vieille

Le temps de vivre

Atelier d’écriture Tiers Livre de François Bon

     Les cheveux blancs permanentés au-dessus d’un manteau noir fatigué qui progresse lentement sur le trottoir, une petite vieille traîne un sac à roulettes avec ses provisions du jour… En son for intérieur, le sourire d’un jeune homme blond qui la demande en mariage…

     D’épaisses nuées plombent le ciel, le son lancinant d’un canon monte de la plaine, on entend à peine la plainte des blessés…

     La vie n’est qu’une étincelle dans la nuit… on voudrait naître avec le soleil, on voudrait attraper les grains de lumière, les mains ne retiennent rien… l’espérance d’un jour s’enfuit comme le sable entre les doigts… le corps se heurte pourtant à la dureté des pierres, la vie matérielle est dure, il est dur de gagner sa vie!… la vie est comme un coup de foudre… une joie insensée qui anéantit celle ou celui qu’elle frappe…

11 personnages en trois phrases (ou presque)

Ma contribution à l’Atelier d’été de François Bon:

Une jeune femme fait du stop sur une route nationale. Ses cheveux blonds dépassent d’un fichu noir. Son regard bleu ciel est une vaste question silencieuse.

Le hall de l’hôpital est clair et convivial. Lieu d’orientation vers les salles de consultations, d’examens, d’opérations, de soins, endroit où l’on patiente aussi avant de se rendre vers les autres lieux d’attente prévus au détour des couloirs. On s’y repose un moment dans les fauteuils, on s’arrête devant le distributeur pour boire un café ou grignoter quelques biscuits, on échange quelques mots avec d’autres personnes. Destins croisés de gens de tous âges et aussi divers que dans la vie en bonne santé à l’extérieur. L’endroit est calme, on s’y déplace sans hâte, avec gravité, souvent avec difficulté. Beau visage d’une très jeune femme meurtrie dans sa chair.

Fête foraine. Une femme essaie d’échapper à un homme qui la suit et la harcèle. La foule reste passive.

Elle est à demi-allongée sur le trottoir, le dos appuyé contre la façade d’une agence bancaire, les vêtements chiffonnés. Elle semble dormir, elle est peut-être malade? Un sourire radieux s’affiche soudain sur le visage ravagé par les rides qu’elle tourne vers une passante qui vient de lui donner un peu d’argent en lui parlant gentiment.

Ils sont plusieurs dizaines devant la porte du recruteur, plusieurs dizaines pour un seul poste. Il ne se sent pas à l’aise. Que ressentent les autres? Les postulants entrent chacun à leur tour avec un air plus ou moins crispé ou faussement détendu (comment se sentir détendu quand l’enjeu est de gagner sa vie?). Ils ressortent le dos courbé et le regard fuyant…

On les appelle les Parisiens. Ils habitent pourtant dans le village depuis pas mal d’années. Ils retapent sans hâte les bâtiments d’une vieille ferme abandonnée et cultivent leur jardin. Les natifs trouvent qu’ils reçoivent des gens bizarres…

Les uns marchent d’un pas déterminé vers le quai où ils monteront dans un train qui partira bientôt, les autres attendent dans la gare en déambulant, boivent un café ou se restaurent. Un homme à la mine patibulaire cache un gros sac derrière un panneau publicitaire…

Une fourgonnette passe en trombe en grillant un feu rouge, suivie par une voiture de police. On a eu le temps d’apercevoir le bonnet noir enfoncé sur le front du conducteur en fuite.

Une petite gamine fait la manche et sans doute aussi les poches quand elle descend dans le métro. Elle est dans le collimateur des agents de surveillance. Qui la surveille et la protège?

Une petite vieille avance péniblement sur le trottoir en ralentissant les pas d’une jeune femme qui marche derrière elle et la reçoit dans ses bras juste au moment où la vieille dame trébuche.

Le train à destination de… va partir… Sa course est ralentie par la valise qu’elle traîne. Le train s’ébranle, elle arrive à la hauteur du dernier wagon, le temps s’étire, les secondes deviennent un monde parallèle où se joue son destin…

La sauvageonne

Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

     Là… chemin de terre aux talus piquetés de petites fleurs sauvages… la sauvageonne… elle habitait avec sa mère dans une masure branlante cachée au fond d’un bois éloigné du village… Les rumeurs et les fables alimentaient les jeux des enfants qui avaient ou faisaient semblant d’avoir peur de s’approcher de ces êtres qui ne paraissaient plus avoir figure humaine aux yeux mêmes des adultes… Les conversations des hommes accoudés au comptoir du café ou des femmes sur la place du marché entretenaient le feuilleton des ignominies auxquelles étaient censées se livrer les deux pauvres femmes… On disait que la mère était une sorcière et que la fille était envoûtée… on disait qu’elles jetaient des sorts à quiconque se trouvait sur leur chemin… on disait qu’elles venaient d’un pays lointain peuplé de romanichels… on disait tant et tant de choses… on chuchotait qu’elles avaient tué un homme et séquestré des enfants… Or, ce jour-là… à cet endroit précis du chemin de terre qui serpentait dans la direction du bois maudit… la vapeur s’élevait de la terre, des rideaux de brume enveloppaient les pensées rêveuses… l’espace traversé n’était plus tout à fait réel… comment démêler le vrai du faux quand le pouvoir de l’imagination produit des sensations aussi intenses?… Elle était là, printemps de Botticelli, parée de colliers de fleurs, penchée sur les talus du chemin pour y cueillir les corolles qu’elle fixait dans sa longue chevelure blonde, nimbée d’or et d’argent sous l’effet de la réfraction de la lumière dans la rosée du matin… et quand elle se relevait, son visage mêlait le rose de son teint au bouquet champêtre qui se déplaçait autour d’elle entre les bords du chemin… Les papillons embrassaient ses cheveux, les oiseaux voletaient à ses côtés, on croyait entendre la musique des anges… comme si la sauvageonne, portée par l’un d’eux, venait de descendre du ciel… Car c’était bien elle. On l’avait vue se diriger vers la masure et offrir une brassée de fleurs à la vieille femme qui lui ouvrait la porte… on avait alors reconnu ses haillons et cru saisir à la volée le regard méchant de la vieille…

Prométhée

Sortir de la paralysie, de cette impression de ne pas avancer, de tourner en rond dans la cour d’une prison, de s’enfoncer dans des sables mouvants… Crever l’abcès, laisser suppurer l’angoisse, la regarder en face jusqu’à la nausée, souffrir en une seule fois pour nettoyer toute la plaie! Vivre vraiment, pas seulement une apparence, un miroir ou un mouroir de vie, mais un don, un abandon, le pouvoir d’abandonner toutes les défenses, de laisser derrière soi les résistances incompréhensibles, les luttes inutiles, les combats d’arrière-garde…

Etait-ce seulement possible?… Et pourquoi ce doute à un âge où l’avenir lui était, théoriquement, totalement ouvert? Etait-elle donc déjà si vieille, si vieillie, si désabusée, si revenue de tout comme le plus cynique des baroudeurs, à qui la terre entière ne suffirait plus et qui lui préférerait une île déserte pour y cultiver jalousement ses rêves d’avant, coupé du reste du monde mais campé sur l’empire de son passé, enchaîné à son roc comme un Prométhée contrefait, simulacre, caricature de lui-même, grimaçant de regrets dans sa fausse tentative d’arracher aux dieux une parcelle de leur feu, de conquérir une étincelle de leur éternité, de créer la flamme de sa propre vie?…

L’avenir improbable