prison

Nous écrirons le livre du Désastre

Nous étions si fragiles…

    Il était tentant d’imaginer que le fameux Etat dont se réclamait Martens ait pu être conçu de façon plus ou moins analogue dans une région du monde sans doute encore plus inaccessible, peut-être dans l’Antarctique?… Mais ce qui était possible temporairement pour des militaires aguerris que d’autres relayaient au bout de plusieurs mois, comment l’imaginer dans la durée pour une population civile?… Jean-François Dutour n’avait pas voulu s’arrêter une seule seconde sur cette éventualité. Daniel et Nicolas, qui étaient proches de lui, s’amusent de mes questions quand j’essaie d’aborder le sujet avec eux. Il n’empêche… je ne peux oublier le regard fiévreux de Martens quand il relevait vers moi son visage fatigué par les heures de recherches menées sur les réseaux ou dans les vieux Atlas du service pour essayer de comprendre, me semblait-il, un mystère qui le dépassait lui-même… Malgré la méfiance qui régissait en toute logique notre relation hors du commun, nous en étions arrivés à partager une proximité sans paroles qui me rendait perceptibles les sentiments qui l’animaient, du moins je le crois… un courant passait, au-delà de toute manipulation… une intuition chevillée au corps me pousse depuis longtemps à penser que Martens ne mentait pas, il venait d’un endroit que nous n’étions pas capables d’imaginer, cet Etat mystérieux auquel il faisait allusion existait, il n’a pas été touché par les grandes catastrophes récentes, il existe encore et pourrait nous accueillir!… Martens est là-bas aujourd’hui, et comme moi, comme nous tous ici, il guette des signes, il scrute les écrans d’ordinateurs de son pays comme il le faisait autrefois dans le sous-sol de sa prison, bientôt, la nuit prochaine peut-être? je verrai apparaître sur mon écran son beau visage inquiet, nous reprendrons les conversations ébauchées, il m’expliquera ce que je ne comprenais pas, son enthousiasme sera communicatif, il me tendra de l’autre côté de l’écran une main que je ne pourrai pas saisir mais nous ne serons plus seuls, les Autorités de son pays enverront une expédition, nous serons secourus, les enfants de notre petite communauté auront comme autrefois l’avenir devant eux, nous ferons la jonction entre tous les îlots d’humanité qui ont échappé à l’effondrement du monde, nous mettrons en commun nos ressources, nos espérances, nous aurons la force de tout recommencer!… survivants de ce nouveau Déluge, nous écrirons le Livre du Désastre pour dénoncer les crimes qui ont déclenché les processus irréversibles de notre disparition… je deviens folle, l’angoisse amplifie son emprise, la panique s’empare de mon esprit fatigué, je ne sais plus faire le tri entre les espérances raisonnables qui peuvent soutenir nos efforts de survie et les formes hallucinantes qu’elles prennent quand le désespoir me submerge…

L’ombre de Victor Hugo

Nous étions si fragiles…

    L’agriculture de la France n’était plus la première en Europe depuis que la politique agricole commune avait cessé de subventionner les productions et laissé la libre concurrence fixer les prix. La dérégulation des marchés et les accords de libre-échange avec le Mercosour et le Canada avaient ruiné ou paupérisé les exploitants qui n’avaient pas eu les reins assez solides pour lutter contre le productivisme et le gigantisme des fermes allemandes et américaines. La France rurale profonde était exsangue. Ne prospéraient que les grandes cultures dans les plaines fertiles… Les statistiques officielles avaient beau être rassurantes – la situation économique de la France avant la crise de 2029 restait globalement stable – la perception que de nombreuses personnes avaient de leurs conditions de vie était désastreuse. Les trappes à pauvreté et le chômage continuaient d’aspirer vers le bas des millions de gens et leurs familles. Or, la misère et la précarité grandissante s’accompagnaient sur tout le territoire d’une augmentation des faits de petite délinquance. Ceux-ci avaient toujours été beaucoup plus sévèrement réprimés que la délinquance en col blanc, la fraude fiscale ou les malversations financières, mais la droite fascisante, qui avait besoin pour prospérer d’entretenir un climat de peur et d’insécurité, avait encore renforcé la répression. L’auteur du moindre vol à l’étalage ou dans les rayons d’un supermarché était traqué et condamné à des peines sans commune mesure avec les dommages causés à la collectivité! Bien loin de revenir sur les dérives du Rassemblement National de Marine Le Pen, le président Laurent Wauquiez, issu du parti dit Les Républicains (!), n’avait pas hésité à franchir un pas de plus dans l’abomination en élargissant la chasse aux réfugiés économiques étrangers sans papiers à toutes les personnes sans domicile fixe, dont un grand nombre de travailleur-euses pauvres ayant la citoyenneté française. La simple station assise dans une rue, l’installation d’un campement sommaire ou le stationnement prolongé d’une voiture pour y passer la nuit, était devenus passibles de prison. Dans une sorte de surenchère sécuritaire qui n’étonnait plus personne, tant l’extrême-droitisation de la politique française était avancée, un délit de déambulation sans but précis avait été créé en 2031, qui n’était toutefois verbalisé que si les personnes repérées portaient des vêtements sales ou inadaptés. Le promeneur du dimanche pouvait encore aller et venir à sa guise, mais la stigmatisation des pauvres et des SDF ne connaîtrait plus de répit. L’ombre épouvantée de Victor Hugo, revenu hanter Notre-Dame de Paris depuis l’incendie qui l’avait ravagée le 15 avril 2019, pleurait sur la France et ses Misérables…

Une effroyable spirale

Nous étions si fragiles…

    Martens, je l’ai rencontré pour la première fois dans sa prison le 20 septembre 2040. Il avait été arrêté le 13 mars. Les deux décennies suivantes allaient finir de nous précipiter dans une effroyable spirale apocalyptique…

Enquête

Nous étions si fragiles…

    Martens ne reçut plus aucune visite pendant plusieurs mois. Le ministère de l’Intérieur rendait compte à intervalles réguliers de la progression de l’enquête en organisant des conférences au cours desquelles on demandait à des experts de décrypter les paroles sibyllines de l’espion et d’évaluer le degré de dangerosité auquel nous étions exposés du fait de ses intrusions dans les systèmes de défense. Les informations distillées reprenaient presque mot à mot les confidences que Martens m’avait faites!… Aucune allusion cependant à ce que j’appelais le mythe de l’Atlandide, les Autorités préféraient manifestement s’en tenir à une version réaliste de l’espion au service d’une puissance étrangère ou du mercenaire sans scrupule téléguidé par une organisation hostile… Et si Martens n’avait été qu’un simple lanceur d’alerte pris la main dans le sac? Le sort de ces personnes qui plaçaient l’intérêt général avant leur intérêt personnel et la tranquillité de leur existence n’était pas enviable. Elles tombaient sous les coups de la vindicte des puissants dès lors qu’un paravent de légalité protégeait les actions dévoilées, toutes frauduleuses ou immorales qu’elles fussent en réalité. On ne rigolait pas avec la préservation du secret, encore moins au ministère de la Défense, ce qui, d’une certaine façon pouvait se comprendre mais autorisait des dérapages dangereux pour la démocratie… Martens risquait de toutes façons quinze à vingt ans de prison, ce qui expliquait peut-être son obstination têtue à ne pas sortir du bois, à rester camouflé dans le flou de ses déclarations fantaisistes qui avaient le mérite de nourrir un véritable feuilleton médiatique autour de lui et de susciter une curiosité qui pouvait se révéler salvatrice, en sensibilisant l’opinion à de possibles abus qui seraient commis contre lui au nom de la raison d’Etat…

Le tournant de l’année 2015

     Mes parents faisaient partie de la génération Bataclan. Plusieurs de leurs amis se trouvaient dans la salle de spectacle au moment du massacre perpétré le 13 novembre 2015 par des « soldats » (c’est le nom qu’ils s’attribuaient, l’opinion ne voyait encore en eux que des fous) du Califat de l’Etat islamique. Ma mère aurait dû assister au concert mais elle avait été retenue en province où elle faisait un stage. Mon père, à cette époque, terminait un cycle d’étude dans une université américaine, il ne se trouvait pas à Paris. Quand ils retrouvaient leurs connaissances de l’époque, ils évoquaient souvent cette soirée d’horreur absolue. L’émotion faisait encore trembler leur voix, des larmes difficilement contenues continuaient de perler au bas de leurs paupières. Vincent et Pauline, les meilleurs d’entre eux, deux anges, avaient été tués, lâchement assassinés au nom d’Allah par des illuminés qui avaient préféré pour eux-mêmes la mort à la vie, en voulant entraîner tous les autres dans l’Apocalypse.

     Martens avait fait mine de découvrir le drame. Comment aurait-il pu ne pas être au courant? Le monde entier avait pavoisé aux couleurs de la France! Je l’avais interrogé sur ses parents, sur ce qu’il savait de leur vie. Et j’avoue que j’ai eu de nouveau du mal à le croire, ma patience, ma capacité d’absorption d’histoires à dormir debout avait des limites…

     Il prétendait être né né le 10 octobre 2013 à Callipole, capitale de la Symphonie, de MARTENS Victor et FOURMANOV Frédérique, qui seraient morts en mission le 14 novembre 2015. Quid des circonstances, des motifs de leur assassinat, du but de leur mission? Avaient-ils réussi, échoué? Leur fils Yann ne savait rien, n’avait gardé aucun souvenir. Seulement une photo qui lui était parvenue dans un dossier tamponné par les Autorités. Une jeune femme blonde portait un petit enfant dans les bras à côté d’un homme plus âgé aux cheveux châtain. La date du 10 octobre 2014 était indiquée au dos de la photo, avec le prénom de l’enfant. Yann Martens n’avait ni frère ni soeur, aucune famille proche ou éloignée, n’avait pas connu ses grands-parents, et personne, aucun ami, aucune amie de ses parents, n’avait jamais pu lui parler d’eux, lui communiquer des informations sur leur vie, faire vivre ou revivre leur histoire et donc la sienne. Enfant, Martens aurait vécu seul au monde dans un pays étrange lui-même coupé de la communauté humaine! Quand il ne s’énervait pas, le chef du service français de la sûreté en riait à gorge déployée… Martens se foutait de sa gueule comme jamais on ne l’avait encore fait! Martens avait revêtu les habits du parfait petit espion, libre comme l’air, sans attaches, sans liens affectifs autres que cette Sylvia évanescente qui était sans doute sortie tout droit de son imagination, ou ce Walter qui restait introuvable. Martens était lisse, on n’avait aucune prise sur lui, on ne trouvait aucune faille permettant de faire pression sur lui, c’était un roc, un bloc de marbre, peut-être un monstre.

     Jean-François avait décidé de le faire examiner par un psychiatre. Son profil pouvait faire penser à ce type de terroristes occidentaux symétriques des islamistes qui commettaient parfois des attentats au nom de la civilisation chrétienne. Le plus marquant en Europe avait été celui qu’avait perpétré en Norvège Anders Behring Breivik le 22 juillet 2011. Il y avait eu 77 morts et 151 blessés! Lors d’une première expertise, Breivik avait été diagnostiqué schizophrène par des psychiatres de la justice norvégienne, mais sous la pression de l’opinion publique, une contre-expertise avait été demandée en janvier 2012, qui avait abouti à la conclusion que Breivik n’était pas dans un état délirant au moment des faits. Jugé responsable de ses actes, il avait été condamné à la peine maximale en vigueur en Norvège, soit 21 ans de prison prolongeable. Martens avait passé avec brio les tests de logique pure, mais cet homme intelligent rendit fou le psychologue chargé d’évaluer son état de santé mentale! Sa connaissance du monde contemporain, ou du moins ce qu’il en affichait, était fantaisiste, et les réponses qu’il faisait aux questions nécessitant un minimum de culture historique ou littéraire étaient presque toujours décalées, voire complètement erronées. Les batteries de tests auxquelles on avait soumis Martens avaient toujours montré le même type d’erreurs. Si celles-ci avaient été délibérées, Martens aurait dû se couper au moins une ou deux fois? Sa constance, sa persévérance, cette extrême régularité dans l’inexactitude laissait l’expert incapable de trancher si Martens était vraiment un manipulateur, ou un malade affecté d’une sorte de délire difficile à caractériser en l’absence des autres signes cliniques habituellement observables chez les personnes qui perdent le contact avec la réalité.

     Ce qu’il nous semblait malgré tout être un délire (qui n’excluait pas la manipulation) était bien construit. Martens disait que la mort tragique de ses parents tombés tous les deux alors qu’ils accomplissaient une mission mandatée par les plus hautes autorités de l’Etat lui avait ouvert les portes des institutions les plus prestigieuses. Il aurait été recueilli par la famille d’un grand administrateur qui avait un fils du même âge, Walter, auprès duquel, en totale complicité (il mourait d’angoisse aujourd’hui depuis sa disparition), il aurait vécu une enfance heureuse, une adolescence sans problème grave, seulement les petites histoires classiques de cet âge où l’on veut conquérir sa place dans le monde des adultes. Tous deux auraient fait de brillantes études qui les destinaient à occuper des fonctions importantes au sommet de l’Etat. De quel pays s’agissait-il? Jean-François Dutour sommait Martens de le nommer, de le situer sur une carte. Notre affabulateur détournait la tête, levait une main vers le ciel, fermait les yeux, plissait le front, haussait les épaules, se recroquevillait sur sa chaise, finissait par murmurer qu’il ne dirait rien de plus, qu’il n’avait pas, qu’il n’avait plus confiance… Jean-François tapait du poing sur la table, s’étranglait de rage – on tournait en rond, ce n’était plus possible! – et finissait par l’envoyer réfléchir pendant quelques jours au cachot.

     J’avais assisté à plusieurs de ces scènes récurrentes derrière la vitre opaque de la salle d’interrogatoire. Jean-François aimait consulter son entourage même s’il ne tenait pas compte de notre avis. Ce que j’en pensais? J’étais comme tout le monde en proie à la plus grande perplexité, mais je voyais en lui davantage qu’un être téléguidé de l’étranger pour nous apporter des réponses formatées, ou poussé par son psychisme malade à nous débiter des sornettes. Il me semblait que Martens, malgré tous ses possibles mensonges, était vrai. C’était ce fil, la conviction que se dégageait de lui une certaine authenticité, une authenticité certaine, que, selon moi, il fallait suivre, mais Jean-François, exacerbé, refusait de l’entendre. J’étais naïve ou folle, il ne comprenait pas que je puisse lui accorder le moindre crédit. Luc n’avait pas tort, je m’étais sentie attirée par Martens, mais pour des raisons qui lui échappaient complètement. Il n’était pas, ou pas seulement, l’espion mystérieux dont les aventures avaient fourni aux réseaux sociaux la matière d’un feuilleton rocambolesque qui tenait les foules en haleine, ni cette belle image de papier glacé qui circulait dans les quelques magazines qui existaient encore pour les nostalgiques de l’ère pré-numérique. Oui, je me laissais prendre au piège (?) de son regard perdu, de ses allusions sibyllines à une réalité mystérieuse, de cette manière si étrange dont il s’exprimait, de sa sensibilité à fleur de peau qu’il ne réussissait pas à dissimuler (il frémissait comme un animal en danger)!… A moi, il ne paraissait pas lisse mais parcouru de fissures, de micro-failles, ce bloc de marbre apparent était veiné, et son histoire était inscrite en chaque trace qu’il aurait fallu essayer de creuser comme un sillon… Pendant qu’il croupissait en prison, l’Histoire s’accélérait mais nous étions nous-mêmes atteints de schizophrénie, nous ne comprenions pas, nous ne comprenions rien, nous étions devenus aveugles et sourds, notre âme avait perdu la capacité de nous gouverner, d’une certaine façon, nous étions déjà morts… Triste Histoire que la nôtre.

Le piano de Louis

     Jean-François Dutour m’avait confié: « J’ai eu le temps de réfléchir, n’oublie pas que je suis un témoin direct, j’affirme… mon intuition intime… je suis persuadé que la clé du puzzle… Oui, il a cherché Walter. Walter n’est pas un personnage de fiction, il n’aurait pas pu mentir à ce point, inventer certains détails, avoir certains regards, certaines expressions… l’intuition du policier, quand même, ça existe!… Il a cherché Walter… C’est dans la logique de son personnage, de cet attachement puissant qui le faisait parler si souvent de Walter d’une voix qui… Il a cherché Walter et cela n’empêche pas… mais je n’en sais pas assez pour conclure…

     Jean-Francois… la dernière fois que je t’ai vu, chez mon père… Etes-vous vivants ? Vous reverrai-je un jour ?… Dans ce lieu où nous avons trouvé refuge, sommes-nous à ce point coupés du monde que nous ignorons tout du sort réservé au reste de l’humanité alors que vous-mêmes auriez surmonté le pire et tenteriez de nous retrouver? Xavier pense que nous avons découvert un petit Éden. Il se montre optimiste pour « l’avenir » de notre petite communauté et rêve d’en faire une société idéale… Les mots ont-ils encore un sens? Nous n’avons plus d’avenir, seulement un futur proche qui consiste à essayer de subvenir à nos besoins les plus élémentaires. La flore est abondante et riche en espèces nourricières. Nous retrouvons sans doute les gestes de nos très lointains ancêtres cueilleurs. Nous nous habituons déjà à cette nourriture simple et frugale qui nous permet d’économiser le stock providentiel de conserves qui assure notre survie actuelle, sa date de péremption nous laisse un délai de quelques années, nous espérons mettre ce laps de temps à profit pour nous lancer dans l’agriculture. Sylvain explore chaque pouce de terrain à la recherche de graines qu’il fait germer ensuite dans le jardin qu’il a entrepris de cultiver. Les lignes du paysage sont très douces et me font penser à la description faite par Martens au début de sa déposition, quand il évoquait presque avec tendresse ce petit village de l’Europe de l’Ouest qui fut l’écrin, sans doute, de ses dernières espérances en partage avec Walter, alors qu’ils se croyaient encore au début de leur grande aventure… Que sont-ils devenus? Et Sylvia, que Martens semblait chérir, n’était-elle qu’un personnage de fiction? Sont-ils réunis aujourd’hui dans ce mystérieux Etat auquel nous ramenait sans cesse le délire de Martens ou nos propres délires à son sujet? J’ai la sensation bizarre d’avoir été soustraite au continuum de l’Histoire humaine, comme si j’avais été propulsée avec mes compagnons d’infortune dans un monde parallèle, sous l’effet de dérèglements spatio-temporels qui auraient été déclenchés par les cataclysmes successifs qui ont frappé notre planète. Pourquoi chercher aujourd’hui à essayer de déchiffrer ce passé récent auquel nous n’avions rien compris? A quoi se raccrocher pour lutter contre la folie qui nous guette? Nous ne savons même pas comment nous avons pu échouer ici, dans cette base américaine désertée que nous sommes incapables de situer sur une carte. Marceau et Nicolas, qui étaient tous les deux des collaborateurs de Jean-Francois Dutour, spécialisés dans la prospection stratégique, sont enclins à déduire de leurs observations que nous serions probablement dans une zone de territoire qui jouxterait l’Alaska. Je me sens incapable de me remémorer cet enchaînement incroyable d’événements tous plus apocalyptiques les uns que les autres qui nous ont fait fuir à sauve-qui-peut dans la panique et le désordre le plus total. Je ne le peux pas. Je ne veux pas me souvenir de toutes ces scènes d’horreur entrevues dans les villes et sur les routes, auxquelles je ne sais comment j’ai pu moi-même échapper. Pendant combien de temps serons-nous à l’abri dans notre refuge actuel? Louis est heureux d’avoir trouvé un piano, il joue à tous ses moments perdus. Marceau et Nicolas retrouvent leurs réflexes de professionnels pour établir une stratégie de survie. Tous, nous essayons d’oublier l’inimaginable et l’impensable que nous venons pourtant de vivre. Les mots étaient ma raison d’être, mais ils n’ont plus de sens puisque le monde autour de nous, qui leur servait d’écrin ou qu’ils enchâssaient comme un bijou, s’est écroulé. Pourquoi avoir entrepris d’écrire ces lignes? Pourquoi continuer? De nouveau me viennent à l’esprit les mots de Martens, ceux qu’il avait écrits au début de son journal. Écrire serait un acte de résistance? Pour lui, je n’en doute pas, il avait l’étoffe d’un héros, comme il aurait dit de son ami Walter. En ce qui me concerne, j’ai bien peur que l’acte d’écrire ne soit qu’un divertissement pour tuer le temps, pour empêcher que l’angoisse ne me submerge. J’essaie seulement de résister à la folie.

     L’humanité devait faire face à de fortes perturbations climatiques et géopolitiques qui conduisaient les dirigeants du monde occidental à se durcir contre la volonté même de leurs peuples. Les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, chers à la République française, étaient de plus en plus ouvertement bafoués. De reculade en reculade, les grandes institutions issues des Lumières, qui avaient été confortées après la seconde guerre mondiale par le Conseil national de la résistance, finissaient par être vidées de leur sens. Dans les autres grandes démocraties, les dégâts causés par le nouvel ordre mondial qui se mettait partout en place étaient aussi gravissimes qu’en France. Sous le prétexte de protéger les citoyens, de nouvelles lois plus liberticides les unes que les autres étaient votées par des élites parlementaires de moins en moins responsables de leurs actes devant les peuples. Partout, une crise aiguë de la démocratie provoquait des protestations massives de la population, qui se contentait en général de manifester pacifiquement, mais la récupération de ces mouvements populaires par l’extrême-droite, ou quelques groupuscules plus rares de la gauche révolutionnaire, en perte de vitesse depuis la fin du vingtième siècle, était brandie par les gouvernements pour justifier et amplifier la répression policière. A l’angoisse de l’électorat qui se réfugiait dans une abstention de plus en plus abyssale, les élites politiques répondaient au mieux par l’incompréhension, au pire par la provocation et par la force, en suscitant la peur. Le monde devenait orwellien. Et nous, nous étions aveugles…

     Paradoxalement, c’est Martens qui a aiguisé mon esprit critique avec ses questions déconcertantes qui avaient le don d’agacer Jean-François. Il s’étonnait de tout, voulait tout apprendre, tout savoir, comme s’il avait grandi dans une grotte à l’écart de la communauté humaine. Il ignorait presque tout de l’Histoire ou en avait une conception complètement déformée. Mais ce qui m’avait le plus émue, c’était sa découverte de la littérature et de la philosophie. J’avais eu le droit de lui rendre visite dans sa cellule et je lui apportais des livres. Sa connaissance de la langue française était exceptionnelle. Il pouvait lire aussi les autres langues mais, personnellement, j’en étais incapable et nos échanges se limitaient, hélas, à mon idiome maternel. Je ne sais pas vraiment pourquoi, sans doute parce qu’il était en prison, je lui avais d’abord fait connaître la poésie de Verlaine. Il avait lu à voix basse. Ses lèvres tremblaient, il avait les yeux pleins de larmes quand il relevait son visage, et, ce jour-là, quand je l’ai quitté, alors que je partageais l’opinion de Jean-François qui voyait en lui un espion de haut vol passé maître dans l’art du camouflage, pour la première fois, j’ai eu le sentiment qu’il était sincère.

     Louis vient de se lancer avec virtuosité dans l’interprétation d’une sonate de Mozart. Je voudrais rester isolée à jamais dans cette bulle sonore résiduelle qui semble jeter un pont entre l’avant et l’après de l’Horreur absolue qui vient de détruire nos vies, alors que la frontière est infranchissable, alors que nous sommes dans l’impensable du plus jamais, entre désir d’oubli et déni, aux confins de la folie qui menace de nous dévorer… Que nous est-il arrivé? Est-il possible que l’esprit humain qui a été capable de cette musique nous ait conduit à l’Apocalypse?… Non, mille fois non! Nous ne sommes pas tous coupables de cette dérive qui a plongé l’Humanité dans la Nuit!… Et nous serions, nous, survivants, comme les rescapés du Déluge ? Notre Histoire aurait encore un sens après l’anéantissement de millions, de milliards d’êtres humains?… Dans le monde d’où venait Martens, il n’y avait, semble-t-il, pas de questions sans réponses, et pas de musique autre que militaire, tambours et trompettes. Mais qu’en était-il en réalité pour nous, au pays des Lumières ? Qu’avions-nous fait de notre culture, de notre aptitude à penser et à créer, de notre liberté, de notre désir de fraternité?… J’entends le chœur des victimes qui se lamentent en déplorant l’orgueil des puissants qui les ont sacrifiées sur l’autel de leur cupidité. Qu’avions-nous fait de la sagesse des Anciens? Pourquoi seul l’Hubris n’est-il pas châtié ? Pourquoi emporter les foules dans le châtiment? Pourquoi infliger ce sort si terrible à l’Humanité, capable malgré tout du meilleur?… Les humains n’ont jamais eu de réponse satisfaisante à leurs questions existentielles, mais nous avons fait comme si… Nous étions des imposteurs. Nous avons fait comme si tout cela n’avait pas, ou plus, d’importance. Comme si le monde était devenu majeur. Comme si nous étions désormais définitivement à l’abri des pires fléaux qui avaient dévasté les populations dans le passé. Comme si le progrès exponentiel des techniques nous avait soustraits au sort commun qui avait été le lot de tous depuis les origines. Pourquoi un tel aveuglement? Pourquoi avoir bâillonné les Cassandre? Pourquoi ce rapport de force si défavorable aux faibles?… Mon Dieu, j’ai envie, en me tournant vers vous, puisque plus rien n’est objectivement rationnel hormis les réactions physiques et chimiques du monde matériel, de vous déclarer coupable. Coupable de nous avoir laissés si démunis face au pouvoir de destruction des puissants rendus aveugles par leur orgueil démesuré…

     Il existait au sein même des pays riches des situations d’extrême pauvreté qui auraient pu aider les moins cyniques à ouvrir les yeux, mais elles ne faisaient jamais la une des journaux et restaient relativement cachées sans jamais devenir la priorité des hommes et des femmes politiques. Dans les pays émergents, une classe moyenne de plus en plus nombreuse réclamait sa part de richesse, mais sans vraiment remettre en cause les fondements d’une économie qui avait besoin, pour prospérer, d’exploiter les plus pauvres et de piller la planète. Alors que les pratiques ancestrales respectueuses des écosystèmes avaient réussi jusqu’alors à en obtenir le meilleur, la vie devenait impossible pour des millions d’êtres humains que la faim et la soif chassaient des endroits les plus arides. Des cohortes d’hommes, de femmes et d’enfants avaient commencé de migrer dès le début des années 2000 pour échapper à la famine et aux guerres que se livraient leurs pays dans le but d’accaparer ce qu’il restait de ressources. Mais l’égoïsme ou le cynisme rendait les maîtres de la Terre insensibles ou inconscients. Pourquoi les fautes sont-elles irréversibles?… Pourquoi cette fatalité inhumaine qui conduit sans possibilité de retour à la destruction et à la mort?… Les esprits forts s’étaient moqués des récits religieux sans parvenir à leur substituer une sagesse universelle qui aurait pu protéger les humains de leurs errements. Orgueil suprême sans doute de penser que nous nous suffisions à nous-mêmes! Certes, le chemin était étroit entre les illusions religieuses, l’intolérance qu’elles suscitent, et la croyance en notre toute-puissance… Mais pourquoi les humains se sont-ils comportés si souvent au cours de l’Histoire, et d’une façon inégalée dans la dernière période, de façon aussi irrationnelle?…

     O lecteur improbable, tu n’auras sans doute jamais entre les mains les pages que je te destine sans me faire beaucoup d’illusions… Une petite centrale électrique autonome, que Martine, physicienne, et Alain, ingénieur, parviennent à faire fonctionner, alimente la base où nous avons trouvé refuge, et les batteries de nos ordinateurs peuvent encore être rechargées sur les prises qui lui sont raccordées. Mais quand le matériel tombera en panne ou sera usé, plus rien ne nous reliera au mode de vie qui était le nôtre avant la dernière série de cataclysmes qui ont dévasté le monde. Tout au fond des océans, des câbles de fibre optique véhiculent sans doute encore des données fantômes qui proviennent d’un univers mort. Ma messagerie semble fonctionner et je continue sans relâche, malgré l’absence de réponses, d’envoyer des courriers électroniques à tout va comme autant de bouteilles à la mer! L’esprit humain était ainsi fait, jadis, quand tout paraissait en perpétuelle évolution, que l’espoir parvenait à se faufiler dans le moindre interstice… Mais non. Le comble de l’irrationalité serait de croire que mon récit nous survivrait. Une sorte d’instinct me pousse cependant (comment l’expliquer?) à imprimer au fur et à mesure ce que j’écris sur les blocs de feuilles que nous avons trouvés dans les bâtiments de la base avec du matériel de bureau intact. Je ne fais que mettre en œuvre un système de réflexes qui n’ont plus de sens aujourd’hui, mon esprit le sait, mon corps ne l’a pas encore admis et tente de repousser comme il peut les affres de l’angoisse en s’adonnant à l’apparence d’une activité familière qui était celle de mon job de journaliste. Les deux plus jeunes du groupe, Julie et Jordan, se sont mis à s’aimer d’amour tendre, ils sont touchants… Bizarrement, moi, je ne me laisse plus approcher par Luc… Les autres se débrouillent comme ils peuvent avec leurs sentiments et leurs pulsions… Je les regarde d’un œil lointain, à travers la vitre de ma propre anxiété… Tous, nous essayons cependant de faire attention. Le moindre dérapage pourrait déclencher entre nous des tempêtes inouïes…

     Plus Martens exaspérait Jean-François Dutour, plus je m’intéressais à lui. Nos conversations étaient surréalistes. Il ignorait ou faisait semblant d’ignorer ce que savait un enfant de l’école primaire. Sa culture historique avait les contours des récits légendaires, à des années-lumière de la science universitaire. A l’en croire, son ami Walter et lui auraient fait des découvertes surprenantes dans un pays coupé du reste du monde, où les habitants restaient confinés dans l’ignorance. Eux-mêmes auraient pu en sortir par hasard à la suite d’un concours de circonstances invraisemblables. Dans une affaire classique, l’espion suspect était assez rapidement identifié, des tractations étaient alors engagées par les Etats concernés, qui finissaient par se mettre d’accord sur un donnant-donnant plus ou moins fructueux, généralement un échange de prisonniers. Mais les recherches anthropométriques internationales n’avaient rien donné. Martens et son supposé ami Walter n’étaient connus de personne. Il n’existait aucun méfait à leur reprocher, aucun acte de bravoure à leur actif, rien qui eût fait l’objet d’une recension quelconque par un service de police ou d’espionnage. Pourtant, les passeports trouvés dans les poches ou le sac de Martens étaient de faux papiers, les pays censés les avoir délivrés avaient tous contesté leur authenticité. Comment Martens avait-il pu se retrouver en leur possession sans avoir trempé dans quelque affaire louche qui aurait dû le faire repérer ? Pourquoi en aurait-il eu besoin sinon pour échapper à des contrôles et dissimuler des activités clandestines? Sommé de s’expliquer, Martens bredouillait des histoires à dormir debout. Une sorte de roman à la fois chevaleresque et fantastique où il était question, en caricaturant à peine, d’un royaume perdu et d’un trésor à découvrir. Jean-François fulminait devant tant d’inepties, blessé dans son orgueil professionnel qu’on puisse lui tenir tête à ce point en le traitant comme le dernier des idiots. Pourtant, je voyais dans les yeux de Martens des lueurs étranges et sur son visage une tristesse indéfinissable qui semblaient manifester une réalité autre que la seule volonté de manipuler son interlocuteur.

     J’avais réussi à convaincre l’ami de mon père (pensée pour toi, pour la famille, pour Jean, pour Aline, pour tous les amis, hélas…) de me laisser gagner la confiance de Martens, et c’est ainsi que, de confidence en confidence, en recoupant les informations que j’obtenais, je me suis forgé ma propre opinion, indépendamment des présupposés des agents du contre-espionnage. Avec les éléments recueillis, je pourrais écrire un roman. Mon récit aurait l’allure d’une fiction puisque plus personne, vraisemblablement, vu la tournure catastrophique des événements, ne pourrait apporter la preuve de ce que j’avance. Ce serait le pseudo-roman d’une histoire vraie pour un lecteur improbable. J’ai besoin que tu existes, ô lecteur improbable, j’ai besoin de m’appuyer sur toi en attendant, en espérant l’impossible… retrouver un jour les miens, reconstruire ensemble notre vie, aimer de nouveau vraiment avec l’avenir devant nous, ressentir la joie ! Tu existes, je le veux et tu le dois, tu existes et tu es en possession de mon récit, parvenu jusqu’à toi comme les messages de détresse que les naufragés confiaient autrefois aux vagues de l’océan…

     Martens n’était pas un espion comme les autres, et nous aurions mieux fait de nous en rendre compte. Sa soif de savoir paraissait insatiable. Pour l’observer et essayer de comprendre les ressorts de sa personnalité, j’avais été autorisée à l’accompagner et à rester auprès de lui, sous bonne surveillance, dans l’immense salle de documentation située dans le sous-sol du bâtiment banalisé qui abritait les bureaux des services secrets. La bibliothèque électronique constituait pour Martens une réserve d’informations inépuisable dont les gardiens avaient du mal à l’arracher. Mes obligations professionnelles m’éloignaient souvent de lui, mais quand j’étais de retour, je le retrouvais presque toujours à l’identique dans la grande salle, branché sur le réseau ou feuilletant de façon compulsive les pages d’un vieil atlas ou d’un livre ancien, complètement absorbé, concentré, habité par les questions qu’il agitait manifestement dans sa tête comme autant d’énigmes, semblait-il, à résoudre. Il s’intéressait aux cartes. Il s’était longuement attardé sur celles du Groënland et de l’Alaska. Il en étudiait les données climatiques, cherchait à mesurer l’importance des modifications que ces régions du monde avaient subies depuis le commencement de la fonte des glaces, essayait, me semblait-il, de dresser une sorte d’état des lieux des apports de la science et de la technologie en fonction d’un problème donné que je ne parvenais pas à saisir. Après cette phase intense de recherches géographiques et scientifiques, je l’ai vu se passionner pour les livres d’Histoire. Des sentiments étranges et variés paraissaient le parcourir. Je pensais qu’il était impossible que Martens simule à ce point, mais Jean-François restait sceptique, persuadé que l’art de l’espionnage pouvait être porté à une perfection telle que les choses les plus invraisemblables pouvaient passer pour vraies quand l’espion était devenu un maître, un virtuose du camouflage. L’intime conviction de Jean-François était que la mission de Martens avait pour enjeu des intérêts qui la hissaient au niveau d’un secret d’Etat ; le pays commanditaire, en de telles circonstances, préférait perdre et abandonner son espion plutôt que de courir le risque d’avoir à révéler tout ou partie de ses plans en cherchant à le récupérer…

Tourner les pages

     La file d’attente était interminable. Élodie patientait devant le labo depuis déjà plus de deux heures. Elle avait fait la fête avec ses ami-e-s et se sentait visée par les campagnes d’information du ministère de la santé qui voulait sensibiliser les jeunes qui n’appliquaient pas les gestes barrières au danger que les personnes âgées de leur entourage ne développent une maladie grave en cas de contamination. Au vu du nombre de personnes qui stationnaient sagement devant elle, en respectant la distance physique recommandée, il se passerait encore au moins une bonne heure avant qu’elle ne soit admise dans le centre de dépistage. Alex avait de la chance, il n’était plus qu’à quelques mètres de la porte d’entrée. C’était un drôle de type. Quand on arrivait dans la salle de cours, on ne s’étonnait plus de le trouver royalement installé, les pieds sur une table et le dos bien calé contre le dossier de sa chaise, en train de se curer les ongles ou de jouer avec une petite balle en mousse, coiffé d’un Borsalino, d’un Stetson ou d’un Cordobes enfoncé sur les yeux ou tiré vers la nuque, au gré d’une humeur que personne ne parvenait à interpréter, et que seuls deux ou trois mystérieux et fugitifs acolytes, aperçus parfois aux abords de la fac, pouvaient peut-être déchiffrer. Il mâchait continuellement du chewing-gum et ne répondait jamais aux questions autrement que par des borborygmes accompagnés d’un regard froid et moqueur qui décourageait l’interlocuteur le mieux intentionné. Les professeurs n’essayaient plus d’en tirer des paroles construites mais l’interpellaient de temps en temps pour plaisanter et mettre les rieurs de leur côté. Il restait impassible, mais si la plaisanterie durait trop longtemps, il crachait son chewing-gum en décochant des regards que personne n’avait envie de soutenir… Sa présence dans la file d’attente pour se faire dépister ne cadrait pas avec le personnage, avec son indifférence aux autres, avec le mépris qu’il affichait pour tout ce qui relevait de la simple civilité… De loin, debout comme tout le monde et les bras ballants, il paraissait inoffensif, et d’apparence presque chétive…

     Écrire pour quitter le réel?… Fuir la dureté du réel pour l’adoucir par la fiction?… Pourquoi tenter de dérouler le papyrus du roman en train de s’écrire, pourquoi essayer de le sortir du néant?… Parce que le réel est trop lourd et qu’il faut l’alléger?… Parce qu’à travers le tamis des mots peut surgir de l’or?… Parce qu’un roman peut refaire le monde, non pas le dupliquer, mais le recréer comme si c’était le premier jour?… Les personnages prenaient corps en se nourrissant de son corps, qui semblait pouvoir se démultiplier à l’infini, devenir une multitude de corps, chacun possédant une parcelle d’elle-même, chacun d’eux vivant de sa vie passée et présente, avec ses rêves, ses doutes, ses peurs, ses espoirs et ses désespoirs, ses luttes, ses échecs, ses victoires, sa joie et son mal de vivre, ses renoncements, ses élans… Comment le dire?… Comment se dire sans le dire?… Écrire pour soi?… Pour essayer d’atteindre les autres?… Pourquoi cet effort sur le long terme, cette propension obstinée à former des alignements de phrases qui se poursuivent jusqu’à la fin d’un livre?… La pandémie faisait prendre à l’écriture une tournure inattendue, comme si la réalité dépassait la fiction… Personne n’avait imaginé cela, le monde entier retenant son souffle, les populations confinées, les télévisions publiant et commentant chaque jour les tableaux de bord de la contagion… Pourquoi en faire état?… La fin du monde n’était qu’une vue de l’esprit, la fin d’un monde était sans doute en train de se vivre… La crise sanitaire se doublait d’une crise économique, le cadre et les codes de la vie sociale volaient en éclats, les experts se chamaillaient, des gourous apparaissaient… À quelques semaines seulement de l’élection présidentielle qui devait décider du renouvellement ou non de son mandat, le président des Etats-Unis, qui se comportait souvent lui-même comme une sorte de gourou invincible, venait d’être hospitalisé… plus personne ne savait de quoi l’avenir serait fait… Évidemment, et heureusement, le pire n’était pas certain… Isabelle Vrignod s’agaçait… elle n’aimait pas ces formules toutes faites qui ne veulent rien dire… il y avait de par le monde des centaines de milliers, des millions, des centaines de millions de personnes pour lesquelles le pire était en train de se produire… Son projet de roman prenait l’eau… elle avait conscience de ses faiblesses… une sensibilité exacerbée qui l’empêchait de plonger dans ce qui faisait mal, de prendre à bras le corps la dure réalité, de mettre des mots sur les douleurs de ses personnages… en les tenant à distance pour éviter de souffrir, elle les enfermait dans un monde déréalisé qui manquait de chair et d’épaisseur… il faisait froid… tout était gris, le ciel, la route, les gens, la ville, la vie, tout était triste, comme déjà endeuillé… les phares des voitures parvenaient mal à traverser le crachin qui ne cessait de tomber depuis le début du jour… les vitrines des magasins, leurs enseignes lumineuses, entretenaient un air de fausse gaieté contredite par l’attitude des passants qui se dépêchaient d’atteindre leur destination… l’air, comme les cœurs, était lourd et faisait espérer la neige, qu’elle efface le trop de peine, qu’elle pardonne la noirceur du monde, qu’elle transfigure la réalité… ce serait une journée d’hiver, comme jadis… une journée qui aurait pu être banale, vécue comme la fin du monde… car le monde pouvait vraiment s’arrêter… il s’arrête en vérité à chaque fois qu’un drame survient ou qu’une vie s’essouffle… les images s’enfouissent alors au plus profond de la mémoire… on ne voit plus rien, ou presque plus rien… comme un rideau de pluie, une vague de brouillard, des ombres furtives, d’étranges lueurs, l’écran vide d’un cinéma inanimé… on essaie alors de saisir quelques bribes d’une pellicule fantôme… d’en faire un montage… de visionner en aveugle ce que l’on ne peut plus voir… ce serait un jour d’hiver… tout serait gris… François sans doute… Ali?… Élodie?… Alex?… le décor, les circonstances ne seraient pas les mêmes… mais ce serait, quel que soit le personnage mis en scène, un jour banal, devenant pour lui la fin du monde… 

     Ali n’était qu’un petit revendeur de cannabis mais il avait été pris dans une nasse avec des trafiquants de drogues dures et avait déjà fait de la taule… six mois ramenés à trois grâce à une remise de peine… pas envie de renouveler l’expérience… il continuait pourtant à dealer… la famille avait besoin de l’argent que son trafic rapportait… et qu’est-ce qu’il aurait pu faire d’autre?… son cinéma intérieur lui faisait miroiter une vie de rêve… il n’était pas devenu footballeur professionnel mais pouvait connaître la gloire comme batteur… le groupe venait à peine de se former, le nombre de vues sur YouTube ne cessait d’augmenter, les potes avaient des idées plein la tête, et lui, alors qu’il avait été le cauchemar de ses professeurs, il écrivait des textes qui accrochaient l’auditoire, et il aimait ça… il déversait sur les mots écrits comme sur ses instruments de percussion les flots d’émotions qui le submergeaient, c’était une sorte de shoot, il avait l’impression fabuleuse de décoller du réel… il n’avait jamais été du bon côté de la réalité… s’il était repris par la police, il serait épinglé comme récidiviste… il s’en foutait d’être considéré comme un délinquant, il en ressentait plutôt de la fierté, c’était son code d’honneur à lui et celui de ses potes, mais retourner en prison mettrait un terme à ses rêves actuels de batteur, un autre prendrait sa place dans le groupe, l’augmentation du nombre de vues sur YouTube ne le concernerait plus, et ça, c’était insupportable, c’était mortel… les drones au-dessus de sa tête le poursuivaient comme un essaim de guêpes… il avait rabattu sa casquette sur les yeux… jouer au chat et à la souris avec les keufs ne l’amusait plus, le jeu était devenu trop sérieux, il se sentait presque vieux, la prison l’avait plombé, il avait envie de tourner les pages d’un autre livre… il arpentait les rues de la ville comme s’il voyageait à travers l’histoire d’un homme qui serait lui et ne le serait pas… il n’était pas un habitant de cette ville, il habitait à côté, dans une banlieue… il avait envie de se nommer ainsi, l’homme d’à côté… il écrirait l’histoire de cet homme, une histoire qu’il voulait extraordinaire, l’histoire d’un percussionniste d’exception qui créait des tubes… le livre serait publié en même temps que le dernier succès du groupe, on ferait la fête, des producteurs de cinéma souhaiteraient faire un film sur lui et ses potes… 

     Les arbres verdoient sous l’eau bleue du ciel et la lumière rousse de l’automne, somptueuse… un vieil homme vêtu d’un manteau noir avance lentement avec un gros sac sur le dos, une grappe de ballons colorés prêts à s’envoler tire sur la ficelle qu’il retient de sa main droite… l’atmosphère semble festive, comme au printemps, quand la vie recommence… la ville a des airs de village… marcher sans se presser vers une station de métro ou un arrêt de bus est un plaisir rare… une cour, une impasse, une placette se découvrent au détour d’une rue fréquentée, les automobiles ignorent les petites rues adjacentes recouvertes des gros pavés d’autrefois, quand les roues des vieilles carrioles rebondissaient sur la chaussée… le nez en l’air, on se surprend à rêver, sans le souci de traverser dans les clous ou de se protéger des voitures sur les trottoirs étroits, entre les rangées des vieux immeubles placides de la ville ancienne… la ville se raconte de rue en rue et transmet des histoires… ici vivait Prosper Mérimée, là se perpétue le souvenir des Enfants Rouges… dans le Marais, on n’entend plus le roulement des valises traînées par les touristes venus visiter la capitale… des cyclistes passent en chuintant… on prend le temps, murmurent les roues, on prend le temps de se glisser dans la ville… des commerçants prennent l’air sur le pas de leur porte, des enfants jouent… leurs éclats de rire fusent loin des rumeurs de la cité… les dernières pluies ont laissé flotter un parfum d’humus, des marrons brillent au milieu des feuilles mortes, l’automne, ce jour, est ludique et paisible… Isabelle Vrignod ramasse quelques marrons et les essuie soigneusement pour les faire luire avant de les mettre dans ses poches… 

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Tiers Livre, les ateliers : Françoise Gérard | Derrière le masque

L’homme d’à côté…
— À lire sur www.tierslivre.net/revue/spip.php

Failles

    J’avais assisté à plusieurs de ces scènes récurrentes derrière la vitre opaque de la salle d’interrogatoire. Jean-François aimait consulter son entourage même s’il ne tenait pas compte de notre avis. Ce que j’en pensais? J’étais comme tout le monde en proie à la plus grande perplexité, mais je voyais en lui davantage qu’un être téléguidé de l’étranger pour nous apporter des réponses formatées, ou poussé par son psychisme malade à nous débiter des sornettes. Il me semblait que Martens, malgré tous ses possibles mensonges, était vrai. C’était ce fil, la conviction que se dégageait de lui une certaine authenticité, une authenticité certaine, que, selon moi, il fallait suivre, mais Jean-François, exacerbé, refusait de l’entendre. J’étais naïve ou folle, il ne comprenait pas que je puisse lui accorder le moindre crédit. Luc n’avait pas tort, je m’étais sentie attirée par Martens, mais pour des raisons qui lui échappaient complètement. Il n’était pas, ou pas seulement, l’espion mystérieux dont les aventures avaient fourni aux réseaux sociaux la matière d’un feuilleton rocambolesque qui tenait les foules en haleine, ni cette belle image de papier glacé qui circulait dans les quelques magazines qui existaient encore pour les nostalgiques de l’ère pré-numérique. Oui, je me laissais prendre au piège (?) de son regard perdu, de ses allusions sibyllines à une réalité mystérieuse, de cette manière si étrange dont il s’exprimait, de sa sensibilité à fleur de peau qu’il ne réussissait pas à dissimuler (il frémissait comme un animal en danger)!… A moi, il ne paraissait pas lisse mais parcouru de fissures, de micro-failles, ce bloc de marbre apparent était veiné, et son histoire était inscrite en chaque trace qu’il aurait fallu essayer de creuser comme un sillon… Pendant qu’il croupissait en prison, l’Histoire s’accélérait mais nous étions nous-mêmes atteints de schizophrénie, nous ne comprenions pas, nous ne comprenions rien, nous étions devenus aveugles et sourds, notre âme avait perdu la capacité de nous gouverner, d’une certaine façon, nous étions déjà morts… Triste Histoire que la nôtre.

Perseverare diabolicum

    Jean-François avait décidé de le faire examiner par un psychiatre. Son profil pouvait faire penser à ce type de terroristes occidentaux symétriques des islamistes qui commettaient parfois des attentats au nom de la civilisation chrétienne. Le plus marquant en Europe avait été celui qu’avait perpétré en Norvège Anders Behring Breivik le 22 juillet 2011. Il y avait eu 77 morts et 151 blessés! Lors d’une première expertise, Breivik avait été diagnostiqué schizophrène par des psychiatres de la justice norvégienne, mais sous la pression de l’opinion publique, une contre-expertise avait été demandée en janvier 2012, qui avait abouti à la conclusion que Breivik n’était pas dans un état délirant au moment des faits. Jugé responsable de ses actes, il avait été condamné à la peine maximale en vigueur en Norvège, soit 21 ans de prison prolongeable. Martens avait passé avec brio les tests de logique pure, mais cet homme intelligent rendit fou le psychologue chargé d’évaluer son état de santé mentale! Sa connaissance du monde contemporain, ou du moins ce qu’il en affichait, était fantaisiste, et les réponses qu’il faisait aux questions nécessitant un minimum de culture historique ou littéraire étaient presque toujours décalées, voire complètement erronées. Les batteries de tests auxquelles on avait soumis Martens avaient toujours montré le même type d’erreurs. Si celles-ci avaient été délibérées, Martens aurait dû se couper au moins une ou deux fois? Sa constance, sa persévérance, cette extrême régularité dans l’inexactitude laissait l’expert incapable de trancher si Martens était vraiment un manipulateur, ou un malade affecté d’une sorte de délire difficile à caractériser en l’absence des autres signes cliniques habituellement observables chez les personnes qui perdent le contact avec la réalité.

Le virage de la peur

     Les démocraties cédaient aux sirènes de la peur, que des dirigeants incompétents ou peu scrupuleux entretenaient au sein de la population pour se maintenir au pouvoir ou y accéder. Guantanamo, la prison construite spécialement pour les auteurs de l’attentat du 11 septembre 2001, que le président Barack Obama avait pourtant promis de fermer, avait été non seulement maintenue mais agrandie vingt ans plus tard au moment des premiers attentats terroristes nucléaires. Les régimes d’exception s’étaient multipliés, généralisés, renforcés partout en Occident. En France, ce sont les attentats du 13 novembre 2015 commis à Paris et en Seine-Saint-Denis quelques mois seulement après ceux du 7 janvier contre un magasin juif et le journal satirique Charlie Hebdo, qui avaient accentué le virage vers un état d’urgence permanent, deux mots normalement incompatibles mais réunis dans des formules martiales destinées à rassurer le commun des mortels et à justifier des pratiques douteuses qui escamotaient le pouvoir judiciaire. Les démocraties se reniaient sans soulever de grandes protestations tant les peurs latentes étaient grandes malgré les fanfaronnades des uns ou des autres appelant à la résistance. Contre qui? Contre quoi? Poser la question paraissait incongru, pire, suspect aux yeux de beaucoup, puisque l’ennemi leur paraissait évident; il s’agissait de barbares, d’hommes et de femmes qui n’appartenaient plus à l’Humanité et qui ne méritaient plus qu’on les traite comme des humains. Il fallait s’en protéger à tout prix, à n’importe quel prix…

Découvertes

Nous étions si fragiles…

    Paradoxalement, c’est Martens qui a aiguisé mon esprit critique avec ses questions déconcertantes qui avaient le don d’agacer Jean-François. Il s’étonnait de tout, voulait tout apprendre, tout savoir, comme s’il avait grandi dans une grotte à l’écart de la communauté humaine. Il ignorait presque tout de l’Histoire ou en avait une conception complètement déformée. Mais ce qui m’avait le plus émue, c’était sa découverte de la littérature et de la philosophie. J’avais eu le droit de lui rendre visite dans sa cellule et je lui apportais des livres. Sa connaissance de la langue française était exceptionnelle. Il pouvait lire aussi les autres langues mais, personnellement, j’en étais incapable et nos échanges se limitaient, hélas, à mon idiome maternel. Je ne sais pas vraiment pourquoi, sans doute parce qu’il était en prison, je lui avais d’abord fait connaître la poésie de Verlaine. Il avait lu à voix basse. Ses lèvres tremblaient, il avait les yeux pleins de larmes quand il relevait son visage, et, ce jour-là, quand je l’ai quitté, alors que je partageais l’opinion de Jean-François qui voyait en lui un espion de haut vol passé maître dans l’art du camouflage, pour la première fois, j’ai eu le sentiment qu’il était sincère.

Voyages

Atelier d’été Tiers Livre 2019

     Trains en gare files de wagons rangées de fenêtres où se penchent les voyageurs suites d’images brouillées par la vitesse la vie défile les jours se traversent comme le paysage et la nuit veilleur où en est la nuit la nuit dense la nuit profonde quand le voyage doit durer jusqu’au bout de la nuit et que de faibles lueurs renseignent le guetteur sur l’arrivée du jour fermer les yeux voir en soi des soleils se laisser emporter par le souffle de la locomotive toute puissante sursauter à chaque coup de sifflet déchirant au moment d’une arrivée en gare où en est le voyage est-ce ici qu’il faut descendre le paysage défile mais le voyageur ignore où il se trouve peut-être ici mais peut-être là comment savoir à qui demander à quel contrôleur à quel cinéaste qui est l’auteur du scénario les fenêtres du wagon se suivent comme sur la pellicule d’un film le voyageur se voit en négatif sans doute au terminus dans une grande salle de projection sans doute a-t-on le droit de visionner la totalité du film en technicolor et en trois dimensions et des scènes de vie éparses sans lien entre elles sont alors restituées peut-être même restaurées comme on le dit d’une pellicule abîmée des scènes ratées du passé se trouveraient ainsi remplacées par des scènes réussies le voyageur rêve le voyageur revoit les moments de sa vie mis en scène comme dans un film il se voit acteur sur un grand écran blanc qui se barbouille de lumière derrière les projecteurs derrière une fenêtre derrière les rideaux d’une fenêtre il regarde tomber la pluie ou la neige il est dans une chambre ou dans un grenier il ne fait que regarder lui l’acteur du film il regarde comme un simple spectateur sans doute est-ce la raison d’être de sa vie regarder contempler consigner à défaut de co-signer le scénario n’est pas de lui tout au plus essaie-t-il de changer une virgule une image un son le regard qui le relie aux gens aux choses est sans doute le fil directeur de sa vie aussi loin qu’il se souvienne les souvenirs apparaissent toujours à travers une vitre son regard traverse les vitres comme pour atteindre un point obscur à travers déjà les vitres de l’étroite fenêtre de la petite maison de briques qui abritait son enfance à travers aussi les lucarnes des chambres meublées de sa première vie d’adulte il n’a pas cessé de contempler la nuit le front collé aux carreaux de suivre des yeux la cavalcade des nuages éclairés par la lune se demandant alors qu’il n’en était qu’à l’aube de sa vie si la fin de la nuit si la fin du voyage était pour bientôt il se souvient qu’il rêvait de trains en gare ou de voyages en train il s’agissait peut-être de cauchemars de l’autre côté de la vitre ou de la vie une silhouette qu’il reconnaissait être la sienne était condamnée à une immobilité perpétuelle de voyageur éternel debout dans le couloir d’un wagon ou assis sur une banquette séparé de la nuit par l’écran d’une vitre qui projetait le reflet de son visage dans la nuit la nuit la nuit la nuit

     Abandon du      corps      couché sur le côté   droit   le      regard      ne recherche   et ne fuit      rien      le        regard        regarde      il suit des lignes   des formes   et des couleurs     l’espace      est      immense      dans les      limites      du cadre    étroit    que la   posture   du      corps      impose   au      regard      ici      c’est le    rêve.   au    sommet    d’une    maison    le      corps      est couché    dans un            grenier      minuscule      sous   l’arête   du       toit       le      regard      va et vient      le long   d’une partie   de la    poutre    brune   qui soutient le    toit    elle est   veinée   craquelée   solide   le      corps      immobile    prend sa    solidité      désire   lui   ressembler   les   pentes du       toit       ont des allures de    tente    une chute    de    neige    a forcé de      bivouaquer       le sommet du K2       n’est pas loin   le      corps      s’y propulsera   ou     plongera   dans le        vide     tout à l’heure    maintenant    sous le       toit       du monde     il suffit     de le    penser    en laissant le      regard      errer     à travers    l’immensité      contenue   dans le   cadre      étroit      de la        lucarne        la     poutre     brune   a pris l’importance d’une         clé de voûte         par  la      lucarne      le    regard      aperçoit la     nuit     sous la       voûte du ciel       l’une des deux parties    vitrées    de la          lucarne       a glissé   dans l’encadrement de    zinc    le      corps      désire    conserver   son      immobilité      de     plomb     il frissonne        comme l’eau ridée d’un lac    à cause du filet d’air frais      qui s’infiltre    par la    faille   de la      lucarne      des alvéoles   claires   tachent   le plancher   sombre   du      grenier      à la base du morceau de    vitre    qui s’est déplacé      une    érosion    a commencé…

     Je ne suis pas dans le présent, je n’ai jamais eu de présence, je suis un personnage de rêve, je mène une vie de rêve, je rêve ma vie et je vis mes rêves, je confonds le jour et la nuit, je ne sais pas si je dors, parfois je sors, je sors d’une rêverie pour entrer dans un rêve, je suis souvent dans la lune, j’aime m’évader, le rêve est une fenêtre, on ne peut pas interdire le rêve, je rêve comme je respire, on ne peut pas m’interdire de respirer, il faudrait que j’expire, si je ne rêvais plus je serais morte, je ne suis pas présente au présent mais je ne suis pas morte, je rêve parce que je vis, mes rêves sont vivants, le réel est souvent décevant, mes rêves sont plus réels que le réel, je suis moi-même irréelle, je ne vis pas au réel présent mais au présent absent, je me dissous dans le temps, ma vie est dissolue, je voudrais bien l’absolution, la recomposition, la fabrication d’un livre qui relierait les fragments, je voudrais savoir lire, avoir un sixième sens, passer de l’autre côté du miroir, imaginer des merveilles, les écrire, les dessiner, m’amuser, oublier le monde tel qu’il ne me va pas, recréer l’Univers comme il me plairait, je sais que je suis née puisque j’existe mais la naissance est un grand moment d’absence, la mort non plus on ne s’en souvient pas, entre les deux la vie passe comme dans un rêve, je suis présente à la vie de mes rêves, je vis au présent dans mon rêve, je suis active et je fais tout ce que je veux dans mon rêve, le rêve est une occupation sans limite, le rêve est un élan qui s’étend à l’infini comme le ciel ou la mer, je me laisse absorber indéfiniment par la contemplation des nuages ou des vagues, mes yeux sont rivés sur l’horizon de mes rêves, le temps de mes rêves ne se conjugue ni au présent, ni au passé, ni au futur, je rêve dans une sorte de présent perpétuel, ce n’est pas une punition mais un état très agréable, le réel est punitif, les activités obligées de la vie quotidienne je les accomplis en rêvant, je m’abstrais du réel autant que je le peux, la vraie vie est ailleurs, ma vie, ma vie n’est pas à l’endroit où l’on me voit, les gens ignorent tout de moi, ils croient parfois me tenir entre leurs mains mais ils n’ont que du sable entre les doigts, je fuis le réel, je m’échappe, je m’évade, je ne supporte pas la prison du réel, je suis une rebelle perpétuelle, je lutte aussi contre moi-même, je voudrais me fondre dans le paysage mais ses angles sont coupants, je voudrais m’en tenir à mes rêves mais les cauchemars me rattrapent, je voudrais avoir la paix mais on me déclare la guerre, je ne sais pas me défendre mais on me tient en joue, je fais un pas de côté mais je me tords le pied, je suis née mais je vais mourir, je n’aime pas la solitude mais je suis seule, je n’aime pas me battre mais je milite, je voudrais dormir mais je suis toujours en éveil, je voudrais…

     Mes pas résonnent sur les pavés luisants de pluie, reflets des réverbères, lueurs étranges, feux follets allumés dans la chambre noire de la mémoire, bribes de souvenirs, la vie s’apprend dans les rues de la ville, le nez en l’air mais l’horizon n’est pas vaste, le regard est sans cesse ramené au ras du sol, des mondes se côtoient, silhouettes qui se frôlent sur les trottoirs, glissement des voitures, chuintement des roues de bicyclettes, éclaboussures, l’eau des caniveaux glougloute le long de la bordure qui sépare le trottoir de la chaussée, noirceur de l’asphalte, surface argentée d’une flaque étalée comme un lac, profondeur vertigineuse des soubassements de la ville, facéties lumineuses des enseignes commerciales, on dirait qu’elles lancent des clins d’œil, les gouttes de pluie s’élargissent en tombant sur le sol, le pied dérape sur une pierre bleue, carrée, ou sur une plaque d’égout toute ronde, les initiales – GDF (Gaz de France) – ou les motifs géométriques gravés à la surface en font des énigmes à déchiffrer, le monde est à découvrir, des flots de sensations submergent la conscience…

     J’ai six ans. Je ne connais pas bien ma grand-mère, je ne l’ai pas vue souvent. Elle nous a invités dans la maison de sa sœur aînée où elle habite depuis la mort de mon grand-père. Par la fenêtre ouverte, pendant le repas, j’écoute le doux frémissement des frondaisons, les feuillages agités par la brise murmurent les secrets de l’Univers… L’après-midi, les enfants filent dehors. Ivresse de se déployer dans les bois et dans les champs qui s’étendent à perte de vue! Ma grand-mère est heureuse d’être revenue vivre dans son village natal, qu’elle avait fui pendant la première guerre mondiale, mais sa sœur meurt quelques mois plus tard, et de nouveau sans domicile, elle se résoud à déménager chez nous, dans notre toute petite maison. Quand je vais la voir après l’école, je lis dans ses yeux la tristesse de ce nouvel exil. J’ai moi aussi la nostalgie des vastes étendues de son enfance, auxquelles le vent d’été avait donné son tempo léger. Sur un meuble de sa chambre trône le gros cylindre de cuivre que j’avais vu couvert d’une canopée de fleurs des champs dans la maison de la défunte, c’est une douille d’obus sur laquelle mon grand-père avait sculpté des ornements décoratifs… La terre molle sur les chemins de traverse, l’herbe fraîche sur la pente d’un talus, la gaieté colorée des petites fleurs sauvages éparpillées dans les champs, la légèreté de l’air en accord avec le coeur innocent, la rêverie d’un enfant, et puis des pas gluants dans la boue, un sol gorgé de larmes alimentées par un chagrin, une douleur infinie… J’aimais les récits de ma grand-mère quand elle évoquait le temps heureux de sa jeunesse; je connaissais la suite de sa vie par ma mère; elle se souvenait des pleurs de mon grand-père quand l’armée allemande était entrée à Lille en 1940… Ce bruit au loin, comme un roulement de tambour ou le grondement d’un orage, il l’a identifié et se sent envahi par un immense désespoir… tout ça pour ça, toutes ces souffrances endurées pour que plus jamais ça, et cela qui recommençait! le bruit sourd et régulier s’amplifiait, montait de la chaussée, lancinant et puissant, le bruit de mille pas qui martelaient le sol comme la foule des carnavals de son enfance, rassemblée en rangs serrés et virevoltant avec des mouvements de vagues!… il entendait enfler le mugissement de la houle et retenait son souffle, commençait à distinguer le moutonnement des colonnes de soldats qui battaient le pavé en entrant dans la ville, aurait voulu disparaître sous terre auprès de ses camarades de combat ensevelis dans les tranchées, mais le bruit des bottes se rapprochait, le sol vibrait au rythme du pas de l’oie… Nul besoin de paroles, le corps vieilli de ma grand-mère, ses cheveux blancs, ses rides, ses mains noueuses, m’enseignaient le temps qui passe, et son air triste la gravité de l’existence… Quand j’entrais chez elle (la chambre où mes parents l’avaient installée accueillait en plus de son lit une cuisinière à charbon, une table, quelques chaises et un buffet de salle à manger auxquels elle tenait plus que tout), je la trouvais toujours assise près de la fenêtre, et je surprenais sur son visage, avant qu’elle ne se recompose une physionomie normale, une sorte de masque derrière lequel elle donnait l’impression d’avoir disparu… Elle regardait par la fenêtre comme on regarde défiler le paysage dans un autobus ou dans un train, les yeux dans le vague, perdus dans son paysage mental, et restait ainsi sans bouger pendant des heures… Il m’arrivait aussi de regarder le film de ma vie sur un écran de cinéma intérieur, mais il ne durait jamais aussi longtemps… Un jour, peut-être, quand je serais aussi vieille qu’elle, une autre petite fille m’observerait ainsi, en essayant de déchiffrer l’énigme de la vie…

     Fragilité du bâtonnet friable, cassable, tenu entre le pouce et l’index en prolongement des doigts, comme un crayon, un stylo ou un pinceau, pour extérioriser la pensée et le désir d’exprimer le monde, les couleurs du monde, l’éclat du monde, la beauté du monde, le premier matin du monde, les fragilités du monde, les petites constructions humaines blotties dans les interstices du monde, l’immense du monde et son mystère insondable, ses sources de lumière et ses zones obscures, la neige éternelle au sommet des montagnes, le surgissement infini des vagues de l’océan, les vastes prairies, les nuages dans le ciel, les moindres variations de la lumière reproduites par la fine poussière crayeuse des bâtonnets de pastel… A la source de l’enfance, les premières craies du tableau noir, blanches ou de couleur, les doigts qui dessinent des formes ou tracent des lignes d’écriture en tapotant le support rigide, l’éponge qui efface, les frises de lettres tracées au crayon de bois sur les pages du premier cahier, mots initiaux, premiers pas de l’écriture, le moi se découvre agissant sur le monde en écrivant-dessinant, couple indissociable de l’écriture-dessin, magie de la phrase ou de l’image se faisant-défaisant, puissance des mots et des couleurs qui re-créent le monde, émotion première de l’enfant émerveillé qui ressaisit l’adulte… Le dessin ou le texte en devenir suspendu dans le vide d’une page blanche ou d’un support monochrome se couvre peu à peu d’assemblages de lettres ou de poussière colorée, un nouveau monde est en gestation, des étoiles, des planètes et des soleils prennent forme, un vent intersidéral fait valser la poussière, du chaos émerge des alliances  inattendues dévoilées par la danse d’un simple bâtonnet tenu au bout des doigts…

     Le camion de déménagement est arrivé chez nous la veille du référendum sur la Constitution de la cinquième République. L’école ne reprenait que le premier octobre. Pendant les vacances, j’avais aidé mon père à transformer le grenier en chambre pour que mes parents puissent dormir dans celle que j’occupais avec mon frère et laisser la leur, plus grande, à ma grand-mère. J’étais impatiente de l’accueillir mais elle n’était pas dans le camion, elle avait pris l’autobus. Dès que je l’ai vue arriver à pied au bout de la rue, je suis allée à sa rencontre. Elle avait les yeux rouges et se demandait si ses meubles étaient arrivés en bon état. Le lendemain, elle a préféré ne pas nous accompagner au bureau de vote puisqu’elle n’était pas encore inscrite dans les registres. Elle a poursuivi son installation. Elle poussait souvent des soupirs et prononçait parfois des mots flamands que je ne comprenais pas. Elle a continué de vieillir et moi de grandir… Dix ans plus tard, le 27 septembre 1968, je suis allée voir 2001, l’Odyssée de l’espace. Je n’étais pas loin de me considérer moi-même comme une extra-terrestre, décalée en tout… Mais j’avais dix-sept ans, je n’avais pas l’âge des Grands Anciens, et j’espérais que d’ici 2001, je serais satisfaite de ma vie, ce qui avait été le cas le 27 septembre 1977 au moment de la naissance de mon premier enfant, j’étais optimiste et pleine d’enthousiasme!… Je ne sais plus ce que je faisais le 27 septembre 1983, mais ce jour-là, Richard Stallman lance le projet GNU – GNU’s Not UNIX – auprès de la communauté hacker pour développer un système d’exploitation et des logiciels libres, et je me souviens que cette année-là, j’ai commencé à balbutier mes premiers textes sur un clavier d’ordinateur. Le 27 septembre 1998, date de naissance choisie par Google pour fêter l’anniversaire de sa création, j’écris les premiers mots d’un texte qui sera publié en février 2001, et le web m’aidera à connaître d’autres auteur-es/lecteurs, lectrices. Beaucoup plus tard, au cours d’une promenade sur une plage du littoral de la Manche, j’éprouve le besoin de dessiner la mer, et le 27 septembre 2013, j’achète des bâtonnets de pastel. Le même jour, je retrouve dans un tiroir quelques très vieux dessins que j’avais faits dans les années soixante… En septembre 1964, peut-être bien le 27 car c’était peu de temps après la rentrée des classes qui avait eu lieu le 16, je me souviens de ma perplexité devant le sujet de rédaction : « Comment imaginez-vous l’an 2000? »… Une sorte d’effroi devant le cours du temps qui se dévide me saisit aujourd’hui, 27 septembre 2019, à la pensée que le 27 septembre 2000, huit mois pourtant avant la date fatidique de mon anniversaire, je me suis trouvée plongée dans une perplexité presque identique à celle que j’avais éprouvée autrefois  devant la page blanche, en m’étonnant d’avoir bientôt cinquante ans… Je n’avais rien maîtrisé, sauf la naissance de mes enfants, mais j’observais quelques constantes au cours de ces cinq décennies de ma vie, dont une sensibilité très forte aux questions sociales et environnementales. Enfant, quand j’accompagnais mon frère pour l’aider à ramasser des douilles qu’il échangeait avec d’autres bouts de ferraille contre de la menue monnaie pour acheter des bonbons, le sol grouillait de vers de terre… leur disparition, selon Hubert Reeves, est un phénomène aussi inquiétant que la fonte des glaces! En écrivant ces lignes, je participe de loin, grâce aux réseaux sociaux, à l’énorme manifestation qui se déroule à Montréal pour clore la semaine de grève générale et mondiale qui a été organisée, du 20 au 27 septembre, dans le sillage de Greta Thunberg, pour que cesse l’inaction des responsables politiques contre le dérèglement climatique…

     Terre sèche, terre aride, terre brûlée, terre épuisée, terre hostile, terre hors sol, terre abattue, terre hébétée, terre sans nom, terre sans ressources, terre sans vivants, terre sans oiseaux, sans poissons, sans animaux, sans pinsons, sans oisillons, sans écureuils, sans chevreuils, sans toi, sans moi, sans nous, sans nos semblables, sans rêves, sans poèmes, sans amour, sans tendresse!… Terre, vue de la lune, entourée de sombres poussières, le ciel endeuillé la pleure, les étoiles sanglotent… Comment le dire? STOP! La Terre ne tourne plus rond, les glaciers fondent, la mer déborde, il fait trop chaud, je perds mon sang-froid STOP! Alerte rouge, ce n’est pas la guerre froide, c’est la guerre chaude STOP! une guerre comme toutes les guerres sur le sol de la Terre, mais elle se livre contre la Terre elle-même STOP! STOP! c’est une histoire de fous, à qui sera le plus fou, le plus irresponsable, le plus coupable, le plus cynique, le plus cupide, le plus égoïste, le plus inhumain, le plus froid, le plus glacial, le plus dur, le plus sourd, le plus aveugle, le plus emmuré, le plus demeuré, le plus délirant, le plus aliéné, le plus déresponsabilisé, le plus… STOP! les vigies s’époumonent, comment vous le dire?… STOP! la Terre est en train de mourir… écoutez le tocsin, la Terre est en feu!… STOP! STOP! STOP!… pause obligée, posture imposée, minute de silence, une pensée – montre en main – pour les naufragés… STOP! pas une seconde de plus! repartez au boulot, à vos occupations, à vos vacances, à vos loisirs, à vos soucis, à vos fins de mois, à votre quotidien difficile, à votre esprit chagrin, à vos séries télévisées, à vos jeux vidéo, à vos malheurs personnels, chacun pour soi STOP! STOP! ne pensez pas, ne pensez plus STOP! STOP! on pense pour vous, on régente votre vie STOP! STOP! on est l’oligarchie des puissants STOP! STOP! la ploutocratie à l’œuvre dans le monde STOP! STOP! le un pour cent (1%) tout puissant STOP! STOP! qui dirige la piétaille des 99% STOP! STOP! de la population mondiale STOP! STOP! la tâche est immense STOP! STOP! il y a tant de vies à briser/protéger STOP! STOP! STOP! STOP! La guerre n’est pas la paix! STOP à la Novlangue, il faut la débrancher! STOP! STOP! STOP! STOP! Extinction – Rébellion! Heureux les marins qui, autrefois, entendaient la vigie crier Terre en vue! et voyaient se dessiner au loin la ligne d’un rivage qui les ramenait à la vie… Heureux les anciens habitants de la planète bleue, devenue si hostile aux vivants!… Heureux les touristes fortunés de l’espace, ils la voient se recouvrir de cendres…

     Masses des tours verticales dressées comme de gigantesques stylos dessinant à la surface de la Terre leurs silhouettes de gratte-ciel pointus comme les pics d’une chaîne de montagnes, vision d’aigle, vue panoramique à couper le souffle, la ville ancienne, à la base du quartier d’affaires, est à peine visible sous forme de minuscules parcelles pas plus grosses qu’un pixel. Sous terre, la ville renversée, parkings, métro, tunnels routiers, câbles, tuyaux, salles des machines, béton, turbines de ventilation, sorties de secours, éclairage fantomatique, signaux, flèches, panneaux, feu rouge, feu vert, monde binaire, monde à l’envers, sans air, plat, bas, étriqué, rétréci, sombre, triste, pénitentiaire. Quelque part dans un vieil immeuble de la ville ancienne, elle parle dans un micro en se regardant sur un écran – dehors dedans – corrige la mise en scène de l’image et du son – trop ceci pas assez cela – ajoute des faisceaux de lumière, une ambiance, du rythme, des percussions – moins fort trop en retrait – déclenche l’enregistrement de la vidéo, la balance sur les réseaux sociaux – qui suis-je où vais-je – la regarde flotter sur les vagues du Web, pour qui de qui vers qui, pourquoi la représentation virtuelle, quelle réalité… Trajet matinal, réitération, automatismes, les pensées flottent, force de l’habitude, les pieds avancent, bientôt le carrefour et les feux tricolores, le passage piétons, la banque juste en face, petit salut à Rémi, prendre le temps, même si… pressentiment, regard jeté au loin, l’œil décèle un je ne sais quoi, un manque, un vide, une modification imperceptible, un changement non identifié, le malaise fait place à de l’inquiétude, le vide est une absence, Rémi n’est pas visible, Rémi n’est pas là, comme d’habitude, comme tous les matins, au coin de la rue, devant la banque, avec son grand sac et son chien… le regard insiste, aperçoit de drôles de piquets, ne peut les relier à aucune fonction attribuée par l’usage à un piquet, ils sont beaux, brillants, chromés, cylindriques, se tiennent en rangs serrés devant la porte de la banque et le long de sa vitrine, les clients se faufilent en slalomant, Rémi a disparu… Il venait parfois reprendre des forces à la Péniche, répondait vaguement aux questions sans jamais se livrer, donnait des conseils aux autres, leur parlait comme un grand frère, écoutait les récits de Sabrina qui allait de ville en ville à la recherche de son ami, il n’avait plus de famille, il était peut-être en prison… versait des larmes avec Youssef qui venait de loin et avait déjà connu la guerre, entourait de ses bras les épaules de Moussa qui ne parlait plus, ses dessins étaient à feu et à sang, il avait perdu son père, sa mère, ses frères et ses sœurs, tout ce qui faisait battre son cœur, il n’avait pas dix-sept ans… Quelque part dans un vieil immeuble de la ville ancienne, pas très loin de la Péniche, pas très loin de l’endroit où Rémi a disparu, elle parle dans un micro pour essayer de raconter leurs vies. Elle se regarde sur un écran mais ce n’est pas elle qu’elle aperçoit, des silhouettes vont et viennent, se croisent, ils, elles, hantent sa mémoire, empruntent sa voix, tentent de dire leur vérité avec les mots qui sortent de sa bouche, la prennent à témoin pour qu’elle témoigne de leur DISPARITION, lancent un appel en utilisant sa voix : VIES EN DANGER! VIES DISPARUES!… Son corps, mis en scène dans le cadre de la vidéo qu’elle enregistre, obéit aux injonctions d’autres corps invisibles, montre leur absence, l’absence de tous les corps DISPARUS, leurs voix se bousculent et la submergent, une sorte de halo sonore enveloppe sa conscience, le réel qui l’entoure se délite, comment raison garder, comment ne pas pleurer au récit de tant de vies brisées, comment jouer le jeu quand il devient si triste, comment ne pas vouloir disparaître soi-même, quel sens trouver au monde quand il s’écroule, quelle esthétique possible pour le récit d’une tragédie, comment dire le vide, comment dire l’impossible? Je ne sais pas, se répond-elle à elle-même, je ne sais RIEN…

     Cartographie :

     La gare de Lille. Une petite maison de briques. Un trottoir à Houplines. Le mont Cassel. Rue ouvrière dans la ville d’Armentières. Les meubles de la grand-mère, son poêle à charbon. Un cinéma. L’affiche du film « 2001, l’Odyssée de l’espace ». Quelques photos, de vieux cahiers, le premier ordinateur, la couverture d’un livre « L’eau et les rêves »… Des bâtonnets de pastel… L’écran allumé d’une tablette tactile, on voit des images de la manifestation climat du 27 Septembre 2019… Un centre d’accueil flottant sur la Deûle. Un studio d’enregistrement dans une cité HLM…

Je voudrais…

Atelier d’été Tiers Livre 2019

     Je ne suis pas présente au présent.

     Je rêve.

     Je n’ai jamais été présente au présent, je suis un personnage de rêve, je mène une vie de rêve, je rêve ma vie et je vis mes rêves, je confonds le jour et la nuit, je ne sais pas si je dors, parfois je sors, je sors d’une rêverie pour entrer dans un rêve, je suis souvent dans la lune, j’aime m’évader, le rêve est une fenêtre, on ne peut pas interdire le rêve, je rêve comme je respire, on ne peut pas m’interdire de respirer, il faudrait que j’expire, si je ne rêvais plus je serais morte, je ne suis pas présente au présent mais je ne suis pas morte, je rêve parce que je vis, mes rêves sont vivants, le réel est souvent décevant, mes rêves sont plus réels que le réel, je suis moi-même irréelle, je ne vis pas au réel présent mais au présent absent, je me dissous dans le temps, ma vie est dissolue, je voudrais bien l’absolution, la recomposition, la fabrication d’un livre qui relierait les fragments, je voudrais savoir lire, avoir un sixième sens, passer de l’autre côté du miroir, imaginer des merveilles, les écrire, les dessiner, m’amuser, oublier le monde tel qu’il ne me va pas, recréer l’Univers comme il me plairait, je sais que je suis née puisque j’existe mais la naissance est un grand moment d’absence, la mort non plus on ne s’en souvient pas, entre les deux la vie passe comme dans un rêve, je suis présente à la vie de mes rêves, je vis au présent dans mon rêve, je suis active et je fais tout ce que je veux dans mon rêve, le rêve est une occupation sans limite, le rêve est un élan qui s’étend à l’infini comme le ciel ou la mer, je me laisse absorber indéfiniment par la contemplation des nuages ou des vagues, mes yeux sont rivés sur l’horizon de mes rêves, le temps de mes rêves ne se conjugue ni au présent, ni au passé, ni au futur, je rêve dans une sorte de présent perpétuel, ce n’est pas une punition mais un état très agréable, le réel est punitif, les activités obligées de la vie quotidienne je les accomplis en rêvant, je m’abstrais du réel autant que je le peux, la vraie vie est ailleurs, ma vie, ma vie n’est pas à l’endroit où l’on me voit, les gens ignorent tout de moi, ils croient parfois me tenir entre leurs mains mais ils n’ont que du sable entre les doigts, je fuis le réel, je m’échappe, je m’évade, je ne supporte pas la prison du réel, je suis une rebelle perpétuelle, je lutte aussi contre moi-même, je voudrais me fondre dans le paysage mais ses angles sont coupants, je voudrais m’en tenir à mes rêves mais les cauchemars me rattrapent, je voudrais avoir la paix mais on me déclare la guerre, je ne sais pas me défendre mais on me tient en joue, je fais un pas de côté mais je me tords le pied, je suis née mais je vais mourir, je n’aime pas la solitude mais je suis seule, je n’aime pas me battre mais je milite, je voudrais dormir mais je suis toujours en éveil, je voudrais…

De reculade en reculade

(Récit/fiction en cours d’écriture)

     L’humanité devait faire face à de fortes perturbations climatiques et géopolitiques qui conduisaient les dirigeants du monde occidental à se durcir contre la volonté même de leurs peuples. Les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, chers à la République française, étaient de plus en plus ouvertement bafoués. De reculade en reculade, les grandes institutions issues des Lumières, qui avaient été confortées après la seconde guerre mondiale par le Conseil national de la résistance, finissaient par être vidées de leur sens. Dans les autres grandes démocraties, les dégâts causés par le nouvel ordre mondial qui se mettait partout en place étaient aussi gravissimes qu’en France. Sous le prétexte de protéger les citoyens, de nouvelles lois plus liberticides les unes que les autres étaient votées par des élites parlementaires de moins en moins responsables de leurs actes devant les peuples. Partout, une crise aiguë de la démocratie provoquait des protestations massives de la population, qui se contentait en général de manifester pacifiquement, mais la récupération de ces mouvements populaires par l’extrême-droite, ou quelques groupuscules plus rares de la gauche révolutionnaire, en perte de vitesse depuis la fin du vingtième siècle, était brandie par les gouvernements pour justifier et amplifier la répression policière. A l’angoisse de l’électorat qui se réfugiait dans une abstention de plus en plus abyssale, les élites politiques répondaient au mieux par l’incompréhension, au pire par la provocation et par la force, en suscitant la peur. Le monde devenait orwellien. Et nous, nous étions aveugles…

     Paradoxalement, c’est Martens qui a aiguisé mon esprit critique avec ses questions déconcertantes qui avaient le don d’agacer Jean-François. Il s’étonnait de tout, voulait tout apprendre, tout savoir, comme s’il avait grandi dans une grotte à l’écart de la communauté humaine. Il ignorait presque tout de l’Histoire ou en avait une conception complètement déformée. Mais ce qui m’avait le plus émue, c’était sa découverte de la littérature et de la philosophie. J’avais eu le droit de lui rendre visite dans sa cellule et je lui apportais des livres. Sa connaissance de la langue française était exceptionnelle. Il pouvait lire aussi les autres langues mais, personnellement, j’en étais incapable et nos échanges se limitaient, hélas, à mon idiome maternel. Je ne sais pas vraiment pourquoi, sans doute parce qu’il était en prison, je lui avais d’abord fait connaître la poésie de Verlaine. Il avait lu à voix basse. Ses lèvres tremblaient, il avait les yeux pleins de larmes quand il relevait son visage, et, ce jour-là, quand je l’ai quitté, alors que je partageais l’opinion de Jean-François qui voyait en lui un espion de haut vol passé maître dans l’art du camouflage, pour la première fois, j’ai eu le sentiment qu’il était sincère.

Habiter

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Habiter signifie HABITUDES… l’habitant d’une ville n’est pas libre de vagabonder mais il est libre de circuler, comme sur un manège, que ce soit à pied, en voiture ou à vélo, il tourne, il ne part jamais vraiment mais il revient toujours, et le souvenir n’est qu’un retour après tous les autres retours… se souvenir consiste à retrouver dans les archives de la mémoire la carte du circuit que les pas ont gravé, puis d’en suivre le tracé comme sur un calque en tentant de le superposer aux trajets accomplis autrefois… se souvenir consiste à creuser dans la couche épaisse de tous les moments vécus dans la ville, à sonder leur sédimentation, à en dégager les lignes et les forces, à essayer d’en retrouver l’aimantation, de réveiller les émotions étouffées par les ronces de l’oubli, à redécouvrir les projets portés par les trajets, la dynamique qui motivait la vie!… peur de ne retrouver que des coquilles vides, les restes friables des concrétions formées par la routine des habitudes… pour sortir de la prison des habitudes prises par la mémoire, il fallait sans doute laisser venir les images de la ville comme si le regard les découvrait pour la première fois, se laisser surprendre par le sentiment agréable de leur familiarité, butiner de l’une à l’autre, laisser les associations se former, accepter de succomber au charme de leurs assemblages… l’image de la cour associée à celle du tas de briques incitait à reconquérir la forteresse du passé en suggérant la possibilité d’un retour après l’interdiction de séjour qui semblait avoir été prononcée par la police de la mémoire… le souvenir de la ville était fait de trajets réitérés à l’infini et d’une infinité d’instants qui s’étaient écoulés entre seulement quelques points fixes car dans une ville, on ne cesse pas de revenir sur ses pas, l’itinéraire suivi ramène toujours au point de départ!… images bloquées des souvenirs qui reviennent sans cesse sur le manège de la mémoire, images fugaces d’une eau noire qui miroite au pied des maisons de part et d’autre d’un petit pont de planches, bribes de paroles entendues au cours de promenades (la crue de telle année, les maisons inondées), sensation étrange à la vue d’une esplanade qui n’était pas dans le champ de vision, d’habitude, à cet endroit-là !… la rivière avait disparu, ce mirage était impossible!… sans la rivière, la ville n’était plus la même… or, le lit de la rivière qui la traversait avait bel et bien été comblé, et la ville avait perdu son âme… que reste-t-il des souvenirs noyés ?… et toi, qui essaies de revenir sur les rivages du passé au point de ressentir pendant quelques fractions de seconde les émotions de l’enfant qui te fait signe et que tu aperçois comme autrefois dans les reflets en abyme que se renvoyaient les glaces dans les deux ou trois cafés de la ville où la famille avait ses habitudes, qui es-tu donc sinon l’ombre de toi-même à la poursuite de ton propre fantôme ?…

Se souvenir…

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

(suite)

     Habiter signifie HABITUDES… l’habitant d’une ville n’est pas libre de vagabonder mais il est libre de circuler, comme sur un manège, que ce soit à pied, en voiture ou à vélo, il tourne, il ne part jamais vraiment mais il revient toujours, et le souvenir n’est qu’un retour après tous les autres retours… se souvenir consiste à retrouver dans les archives de la mémoire la carte du circuit que les pas ont gravé, puis d’en suivre le tracé comme sur un calque en tentant de le superposer aux trajets accomplis autrefois… se souvenir consiste à creuser dans la couche épaisse de tous les moments vécus dans la ville, à sonder leur sédimentation, à en dégager les lignes et les forces, à essayer d’en retrouver l’aimantation, de réveiller les émotions étouffées par les ronces de l’oubli, à redécouvrir les projets portés par les trajets, la dynamique qui motivait la vie!… peur de ne retrouver que des coquilles vides, les restes friables des concrétions formées par la routine des habitudes… pour sortir de la prison des habitudes prises par la mémoire, il fallait sans doute laisser venir les images de la ville comme si le regard les découvrait pour la première fois, se laisser surprendre par le sentiment agréable de leur familiarité, butiner de l’une à l’autre, laisser les associations se former, accepter de succomber au charme de leurs assemblages… l’image de la cour associée à celle du tas de briques incitait à reconquérir la forteresse du passé en suggérant la possibilité d’un retour après l’interdiction de séjour qui semblait avoir été prononcée par la police de la mémoire… le souvenir de la ville était fait de trajets réitérés à l’infini et d’une infinité d’instants qui s’étaient écoulés entre seulement quelques points fixes car dans une ville, on ne cesse pas de revenir sur ses pas, l’itinéraire suivi ramène toujours au point de départ!… images bloquées des souvenirs qui reviennent sans cesse sur le manège de la mémoire, images fugaces d’une eau noire qui miroite au pied des maisons de part et d’autre d’un petit pont de planches, bribes de paroles entendues au cours de promenades (la crue de telle année, les maisons inondées), sensation étrange à la vue d’une esplanade qui n’était pas dans le champ de vision, d’habitude, à cet endroit-là !… la rivière avait disparu, ce mirage était impossible!… sans la rivière, la ville n’était plus la même… or, le lit de la rivière qui la traversait avait bel et bien été comblé, et la ville avait perdu son âme… que reste-t-il des souvenirs noyés ?… et toi, qui essaies de revenir sur les rivages du passé au point de ressentir pendant quelques fractions de seconde les émotions de l’enfant qui te fait signe et que tu aperçois comme autrefois dans les reflets en abyme que se renvoyaient les glaces dans les deux ou trois cafés de la ville où la famille avait ses habitudes, qui es-tu donc sinon l’ombre de toi-même à la poursuite de ton propre fantôme ?…

     Souvenirs en miettes miettes de souvenirs dans la nappe repliée sol soleil fenêtre fête l’été entre par la fenêtre éclats de la lumière étalée sur le sol on lui avait dit oh le beau jour bleu le ciel tout près de la rivière une nappe blanche sur l’herbe verte ondulations comme une vague le rectangle de la nappe comme un radeau hissez haut! cap sur la joie! le quotidien gris s’était envolé la sirène n’était pas celle de l’usine mais d’un bateau les marins sont des ouvriers qui rament la mer est calme la mère est belle le père sort de l’usine ou du port on attend qu’il arrive à bord le goûter est posé sur la nappe des gouttes tombent gronde l’orage le pique-nique est un naufrage

     Le cours de la rivière a été détourné et l’usine de tissage n’existe plus, mais la ville résonne encore de tous les cris lancés au fil du temps par les ouvriers qui n’ont pas cessé de manifester, depuis la création des premiers ateliers de l’industrie textile dans la Cité de la Toile, pour obtenir des salaires plus élevés! La voix de Jean Jaurès, venu soutenir la grande grève de 1903, résonnait encore dans la mémoire familiale qui se souvenait des coups de feu tirés par les gardes mobiles à cheval et de la répression féroce exigée de l’Etat par le patronat… Le vieil homme ne comprenait pas. Pourquoi refuser quelques centimes de plus par heure quand les profits étaient aussi manifestement colossaux, comme en témoignaient les châteaux ou les palais modernes de la bourgeoisie locale?… Même un bourgeois ne pouvait porter à la fois qu’un seul manteau!…

Le monde devenait orwellien

 

   L’humanité devait faire face à de fortes perturbations climatiques et géopolitiques qui conduisaient les dirigeants du monde occidental à se durcir contre la volonté même de leurs peuples. Les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, chers à la République française, étaient de plus en plus ouvertement bafoués. De reculade en reculade, les grandes institutions issues des Lumières, qui avaient été confortées après la seconde guerre mondiale par le Conseil national de la résistance, finissaient par être vidées de leur sens. Dans les autres grandes démocraties, les dégâts causés par le nouvel ordre mondial qui se mettait partout en place étaient aussi gravissimes qu’en France. Sous le prétexte de protéger les citoyens, de nouvelles lois plus liberticides les unes que les autres étaient votées par des élites parlementaires de moins en moins responsables de leurs actes devant les peuples. Partout, une crise aiguë de la démocratie provoquait des protestations massives de la population, qui se contentait en général de manifester pacifiquement, mais la récupération de ces mouvements populaires par l’extrême-droite, ou quelques groupuscules plus rares de la gauche révolutionnaire, en perte de vitesse depuis la fin du vingtième siècle, était brandie par les gouvernements pour justifier et amplifier la répression policière. A l’angoisse de l’électorat qui se réfugiait dans une abstention de plus en plus abyssale, les élites politiques répondaient au mieux par l’incompréhension, au pire par la provocation et par la force, en suscitant la peur. Le monde devenait orwellien. Et nous, nous étions aveugles…

     Paradoxalement, c’est Martin qui a aiguisé mon esprit critique avec ses questions déconcertantes qui avaient le don d’agacer Jean-François. Il s’étonnait de tout, voulait tout apprendre, tout savoir, comme s’il avait grandi dans une grotte à l’écart de la communauté humaine. Il ignorait presque tout de l’Histoire ou en avait une conception complètement déformée. Mais ce qui m’avait le plus émue, c’était sa découverte de la littérature et de la philosophie. J’avais eu le droit de lui rendre visite dans sa cellule et je lui apportais des livres. Sa connaissance de la langue française était exceptionnelle. Il pouvait lire aussi les autres langues mais, personnellement, j’en étais incapable et nos échanges se limitaient, hélas, à mon idiome maternel. Je ne sais pas vraiment pourquoi, sans doute parce qu’il était en prison, je lui avais d’abord fait connaître la poésie de Verlaine. Il avait lu à voix basse. Ses lèvres tremblaient, il avait les yeux pleins de larmes quand il relevait son visage, et, ce jour-là, quand je l’ai quitté, alors que je partageais l’opinion de Jean-François qui voyait en lui un espion de haut vol passé maître dans l’art du camouflage, pour la première fois, j’ai eu le sentiment qu’il était sincère.

     Louis vient de se lancer avec virtuosité dans l’interprétation d’une sonate de Mozart. Je voudrais rester isolée à jamais dans cette bulle sonore résiduelle qui semble jeter un pont entre l’avant et l’après de l’Horreur absolue qui vient de détruire nos vies, alors que la frontière est infranchissable, alors que nous sommes dans l’impensable du plus jamais, entre désir d’oubli et déni, aux confins de la folie qui menace de nous dévorer… Que nous est-il arrivé? Est-il possible que l’esprit humain qui a été capable de cette musique nous ait conduit à l’Apocalypse?… Non, mille fois non! Nous ne sommes pas tous coupables de cette dérive qui a plongé l’Humanité dans la Nuit!… Et nous serions, nous, survivants, comme les rescapés du Déluge ? Notre Histoire aurait encore un sens après l’anéantissement de millions, de milliards d’êtres humains?… Dans le monde d’où venait Martin, il n’y avait, semble-t-il, pas de questions sans réponses, et pas de musique autre que militaire, tambours et trompettes. Mais qu’en était-il en réalité pour nous, au pays des Lumières ? Qu’avions-nous fait de notre culture, de notre aptitude à penser et à créer, de notre liberté, de notre désir de fraternité?… J’entends le chœur des victimes qui se lamentent en déplorant l’orgueil des puissants qui les ont sacrifiées sur l’autel de leur cupidité. Qu’avions-nous fait de la sagesse des Anciens? Pourquoi seul l’Hubris n’est-il pas châtié ? Pourquoi emporter les foules dans le châtiment? Pourquoi infliger ce sort si terrible à l’Humanité, capable malgré tout du meilleur?… Les humains n’ont jamais eu de réponse satisfaisante à leurs questions existentielles, mais nous avons fait comme si… Nous étions des imposteurs. Nous avons fait comme si tout cela n’avait pas, ou plus, d’importance. Comme si le monde était devenu majeur. Comme si nous étions désormais définitivement à l’abri des pires fléaux qui avaient dévasté les populations dans le passé. Comme si le progrès exponentiel des techniques nous avait soustraits au sort commun qui avait été le lot de tous depuis les origines. Pourquoi un tel aveuglement? Pourquoi avoir bâillonné les Cassandre? Pourquoi ce rapport de force si défavorable aux faibles?… Mon Dieu, j’ai envie, en me tournant vers vous, puisque plus rien n’est objectivement rationnel hormis les réactions physiques et chimiques du monde matériel, de vous déclarer coupable. Coupable de nous avoir laissés si démunis face au pouvoir de destruction des puissants rendus aveugles par leur orgueil démesuré…

     Il existait au sein même des pays riches des situations d’extrême pauvreté qui auraient pu aider les moins cyniques à ouvrir les yeux, mais elles ne faisaient jamais la une des journaux et restaient relativement cachées sans jamais devenir la priorité des hommes et des femmes politiques. Dans les pays émergents, une classe moyenne de plus en plus nombreuse réclamait sa part de richesse, mais sans vraiment remettre en cause les fondements d’une économie qui avait besoin, pour prospérer, d’exploiter les plus pauvres et de piller la planète. Alors que les pratiques ancestrales respectueuses des écosystèmes avaient réussi jusqu’alors à en obtenir le meilleur, la vie devenait impossible pour des millions d’êtres humains que la faim et la soif chassaient des endroits les plus arides. Des cohortes d’hommes, de femmes et d’enfants avaient commencé de migrer dès le début des années 2000 pour échapper à la famine et aux guerres que se livraient leurs pays dans le but d’accaparer ce qu’il restait de ressources. Mais l’égoisme ou le cynisme rendait les maîtres de la Terre insensibles ou inconscients. Pourquoi les fautes sont-elles irréversibles?… Pourquoi cette fatalité inhumaine qui conduit sans possibilité de retour à la destruction et à la mort?… Les esprits forts s’étaient moqués des récits religieux sans parvenir à leur substituer une sagesse universelle qui aurait pu protéger les humains de leurs errements. Orgueil suprême sans doute de penser que nous nous suffisions à nous-mêmes! Certes, le chemin était étroit entre les illusions religieuses, l’intolérance qu’elles suscitent, et la croyance en notre toute-puissance… Mais pourquoi les humains se sont-ils comportés si souvent au cours de l’Histoire, et d’une façon inégalée dans la dernière période, de façon aussi irrationnelle?…

     O lecteur improbable, tu n’auras sans doute jamais entre les mains les pages que je te destine sans me faire beaucoup d’illusions… Une petite centrale électrique autonome, que Martine, physicienne, et Alain, ingénieur, parviennent à faire fonctionner, alimente la base où nous avons trouvé refuge, et les batteries de nos ordinateurs peuvent encore être rechargées sur les prises qui lui sont raccordées. Mais quand le matériel tombera en panne ou sera usé, plus rien ne nous reliera au mode de vie qui était le nôtre avant la dernière série de cataclysmes qui ont dévasté le monde. Tout au fond des océans, des câbles de fibre optique véhiculent sans doute encore des données fantômes qui proviennent d’un univers mort. Ma messagerie semble fonctionner et je continue sans relâche, malgré l’absence de réponses, d’envoyer des courriers électroniques à tout va comme autant de bouteilles à la mer! L’esprit humain était ainsi fait, jadis, quand tout paraissait en perpétuelle évolution, que l’espoir parvenait à se faufiler dans le moindre interstice… Mais non. Le comble de l’irrationalité serait de croire que mon récit nous survivrait. Une sorte d’instinct me pousse cependant (comment l’expliquer?) à imprimer au fur et à mesure ce que j’écris sur les blocs de feuilles que nous avons trouvés dans les bâtiments de la base avec du matériel de bureau intact. Je ne fais que mettre en œuvre un système de réflexes qui n’ont plus de sens aujourd’hui, mon esprit le sait, mon corps ne l’a pas encore admis et tente de repousser comme il peut les affres de l’angoisse en s’adonnant à l’apparence d’une activité familière qui était celle de mon job de journaliste. Les deux plus jeunes du groupe, Julie et Jordan, se sont mis à s’aimer d’amour tendre, ils sont touchants… Bizarrement, moi, je ne me laisse plus approcher par Luc… Les autres se débrouillent comme ils peuvent avec leurs sentiments et leurs pulsions… Je les regarde d’un œil lointain, à travers la vitre de ma propre anxiété… Tous, nous essayons cependant de faire attention. Le moindre dérapage pourrait déclencher entre nous des tempêtes inouïes…

 

 

Je ne veux pas me souvenir

 

    Jean-François Dutour m’avait confié: « J’ai eu le temps de réfléchir, n’oublie pas que je suis un témoin direct, j’affirme… mon intuition intime… je suis persuadé que la clé du puzzle… Oui, il a cherché Walter. Walter n’est pas un personnage de fiction, il n’aurait pas pu mentir à ce point, inventer certains détails, avoir certains regards, certaines expressions… l’intuition du policier, quand même, ça existe!… Il a cherché Walter… C’est dans la logique de son personnage, de cet attachement puissant qui le faisait parler si souvent de Walter d’une voix qui… Il a cherché Walter et cela n’empêche pas… mais je n’en sais pas assez pour conclure…

     Jean-Francois… la dernière fois que je t’ai vu, chez mon père… Etes-vous vivants ? Vous reverrai-je un jour ?… Dans ce lieu où nous avons trouvé refuge, sommes-nous à ce point coupés du monde que nous ignorons tout du sort réservé au reste de l’humanité alors que vous-mêmes auriez surmonté le pire et tenteriez de nous retrouver? Xavier pense que nous avons découvert un petit Éden. Il se montre optimiste pour « l’avenir » de notre petite communauté et rêve d’en faire une société idéale… Les mots ont-ils encore un sens? Nous n’avons plus d’avenir, seulement un futur proche qui consiste à essayer de subvenir à nos besoins les plus élémentaires. La flore est abondante et riche en espèces nourricières. Nous retrouvons sans doute les gestes de nos très lointains ancêtres cueilleurs. Nous nous habituons déjà à cette nourriture simple et frugale qui nous permet d’économiser le stock providentiel de conserves qui assure notre survie actuelle, sa date de péremption nous laisse un délai de quelques années, nous espérons mettre ce laps de temps à profit pour nous lancer dans l’agriculture. Sylvain explore chaque pouce de terrain à la recherche de graines qu’il fait germer ensuite dans le jardin qu’il a entrepris de cultiver. Les lignes du paysage sont très douces et me font penser à la description faite par Martin au début de sa déposition, quand il évoquait presque avec tendresse ce petit village de l’Europe de l’Ouest qui fut l’écrin, sans doute, de ses dernières espérances en partage avec Walter, alors qu’ils se croyaient encore au début de leur grande aventure… Que sont-ils devenus? Et Sylvia, que Martin semblait chérir, n’était-elle qu’un personnage de fiction? Sont-ils réunis aujourd’hui dans ce mystérieux Etat auquel nous ramenait sans cesse le délire de Martin ou nos propres délires à son sujet? J’ai la sensation bizarre d’avoir été soustraite au continuum de l’Histoire humaine, comme si j’avais été propulsée avec mes compagnons d’infortune dans un monde parallèle, sous l’effet de dérèglements spatio-temporels qui auraient été déclenchés par les cataclysmes successifs qui ont frappé notre planète. Pourquoi chercher aujourd’hui à essayer de déchiffrer ce passé récent auquel nous n’avions rien compris? A quoi se raccrocher pour lutter contre la folie qui nous guette? Nous ne savons même pas comment nous avons pu échouer ici, dans cette base américaine désertée que nous sommes incapables de situer sur une carte. Marceau et Nicolas, qui étaient tous les deux des collaborateurs de Jean-Francois Dutour, spécialisés dans la prospection stratégique, sont enclins à déduire de leurs observations que nous serions probablement dans une zone de territoire qui jouxterait l’Alaska. Je me sens incapable de me remémorer cet enchaînement incroyable d’événements tous plus apocalyptiques les uns que les autres qui nous ont fait fuir à sauve-qui-peut dans la panique et le désordre le plus total. Je ne le peux pas. Je ne veux pas me souvenir de toutes ces scènes d’horreur entrevues dans les villes et sur les routes, auxquelles je ne sais comment j’ai pu moi-même échapper. Pendant combien de temps serons-nous à l’abri dans notre refuge actuel? Louis est heureux d’avoir trouvé un piano, il joue à tous ses moments perdus. Marceau et Nicolas retrouvent leurs réflexes de professionnels pour établir une stratégie de survie. Tous, nous essayons d’oublier l’inimaginable et l’impensable que nous venons pourtant de vivre. Les mots étaient ma raison d’être, mais ils n’ont plus de sens puisque le monde autour de nous, qui leur servait d’écrin ou qu’ils enchâssaient comme un bijou, s’est écroulé. Pourquoi avoir entrepris d’écrire ces lignes? Pourquoi continuer? De nouveau me viennent à l’esprit les mots de Martin, ceux qu’il avait écrits au début de son journal. Écrire serait un acte de résistance? Pour lui, je n’en doute pas, il avait l’étoffe d’un héros, comme il aurait dit de son ami Walter. En ce qui me concerne, j’ai bien peur que l’acte d’écrire ne soit qu’un divertissement pour tuer le temps, pour empêcher que l’angoisse ne me submerge. J’essaie seulement de résister à la folie.

 

 

Une effroyable spirale

Page sombre

(Récit en cours d’écriture)

     Martin, je l’ai rencontré pour la première fois dans sa prison le 20 septembre 2044. Il avait été arrêté le 13 mars. Les deux décennies suivantes allaient finir de nous précipiter dans une effroyable spirale apocalyptique…

     Le piano de Louis 

     2064

Raison d’Etat

Page sombre

(Récit en cours d’écriture)

     Martin ne reçut plus aucune visite pendant plusieurs mois. Le ministère de l’Intérieur rendait compte à intervalles réguliers de la progression de l’enquête en organisant des conférences au cours desquelles on demandait à des experts de décrypter les paroles sibyllines de l’espion et d’évaluer le degré de dangerosité auquel nous étions exposés du fait de ses intrusions dans les systèmes de défense. Les informations distillées reprenaient presque mot à mot les confidences que Martin avait bien voulu me faire!… Aucune allusion cependant à ce que j’appelais le mythe de l’Atlantide, les Autorités préféraient manifestement s’en tenir à une version classique ou réaliste d’agent téléguidé par une puissance étrangère ou de mercenaire sans scrupule vendu à une organisation hostile… Et si Martin n’avait été qu’un simple lanceur d’alerte pris la main dans le sac? Le sort de ces personnes qui plaçaient l’intérêt général avant leur intérêt personnel et la tranquillité de leur existence n’était pas enviable. Elles tombaient sous les coups de la vindicte des puissants dès lors qu’un paravent de légalité protégeait les actions dévoilées, toutes frauduleuses ou immorales qu’elles fussent en réalité. On ne rigolait pas avec la préservation du secret, encore moins au ministère de la Défense, ce qui, d’une certaine façon pouvait se comprendre mais autorisait des dérapages dangereux pour la démocratie. Martin risquait de toutes façons quinze à vingt ans de prison, ce qui expliquait peut-être son obstination têtue à ne pas sortir du bois, à rester camouflé dans le flou de ses déclarations fantaisistes qui avaient le mérite de nourrir un véritable feuilleton médiatique autour de lui et de susciter une curiosité qui pouvait se révéler salvatrice, en sensibilisant  l’opinion à de possibles abus qui seraient commis contre lui au nom de la raison d’Etat…

     Ecrit depuis l’avenir

     2064

    

Etat d’urgence

   

(fiction en cours d’écriture)

     Les démocraties cédaient aux sirènes de la peur, que des dirigeants incompétents ou peu scrupuleux entretenaient au sein de la population pour se maintenir au pouvoir ou y accéder. Guantanamo, la prison construite spécialement pour les auteurs de l’attentat du 11 septembre 2001, que le président Barack Obama avait pourtant promis de fermer, avait été non seulement maintenue mais agrandie vingt ans plus tard au moment des premiers attentats terroristes nucléaires. Les régimes d’exception s’étaient multipliés, généralisés, renforcés partout en Occident. En France, ce sont les attentats du 13 novembre 2015  commis à Paris et en Seine-Saint-Denis quelques mois seulement après ceux du 7 janvier contre un magasin juif et  le journal satirique Charlie Hebdo, qui avaient accentué le virage vers un état d’urgence permanent, deux mots normalement incompatibles mais réunis dans des formules martiales destinées à rassurer le commun des mortels et à justifier des pratiques douteuses qui escamotaient le pouvoir judiciaire. Les démocraties se reniaient sans soulever de grande protestation tant les peurs latentes étaient grandes malgré les fanfaronnades des uns ou des autres appelant à la résistance. Contre qui? Contre quoi? Poser la question paraissait incongru, pire, suspect aux yeux de beaucoup, puisque l’ennemi leur paraissait évident; il s’agissait de barbares, d’hommes et de femmes qui n’appartenaient plus à l’Humanité et qui ne méritaient plus qu’on les traite comme des humains. Il fallait s’en protéger à tout prix, à n’importe quel prix…

     Drôle d’Histoire

     2064

Il s’étonnait de tout

     Paradoxalement, c’est Martin qui a aiguisé mon esprit critique avec ses questions déconcertantes qui avaient le don d’agacer Jean-François. Il  s’étonnait de tout, voulait tout apprendre, tout savoir, comme s’il avait grandi dans une grotte à l’écart de la communauté humaine. Il ignorait presque tout de l’Histoire ou en avait une conception complètement déformée. Mais ce qui m’avait le plus émue, c’était sa découverte de la littérature et de la philosophie. J’avais eu le droit de lui rendre visite dans sa cellule et je lui apportais des livres. Sa connaissance de la langue française était exceptionnelle. Il pouvait lire aussi les autres langues mais, personnellement, j’en étais incapable et nos échanges se limitaient, hélas, à mon idiome maternel. Je ne sais pas vraiment pourquoi, sans doute parce qu’il était en prison, je lui avais d’abord fait connaître la poésie de Verlaine. Il avait lu à voix basse. Ses lèvres tremblaient, il avait les yeux pleins de larmes quand il relevait son visage, et ce jour-là, quand je l’ai quitté, alors que je partageais l’opinion de Jean-François qui voyait en lui un espion de haut vol passé maître dans l’art du camouflage, pour la première fois, j’ai eu le sentiment qu’il était sincère.

     Drôle d’Histoire

     2055

Prométhée

Sortir de la paralysie, de cette impression de ne pas avancer, de tourner en rond dans la cour d’une prison, de s’enfoncer dans des sables mouvants… Crever l’abcès, laisser suppurer l’angoisse, la regarder en face jusqu’à la nausée, souffrir en une seule fois pour nettoyer toute la plaie! Vivre vraiment, pas seulement une apparence, un miroir ou un mouroir de vie, mais un don, un abandon, le pouvoir d’abandonner toutes les défenses, de laisser derrière soi les résistances incompréhensibles, les luttes inutiles, les combats d’arrière-garde…

Etait-ce seulement possible?… Et pourquoi ce doute à un âge où l’avenir lui était, théoriquement, totalement ouvert? Etait-elle donc déjà si vieille, si vieillie, si désabusée, si revenue de tout comme le plus cynique des baroudeurs, à qui la terre entière ne suffirait plus et qui lui préférerait une île déserte pour y cultiver jalousement ses rêves d’avant, coupé du reste du monde mais campé sur l’empire de son passé, enchaîné à son roc comme un Prométhée contrefait, simulacre, caricature de lui-même, grimaçant de regrets dans sa fausse tentative d’arracher aux dieux une parcelle de leur feu, de conquérir une étincelle de leur éternité, de créer la flamme de sa propre vie?…

L’avenir improbable