paumes

Notes sur ma table de travail

   Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

     Ma table de travail n’est nulle part ou partout… n’importe où… ma table de travail est le plus souvent une tablette, qui a pris le pas sur l’ordinateur portable que déjà je trimballais presque partout… encore plus portable, plus légère, plus discrète, presque transparente, juste ce qu’il faut comme écran réflexif entre le monde et moi… derrière le paravent de cet écran, je rêve, je divague, je ramasse les forces de ma pensée, je fais venir au jour des mots, je forme des phrases, je les efface, je recommence… et je n’écris plus jamais seule… car à tout moment et d’une simple pression de mes doigts sur l’écran tactile, je sors de mon texte et le glisse vers les fenêtres ouvertes de mes ami-e-s présents sur les réseaux du web… ils et elles me liront, je le sais, avec attention et passion, avec le sentiment de vivre une relation intense à l’écriture, la sienne, celle des autres, frères et sœurs reconnaissables entre mille à cette incroyable profondeur de l’être qui les rend étonnamment si légers… Depuis l’invention du web, le lecteur et le scribe tiennent plus que jamais le monde entre les paumes de leurs mains… tels le penseur de Rodin, ils s’abîment dans sa contemplation, courbent le dos devant la monstruosité de ses imperfections, tentent parfois un geste ou un regard pour arrondir quelques angles… l’engagement consiste à suivre une ligne partie de je ne sais où pour une destination hautement improbable ; seul compte le chemin, la ligne… et le paysage qui se dessine, ligne après ligne… Je ne suis pas capable de dessiner sur une tablette… je n’ai pas encore appris… je ne sais d’ailleurs pas très bien dessiner… il m’arrive de manipuler des craies de couleurs, des bâtonnets de pigments friables qui abandonnent leurs poussières colorées sur des supports qui ne sont pas virtuels… je m’installe alors sur un coin de table, n’importe lequel, du moment qu’il est abondamment éclairé, de préférence par la lumière du jour… je malaxe les couleurs, j’obtiens des fondus, il est rare que mes dessins soient précis… je suis devenue myope il y a très longtemps, je suis habituée à cette façon de voir, j’aime que les frontières ne soient pas clairement délimitées… mes dessins ne sont jamais terminés mais, à un moment donné, ils me plaisent assez pour que je décide de les prendre en photo et de les rendre virtuels à leur tour, pour les offrir ainsi en partage, comme les textes que je mets en ligne, à qui veut bien les lire ou les regarder…

Incandescence

D’énormes masses sombres parcouraient le ciel en ne laissant filtrer que par intermittences un rare rayon de lune qui venait mourir à la surface du canal, endormi de l’autre côté du chemin de halage à dix pas de la façade de l’estaminet. Après la chaleur étouffante qui régnait à l’intérieur, la sensation de froid était intense. Les mains dans les poches et le col relevé, Julien reprenait la marche que Victor avait interrompue en l’invitant à prendre un verre  » A l’Habitude « . Le sol gelé crissait ou glissait sous les pas selon les endroits et la texture du terrain. Le début de l’après-midi avait été limpide, aux couleurs or et azur du soleil et de l’éther. La nuit estompait la limite de l’eau sur la gauche, la montée du talus sur la droite. Julien s’était arrêté pour allumer une cigarette. A la lumière de son briquet, il examinait le ruban liquide qui se laissait oublier dans l’obscurité. Le canal devenait un redoutable piège, génie malfaisant capable de dérouter le chaland pour l’engloutir à jamais, monstre à l’aspect si tranquille, bête rampante tapie tout au fond de l’ombre. Julien penchait la tête en même temps qu’il rapprochait de ses lèvres les paumes de ses mains recourbées. Un point incandescent avait remplacé la flamme jaune et bleue qui avait tenté d’éclairer le canal. De loin, un observateur aurait pu suivre, suivait peut-être, les lignes éphémères que traçait dans la nuit la cigarette allumée, qui dansait en épousant le rythme enfiévré de la marche du jeune homme et ses mouvements désordonnés, décrivait les plus jolies arabesques, créait les bouquets les plus inattendus. Julien ressentait, à ce moment très précis, la force de sa jeunesse et le désir impérieux d’accéder à ce bonheur pur et dur que Victor avait semblé regretter de ne plus pouvoir lui offrir mais auquel il n’avait pas renoncé. Puis il avait pris à travers champs la direction de la ville, entre la voie ferrée et une succession de jardins maraîchers séparés à intervalles irréguliers par de vagues alignements de briques et de pierres qui avaient donné leur nom à la rue des Murets. Devant lui se profilait la masse noire et compacte de la ville, découpée par une espèce de vapeur lumineuse. Il s’arrêtait parfois pour écouter le silence…

L’avenir improbable

Départ

Le café était prêt, fumant, brûlant. A cette heure matinale, il trouverait sûrement un routier sympa, arrêté sur l’aire de repos de l’autoroute toute proche. Ils avaient descendu ensemble lentement l’escalier de l’immeuble, sans se parler, attentifs aux bruits domestiques qui commençaient à se faire entendre de l’autre côté des portes palières, souvent trouées à hauteur d’homme par un petit oeil chargé de débusquer les visiteurs indésirables. Les trottoirs glissants brillaient sous la lumière des lampadaires. La surface miroitante de la lune paraissait recouverte de buée. Elle se souvenait de la silhouette hésitante d’un homme qui les devançait d’une trentaine de mètres environ et qui, entre deux réverbères, était saisie par l’ombre; il s’était immobilisé pour allumer une cigarette, la tête penchée vers les paumes de ses mains recourbées. Dans le terrain vague, la terre inégale était craquante, sur l’herbe des talus on dérapait. Amarrée devant eux, l’aire de service qui scintillait de tous ses feux comme un navire attendait patiemment que ses voyageurs embarquent. La nuit qui avait été claire commençait à se couvrir de nuages, la traversée serait peut-être houleuse. Elle pensait, hélas, qu’elle resterait sur le quai. Elle vivait avec ambiguïté cette promenade insolite qui la conduisait au port, non pour y goûter l’ivresse du départ, mais pour y découvrir son désarroi…

L’avenir improbable