cigarette

Eau-forte

Ce texte est ma contribution n°3 à l’atelier d’hiver de François Bon (suite…)

Incandescence

D’énormes masses sombres parcouraient le ciel en ne laissant filtrer que par intermittences un rare rayon de lune qui venait mourir à la surface du canal, endormi de l’autre côté du chemin de halage à dix pas de la façade de l’estaminet. Après la chaleur étouffante qui régnait à l’intérieur, la sensation de froid était intense. Les mains dans les poches et le col relevé, Julien reprenait la marche que Victor avait interrompue en l’invitant à prendre un verre  » A l’Habitude « . Le sol gelé crissait ou glissait sous les pas selon les endroits et la texture du terrain. Le début de l’après-midi avait été limpide, aux couleurs or et azur du soleil et de l’éther. La nuit estompait la limite de l’eau sur la gauche, la montée du talus sur la droite. Julien s’était arrêté pour allumer une cigarette. A la lumière de son briquet, il examinait le ruban liquide qui se laissait oublier dans l’obscurité. Le canal devenait un redoutable piège, génie malfaisant capable de dérouter le chaland pour l’engloutir à jamais, monstre à l’aspect si tranquille, bête rampante tapie tout au fond de l’ombre. Julien penchait la tête en même temps qu’il rapprochait de ses lèvres les paumes de ses mains recourbées. Un point incandescent avait remplacé la flamme jaune et bleue qui avait tenté d’éclairer le canal. De loin, un observateur aurait pu suivre, suivait peut-être, les lignes éphémères que traçait dans la nuit la cigarette allumée, qui dansait en épousant le rythme enfiévré de la marche du jeune homme et ses mouvements désordonnés, décrivait les plus jolies arabesques, créait les bouquets les plus inattendus. Julien ressentait, à ce moment très précis, la force de sa jeunesse et le désir impérieux d’accéder à ce bonheur pur et dur que Victor avait semblé regretter de ne plus pouvoir lui offrir mais auquel il n’avait pas renoncé. Puis il avait pris à travers champs la direction de la ville, entre la voie ferrée et une succession de jardins maraîchers séparés à intervalles irréguliers par de vagues alignements de briques et de pierres qui avaient donné leur nom à la rue des Murets. Devant lui se profilait la masse noire et compacte de la ville, découpée par une espèce de vapeur lumineuse. Il s’arrêtait parfois pour écouter le silence…

L’avenir improbable

Utopie

_ « Quand je regarde jaillir la flamme de mon briquet, je ressens, bizarrement, comme une espèce de joie… Pas seulement à cause de la cigarette que je vais fumer, non… C’est plus primaire… C’est le feu, tu comprends! »

Il y avait bien des différences d’appréciation sur l’état de la situation, la nature des actions à mener et, surtout, la tournure que prendraient les événements, il fallait tenir à tout prix, bien sûr, et obtenir l’augmentation des salaires, la réduction du temps de travail, la prohibition du chômage, les congés payés, les conventions collectives… Mais après ? Il y avait les réalistes, les pragmatiques, qui envisageaient sans états d’âme de mettre fin à la grève si tous ces points étaient acquis. Mais il y avait aussi les rêveurs, les défricheurs d’azur et utopistes de tous bords, qui ne voulaient pas reprendre le travail « comme avant ».

_ « Tu te vois, comme avant, en train de raser les murs au petit matin, de te glisser en vitesse dans le rang en saluant ton chef qui sera goguenard – tu t’es bien amusé pendant plusieurs semaines, mon gaillard, mais maintenant, la fête est finie, et moi, je suis resté le chef! – non, c’est impossible, je ne pourrai pas… »

 L’avenir improbable

Départ

Le café était prêt, fumant, brûlant. A cette heure matinale, il trouverait sûrement un routier sympa, arrêté sur l’aire de repos de l’autoroute toute proche. Ils avaient descendu ensemble lentement l’escalier de l’immeuble, sans se parler, attentifs aux bruits domestiques qui commençaient à se faire entendre de l’autre côté des portes palières, souvent trouées à hauteur d’homme par un petit oeil chargé de débusquer les visiteurs indésirables. Les trottoirs glissants brillaient sous la lumière des lampadaires. La surface miroitante de la lune paraissait recouverte de buée. Elle se souvenait de la silhouette hésitante d’un homme qui les devançait d’une trentaine de mètres environ et qui, entre deux réverbères, était saisie par l’ombre; il s’était immobilisé pour allumer une cigarette, la tête penchée vers les paumes de ses mains recourbées. Dans le terrain vague, la terre inégale était craquante, sur l’herbe des talus on dérapait. Amarrée devant eux, l’aire de service qui scintillait de tous ses feux comme un navire attendait patiemment que ses voyageurs embarquent. La nuit qui avait été claire commençait à se couvrir de nuages, la traversée serait peut-être houleuse. Elle pensait, hélas, qu’elle resterait sur le quai. Elle vivait avec ambiguïté cette promenade insolite qui la conduisait au port, non pour y goûter l’ivresse du départ, mais pour y découvrir son désarroi…

L’avenir improbable