement un futur proche qui consiste à essayer de subvenir à nos besoins les plus élémentaires. La flore est abondante et riche en espèces nourricières. Nous retrouvons sans doute les gestes de nos très lointains ancêtres cueilleurs. Nous nous habituons déjà à cette nourriture simple et frugale qui nous permet d’économiser le stock providentiel de conserves qui assure notre survie actuelle, sa date de péremption nous laisse un délai de quelques années, nous espérons mettre ce laps de temps à profit pour nous lancer dans l’agriculture. Sylvain explore chaque pouce de terrain à la recherche de graines qu’il fait germer ensuite dans le jardin qu’il a entrepris de cultiver. Les lignes du paysage sont très douces et me font penser à la description faite par Martin au début de sa déposition, quand il évoquait presque avec tendresse ce petit village de l’Europe de l’Ouest qui fut l’écrin, sans doute, de ses dernières espérances en partage avec Walter, alors qu’ils se croyaient encore au début de leur grande aventure… Que sont-ils devenus? Et Sylvia, que Martin semblait chérir, n’était-elle qu’un personnage de fiction? Sont-ils réunis aujourd’hui dans ce mystérieux Etat auquel nous ramenait sans cesse le délire de Martin ou nos propres délires à son sujet? J’ai la sensation bizarre d’avoir été soustraite au continuum de l’Histoire humaine, comme si j’avais été propulsée avec mes compagnons d’infortune dans un monde parallèle, sous l’effet de dérèglements spatio-temporels qui auraient été déclenchés par les cataclysmes successifs qui ont frappé notre planète. Pourquoi chercher aujourd’hui à essayer de déchiffrer ce passé récent auquel nous n’avions rien compris? A quoi se raccrocher pour lutter contre la folie qui nous guette? Nous ne savons même pas comment nous avons pu échouer ici, dans cette base américaine désertée que nous sommes incapables de situer sur une carte. Marceau et Nicolas, qui étaient tous les deux des collaborateurs de Jean-Francois Dutour, spécialisés dans la prospection stratégique, sont enclins à déduire de leurs observations que nous serions probablement dans une zone de territoire qui jouxterait l’Alaska. Je me sens incapable de me remémorer cet enchaînement incroyable d’événements tous plus apocalyptiques les uns que les autres qui nous ont fait fuir à sauve-qui-peut dans la panique et le désordre le plus total. Je ne le peux pas. Je ne veux pas me souvenir de toutes ces scènes d’horreur entrevues dans les villes et sur les routes, auxquelles je ne sais comment j’ai pu moi-même échapper. Pendant combien de temps serons-nous à l’abri dans notre refuge actuel? Louis est heureux d’avoir trouvé un piano, il joue à tous ses moments perdus. Marceau et Nicolas retrouvent leurs réflexes de professionnels pour établir une stratégie de survie. Tous, nous essayons d’oublier l’inimaginable et l’impensable que nous venons pourtant de vivre. Les mots étaient ma raison d’être, mais ils n’ont plus de sens puisque le monde autour de nous, qui leur servait d’écrin ou qu’ils enchâssaient comme un bijou, s’est écroulé. Pourquoi avoir entrepris d’écrire ces lignes? Pourquoi continuer? De nouveau me viennent à l’esprit les mots de Martin, ceux qu’il avait écrits au début de son journal. Écrire serait un acte de résistance? Pour lui, je n’en doute pas, il avait l’étoffe d’un héros, comme il aurait dit de son ami Walter. En ce qui me concerne, j’ai bien peur que l’acte d’écrire ne soit qu’un divertissement pour tuer le temps, pour empêcher que l’angoisse ne me submerge. J’essaie seulement de résister à la folie.

 

 

Une Atlantide arctique

(Récit en cours d’écriture)

     Le souvenir de Martin m’obsède… Une sorte de force vitale primitive prend le pas sur ma volonté et ma lucidité recule, au point que je laisse se développer en moi l’idée que Martin ait pu non seulement survivre mais aussi trouver le moyen de retourner se mettre à l’abri dans cet État imaginaire évoqué au fil de nos conversations… Mais est-ce vraiment absurde?… Des informations me reviennent, sur lesquelles je ne m’étais pas arrêtée autrefois, quand la vie semblait encore suivre un cours plus ou moins normal… Nous-mêmes, n’avons-nous pas trouvé refuge dans un endroit improbable?… Le web, ou ce qu’il en reste, délivre des traces de lieux mystérieux que les stratèges des grandes puissances auraient édifiés au temps de la guerre froide, comme cette base secrète américaine forée dans les profondeurs glacées du Groenland pour y stocker des missiles capables d’atteindre l’Union soviétique, et dont l’existence avait été révélée au monde en 2016 parce que la fonte des glaces due au réchauffement climatique menaçait de l’exhumer… « Personne ne pensait que la base ferait surface »,  expliquait aux journalistes de l’époque William Colgan, glaciologue à l’université canadienne de York; « ses architectes espéraient qu’elle repose dans la cryosphére pour l’éternité », selon une étude publiée sous sa direction dans le journal Geophysical Research Letters. La ville qu’elle abritait dans ses entrailles était alimentée en énergie par un réacteur nucléaire, et les habitants de cette Atlantide arctique enfouie sous la banquise bénéficiaient des mêmes équipements que dans une cité ordinaire, hôpital, église, bureaux, cafés, cinéma…

     Le piano de Louis 

     2064

Science-fiction

Page sombre

(Récit en cours d’écriture)

     Les déclarations étranges de Martin, son comportement décalé, la capacité qu’il avait de s’abstraire subitement d’une conversation comme s’il s’envolait dans un ailleurs inconnu à des années-lumière de notre monde, permettaient de brosser un portrait de lui qui ressemblait fortement à celui d’un extra-terrestre, et certains médias friands de sensationnel n’avaient pas hésité à en faire effectivement un espion venu du froid des grandes profondeurs galactiques, franchissant ainsi le pas, pour le plus grand plaisir de leurs lecteurs avides d’histoires qui les sortaient d’un quotidien morne et triste, de la science-fiction… Pour ma part, j’avais forgé quelques hypothèses moins farfelues mais in fine non moins étonnantes que Jean-François avait balayées d’un immense éclat de rire quand j’avais essayé de lui faire partager les éléments sur lesquels reposait ma réflexion quant à ce mystérieux pays d’où venait Martin… Il n’empêche, tout aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’est pas impossible que… mais peut-être Jean-François avait-t-il par la suite exploré cette piste sans m’en parler (secret défense!) ?… J’ai sans doute rêvé toute cette histoire, le charme de Martin aurait opéré sur moi une sorte de fascination capable de donner vie à des simulacres et de faire émerger du néant des mondes fantasmagoriques? Etrange pouvoir de la séduction exercée par un homme particulièrement beau que les foules ne parvenaient pas à diaboliser malgré les circonstances de son arrestation?… D’une certaine façon, nous étions tous fous… embarqués dans la machine infernale d’un monde détraqué dont plus personne n’était capable de tenir la barre! Les mêmes postures et les mêmes impostures issues d’une Matrice dont plus personne ne connaissait l’origine se dupliquaient à l’infini d’un bout à l’autre de la planète en engendrant partout le même type de réponse surréaliste à des situations réelles qui confinaient au désastre! La Parole de la pensée Unique diffusait ses drogues anesthésiantes dans le corps de l’Humanité qui ne trouvait plus en elle assez de force pour lutter contre son anéantissement…

     Ecrit depuis l’avenir

     2064

Etrange relation

  Page sombre

(Récit en cours d’écriture: suite)

     Par une étrange similitude, je me retrouve dans la position de Martin quand il semblait rechercher des réponses à des questions énigmatiques connues de lui seul, et que je l’observais en train de mener ses investigations mystérieuses dans la médiathèque du service de renseignement où officiait l’ami de mon père, qui m’avait autorisée à essayer de percer son secret. Martin se méfiait évidemment de moi. Pourtant?… malgré tout… d’une certaine façon… une sorte de pont?… son regard… nos silences… et cette poignée de main, ce soir-là, si chaleureuse!… tandis que de son autre main il semblait chercher mon épaule comme pour se décharger d’un fardeau qu’il n’avait plus la force de porter seul!… Non, je n’ai pas rêvé! Je ne suis pas en train d’écrire le roman d’une histoire fantasmée! Martin m’appelait à l’aide à travers un mur virtuel qui étouffait les sons et nous empêchait de nous rejoindre vraiment. Je ne pouvais pas entendre, je ne pouvais pas comprendre ce qu’il essayait de me dire… entre nous, pourtant, existait quelque chose de fort, une aimantation… nous étions marqués par le sceau indélébile d’un échange impossible… Martin! Comme j’aimerais pouvoir reprendre le cours apparemment tranquille de notre étrange relation, née dans le sous-sol bunkérisé de l’immeuble des services secrets…

     Ecrit depuis l’avenir

     2064

Le long silence de la neige

Ce texte est ma contribution n°1 à l’

Atelier d’écriture de l’hiver 2016 de François Bon sur Tiers Livre

     La terre est rarement très sèche; les véhicules creusent des ornières qui se remplissent d’eau; il faut marcher sur les côtés, poser les pieds sur des touffes d’herbe, s’efforcer de tenir en équilibre de l’une à l’autre en évitant que la boue gluante asperge les habits au moindre faux-pas; le chemin monte  jusqu’aux remparts de l’ancienne forteresse, puis il cède la place à une chaussée étroite faite de gros pavés inégaux sur lesquels rebondissent les carrioles; de toutes petites maisons construites dans le mur d’enceinte encadrent l’entrée du village en forme d’arche; elle habite dans l’une d’elles, désormais vieille et seule; lui… Maurice Leleu… on ne pense pas à un loup en le voyant, plutôt à un ours, un gros ours patibulaire… il continue d’habiter dans la maison isolée desservie par le chemin à l’écart du village; l’hiver, l’endroit est sinistre; quand il gèle et que le chemin est glissant comme une patinoire, impossible de monter au village; les provisions viennent toujours à manquer; il faut parfois se risquer à sortir; on pourrait mourir sans que personne ne s’en rende compte; l’été, on aperçoit dans les prés la silhouette furtive d’un vieux berger à la barbe aussi fleurie que celle de ses moutons; au printemps, la camionnette jaune du facteur recommence à brinquebaler sur les chemins; et le motoculteur rouge du garde-champêtre se déplace le long des haies pour les tailler; la vie reprend quelques couleurs après le long silence de la neige; les abeilles bourdonnent; l’air alentour sent bon; on se couche dans l’herbe au soleil; les yeux sont au niveau des fleurs des champs taquinées par les insectes; on admire le vol d’un papillon; on s’étonne de l’activité fébrile d’une cohorte de fourmis; on les regarde aller et venir dans un mouvement qui semble perpétuel; on se laisse aller à philosopher sur la nature des êtres; à la pointe de l’instant, dans la torpeur de l’été, on croirait volontiers que la vie est paisible; au loin, on entend des flonflons; on se relève pour aller à la fête du village; on secoue ses habits; il en tombe des brindilles et de la terre; le chemin est sec; on a déjà envie de danser; la montée est rude mais on est jeune; on marche sur les traces de tous les jeunes gens et jeunes filles qui se sont rendus sur la grand-place pour s’amuser autour du feu de la Saint-Jean; on ne voit pas leurs fantômes; on ne les voit pas guetter à chaque coin et recoin de chacune des rues; on ne les voit pas dévisager les nouveaux venus avec un mélange effrayant d’envie et de pitié; on n’entend pas leurs lamentations, leurs plaintes, leurs cris et leurs sarcasmes; les flonflons se rapprochent; l’excitation est à son comble; la musique s’unit à la danse; le vin coule à flots; la vie, à cet instant, se confond avec l’ivresse et la danse; les fantômes n’existent pas ou sont insignifiants; la jeunesse est une force qui les tient à l’écart; mais, déjà, la fête se termine; les vieux à leur fenêtre ont convoqué les fantômes pour regarder s’égayer la foule; elle se souvient; tout est allé si vite; le mouvement perpétuel de la vie est implacable; il a tout emporté et tout détruit sur son passage; les fantômes qui l’accompagnent lui apportent un peu de réconfort; son coeur à lui est gelé; l’ours, ou le loup, est devenu lui aussi vieux et malade; pourquoi s’obstiner à vivre comme une bête, là-bas, dans la maison isolée; ceux qui étaient sous sa domination, autrefois, sont en embuscade; on les devine prêts à tirer; on ne sait plus de qui ou de quoi on a le plus peur…

Ecrire, parler, penser sont des actes

(Fiction en cours d’écriture…)

     J’écrivais dans un grand journal parisien. Comme tout rédacteur, je recherchais la clarté, que mes articles puissent être lus et compris par le plus grand nombre, mais il fallait aussi ne jamais oublier le second degré, utiliser et manier (manipuler?) les références, répondre aux exigences d’un lectorat cultivé appartenant aux catégories socio-professionnelles dites supérieures (sous quel angle?!)… Loin d’être naïf, mon style se conformait aux canons en vigueur, il en allait de la longévité de mon emploi, ma carrière était en jeu. Ecrire n’était pas innocent, ne l’a jamais été. A-t-on jamais dit clairement qu’écrire, penser, parler, sont des actes? De véritables actes au même titre que les actions concrètes, qui en entraînent d’autres dans une chaîne implacable de cause à effet? Un enchaînement d’incitations, de forces, de poussées dont la somme nous pousse inéluctablement vers tel ou tel résultat, telle ou telle situation. C’est mathématique, scientifique, ce sont les lois de la physique qui l’expliquent, et nos paroles, nos écrits, nos pensées, obéissent aussi aux lois de la physique, l’opposition entre la réflexion et l’action n’a pas de sens, l’absence de réflexion est un crime, le vide de la pensée est monstrueux. La mise en commun de nos intérêts et de nos égoïsmes personnels, une sorte d’équivalent de l’entité appelée par Adam Smith la main invisible du marché, aura donc eu pour conséquence cette somme monumentale d’erreurs qui nous ont  conduits au suicide collectif.  Avec leurs dizaines de millions de morts, les deux guerres mondiales du vingtième siècle n’avaient été que des répétitions générales avant la tragédie finale : « L’extinction de l’Humanité ». Triste histoire que la nôtre. Sa conclusion achève de montrer que l’émancipation de la condition animale ne nous avait pas dotés d’intelligence, mais de sottise et de haine.

     2065

     Ecrit depuis l’avenir

 

Qu’avions-nous fait?

   

  Dans le monde d’où venait Martin, il n’y avait, semble-t-il, pas de questions sans réponses, et pas de musique autre que militaire, tambours et trompettes. Mais qu’en était-il en réalité pour nous, au pays des Lumières ? Qu’avions nous fait des semences héritées de tous ceux et de toutes celles qui s’étaient levés pour défendre la liberté et la fraternité ? Qu’avions-nous fait de notre culture, de notre aptitude à penser et à créer? Horreur et désolation! J’entends le chœur de toutes les âmes des victimes innocentes qui se lamentent en déplorant l’orgueil des puissants qui les ont sacrifiées. Qu’avions-nous fait de la sagesse des Anciens? Mon Dieu, quelle injustice ! Pourquoi seul l’Hubris n’est-il pas châtié ? Pourquoi emporter les foules dans le châtiment ? Pourquoi infliger ce sort si terrible à l’Humanité, capable malgré tout du meilleur? Les humains n’ont jamais eu de réponse satisfaisante à leurs questions existentielles, mais nous avons fait comme si… Nous étions des imposteurs. Nous avons fait comme si tout cela n’avait pas, ou plus, d’importance. Comme si le monde était devenu majeur. Comme si nous étions désormais définitivement à l’abri des pires fléaux qui avaient dévasté les populations dans le passé. Comme si le progrès exponentiel des techniques nous avait soustraits au sort commun qui avait été le lot de tous depuis les origines. Pourquoi un tel aveuglement? Mais tous n’étaient pas aveugles. Pourquoi avoir bâillonné les Cassandre? Pourquoi ce rapport de force si défavorable aux faibles? Mon Dieu, j’ai envie, en me tournant vers vous, puisque plus rien n’est objectivement rationnel hormis les réactions physiques et chimiques du monde matériel, de vous déclarer coupable. Coupable de nous avoir laissés si démunis face à l’orgueil des puissants, face à la déliquescence de leurs valeurs et de leur sens moral, face à la dilapidation irresponsable du bien commun à laquelle ils se livraient.

     Drôle d’Histoire

     2055

Incandescence

D’énormes masses sombres parcouraient le ciel en ne laissant filtrer que par intermittences un rare rayon de lune qui venait mourir à la surface du canal, endormi de l’autre côté du chemin de halage à dix pas de la façade de l’estaminet. Après la chaleur étouffante qui régnait à l’intérieur, la sensation de froid était intense. Les mains dans les poches et le col relevé, Julien reprenait la marche que Victor avait interrompue en l’invitant à prendre un verre  » A l’Habitude « . Le sol gelé crissait ou glissait sous les pas selon les endroits et la texture du terrain. Le début de l’après-midi avait été limpide, aux couleurs or et azur du soleil et de l’éther. La nuit estompait la limite de l’eau sur la gauche, la montée du talus sur la droite. Julien s’était arrêté pour allumer une cigarette. A la lumière de son briquet, il examinait le ruban liquide qui se laissait oublier dans l’obscurité. Le canal devenait un redoutable piège, génie malfaisant capable de dérouter le chaland pour l’engloutir à jamais, monstre à l’aspect si tranquille, bête rampante tapie tout au fond de l’ombre. Julien penchait la tête en même temps qu’il rapprochait de ses lèvres les paumes de ses mains recourbées. Un point incandescent avait remplacé la flamme jaune et bleue qui avait tenté d’éclairer le canal. De loin, un observateur aurait pu suivre, suivait peut-être, les lignes éphémères que traçait dans la nuit la cigarette allumée, qui dansait en épousant le rythme enfiévré de la marche du jeune homme et ses mouvements désordonnés, décrivait les plus jolies arabesques, créait les bouquets les plus inattendus. Julien ressentait, à ce moment très précis, la force de sa jeunesse et le désir impérieux d’accéder à ce bonheur pur et dur que Victor avait semblé regretter de ne plus pouvoir lui offrir mais auquel il n’avait pas renoncé. Puis il avait pris à travers champs la direction de la ville, entre la voie ferrée et une succession de jardins maraîchers séparés à intervalles irréguliers par de vagues alignements de briques et de pierres qui avaient donné leur nom à la rue des Murets. Devant lui se profilait la masse noire et compacte de la ville, découpée par une espèce de vapeur lumineuse. Il s’arrêtait parfois pour écouter le silence…

L’avenir improbable

Joie

Rondeurs et courbes

tendresse pastel

paix du soir ou de l’aube

éclosion d’un baiser

force molle d’une caresse claire

Si tu n’existais pas

Isabelle Pariente-Butterlin

 

C’est parce que tu me manques que je reviens ici, aux bords des mondes. Je ne peux pas faire autrement.

Tu me manques presque moins quand j’installe mes phrases dans les impressions de toi, dans les images de toi. Les photos ne changent rien à l’absence. Elles sont parfois même un peu cruelles. Je ne pars pas longtemps mais tu me manques. Les impressions de toi me manquent.
Et les phrases déroulées aux bords des mondes, comme des vagues venues de l’infini, du si lointainement infini que je ne peux même pas dire où elles se sont formées, je ne peux rien dire d’elles sinon que je les ai vues se dérouler là, sur ces rivages, et que je les ai regardées faire, et ces phrases déposées aux bords des mondes, comme les ondulations horizontales que les mouvements de la mer dessinent sur le sable, dans la fluctuation calme des impressions de toi et des images de toi et des souvenirs de toi peu à peu prennent corps et soudain se saisissent dans les nuances marines de ton regard.

Ressac des impressions de toi.

Tu es la seule à planter ton regard clair dans le mien comme tu le fais. Et en retour je me plonge dans ses certitudes. Tu me donnes une force que je n’ai pas simplement parce que tu crois la trouver en moi. Et des certitudes aussi. Quelques unes. Je ne suis pas très forte en certitudes.
Elles sont des élans et des attentes confiantes. Tu crois que je sais tout faire, que je connais la réponse à toutes les questions et tu m’attribues quelques pouvoirs magiques qui ne me déplairaient pas. Il y a dans tes yeux quelque chose de limpide que j’ai du mal à comprendre. Je n’ai pas vraiment, tu sais, l’intention de le saisir. Je n’essaie même pas. Je me contente d’y revenir. Cela m’impose la pulsation du retour au regard des départs. Et la pulsation de l’affirmation au regard des doutes et de leur corrosion.

Si tu n’existais pas, je n’aurais que la dérive de mes questions pour me mener dans le monde. Si tu n’existais pas, tu me manquerais. Toi. Exactement toi.

 

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 28 mars 2012.