trébucher

11 personnages en trois phrases (ou presque)

Ma contribution à l’Atelier d’été de François Bon:

Une jeune femme fait du stop sur une route nationale. Ses cheveux blonds dépassent d’un fichu noir. Son regard bleu ciel est une vaste question silencieuse.

Le hall de l’hôpital est clair et convivial. Lieu d’orientation vers les salles de consultations, d’examens, d’opérations, de soins, endroit où l’on patiente aussi avant de se rendre vers les autres lieux d’attente prévus au détour des couloirs. On s’y repose un moment dans les fauteuils, on s’arrête devant le distributeur pour boire un café ou grignoter quelques biscuits, on échange quelques mots avec d’autres personnes. Destins croisés de gens de tous âges et aussi divers que dans la vie en bonne santé à l’extérieur. L’endroit est calme, on s’y déplace sans hâte, avec gravité, souvent avec difficulté. Beau visage d’une très jeune femme meurtrie dans sa chair.

Fête foraine. Une femme essaie d’échapper à un homme qui la suit et la harcèle. La foule reste passive.

Elle est à demi-allongée sur le trottoir, le dos appuyé contre la façade d’une agence bancaire, les vêtements chiffonnés. Elle semble dormir, elle est peut-être malade? Un sourire radieux s’affiche soudain sur le visage ravagé par les rides qu’elle tourne vers une passante qui vient de lui donner un peu d’argent en lui parlant gentiment.

Ils sont plusieurs dizaines devant la porte du recruteur, plusieurs dizaines pour un seul poste. Il ne se sent pas à l’aise. Que ressentent les autres? Les postulants entrent chacun à leur tour avec un air plus ou moins crispé ou faussement détendu (comment se sentir détendu quand l’enjeu est de gagner sa vie?). Ils ressortent le dos courbé et le regard fuyant…

On les appelle les Parisiens. Ils habitent pourtant dans le village depuis pas mal d’années. Ils retapent sans hâte les bâtiments d’une vieille ferme abandonnée et cultivent leur jardin. Les natifs trouvent qu’ils reçoivent des gens bizarres…

Les uns marchent d’un pas déterminé vers le quai où ils monteront dans un train qui partira bientôt, les autres attendent dans la gare en déambulant, boivent un café ou se restaurent. Un homme à la mine patibulaire cache un gros sac derrière un panneau publicitaire…

Une fourgonnette passe en trombe en grillant un feu rouge, suivie par une voiture de police. On a eu le temps d’apercevoir le bonnet noir enfoncé sur le front du conducteur en fuite.

Une petite gamine fait la manche et sans doute aussi les poches quand elle descend dans le métro. Elle est dans le collimateur des agents de surveillance. Qui la surveille et la protège?

Une petite vieille avance péniblement sur le trottoir en ralentissant les pas d’une jeune femme qui marche derrière elle et la reçoit dans ses bras juste au moment où la vieille dame trébuche.

Le train à destination de… va partir… Sa course est ralentie par la valise qu’elle traîne. Le train s’ébranle, elle arrive à la hauteur du dernier wagon, le temps s’étire, les secondes deviennent un monde parallèle où se joue son destin…

L’escalier

  Ce texte est ma contribution n°5 à l’atelier d’hiver de François Bon

     Nous sommes des dizaines de petits corps qui se pressent les uns contre les autres dans ce grand escalier qui nous conduit au-dessus de nous-mêmes, là-haut, dans l’univers des grandes personnes dont la tâche est de nous expliquer le monde en se mettant à notre portée, petites tables et petites chaises, l’univers des classes, je suis dans la plus petite, je viens de l’école maternelle, pas de bien loin, une porte presque à côté, il n’y avait pas d’escalier, ici, tout est différent, plus grand, plus inquiétant, la voix intimidante de la directrice nous commande de nous calmer et de faire moins de bruit en montant ou en descendant, selon l’heure de la journée, cet escalier imposant qui bifurque au moins trois fois avant de déboucher sur un long corridor… aujourd’hui, c’est la première fois, je m’en souviendrai toute ma vie, quelques instants seulement et puis toute une vie, comme c’est étrange, le temps que nous passons à vivre, je ne m’y ferai jamais à ce grand escalier de la vie qu’il faut sans cesse monter ou descendre, monter, descendre… aujourd’hui, c’est-à-dire maintenant, pas l’aujourd’hui de l’autrefois quand pour la première fois je montais cet escalier qui me conduisait dans la classe du cours préparatoire, aujourd’hui, c’est-à-dire en ce moment, un moment d’écriture qui me fait arpenter l’espace de ma vie avec ses hauts et ses bas, aujourd’hui, je descends l’escalier de mon existence et j’ai un peu peur comme au tout début… mais comme ce jour-là, quand pour la première fois je m’élevais péniblement vers les hauteurs du savoir auquel l’école avait pour mission de nous faire accéder, il y a si longtemps que je devrais l’avoir oublié,  j’essaie de ne pas avoir peur…  on entendait le martèlement de nos pas sur les marches, nous comme un troupeau, où étaient les chiens de berger?… la directrice de l’école élevait la voix comme pour nous emmener vers des cimes insoupçonnables, et ses ordres cherchaient à canaliser notre poussée désordonnée entre le mur et la rampe… je me sentais bousculée, ballotée, prise dans une nasse, je ne voyais rien au-delà des corps qui m’entouraient de toute part au risque de m’étouffer, mes jambes se pliaient et se dépliaient mécaniquement pour monter les marches comme si j’étais devenue une marionnette dont on tire les ficelles ou comme si les mouvements de mes voisines (l’école de l’époque n’était pas mixte!) me propulsaient en avant sans que je le veuille, je regardais mes pieds par peur de trébucher, si je tombais, la foule de mes semblables pouvait me piétiner à tout moment! L’expression de mon visage était peut-être celle d’un personnage de Munch, j’imagine à distance mon visage effrayé et les cris qui ne parvenaient pas à sortir de ma gorge… La montée est périlleuse et les secondes interminables, il faut gagner notre statut de grandes et nous armer de courage pour affronter les épreuves qui ne manquent pas de nous attendre quand nous aurons franchi le palier et traversé le corridor pour atteindre notre classe, nous avons laissé pour toujours derrière nous, au bas de l’escalier, nos enfances innocentes (nous sommes sur la Terre depuis si peu de temps!), nous devons apprendre à vivre et la tâche est terrifiante, je ne me sens pas à la hauteur… Je ne me sentirai jamais à la hauteur… J’éprouve le sentiment étrange de ne jamais avoir quitté cet escalier, d’être restée entre deux mondes, de ne rien avoir appris, de ne pas avoir réussi à mériter le monde idéal qui nous avait été promis si nous étions bien sages, de vivre un mauvais rêve, de ne plus pouvoir descendre mais d’être incapable de monter…