observateur

Les archives de l’Univers

LA REVENANTE

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     La mort est à chaque coin de rue. Un nom, deux dates, naissance-décès. La Ville balise son territoire en posant des écriteaux sur les murs comme sur une tombe. Les grands axes ont des noms de défunt-e-s d’envergure nationale, les rues de moindre importance des noms de personnalités locales souvent inconnues des flâneurs, qui s’amusent à calculer le nombre d’années qu’il leur resterait à vivre s’ils mouraient au même âge… Les bâtiments publics rendent également hommage à des personnages illustres qui ne sont plus de ce monde. Ecole Jean Macé, collège Jules Verne, lycée Paul Hazard, centre culturel Malraux, centre social Guynemer, musée Puvis de Chavannes, bibliothèque Marguerite Audoux, gymnase Pierre de Coubertin, aéroport Saint-Exupéry… cette mise en lumière dans l’obscurité de la mort confère à celle-ci une sorte de halo qui la rendrait presque désirable. La vérité de la mort est dans sa dématérialisation. Omniprésente et invisible, elle se fréquente dès les premières années d’école dans les cours d’histoire et de littérature, dans les musées, dans les livres des librairies ou des bibliothèques. La mort est une idée, une pensée, un tableau, une sculpture, un legs dont se nourrit la mémoire des vivants. En un sens, toute la Ville est un cimetière. Dans les quartiers historiques, ce sont des noms génériques de métiers ou de fonctions ayant trait à la vie courante qui tentent de ressusciter les populations anciennes. Rue des Tanneurs, des Tonneliers, des Drapiers, de la Ganterie, de la Verrerie, de l’Abreuvoir, de la Fontaine, du Change, des Enfants Rouges… une foule anonyme bat le pavé depuis les siècles des siècles! Imaginer un observateur installé à la bonne distance dans le cosmos et muni d’un télescope adéquat pour voir d’un seul coup d’œil l’ensemble des habitants ou des visiteurs qui ont arpenté les rues de la Ville depuis son origine! L’empreinte photoélectrique de chaque être vivant serait inscrite à jamais dans les archives de l’Univers, l’observateur-démiurge pourrait rembobiner le film, le projeter autant qu’il le souhaite, positionner le curseur à un endroit précis de l’espace-temps, avancer, reculer, arrêter l’image, la cloner, lui insuffler de la vie, réanimer les morts, redémarrer le cours de l’Histoire, réinventer le monde?… Une constellation d’étoiles ayant la forme d’une ville serait visible au cours des nuits les plus claires de l’été. Un simple regard dirigé vers ce coin du ciel établirait un contact avec les morts réduits à leur empreinte photoélectrique. Ils se laisseraient transporter par le regard des vivants pour revenir sur les lieux de leur vie antérieure. Il circule tant de croyances au sujet de la mort…

Incandescence

D’énormes masses sombres parcouraient le ciel en ne laissant filtrer que par intermittences un rare rayon de lune qui venait mourir à la surface du canal, endormi de l’autre côté du chemin de halage à dix pas de la façade de l’estaminet. Après la chaleur étouffante qui régnait à l’intérieur, la sensation de froid était intense. Les mains dans les poches et le col relevé, Julien reprenait la marche que Victor avait interrompue en l’invitant à prendre un verre  » A l’Habitude « . Le sol gelé crissait ou glissait sous les pas selon les endroits et la texture du terrain. Le début de l’après-midi avait été limpide, aux couleurs or et azur du soleil et de l’éther. La nuit estompait la limite de l’eau sur la gauche, la montée du talus sur la droite. Julien s’était arrêté pour allumer une cigarette. A la lumière de son briquet, il examinait le ruban liquide qui se laissait oublier dans l’obscurité. Le canal devenait un redoutable piège, génie malfaisant capable de dérouter le chaland pour l’engloutir à jamais, monstre à l’aspect si tranquille, bête rampante tapie tout au fond de l’ombre. Julien penchait la tête en même temps qu’il rapprochait de ses lèvres les paumes de ses mains recourbées. Un point incandescent avait remplacé la flamme jaune et bleue qui avait tenté d’éclairer le canal. De loin, un observateur aurait pu suivre, suivait peut-être, les lignes éphémères que traçait dans la nuit la cigarette allumée, qui dansait en épousant le rythme enfiévré de la marche du jeune homme et ses mouvements désordonnés, décrivait les plus jolies arabesques, créait les bouquets les plus inattendus. Julien ressentait, à ce moment très précis, la force de sa jeunesse et le désir impérieux d’accéder à ce bonheur pur et dur que Victor avait semblé regretter de ne plus pouvoir lui offrir mais auquel il n’avait pas renoncé. Puis il avait pris à travers champs la direction de la ville, entre la voie ferrée et une succession de jardins maraîchers séparés à intervalles irréguliers par de vagues alignements de briques et de pierres qui avaient donné leur nom à la rue des Murets. Devant lui se profilait la masse noire et compacte de la ville, découpée par une espèce de vapeur lumineuse. Il s’arrêtait parfois pour écouter le silence…

L’avenir improbable