vouloir

8 Août 2044

Nous étions si fragiles…

    Ce matin-là, je me prélassais au soleil sur le pont d’un voilier qui cabotait entre les îles grecques, après quelques plongeons dans l’eau fraîche et limpide d’une Méditerranée idyllique. La Grèce ne s’était jamais remise des plans d’austérité qui lui avaient été imposés par la Troïka, mais la gentillesse des habitants et la petite activité touristique qui les maintenait en vie, surtout en cette période de l’année et à l’endroit exceptionnel où je passais mes vacances, donnait l’illusion que tout allait bien dans le meilleur des mondes. Il était encore possible, hic et nunc, d’oublier l’enfer vécu par les autres et de se croire au paradis terrestre! Le nouvel optimisme des milieux d’affaires s’était propagé aux populations fortunées qui renouaient avec les délices de leur vie insouciante d’avant le drame de Boston et fuyaient tout ce qui pouvait altérer le cours heureux de leur existence, rêvaient à de nouveaux horizons sans éviter l’égoïsme le plus absolu, vivaient dans une douce euphorie à côté de la misère extrême sans vouloir y jeter un oeil, écartaient avec désinvolture la menace des monstres qu’elles savaient pourtant embusqués et prêts à bondir au moment le plus inattendu. La nouvelle éclata comme un coup de tonnerre lointain, entre deux romances estivales, quand la radio de bord délivra des messages destinés aux navigateurs. J’entendis sans les comprendre l’interdiction faite à tout bateau professionnel ou de plaisance d’accoster sur les rivages bretons et normands, ainsi que l’ordre donné à tous les navires de se dérouter pour éviter ou évacuer le secteur de la Manche. Je n’avais aucune conscience claire des implications de ces quelques phrases étonnantes entendues dans la torpeur de l’été. A mille lieues de mon cadre de vie habituel, j’étais sans doute peu disposée à m’emparer d’une nouvelle aussi énorme car les mots ne parvenaient pas à franchir la barrière de mon esprit, ne s’imprimaient pas sur le journal de bord que je tenais dans ma tête…

L’échec de la Troisième Voie

Nous étions si fragiles…

    En novembre 2020, Hillary Clinton avait été battue par le sinistre Trump parce qu’elle n’avait pas été capable de répondre au désespoir de cette partie de la population américaine de plus en plus acculée à la pauvreté, à la précarité ou à la grande misère. La trumpérisation des esprits, raison avancée par certains responsables politiques français redoutant de subir le même sort en 2022, ne pouvait suffire à expliquer l’échec de la présidente sortante, pas plus qu’un regain de mysoginie ou une concentration de cyberattaques russes. La vérité était que le puissant parti démocrate américain avait de nouveau utilisé tous les moyens possibles, y compris les plus contestables ou les plus malhonnêtes, comme en 2016 contre Bernie Sanders, pour empêcher l’émergence d’une aile gauche populaire – et non pas populiste – qui ne voulait plus de la ligne suivie par les héritiers de la Troisième Voie mise en œuvre dans le monde occidental au cours des années 1990 et 2000 par Bill Clinton, Gérard Schroeder et Tony Blair, et qui, en dérégulant les marchés, avaient accéléré la mondialisation de l’économie au détriment des couches les moins favorisées de la population, victimes de la baisse des salaires et du chômage. Cette politique avait ouvert les vannes de la finance et donné libre cours à tous les dérapages, conduisant à la formation de bulles financières gigantesques et de crises systémiques gravissimes qui avaient ruiné les États et propulsé dans la misère partout dans le monde des dizaines de millions de personnes qui ne maîtrisaient plus leur destin… Une majorité d’Américains devenus économiquement vulnérables ne voulait plus en entendre parler. En s’accrochant au pouvoir envers et contre tout, l’équipe d’Hillary Clinton, soutenue par tous ceux qui profitaient de la mondialisation des affaires, avait ruiné leurs espoirs de changement. Or, le désespoir social a toujours nourri les énergies les plus sombres, et donc les populismes de droite les plus cyniques, les plus sinistres. Faute de pouvoir trouver un débouché politique naturel dans le camp démocrate, les Américains les plus pauvres avaient découvert dans les discours de Donald Trump un écho suffisant à leurs souffrances pour croire que le programme présidentiel du milliardaire les replacerait dans la course. Ils avaient voté pour le concurrent d’Hillary Clinton parce qu’ils espéraient, sinon un retour aux années fastes de l’American way of life, du moins la sortie du tunnel dans lequel ils se trouvaient piégés. Ils avaient voté pour lui parce qu’ils espéraient de toutes leurs forces que le protectionnisme économique mis en avant par le candidat qui se réclamait du peuple leur permettrait d’échanger les petits boulots aléatoires et sous-payés qui étaient devenus leur seul horizon – quand ils avaient la chance (!) d’en avoir un – contre de véritables emplois dans les secteurs productifs, que Donald Trump promettait de redéployer sur tout le territoire national en commençant par les anciens bastions industriels du Nord.

Le monstre doux

Nous étions si fragiles…

    Hélas…

   Raffaele Simone, dans Le monstre doux, publié en 2010, avait démonté le mécanisme du projet de la droite conquérante de l’époque, qui consistait à faciliter l’expansion de la consommation et du divertissement pour instaurer une nouvelle forme de domination prophétisée par Alexis de Tocqueville dans son livre De la démocratie en Amérique. Elle s’ingérerait jusque dans la vie privée des citoyens, développant un autoritarisme « plus étendu et plus doux », qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter ». Ce nouveau pouvoir, pour lequel « les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent pas », transformerait les citoyens qui se sont battus pour la liberté en « une foule innombrable d’hommes semblables (…) qui tournent sans repos pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, (…) où chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée des autres ». Isolés, tout à leur distraction, concentrés sur leurs intérêts immédiats, incapables de s’associer pour résister, ces hommes remettent alors leur destinée à « un pouvoir immense et tutélaire qui se charge d’assurer leur jouissance (…) et ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance. Ce pouvoir aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il pourvoit à leur sécurité (…) facilite leurs plaisirs (…) Il ne brise pas les volontés mais il les amollit (…), il éteint, il hébète ». Raffaele Simone pensait que la prophétie d’Alexis de Tocqueville était en train de se réaliser et que l’Italie de l’époque, avec Silvio Berlusconi, en était devenue le prototype abouti. Ce nouveau régime fort s’appuyait sur une droite anonyme et diffuse associée au grand capital national et international, plus proche des milieux financiers qu’industriels, puissante dans les médias, décidée à réduire le contrôle de l’Etat et les services publics, rétive à la lenteur de la prise de décision démocratique, méprisant la vie intellectuelle et la recherche, développant une idéologie de la réussite individuelle, cherchant à museler son opposition, violente à l’égard des minorités, populiste au sens où elle contournait la démocratie au nom de ce qu’aurait voulu, selon elle, le peuple. Face à cette droite hégémonique, la gauche n’existait pour ainsi dire plus. De reniement en reniement, elle s’était sabordée. (cf lemonde.fr, octobre 2010)

Le temps de vivre

Atelier d’écriture Tiers Livre de François Bon

     Les cheveux blancs permanentés au-dessus d’un manteau noir fatigué qui progresse lentement sur le trottoir, une petite vieille traîne un sac à roulettes avec ses provisions du jour… En son for intérieur, le sourire d’un jeune homme blond qui la demande en mariage…

     D’épaisses nuées plombent le ciel, le son lancinant d’un canon monte de la plaine, on entend à peine la plainte des blessés…

     La vie n’est qu’une étincelle dans la nuit… on voudrait naître avec le soleil, on voudrait attraper les grains de lumière, les mains ne retiennent rien… l’espérance d’un jour s’enfuit comme le sable entre les doigts… le corps se heurte pourtant à la dureté des pierres, la vie matérielle est dure, il est dur de gagner sa vie!… la vie est comme un coup de foudre… une joie insensée qui anéantit celle ou celui qu’elle frappe…

Une histoire

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     L’amorce d’un chemin bordé de grands arbres dont les plus hautes branches se rejoignent pour former une voûte; le feuillage tamise la lumière, la terre moussue amortit les pas, quelques notes se font entendre, chant alterné d’oiseaux qui se répondent… Au loin, à l’embranchement de plusieurs allées, s’élève une petite construction métallique circulaire surmontée d’un toit, qui pourrait abriter le concert donné par les oiseaux… les tiges de fer sont rouillées, mais le plancher paraît encore assez solide pour supporter le poids de plusieurs musiciens. Au-delà du kiosque, le chemin mène à un étang dont la surface légèrement ridée par le souffle de l’air reflète l’image mouvante d’un château, inoccupé depuis la fin de la seconde guerre mondiale… Les héritiers ne se sont jamais manifestés et la commune en est devenue propriétaire, mais la petite ville d’Hazinghem, dans le Nord de la France, est trop pauvre pour le remettre en état, elle se contente d’entretenir le parc.

     Cet endroit avait hanté mes nuits… Je n’ai pas jeté la lettre, je suis allée au rendez-vous… Les archives de la mairie ont conservé de vieilles gazettes qui évoquent les fêtes somptueuses organisées dans le domaine par l’ancien propriétaire, un grand bourgeois issu d’une des familles les plus fortunées de l’industrie textile française de l’époque. Des photos prises entre 1920 et 1938 représentent le château et son kiosque à musique sous différents angles; les invités sont assis sur des chaises de jardin ou déambulent dans les allées du parc, leurs vêtements élégants témoignent de l’évolution de la mode, le style des années folles devient plus sage après la crise de 1929… La photo la plus récente met en lumière un jeune violoniste que mentionne la gazette locale comme étant le fils d’un ouvrier de l’usine familiale qui jouxtait le château; en 1940, les bombardements avaient épargné celui-ci mais détruit complètement l’usine et le quartier…

     Des vagues de réminiscences troublent l’eau étale de la mémoire, des reflets affleurent de souvenirs en pleurs, des images floues se superposent et se désagrègent, une force obscure venue des profondeurs repousse toute tentative de recomposition, la conscience semble se refuser à la formation d’images précises, les paillettes de soleil bondissantes entre des barrières d’ombre éblouissent le regard comme pour l’empêcher de fixer ce qu’il ne veut pas voir…

     J’avais réussi à tout oublier… Le développement de cette histoire pourrait être multiple, mais une force irrépressible aimanterait l’écriture vers un point crucial ou cruel qui resterait douloureusement insaisissable… La progression en aveugle se heurterait à des zones d’ombre à travers lesquelles les phrases creuseraient leur sillon jusqu’aux limites du supportable… L’écriture est un défi opposé au monde, les premiers mots sont comme les premiers pas, l’essentiel est de tenir debout… Davantage qu’un chemin vers l’inconnu, l’écriture est un cri de désespoir lancé par quiconque essaie de retrouver la lumière du jour ou le pouvoir de la parole… Le livre qui parviendrait à raconter cette histoire – ou une autre (l’histoire d’un jeune violoniste, celle de la mort d’un jeune aviateur anglais…) – n’aurait pas le pouvoir de changer le réel, mais percerait l’opacité de la Nuit… il serait gravé pour toujours à la surface de l’éternel Silence…

Belles images

     Qui es-tu, ô lecteur improbable auquel je m’adresse depuis le désert d’un monde englouti? Si tu me lis, c’est que nous n’avons pas été les seuls survivants? Si tu me lis, c’est que, donc, quelque part, bat encore aussi, ailleurs, le cœur d’un être humain?…

     Tous les matins et tous les soirs, sur un piano échoué je ne sais comment dans notre petite communauté, Louis joue quelques notes de Bach. « Que ma joie demeure  » ? Nous sommes en sursis. Pour combien de temps? Nous avons encore à notre disposition quelques ordinateurs, des batteries, des provisions de toutes sortes, pour un certain temps, un temps limité, compté, qu’il nous faut absolument mettre à profit pour nous réorganiser, pour organiser notre survie. Nous sommes comme des naufragés sur une île déserte, mais autour de nous, nul océan. Les terres que nous avons tenté d’explorer sont calcinées, ravagées. Nous n’avons pas pu nous aventurer très loin à la recherche de compagnons d’infortune car l’air devient vite irrespirable. Il est néanmoins vraisemblable que d’autres groupes de survivants aient trouvé comme nous un refuge provisoire. Il faudrait alors essayer d’assurer la jonction… Chacun de nous se découvre des ressources insoupçonnées qui se révèlent précieuses pour notre survie collective. La nourriture et l’eau sont évidemment notre priorité. Mais que faire quand la nuit est tombée et que l’angoisse empêche le sommeil? Ô lecteur improbable, j’entreprends ce récit pour que tu me tendes la main par-delà cette solitude radicale qui est désormais notre lot après les catastrophes sans nom qui ont peut-être signé la fin de notre civilisation…

     La paix que le monde avait connue après la chute du mur de Berlin avait paru définitive, bien que secouée de soubresauts dans les Balkans, mais à peine dix ans plus tard, les vents mauvais avaient recommencé à souffler et, tempête après tempête, nous avaient de nouveau menés implacablement au bord du gouffre. Si les historiens du futur (?) pouvaient avoir accès aux archives et aux journaux occidentaux de l’époque, ils seraient sans doute frappés d’étonnement en constatant l’état d’esprit inconséquent des contemporains. Ils s’interrogeraient aussi sur le fonctionnement des grands pays dits démocratiques de l’Europe et du continent américain, qui se sont révélés incapables d’enrayer les processus de déstabilisation politique qui les minaient de l’intérieur, et de faire face aux lourdes menaces environnementales qui avaient commencé de les affaiblir. Ah, si seulement?… Si seulement les regrets avaient un effet rédempteur, si seulement nos misérables et profonds regrets actuels de survivants pouvaient changer rétrospectivement le cours des choses?… Pourquoi se poser des questions inutiles puisqu’aujourd’hui il nous faut repartir de zéro, en commençant par le travail de la terre pour essayer de subvenir à nos besoins quand nous aurons épuisé les stocks de nourriture encore disponible? Vanité de l’esprit humain, inanité de nos vies…

     La Russie n’en finissait pas de vivre au temps de Boris Godounov, l’Occident surfait tout entier sur la Toile, l’Orient continuait de se déchirer dans des guerres de religion qui ne donnaient pas tort à Malraux, des catastrophes écologiques avaient commencé de ravager la planète, mais les écrans d’ordinateur et de télévision crachaient tous des images de paradis terrestre. Un serpent à l’apparence inoffensive tendait obligeamment à des humains jeunes et beaux les pommes concoctées par les multinationales toutes-puissantes qui possédaient les vitrines du monde entier. Les vieux, les malades, les miséreux, d’une certaine façon, n’existaient plus, ils ne figuraient jamais sur les belles images diffusées par les écrans, leur présence gênait, ils faisaient tache et se sentaient indésirables, on pensait vraisemblablement qu’ils feraient mieux de débarrasser le plancher… Les puissants n’avaient pas prévu qu’eux-mêmes ne parviendraient plus à se mettre à l’abri des pires fléaux, ni que les masses de laissés pour compte, les chômeurs et précaires de toutes sortes qui avaient grossi le nombre des misérables dans les pays dits riches, finiraient par se révolter et par faire vaciller l’ordre établi. Drôle d’Histoire… Qui ne dit jamais son nom quand elle se présente… On la croit toute petite, insignifiante, inoffensive, elle a l’air si touchante, si jeune, si belle, si amusante, oui, d’une certaine façon, à cette époque-là, on s’amusait beaucoup, enfin ceux qui le pouvaient, c’était, oserais-je dire, pour les plus privilégiés d’entre nous, une très belle époque… Ce qu’il y a de terrible, c’est que l’on n’est jamais quitte!… On a payé très cher pour des fautes qui, d’un certain point de vue, n’étaient que vénielles… Comment voulez-vous savoir à l’avance ce qui sera grave? Vivre, n’est-ce pas cela, au fond, qui est très grave? Nous n’avons rien vu venir car nous vivions dans l’insouciance de nos égoïsmes. Nous n’avons pas voulu voir, voilà notre faute impardonnable.

      

Éclaboussures

Je voudrais puiser dans la mer un bol de bleu
et boire la lumière du ciel en feu

Je voudrais peindre ma maison en blanc
et en offrir les murs au vent

Je voudrais murmurer aux arbres
les mots effacés sur leurs feuilles

Et composer avec la pluie
des symphonies inouïes

Je voudrais me baigner dans un chant oublié
et psalmodier pour l’éternité

Je voudrais étreindre la Terre
pour éteindre la nuit

Mon pauvre ami!

  Ce texte est ma contribution n°4 à l’atelier d’été 2017 de François Bon

     Creton! Vous ne connaissez pas l’histoire de Creton? Son « story-telling », comme on dit de nos jours? Je ne peux pas le croire!… Vous auriez échappé à la multiplication des interviews qui lui ont été accordées, aux émissions de télévision qui lui ont été consacrées? Est-ce possible?… Évidemment, vous connaissant… On aime se retirer à la campagne, à l’écart du monde, dans le calme et la solitude propices à la méditation! Ah, vous êtes incorrigible, mais nous vous aimons bien quand même, mon cher Alceste! Allez, nous allons vous raconter l’histoire de Creton. Non, pas Crétin! Creton! Vous ne savez donc pas que c’est l’homme le plus intelligent du monde? Cette particularité essentielle de notre personnage n’est même pas parvenue jusqu’à vos oreilles? Mon pauvre ami, mais vous êtes irrécupérable!… Remerciez-nous au moins, nous allons vous offrir un cours de rattrapage, vous aurez l’air moins sot dans les salons!  Creton est la coqueluche du Tout Paris. Et son pouvoir de séduction va bien au-delà! Il est désormais connu dans toutes les capitales du monde! Son nom est un Sésame. Dites « Creton » et toutes les portes s’ouvrent! Il a un « Je ne sais quoi », les femmes le trouvent très beau, savez-vous, non, vous ne savez pas, vous ne savez rien, mon pauvre ami… le fait est qu’il est charmant avec sa petite mèche bouclée qui lui retombe sur le front et ce sourire éclatant que les marques de dentifrice pourraient utiliser pour leur publicité! En fait, il réussit parce qu’il a tout compris. Il a saisi comme personne avant lui que nous vivions à l’ère du marketing et que tout s’achète! Par conséquent, tout se vend, comprenez-vous? Saisissez-vous ce qu’il y a de génial dans cette perception des relations humaines, de la vie sociale en général et de la politique en particulier? Et pourtant, il vient de loin, ce petit Creton! Il est presque né pauvre dans une région sinistrée du Nord de la France! Saviez-vous que c’est un provincial comme vous? Mais non, vous ne saviez pas, il faut tout vous apprendre!… Parfaitement, jusqu’à ce qu’il suive des études à Paris, c’était un provincial comme vous, mais, sans vous vexer, il a été capable, lui, de monter à Paris et de ne pas se satisfaire d’une petite vie misérable en suivant les traces, certes honorables mais très limitées, de sa famille! Il avait de l’ambition!… Comment? Que dites-vous? Il y a ambition et ambition?… Vous ne pouvez pas vous en empêcher, vous cherchez la petite bête, vous chipotez, vous dénigrez, vous êtes de mauvaise foi et vous m’agacez… Ouvrez les yeux! Regardez autour de vous! Nous vous aimons tellement, mon cher Alceste, faites un effort, que diantre!… Vous savez bien que le monde a changé et que nous avons besoin de sang neuf! Ce n’est quand même pas vous faire injure que de considérer que vos façons de penser sont périmées! Nous toutes et tous, ici, et sans vouloir vexer personne (surtout pas Elisabeth qui fait si jeune!) nous avons à peu près le même âge, or, il n’y a que vous, Alceste, pour refuser aussi furieusement de vous mettre à la page!… Ce n’est pas bien de vous fermer ainsi à l’intelligence de la modernité et de rester volontairement out, vous nous faites de la peine!… Acceptez de mettre votre logiciel à jour!… Vous verrez, ce petit Creton ira loin, il est in, lui!…

 

Engrenage

  Ce texte est ma contribution n°3 à

l’atelier d’écriture de l’été 2017 de François Bon

     Elle a essayé de leur expliquer, ils ne l’ont pas écoutée, elle les a suppliés, ils lui ont dit qu’il fallait y penser avant, mais c’était justement ce qu’elle avait essayé de leur faire comprendre, avant, tout ce qui l’avait entraînée dans cette galère, l’enchaînement implacable des circonstances qu’elle aurait voulu pouvoir briser, le sentiment de honte et d’injustice sans nom qu’elle éprouvait à se trouver là, bredouillant, bafouillant comme une enfant, incapable de se faire entendre car ils ne veulent pas l’écouter, leur hostilité est manifeste, leurs regards goguenards ou froidement indifférents la jugent et la jaugent sans aucune bienveillance, elle ne pèse plus rien, elle ne vaut plus rien, elle voudrait disparaître dans un trou de souris mais elle se trouve au milieu de la pièce, au centre de tous les regards, il n’y a aucune échappatoire, pas le moindre pan d’ombre, son visage est nu, ses interlocuteurs pourraient y lire le récit de sa vie s’ils avaient un peu de coeur, et leurs yeux se voileraient de larmes au fur et à mesure qu’ils prendraient connaissance des malheurs inscrits sur ses traits fatigués, leurs paupières se baisseraient pudiquement, ils cesseraient de la dévisager comme un animal de foire, ils lui parleraient doucement, lui demanderaient avec compassion de compléter son récit pour en faire état dans les moindres détails en écrivant leur rapport, prendraient des notes en hochant la tête d’indignation – Comment cela est-il possible! A notre époque! En France! Au pays des droits humains! –  ils déclareraient vouloir alerter les plus hautes Autorités de l’Etat pour que Justice soit faite, et ainsi la vraie justice, celle que laisse espérer la devise de la République au fronton de la mairie ou de l’école des enfants – Liberté, Égalité, Fraternité! – serait rendue avec humanité, non seulement on lui accorderait les circonstances atténuantes, mais on s’excuserait d’avoir pu la croire coupable, car on ne peut pas être coupable, n’est-ce pas, de vouloir nourrir ses enfants, elle n’est pas dans le déni, elle a commis un délit, mais est-il vraiment impossible de se mettre à sa place?… elle n’avait rien prémédité, elle n’avait pas prévu la tournure dramatique des événements, elle n’avait pas imaginé une seule seconde qu’elle vivrait ce cauchemar, elle avait pris son sac comme d’habitude, elle avait dit aux enfants qu’elle partait faire quelques courses et recommandé aux plus grands de faire attention aux petits, mais, juste avant, elle avait ouvert le frigo vide, et juste avant encore, elle avait perdu le tout petit boulot au noir (oui, au noir, encore un délit!) qui lui permettait de joindre les deux bouts… à l’école, on lui avait fait connaître l’histoire de Jean Valjean, de Fantine et de Cosette, elle s’en était souvenue en avançant vers le supermarché… il n’y aurait pas de rentrée d’argent avant le versement des allocations, pas avant une dizaine de jours… les enfants avaient réclamé un bon repas et le frigo était vide… elle avait agi comme une automate, elle n’avait pas réfléchi, elle était comme étrangère à elle-même, elle n’avait pas pensé qu’elle serait considérée comme une criminelle et conduite au poste de police menottes aux poignets…

L’escalier

  Ce texte est ma contribution n°5 à l’atelier d’hiver de François Bon

     Nous sommes des dizaines de petits corps qui se pressent les uns contre les autres dans ce grand escalier qui nous conduit au-dessus de nous-mêmes, là-haut, dans l’univers des grandes personnes dont la tâche est de nous expliquer le monde en se mettant à notre portée, petites tables et petites chaises, l’univers des classes, je suis dans la plus petite, je viens de l’école maternelle, pas de bien loin, une porte presque à côté, il n’y avait pas d’escalier, ici, tout est différent, plus grand, plus inquiétant, la voix intimidante de la directrice nous commande de nous calmer et de faire moins de bruit en montant ou en descendant, selon l’heure de la journée, cet escalier imposant qui bifurque au moins trois fois avant de déboucher sur un long corridor… aujourd’hui, c’est la première fois, je m’en souviendrai toute ma vie, quelques instants seulement et puis toute une vie, comme c’est étrange, le temps que nous passons à vivre, je ne m’y ferai jamais à ce grand escalier de la vie qu’il faut sans cesse monter ou descendre, monter, descendre… aujourd’hui, c’est-à-dire maintenant, pas l’aujourd’hui de l’autrefois quand pour la première fois je montais cet escalier qui me conduisait dans la classe du cours préparatoire, aujourd’hui, c’est-à-dire en ce moment, un moment d’écriture qui me fait arpenter l’espace de ma vie avec ses hauts et ses bas, aujourd’hui, je descends l’escalier de mon existence et j’ai un peu peur comme au tout début… mais comme ce jour-là, quand pour la première fois je m’élevais péniblement vers les hauteurs du savoir auquel l’école avait pour mission de nous faire accéder, il y a si longtemps que je devrais l’avoir oublié,  j’essaie de ne pas avoir peur…  on entendait le martèlement de nos pas sur les marches, nous comme un troupeau, où étaient les chiens de berger?… la directrice de l’école élevait la voix comme pour nous emmener vers des cimes insoupçonnables, et ses ordres cherchaient à canaliser notre poussée désordonnée entre le mur et la rampe… je me sentais bousculée, ballotée, prise dans une nasse, je ne voyais rien au-delà des corps qui m’entouraient de toute part au risque de m’étouffer, mes jambes se pliaient et se dépliaient mécaniquement pour monter les marches comme si j’étais devenue une marionnette dont on tire les ficelles ou comme si les mouvements de mes voisines (l’école de l’époque n’était pas mixte!) me propulsaient en avant sans que je le veuille, je regardais mes pieds par peur de trébucher, si je tombais, la foule de mes semblables pouvait me piétiner à tout moment! L’expression de mon visage était peut-être celle d’un personnage de Munch, j’imagine à distance mon visage effrayé et les cris qui ne parvenaient pas à sortir de ma gorge… La montée est périlleuse et les secondes interminables, il faut gagner notre statut de grandes et nous armer de courage pour affronter les épreuves qui ne manquent pas de nous attendre quand nous aurons franchi le palier et traversé le corridor pour atteindre notre classe, nous avons laissé pour toujours derrière nous, au bas de l’escalier, nos enfances innocentes (nous sommes sur la Terre depuis si peu de temps!), nous devons apprendre à vivre et la tâche est terrifiante, je ne me sens pas à la hauteur… Je ne me sentirai jamais à la hauteur… J’éprouve le sentiment étrange de ne jamais avoir quitté cet escalier, d’être restée entre deux mondes, de ne rien avoir appris, de ne pas avoir réussi à mériter le monde idéal qui nous avait été promis si nous étions bien sages, de vivre un mauvais rêve, de ne plus pouvoir descendre mais d’être incapable de monter…

Inexplicable

La joie quand même, la joie toujours, une joie triste, une joie qui ne sait pas qu’elle sait ou qui sait qu’elle ne sait pas, une joie têtue, une joie douce, une joie qui aime aimer, une joie enracinée, une joie plus difficile à arracher que les ronces, une joie fragile, une joie qui pleure, une joie qui doute, une joie qui regrette, une joie qui pense que le monde est mal fait, une joie qui voudrait se cacher, une joie qui est, une joie qui voudrait demeurer, une joie moins absurde que le mal, une joie qui soustrait du mal au mal, une joie vitale, une joie primordiale, une joie essentielle, une joie qui chante, une joie qui enchante, une joie magicienne, une joie qui change tout…

6. Un rêve à raconter

     La lutte fut acharnée. Je connus toute la palette des affres de l’anxiété. Je connus aussi la joie qui jaillit de certains bonheurs d’expression. Sensations extrêmes, avancées épuisantes, progression inégale faite de hauts et de bas. Comme sur les montagnes russes, il fallait avoir le coeur bien accroché. Quand je savais ce que je voulais dire, je ne parvenais pas à l’écrire, quand je croyais l’avoir bien écrit, ce n’était pas tout à fait ce que j’avais voulu dire… Le temps limité de l’exercice n’était plus une consolation. Ce rêve, maintenant, je l’avais pris à coeur et je voulais rendre une copie qui lui serait fidèle, un texte qui serait capable, à partir de ce rêve, de faire rêver quelqu’un d’autre que moi-même… Si je réussissais à faire rêver la maîtresse, je le saurais par la note qu’elle inscrirait en rouge en haut de mon devoir devant son appréciation. Mon rêve le plus cher se doublait de celui de toucher la maîtresse en plein coeur et je ne savais plus lequel des deux était le plus important… Ce que je racontais? Pourquoi je l’écrivais?