jeunesse

France

Nous étions si fragiles…

    A presque soixante-dix ans, ma grand-mère France retrouvait l’énergie de sa jeunesse pour apporter sa pierre aux nouvelles générations qui cherchaient désespérément à tourner la page du vieux monde que les puissants défendaient par tous les moyens et sans états d’âme, en profitant de l’état d’urgence, pour conserver leurs privilèges exorbitants. A la mort de France, en 2036, j’avais à peine vingt ans. Quelques degrés supplémentaires avaient été franchis dans la progression conjointe de la terreur nucléaire et de la répression policière. L’avenir qui s’ouvrait devant moi semblait aux antipodes de celui que France avait pu espérer au même âge, en 1968. Je n’ai pas vraiment saisi le relais qu’elle me tendait. Mes petites forces ajoutées à celles des autres résistants n’auraient certes pas modifié le cours fatal des choses, du moins n’aurais-je pas, entre-temps, perdu ma vie en divertissements, mensonges et futilités! Je l’ai trahie sans le vouloir explicitement, par omission, paresse ou lâcheté, comme nous trahissons tous, la plupart du temps, nos aspirations les plus profondes… Ironie de la situation, c’est en fouillant dans les profondeurs gelées d’un univers mort que je prends aujourd’hui la mesure des enjeux pour lesquels s’engageaient des gens comme France. Le web a gardé dans ses entrailles les traces de leur combat. Je n’ai qu’à tendre la main pour remonter de mes explorations numériques dans les tréfonds de la Toile, entre deux pannes de courant, une mine d’informations qui m’échappaient complètement à l’époque…

Cassandre

Nous étions si fragiles…

    Ma grand-mère France (c’était son prénom!) avait déjà soixante-cinq ans lorsque je suis née en 2016, mais elle a eu la chance de vivre longtemps et moi de grandir non loin d’elle. J’aimais l’entendre parler de cette époque étrangement lointaine pour moi (il s’agissait de ma pré-histoire!), mais située pour elle dans les strates supérieures de la mémoire. Comme je l’aimais! Comme j’aimais sa tendresse rieuse, son intelligence bienveillante, et cette jeunesse incroyable qui lui collait à la peau malgré les rides et les cheveux blancs! Au moins n’aura-t-elle pas assisté au déchaînement final de l’Apocalypse qu’elle pressentait depuis si longtemps et qui avait déjà lancé ses premiers chevaux fous de son vivant… Je me sens si triste!… Evoquer le souvenir de France m’anéantit au lieu d’adoucir le présent comme jadis lorsqu’elle consolait un chagrin!… Je voudrais mourir à l’instant même pour la rejoindre dans un hypothétique au-delà qui ressemblerait aux paradis imaginaires des enfants, où je pourrais, comme autrefois, me jeter dans ses bras et rire de mes petits bobos!… Evoquer son souvenir me désespère et me révolte car France, comme tant d’autres qui n’ont jamais réussi à se faire entendre, avait compris les ressorts de la tragédie qui s’était mise en place, et, comme tant d’autres, avait fait tout ce qu’elle pouvait pour alerter, prévenir, préparer des alternatives, mettre en oeuvre des solutions… Les Cassandre n’ont jamais réussi à éviter le pire, mais cette fois nous avons atteint l’indépassable… jamais sera plus jamais, plus jamais la vie, l’amour, plus jamais l’éphémère beauté de l’instant saisie par la conscience humaine, plus jamais, nous ne serons plus jamais!…

No future

    Mais dans le monde récemment globalisé, les informations circulaient à toute vitesse. Un vent d’indignation commença à se lever et à se propager de pays en pays, suscitant le Printemps arabe en 2010, suivi par le mouvement espagnol des Indignés et le mouvement international Occupy en 2011. Outre le départ des dictateurs et l’instauration d’une démocratie, les manifestants arabes exigeaient un partage des richesses qui leur assure de meilleures conditions de vie, des emplois, et la dignité («karama» en arabe). Ils voulaient reprendre la main, le la était donné par leur slogan « Dégage! », « Erhal! ». En Tunisie, point de départ des contestations populaires, la révolte aboutit à la chute du dictateur Ben Ali puis, en Egypte, à celle d’Hosni Moubarak. La détermination non violente de la jeunesse arabe inspira la jeunesse occidentale qui se rassembla elle aussi dans d’impressionnantes manifestations festives sur les places des grandes villes. Les jeunes du monde entier criaient haut et fort leur désir de paix, de liberté et de solidarité en manifestant leur désaveu de la classe politique responsable à des degrés divers du chômage qui barrait leur horizon (no future)

et de la misère dans laquelle ils se débattaient. L’avenir aurait pu être radieux si les forces négatives qui travaillaient le monde n’avaient pas étouffé peu à peu l’immense espoir suscité par les mouvements révolutionnaires non violents de cette époque.

Depuis la nuit des temps

     L’intolérance et la bêtise avaient décidé de ce que serait le vingt-et-unième siècle dès le 11 septembre 2001, quand des membres du réseau djihadiste islamiste Al-Quaïda détournèrent quatre avions de ligne pour les projeter contre les tours jumelles du World trade Center à New York et sur le Pentagone à Washington. Le Choc des civilisations n’était pourtant pas inévitable. L’histoire n’était pas écrite à l’avance, mais il ne s’agissait pas seulement du nez de Cléopâtre. L’Etat islamique aurait-il pu se développer si la guerre occidentale en Irak contre Saddam Hussein n’avait pas eu lieu en 2003? La planète aurait-elle succombé aux flammes de l’intégrisme religieux et du réchauffement climatique si Al Gore avait accédé à la présidence des Etats-Unis à la place de Georges Bush junior le 20 janvier 2001? La chute du mur de Berlin et la décomposition du bloc soviétique avaient amené d’aucuns à penser, à la fin du vingtième siècle, bien loin d’une guerre civilisationnelle, que la fin de l’Histoire était advenue. Le monde occidental s’était laissé emporter, alors, par une vague d’optimisme tellement gigantesque qu’il se croyait désormais immortel ou invincible. Les Bourses battaient record sur record, les économistes annonçaient à leur tour la fin des retournements de cycles, les nouvelles technologies de l’information et le développement de la Toile devaient induire un mouvement d’expansion ininterrompue. A cette époque se sont formées les bulles financières colossales qui allaient déclencher la crise des subprime en 2007. Les thuriféraires d’un capitalisme débridé triomphaient partout sans retenue en faisant reculer la puissance publique des Etats, pourtant déjà bien entamée depuis l’arrivée au pouvoir des néo-libéraux en 1979 et 1981, dans le sillage de la première ministre du Royaume-Uni Margaret Thatcher et du président des Etats-Unis Ronald Reagan. Le vieil argument selon lequel la richesse des uns entraînait immanquablement l’enrichissement de tous était brandi sans vergogne pour justifier l’immense fortune d’un tout petit nombre et occulter l’accroissement considérable des inégalités. Mais les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel et l’arrogance des financiers allait bientôt provoquer les plus grandes crises économiques jamais survenues depuis le Jeudi noir de 1929. En 2008, la faillite de grandes banques avait déjà provoqué une crise systémique et pour éviter l’effondrement des réseaux financiers interconnectés du monde entier, les puissances publiques étaient réapparues au premier plan pour éteindre l’incendie, en injectant dans les circuits des centaines de milliards de devises qui alourdirent le poids de la dette des Etats. C’est ainsi que les contribuables eurent à rembourser dans les années qui suivirent le prix colossal d’un endettement à l’origine privé hérité des organismes financiers responsables de la crise, et que les pays les plus faibles, comme la Grèce ou le Portugal dans la zone euro, avaient été menacés d’asphyxie et encouru eux-mêmes la faillite.

     Mais dans le monde récemment globalisé, les informations circulaient à toute vitesse. Un vent d’indignation commença à se lever et à se propager de pays en pays, suscitant le Printemps arabe en 2010, suivi par le mouvement espagnol des Indignés et le mouvement international Occupy en 2011. Outre le départ des dictateurs et l’instauration d’une démocratie, les manifestants arabes exigeaient un partage des richesses qui leur assure de meilleures conditions de vie, des emplois, et la dignité (« karama » en arabe). Ils voulaient reprendre la main, le la était donné par leur slogan « Dégage! », « Erhal! ». En Tunisie, point de départ des contestations populaires, la révolte aboutit à la chute du dictateur Ben Ali puis, en Egypte, à celle d’Hosni Moubarak. La détermination non violente de la jeunesse arabe inspira la jeunesse occidentale qui se rassembla elle aussi dans d’impressionnantes manifestations festives sur les places des grandes villes. Les jeunes du monde entier criaient haut et fort leur désir de paix, de liberté et de solidarité en manifestant leur désaveu de la classe politique responsable à des degrés divers du chômage qui barrait leur horizon (no future) et de la misère dans laquelle ils se débattaient. L’avenir aurait pu être radieux si les forces négatives qui travaillaient le monde n’avaient pas étouffé peu à peu l’immense espoir suscité par les mouvements révolutionnaires non violents de cette époque.

     Je voudrais me réveiller, pouvoir arrêter ce cauchemar, sortir de ce mauvais scénario, rembobiner le film, tout recommencer, réinventer, réécrire, refaire le monde au sens propre, remonter le temps, changer complètement de vie, opérer d’autres choix, éviter le pire, mettre un terme au désastre, vivre ou revivre, retrouver le temps perdu avec tous les gens que j’aime, être Dieu, aimer l’humanité, la sauver ! Ô Luc et ses sarcasmes ! Mon sur-moi est fait de ses remarques situées, déjà, au temps de nos amours égoïstes, à mi-chemin entre la colère contre la bêtise dont il me croyait malheureusement atteinte et l’apitoiement sur mon état mental ! Il me reprochait en vrac ma propension pourtant timide et peu compromettante à défendre la veuve ou l’orphelin, des vélléités droits de l’homistes, une réticence à regarder la réalité en face accompagnée de la peur de nommer les choses, qu’il identifiait comme une tendance trop romantique ou trop féminine à privilégier les ornements du langage plutôt que la crudité des mots, lui qui se réclamait des philosophes cyniques de l’Antiquité, qui voulait me bousculer, me sortir de ma gangue, me libérer des faux-semblants, des conventions stériles, et surtout, je crois, d’un style qui restait trop ingénu à son goût malgré mes efforts pour le rejoindre dans une forme de cynisme moderne consistant à se moquer de tout par peur, sans doute, de céder à la moindre illusion. Mais je ne suis pas sûre qu’avoir fait table rase des bons sentiments fût une preuve de lucidité… Que faire aujourd’hui? Il est trop tard, ce type de réflexion n’a plus de sens. Nous sommes des insectes écrasés par le malheur du monde, des cafards essayant de se mettre à l’abri dans une anfractuosité de la terre pour sauver pendant quelque temps encore, un temps dérisoire, leurs pauvres vies inutiles. Nous ne sommes depuis toujours que des vers de terre voués à la pourriture, un accident de la Création, somme toute une aberration; l’Humanité est en train de s’éteindre comme jadis les Dinosaures, il n’y a pas de quoi fouetter un chat…

Dix décembre 2040

     Je me sens comme suspendu entre deux ou plusieurs mondes, ce que je pressens est terrifiant. A qui me confier? Ici, on me prend pour un vulgaire espion capable de tous les mensonges. Ma vérité est incroyable, ce que j’ai à dire ne peut pas être entendu. Il y a bien cette Elsa, qui semble bienveillante… Mais la ficelle est trop grosse. Elle est chargée de gagner ma confiance pour débusquer les failles par lesquelles les autres rêvent de m’anéantir. Leurs livres d’Histoire me font horreur. Leur lecture est un véritable cauchemar. En même temps que je découvre mon appartenance à cette Humanité, je me mets à la détester. Je ne veux pas trahir les miens, même en sachant ce que je sais maintenant. Notre imposture n’est-elle pas préférable à leur cruauté? Etrange mélange de lumière et de ténèbres, leur civilisation ne repose-t-elle pas, elle aussi, sur le déni de l’altérité? Combien de massacres et de destructions à leur actif ? J’aurais voulu les considérer comme des frères, mais je ne veux pas me regarder dans leurs miroirs. Je me sens désespéré, je ne vois pas d’issue.

     Voilà, c’est exactement cela, je suis désespérée, je ne vois pas d’issue. Nous sommes pris au piège d’une machination qui nous dépasse, qui dépasse le pauvre entendement humain réduit à déplorer, à regretter de n’avoir pas pu comprendre, anticiper, éviter! Moi, pauvre individu parmi les autres, ballotée, hébétée, souffrante, stupide, acculée dans une impasse… N’étions-nous pas pourtant les plus nombreux, l’immense majorité des populations de la Terre à souhaiter le bonheur, à être du côté de la paix, de l’amour et de la vie? Pourquoi les démocraties, censées représenter la volonté du plus grand nombre, n’ont-elles pas réussi à nous protéger? Pourquoi cette impuissance des peuples, depuis la nuit des temps, à obtenir durablement la prospérité dans le souci de la justice, garante du bien commun? Il ne reste plus logiquement qu’à souhaiter la mort, rapide s’il vous plaît. Et, pour éviter une trop lente agonie, à préparer notre suicide. Quelle importance, puisque le destin commun est de mourir? Quelle importance, puisque de toute façon, petites fourmis qui vivons au ras de la terre, nous étions promis depuis toute éternité à l’écrasement? Martin a rejoint notre humanité au moment où celle-ci allait périr… Triste fin de l’Histoire, que personne n’imaginait ainsi. Martin possédait un secret que nous emporterons avec nous dans les ténèbres. Se pourrait-il que son mystérieux pays soit resté indemne ? Les habitants de cette enclave préservée seraient les héritiers de notre Terre en ruine. Une terre dévastée, polluée, irrespirable, radioactive, devenue en lieu et place de territoires qui avaient été si riches plus sèche et plus inhospitalière qu’un désert. Qu’en feraient-ils? Redécouvriraient-ils nos bibliothèques? L’état de leurs connaissances scientifiques leur permettrait-il de reconquérir les verts paradis perdus de la planète? Démiurges, mauvais génies, nous sommes à l’origine de dégâts irréversibles, du moins pourraient-ils vivre à l’abri de scaphandres ou dans des espèces de bulles semblables à celles qui s’étaient multipliées dans les parcs de loisir, au début du millénaire, pour les citadins stressés des classes moyennes qui cherchaient à se ressourcer dans un ersatz de nature… où à ces stations orbitales expérimentales dans lesquelles restaient confinés pendant plusieurs mois des astronautes volontaires pour tester la résistance humaine et préparer de futurs voyages au long cours dans la galaxie. Les humains modernes rêvaient de coloniser l’espace, leur planète est devenue un astre mort qui accueillera peut-être d’improbables explorateurs…

Le long silence de la neige

Ce texte est ma contribution n°1 à l’

Atelier d’écriture de l’hiver 2016 de François Bon sur Tiers Livre

     La terre est rarement très sèche; les véhicules creusent des ornières qui se remplissent d’eau; il faut marcher sur les côtés, poser les pieds sur des touffes d’herbe, s’efforcer de tenir en équilibre de l’une à l’autre en évitant que la boue gluante asperge les habits au moindre faux-pas; le chemin monte  jusqu’aux remparts de l’ancienne forteresse, puis il cède la place à une chaussée étroite faite de gros pavés inégaux sur lesquels rebondissent les carrioles; de toutes petites maisons construites dans le mur d’enceinte encadrent l’entrée du village en forme d’arche; elle habite dans l’une d’elles, désormais vieille et seule; lui… Maurice Leleu… on ne pense pas à un loup en le voyant, plutôt à un ours, un gros ours patibulaire… il continue d’habiter dans la maison isolée desservie par le chemin à l’écart du village; l’hiver, l’endroit est sinistre; quand il gèle et que le chemin est glissant comme une patinoire, impossible de monter au village; les provisions viennent toujours à manquer; il faut parfois se risquer à sortir; on pourrait mourir sans que personne ne s’en rende compte; l’été, on aperçoit dans les prés la silhouette furtive d’un vieux berger à la barbe aussi fleurie que celle de ses moutons; au printemps, la camionnette jaune du facteur recommence à brinquebaler sur les chemins; et le motoculteur rouge du garde-champêtre se déplace le long des haies pour les tailler; la vie reprend quelques couleurs après le long silence de la neige; les abeilles bourdonnent; l’air alentour sent bon; on se couche dans l’herbe au soleil; les yeux sont au niveau des fleurs des champs taquinées par les insectes; on admire le vol d’un papillon; on s’étonne de l’activité fébrile d’une cohorte de fourmis; on les regarde aller et venir dans un mouvement qui semble perpétuel; on se laisse aller à philosopher sur la nature des êtres; à la pointe de l’instant, dans la torpeur de l’été, on croirait volontiers que la vie est paisible; au loin, on entend des flonflons; on se relève pour aller à la fête du village; on secoue ses habits; il en tombe des brindilles et de la terre; le chemin est sec; on a déjà envie de danser; la montée est rude mais on est jeune; on marche sur les traces de tous les jeunes gens et jeunes filles qui se sont rendus sur la grand-place pour s’amuser autour du feu de la Saint-Jean; on ne voit pas leurs fantômes; on ne les voit pas guetter à chaque coin et recoin de chacune des rues; on ne les voit pas dévisager les nouveaux venus avec un mélange effrayant d’envie et de pitié; on n’entend pas leurs lamentations, leurs plaintes, leurs cris et leurs sarcasmes; les flonflons se rapprochent; l’excitation est à son comble; la musique s’unit à la danse; le vin coule à flots; la vie, à cet instant, se confond avec l’ivresse et la danse; les fantômes n’existent pas ou sont insignifiants; la jeunesse est une force qui les tient à l’écart; mais, déjà, la fête se termine; les vieux à leur fenêtre ont convoqué les fantômes pour regarder s’égayer la foule; elle se souvient; tout est allé si vite; le mouvement perpétuel de la vie est implacable; il a tout emporté et tout détruit sur son passage; les fantômes qui l’accompagnent lui apportent un peu de réconfort; son coeur à lui est gelé; l’ours, ou le loup, est devenu lui aussi vieux et malade; pourquoi s’obstiner à vivre comme une bête, là-bas, dans la maison isolée; ceux qui étaient sous sa domination, autrefois, sont en embuscade; on les devine prêts à tirer; on ne sait plus de qui ou de quoi on a le plus peur…

Souvenir de France

    

(fiction en cours d’écriture)

      Ma grand-mère France (c’était son prénom!) avait déjà soixante-cinq ans lorsque je suis née en 2016, mais elle a eu la chance de vivre longtemps et moi de grandir non loin d’elle. J’aimais l’entendre parler de cette époque étrangement lointaine pour moi (il s’agissait de ma pré-histoire!), mais située pour elle dans les strates supérieures de la mémoire. Comme je l’aimais! Comme j’aimais sa tendresse rieuse, son intelligence bienveillante, et cette jeunesse incroyable qui lui collait à la peau malgré les rides et les cheveux blancs! Au moins n’aura-t-elle pas assisté au déchaînement final de l’Apocalypse qu’elle pressentait depuis si longtemps et qui avait déjà lancé ses premiers chevaux fous de son vivant… Je me sens si triste!… Evoquer le souvenir de France m’anéantit au lieu d’adoucir le présent comme jadis lorsqu’elle consolait un chagrin!… Je voudrais mourir à l’instant même pour la rejoindre dans un hypothétique au-delà qui ressemblerait aux paradis imaginaires des enfants, où je pourrais, comme autrefois, me jeter dans ses bras et rire de mes petits bobos!… Evoquer son souvenir me désespère et me révolte car France, comme tant d’autres qui n’ont jamais réussi à se faire entendre, avait compris les ressorts de la tragédie qui s’était mise en place, et, comme tant d’autres, avait fait tout ce qu’elle pouvait pour alerter, prévenir, préparer des alternatives, mettre en oeuvre des solutions… Les Cassandre n’ont jamais réussi à éviter le pire, mais cette fois nous avons atteint l’indépassable… jamais sera plus jamais, plus jamais la vie, l’amour, plus jamais l’éphémère beauté de l’instant saisie par la conscience humaine, plus jamais, nous ne serons plus jamais!…

     Écrit depuis l’avenir

     2064

Dégage!

(fiction en cours d’écriture)

     Mais dans le monde récemment globalisé, les informations circulaient à toute vitesse. Un vent d’indignation commença à se lever et à se propager de pays en pays, suscitant le Printemps arabe en 2010, suivi par le mouvement espagnol des Indignés et le mouvement international Occupy en 2011. Outre le départ des dictateurs et l’instauration d’une démocratie, les manifestants arabes exigeaient un partage des richesses qui leur assure de meilleures conditions de vie, des emplois, et la dignité (« karama » en arabe). Ils voulaient reprendre la main, le la était donné par leur slogan « Dégage! », « Erhal! ». En Tunisie, point de départ des contestations populaires, la révolte aboutit à la chute du dictateur Ben Ali puis, en Egypte, à celle d’Hosni Moubarak. La détermination non violente de la jeunesse arabe inspira la jeunesse occidentale qui se rassembla elle aussi dans d’impressionnantes manifestations festives sur les places des grandes villes. Les jeunes du monde entier criaient haut et fort leur désir de paix, de liberté et de solidarité en manifestant leur désaveu de la classe politique responsable à des degrés divers du chômage qui barrait leur horizon (no future) et de la misère dans laquelle ils se débattaient. L’avenir aurait pu être radieux si les forces négatives qui travaillaient le monde n’avaient pas étouffé peu à peu l’immense espoir suscité par les mouvements révolutionnaires non violents de cette époque.

     Drôle d’Histoire

     2064

Incandescence

D’énormes masses sombres parcouraient le ciel en ne laissant filtrer que par intermittences un rare rayon de lune qui venait mourir à la surface du canal, endormi de l’autre côté du chemin de halage à dix pas de la façade de l’estaminet. Après la chaleur étouffante qui régnait à l’intérieur, la sensation de froid était intense. Les mains dans les poches et le col relevé, Julien reprenait la marche que Victor avait interrompue en l’invitant à prendre un verre  » A l’Habitude « . Le sol gelé crissait ou glissait sous les pas selon les endroits et la texture du terrain. Le début de l’après-midi avait été limpide, aux couleurs or et azur du soleil et de l’éther. La nuit estompait la limite de l’eau sur la gauche, la montée du talus sur la droite. Julien s’était arrêté pour allumer une cigarette. A la lumière de son briquet, il examinait le ruban liquide qui se laissait oublier dans l’obscurité. Le canal devenait un redoutable piège, génie malfaisant capable de dérouter le chaland pour l’engloutir à jamais, monstre à l’aspect si tranquille, bête rampante tapie tout au fond de l’ombre. Julien penchait la tête en même temps qu’il rapprochait de ses lèvres les paumes de ses mains recourbées. Un point incandescent avait remplacé la flamme jaune et bleue qui avait tenté d’éclairer le canal. De loin, un observateur aurait pu suivre, suivait peut-être, les lignes éphémères que traçait dans la nuit la cigarette allumée, qui dansait en épousant le rythme enfiévré de la marche du jeune homme et ses mouvements désordonnés, décrivait les plus jolies arabesques, créait les bouquets les plus inattendus. Julien ressentait, à ce moment très précis, la force de sa jeunesse et le désir impérieux d’accéder à ce bonheur pur et dur que Victor avait semblé regretter de ne plus pouvoir lui offrir mais auquel il n’avait pas renoncé. Puis il avait pris à travers champs la direction de la ville, entre la voie ferrée et une succession de jardins maraîchers séparés à intervalles irréguliers par de vagues alignements de briques et de pierres qui avaient donné leur nom à la rue des Murets. Devant lui se profilait la masse noire et compacte de la ville, découpée par une espèce de vapeur lumineuse. Il s’arrêtait parfois pour écouter le silence…

L’avenir improbable