Europe

L’extrême-centre au pouvoir

Nous étions si fragiles…

    Au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2032, Emmanuel Macron avait réuni sur son nom, par delà toutes les différences de vue importantes qui divisaient l’électorat partagé à part égale entre les principaux candidats, les voix de tous ceux et celles qui voulaient tourner la page de ces sombres années. Les attentes étaient immenses. Il fallait rétablir les fondements de la République française en réaffirmant son triptyque: Liberté, Égalité, Fraternité! Hélas, après les ravages causés par l’extrême-droite ou la droite extrême, la population fit l’expérience de l’extrême-centre et découvrit avec stupeur ce que les nouveaux élus étaient capables de faire. Le mouvement En Marche fonctionnait comme une secte. Les instructions venaient d’en haut et ne souffraient aucune contradiction. Alors que la campagne électorale avait joué sur la séduction et l’apparente proximité du candidat avec les gens, la mise en scène grandiose du pouvoir était tout à la gloire d’un homme qui se considérait davantage comme le Chef Suprême de la France que le représentant élu par le Peuple pour le servir. Le soir de son élection, la pyramide du Louvre avait intronisé un nouveau Pharaon, à moins que ce ne fût l’avatar de Napoléon Bonaparte, dans une marche nocturne savamment calculée. Puis le palais impérial de Compiègne, à défaut du château de Versailles, sinistré depuis l’attentat de 2020, avait accueilli les deux assemblées parlementaires réunies en Congrès pour que les sénateurs et les députés écoutent le nouveau roi soleil ou le nouvel empereur, qui préférait toutefois se comparer à Jupiter, leur dicter leur feuille de route. Sur la scène internationale, c’est en nouveau Solon qu’il avait décidé d’apparaître devant le décor sublime de l’Acropole magnifié par les éclairages à la tombée de la nuit, pour déclarer au monde qu’il réinventerait l’Europe. La communication avait ses limites et on découvrirait vite la vacuité du personnage. Ne resteraient que ses coups de menton devant un général humilié et réduit à la démission pour avoir défendu ses soldats devant une commission de l’Assemblée Nationale, ses fanfaronnades démenties par la comédie servile à laquelle il se livrait avec les puissants et notamment avec le président des Etats-Unis qui le tenait par la poigne, son mépris des petites gens qu’il considérait comme des riens, la trahison des valeurs humanistes de la République française qu’il foulait aux pieds en refoulant la plupart des migrants arrivés en France et en fermant les frontières à ceux qui tentaient d’y parvenir, ses protestations hypocrites quand d’autres pays que la France détournaient les yeux des bateaux de naufragés perdus au milieu de la Méditerranée, ses doubles discours, ses provocations douteuses, sa tendance orwellienne à inverser le sens des mots…

L’ombre de Victor Hugo

Nous étions si fragiles…

    L’agriculture de la France n’était plus la première en Europe depuis que la politique agricole commune avait cessé de subventionner les productions et laissé la libre concurrence fixer les prix. La dérégulation des marchés et les accords de libre-échange avec le Mercosour et le Canada avaient ruiné ou paupérisé les exploitants qui n’avaient pas eu les reins assez solides pour lutter contre le productivisme et le gigantisme des fermes allemandes et américaines. La France rurale profonde était exsangue. Ne prospéraient que les grandes cultures dans les plaines fertiles… Les statistiques officielles avaient beau être rassurantes – la situation économique de la France avant la crise de 2029 restait globalement stable – la perception que de nombreuses personnes avaient de leurs conditions de vie était désastreuse. Les trappes à pauvreté et le chômage continuaient d’aspirer vers le bas des millions de gens et leurs familles. Or, la misère et la précarité grandissante s’accompagnaient sur tout le territoire d’une augmentation des faits de petite délinquance. Ceux-ci avaient toujours été beaucoup plus sévèrement réprimés que la délinquance en col blanc, la fraude fiscale ou les malversations financières, mais la droite fascisante, qui avait besoin pour prospérer d’entretenir un climat de peur et d’insécurité, avait encore renforcé la répression. L’auteur du moindre vol à l’étalage ou dans les rayons d’un supermarché était traqué et condamné à des peines sans commune mesure avec les dommages causés à la collectivité! Bien loin de revenir sur les dérives du Rassemblement National de Marine Le Pen, le président Laurent Wauquiez, issu du parti dit Les Républicains (!), n’avait pas hésité à franchir un pas de plus dans l’abomination en élargissant la chasse aux réfugiés économiques étrangers sans papiers à toutes les personnes sans domicile fixe, dont un grand nombre de travailleur-euses pauvres ayant la citoyenneté française. La simple station assise dans une rue, l’installation d’un campement sommaire ou le stationnement prolongé d’une voiture pour y passer la nuit, était devenus passibles de prison. Dans une sorte de surenchère sécuritaire qui n’étonnait plus personne, tant l’extrême-droitisation de la politique française était avancée, un délit de déambulation sans but précis avait été créé en 2031, qui n’était toutefois verbalisé que si les personnes repérées portaient des vêtements sales ou inadaptés. Le promeneur du dimanche pouvait encore aller et venir à sa guise, mais la stigmatisation des pauvres et des SDF ne connaîtrait plus de répit. L’ombre épouvantée de Victor Hugo, revenu hanter Notre-Dame de Paris depuis l’incendie qui l’avait ravagée le 15 avril 2019, pleurait sur la France et ses Misérables…

La carte de Marion Maréchal-Le Pen

Nous étions si fragiles…

    Marine Le Pen n’avait pas été réélue à l’issue de son quinquennat en 2027, mais sa nièce avait repris le flambeau et sévissait à la tête de l’Etat depuis 2037. Dans l’intervalle, le pays avait oscillé entre la politique droitière et protectionniste de Laurent Wauquiez, qui avait damé le pion à la présidente sortante en réussissant à séduire son électorat, et la politique ultra libérale, mondialiste et européiste, d’Emmanuel Macron, élu en 2032 sur la base d’un programme que les Françaises et les Français avaient accueilli comme une bouffée d’oxygène après la chape de plomb des dix années précédentes, car ils avaient cru que le nouveau président, qui ne se voulait ni de droite ni de gauche, serait tout simplement centriste et humaniste. Le malentendu dura moins d’une année. Les classes populaires et moyennes basses découvrirent rapidement l’ampleur des attaques menées contre elles par le nouveau pouvoir, bientôt désigné comme l’extrême centre. La révolution désirée par Emmanuel Macron était celle que les milieux d’affaires et financiers appelaient de leurs vœux depuis l’accession au pouvoir des néo-libéraux Margaret Thatcher et Ronald Reagan à la fin du vingtième siècle, et dont tous les dirigeants politiques qui s’étaient succédé depuis, en Europe comme aux Etats-Unis, avaient favorisé la mise en œuvre. Celle-ci était en réalité déjà bien avancée, mais les tenants forcenés du néolibéralisme en voulaient toujours plus! Ils se sentaient près du but et piaffaient d’impatience, perdaient toute retenue, faisaient voler en éclats tous les tabous. Leur rêve était de parvenir à réduire à néant la puissance publique des Etats pour que les empires financiers ne trouvent plus aucune limite à leur expansion. En France, la devise de la République exprimait un désir profond d’égalité et de fraternité qui rendait leurs manœuvres plus difficiles qu’ailleurs, mais ils avaient trouvé en Emmanuel Macron un mercenaire déterminé, nostalgique de la monarchie, qui allait chercher l’inspiration auprès des tombeaux des rois dans la basilique de Saint-Denis! L’homme se rêvait lui-même en roi de droit divin et, s’il ne pouvait prétendre à ce titre, se sentait assez au-dessus de ses concitoyens pour conduire les affaires du pays en président-monarque. Cette folie mégalomaniaque lui fit commettre de graves erreurs en politique intérieure comme en politique extérieure, et son quinquennat se termina en désastre. C’est alors que les financiers aux abois, terrorisés par la perspective d’une victoire à la prochaine élection présidentielle de ce qu’ils appelaient l’ultra-gauche, sortirent de leur chapeau la carte de Marion Maréchal-Le Pen, qui n’était pas tout à fait neuve mais donnait encore l’illusion d’une certaine modernité…

Les derniers feux

Nous étions si fragiles…

    La fin de l’Histoire était imminente, mais le marché néolibéral moribond et nauséabond réussissait encore, hélas, à donner le change. La municipalité de Boston se lança dans des projets de reconstruction pharaoniques destinés à montrer que la puissance américaine sortait intacte de l’épreuve! Les architectes les plus renommés furent sollicités pour imaginer des bulles transparentes destinées à protéger les gratte-ciel de l’atmosphère radioactive, et pour construire sur des îles artificielles, comme à Dubaï ou au Japon, les nouveaux quartiers qui devaient redynamiser la ville. Le défi le plus difficile à relever restait cependant celui de la décontamination. L’Etat fédéral en fit une grande cause nationale en demandant à la NASA et à tous les grands laboratoires du pays d’y consacrer tous les moyens disponibles. Les investisseurs commencèrent alors à s’intéresser aux innombrables chantiers de démantèlement de centrales nucléaires laissées jusqu’alors à l’abandon partout dans le monde, faute de financements et de solutions techniques. Le gisement était gigantesque car la vieille Europe n’avait pas saisi l’opportunité de s’emparer du problème quand la plupart de ses membres avaient décidé d’abandonner cette source d’énergie après la catastrophe de Fukushima survenue en 2011. Les Etats-Unis, à l’inverse, échafaudèrent un plan de bataille digne des plus grandes épopées pour débarrasser la Terre du Mal radioactif! Avec l’aide de la machinerie hollywoodienne remise au goût du jour, la Décontamination devint le nouveau mot d’ordre national, la nouvelle guerre à gagner, le nouveau territoire vierge de toute exploration humaine sur lequel le premier drapeau planté devait être américain, comme sur la lune en 1969! Après la chute vertigineuse des indices boursiers et la panique généralisée qui avaient suivi l’attentat de Boston en plongeant l’économie dans le chaos, Wall Street et le Nasdacq se remirent à parier sur les profits attendus de ce nouvel Eldorado. La Réserve fédérale alimenta la planche à billets et les capitaux affluèrent dans toutes les branches de la nouvelle industrie qui devait faire échec au monstre nucléaire enfanté au vingtième siècle par le monde occidental prométhéen! Les moteurs habituels de l’expansion économique se remirent à fonctionner à plein régime, et en quelques années, le modèle américain pourtant à bout de souffle réussissait une fois de plus, semblait-il, à renaître de ses cendres… Dieu n’avait donc pas encore abandonné l’Amérique?…

Les nouveaux murs

Nous étions si fragiles…

    La liste des nouveaux murs était longue. Certains étaient devenus quasi institutionnels, comme celui que les Etats-Unis avaient élevé à la frontière du Mexique pour empêcher l’immigration économique, ou celui que l’Etat d’Israël avait dressé pour isoler Gaza en enfermant les Palestiniens dans une sorte de ghetto. D’autres, plus aléatoires, étaient apparus en Europe au cours de l’année 2015, pour faire barrage aux réfugiés qui avaient commencé de fuir les guerres en confiant leur vie et leurs espoirs à des rafiots qui ne réussissaient pas tous à traverser la Méditerranée… Prise en tenaille entre ses accords de libre circulation et la volonté de la plupart des pays membres de repousser les immigrants, l’Europe tanguait entre la tolérance sur son territoire de quelques murs érigés par les pays les plus isolationnistes tels que la Hongrie, et la tentation de construire des remparts à ses frontières avancées, en déléguant à l’Italie et à la Grèce son pouvoir de fermer les portes de la forteresse. Pire, l’Europe s’était abaissée à financer la Turquie pour que celle-ci fasse le sale boulot à sa place, comme autrefois elle avait fermé les yeux sur les exactions du dictateur Kadhafi pour qu’il la protège de l’immigration sahélienne. Seule contre tous ou presque, la chancelière allemande Angela Merkel, qui avait passé la première moitié de sa vie derrière le rideau de fer, avait tenu bon la barre jusqu’en 2016, en refusant de mettre un terme à sa politique d’accueil. Mais la montée de la xénophobie eut raison d’elle. Contestée dans son propre camp, elle ne sollicita pas de nouveau mandat après douze années d’exercice du pouvoir qui avaient laissé d’elle, même aux yeux de ses adversaires, l’image d’une femme politique honnête et modeste, incapable de trahir ses convictions les plus profondes…

Destin collectif

Nous étions si fragiles…

    Mon arrière grand-mère Marie-Thérèse, la mère de France, née après la première guerre mondiale, aurait eu cent ans le 13 septembre de cette année-là. Elle avait connu la généralisation de l’électricité dans les foyers, l’arrivée du gaz et de l’eau courante, assisté au développement du cinéma et de la radio, à l’essor fulgurant de la téléphonie, de l’aéronautique et de l’automobile (même si elle-même n’avait jamais eu le téléphone chez elle ni voyagé en avion ou conduit de voiture), et elle avait pu également suivre à la télévision les premiers pas d’Amstrong sur la lune. Mais, morte en 1974, elle n’avait pas eu la moindre idée des nouvelles technologies, du Minitel français, de la micro-informatique et de l’Internet, et, quoique contemporaine du largage de bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, elle ignorait tout des centrales nucléaires civiles productrices d’électricité et ne savait pas que le territoire français allait se couvrir de réacteurs. A son décès, le monde allait mieux. Les guerres coloniales et la guerre froide s’éloignaient, la prospérité de l’Europe consolidait une paix qui semblait s’installer durablement, les lois sociales de l’après-guerre avaient amélioré les conditions de vie des populations laborieuses, les progrès accomplis dans la fabrication d’objets utiles à la vie de tous les jours devenaient accessibles à tous, and last but not the least, les femmes étaient devenues dans la loi les égales des hommes. Certes, la vie personnelle des gens continuerait de connaître des hauts et des bas, mais le destin collectif était prometteur, et la mère de France avait eu le sentiment, en quittant le monde, que celui-ci accueillerait sa descendance comme jamais auparavant l’humanité n’avait pu y vivre, à l’abri des pires fléaux…

(1945… 2064) 🔚

Nous étions si fragiles…

    France appartenait à cette génération bénie par les dieux, née après la Seconde guerre mondiale, qui avait profité de la paix et de la prospérité retrouvées en Europe. Puis la chute du mur de Berlin, en 1989, avait mis un terme à la guerre froide entre l’Union soviétique et l’Occident, faisant croire à certains que la fin de l’Histoire était advenue. Cette période, hélas, n’aura été qu’une parenthèse entre les massacres de masse du vingtième siècle et l’extinction finale de l’espèce humaine cent ans plus tard…

No future

     Les démocraties cédaient aux sirènes de la peur, que des dirigeants incompétents ou peu scrupuleux entretenaient au sein de la population pour se maintenir au pouvoir ou y accéder. Guantanamo, la prison construite spécialement pour les auteurs de l’attentat du 11 septembre 2001, que le président Barack Obama avait pourtant promis de fermer, avait été non seulement maintenue mais agrandie vingt ans plus tard au moment des premiers attentats terroristes nucléaires. Les régimes d’exception s’étaient multipliés, généralisés, renforcés partout en Occident. En France, ce sont les attentats du 13 novembre 2015 commis à Paris et en Seine-Saint-Denis quelques mois seulement après ceux du 7 janvier contre un magasin juif et le journal satirique Charlie Hebdo, qui avaient accentué le virage vers un état d’urgence permanent, deux mots normalement incompatibles mais réunis dans des formules martiales destinées à rassurer le commun des mortels et à justifier des pratiques douteuses qui escamotaient le pouvoir judiciaire. Les démocraties se reniaient sans soulever de grande protestation tant les peurs latentes étaient grandes malgré les fanfaronnades des uns ou des autres appelant à la résistance. Contre qui? Contre quoi? Poser la question paraissait incongru, pire, suspect aux yeux de beaucoup, puisque l’ennemi leur paraissait évident; il s’agissait de barbares, d’hommes et de femmes qui n’appartenaient plus à l’Humanité et qui ne méritaient plus qu’on les traite comme des humains. Il fallait s’en protéger à tout prix, à n’importe quel prix…

     Les analyses étaient simplistes, l’axe du Mal une fois de plus trop bien identifié, et le concept de guerre juste pour défendre les valeurs de l’Occident permettait d’occulter toutes les défaillances de celui-ci, ses erreurs et ses manquements, ses traîtrises et ses mensonges, ses guerres injustes, ses pillages et ses exactions notamment en Afrique et au Moyen-Orient, tout ce qui avait pu faire le terreau de la rébellion des autochtones et nourrir sa récupération par le fascisme ou le totalitarisme islamiste. Les victimes des attentats djihadistes ne méritaient pas un tel déni de la réalité. Pendant que la coalition occidentale bombardait Daech, la face noire du wahhabisme, elle commerçait avec sa face blanche, l’Arabie Saoudite et le Quatar, qui étaient pourtant depuis le dernier quart du vingtième siècle les inspirateurs et les propagateurs dans le monde de la version radicale de l’Islam. Les attentats du 11 septembre avaient été téléguidés par le Saoudien Ben Laden, les nouveaux monstres islamistes qui avaient pris la succession d’Al-Quaïda continuaient d’être financés par les Saoudiens, mais la schizophrénie des Occidentaux les amenait à entretenir d’excellentes relations diplomatiques avec les états de la Péninsule arabique diffuseurs du wahhabisme, malgré leurs atteintes aux libertés fondamentales et l’application stricte de la charia, notamment envers les femmes. Un tel aveuglement (fût-il en partie volontaire pour de fausses bonnes raisons économiques ou géopolitiques ayant trait aux réserves de pétrole possédées par ces pays), ou une telle folie, ne pouvait que favoriser le déchaînement et l’expansion de la barbarie sur toute la planète, comme une maladie contagieuse galopante sans riposte cohérente et globale. Le vingtième siècle était venu à bout du nazisme puis des totalitarismes de la guerre froide, nous allions nous révéler incapables d’endiguer les menaces qui surplombaient l’avenir du millénaire à peine commencé, mais nous ne le savions pas encore, prisonniers de nos dénis, de notre bêtise, de notre lâcheté…

     Les questions de Martens au sujet des problèmes contemporains étaient déconcertantes. Quand je l’observais parfois à la dérobée, je surprenais sur son visage des expressions qui lui donnaient l’air d’un enfant effrayé. Nous avions probablement le même âge mais apparemment peu de choses en commun, les vécus que nous tentions parfois de partager nous étaient mutuellement si étrangement étrangers… Le sentiment religieux ne lui paraissait pas inconnu mais il avait du mal à l’expliciter, comme il avait du mal à s’exprimer sur les questions existentielles qui alimentent la littérature et la philosophie, la vie, la mort, être ou ne pas être… L’amour le rendait plus loquace, il semblait très attaché à une certaine Sylvia, il en parlait avec des accents touchants qui auraient provoqué l’hilarité de Luc. Que diable était-il venu faire dans cette galère? Entre autres chefs d’accusation, on lui reprochait le piratage de données très sensibles au ministère français de la Défense et dans des organisations internationales. J’avais du mal à l’imaginer en une sorte de James Bond au service d’une puissance maléfique désireuse de nous détruire. Quel lien invraisemblable aurait-il pu avoir avec le djihadisme? Le cynisme de Jean-François pouvait égaler celui de Luc. Pour de l’argent, on était capable de tout. S’il n’était pas un espion, Martens était alors un mercenaire qui avait vendu ses compétences ou la puissance de ses réseaux à une Mafia quelconque, pourvu qu’elle soit la plus offrante.

     Le fait est que nous avions retrouvé dans ses affaires de drôles d’appareils miniaturisés qui avaient été démontés, analysés, décortiqués par les experts du Service, qui conclurent que ces objets n’étaient répertoriés dans aucun fichier listant les matériels en usage dans les différents pays espionnés, il s’agissait vraisemblablement d’un type nouveau de matériel informatique dont ils allaient essayer de percer les secrets. Les intrusions de Martens dans les bases de données avaient laissé des traces qui montraient de sa part un grand intérêt pour les conflits contemporains mais aussi, bizarrement, pour la période, qui nous semblait déjà appartenir à une quasi préhistoire, allant de la seconde guerre mondiale à l’intensification de la guerre froide. Que recherchait-il?… Quand je l’observais dans la salle de documentation où il paraissait mener une mystérieuse enquête, il me donnait l’impression de confronter ce qu’il découvrait à un savoir antérieur qu’il aurait eu du monde. Que nous cachait-il? Quel était cet Etat inconnu de nous auquel il avait fait allusion avant de se fermer comme une huître quand les agents de Jean-François l’avaient cuisiné pour obtenir les informations qui nous auraient permis de le localiser? Ce pays existait-il vraiment? N’était-il qu’une émanation, un leurre imaginé par les services secrets d’une puissance étatique ou l’invention d’une organisation criminelle non gouvernementale pour nous déstabiliser?… Les soupçons s’étaient tournés vers certains pays de l’ancien bloc communiste ou des régimes autoritaires plus récents ayant la culture du secret et suffisamment puissants pour être dotés de structures de renseignement capables de déjouer celles des démocraties occidentales. La Chine avait le profil idéal puisqu’elle s’était illustrée à maintes reprises, sans jamais avoir été prise la main dans le sac, par des attaques de cyber-piratage contre les serveurs de pays de l’OCDE. Toutefois, et cette préférence était éminemment subjective, la typologie morphologique de Martens, blanc, blond aux yeux bleus, inclinait Jean-François à penser que les auteurs de la plaisanterie étaient russes. L’histoire des trente dernières années n’avait pas réussi à éliminer toute la méfiance qui existait encore entre l’Europe, les Etats-Unis et la Russie depuis l’annexion de la Crimée par cette dernière en 2014, le contentieux restait lourd. Mais nous avions beau nous creuser la tête, nous ne comprenions pas pourquoi une puissance étrangère se camouflerait derrière un état fantôme. La piste mafieuse paraissait plus sérieuse. Comme pour les criminels de droit commun, il fallait trouver le mobile capable d’unifier les morceaux du puzzle et d’expliquer ce qui nous semblait encore abracadabrant…

     Martens n’était pas un islamiste et ne ressemblait pas à Al Capone. Nous nagions en pleine confusion. L’ « affaire Martens » venait troubler le cours habituel des enquêtes menées systématiquement dans les milieux suspects depuis les attentats spectaculaires du 11 septembre, il y avait presque cinquante ans. Les islamistes, qui avaient réussi à porter sur le sol américain la guerre qu’ils avaient déclarée à l’Occident, n’avaient eu de cesse ensuite de la porter aussi sur le sol de chaque pays européen. Les populations les plus riches de la planète, qui vivaient paisiblement à l’abri des conflits qui affectaient le reste du monde, furent touchées dans leur propre chair et, face à la montée en puissance du djihad, les démocraties organisèrent une riposte de plus en plus dure, tombant ainsi dans le piège tendu par l’Organisation de l’état islamique qui désirait cette escalade. Entraînée dans la spirale nihiliste, la France reniait petit à petit ses valeurs sans tarir à la source la rébellion interne qui s’emparait de certains jeunes prêts à mourir en kamikazes… Car le terrorisme n’était pas seulement exporté, il se nourrissait aussi de la dérive de jeunes Français qui ne trouvaient pas leur place au sein de la République, et il ne s’agissait pas seulement de jeunes issus de l’immigration mais aussi de Français dits de souche (?!), qui trouvaient dans le djihadisme ce qu’il faut bien appeler une raison d’être qui les conduisait paradoxalement à mourir pour tuer. Si beaucoup vivaient dans la précarité, tous n’étaient pas pauvres, et les explications sociologiques ne rendaient pas compte de la totalité du phénomène.

     Seule restait la certitude que la République avait failli et certains s’engouffrèrent dans la brèche soit pour réclamer un Etat de plus en plus sécuritaire et autoritaire, soit pour saper encore un peu plus la légitimité de la puissance publique, que l’idéologie néo-libérale marchéïste avait discréditée et mise à mal depuis déjà tant d’années. La République en tant que telle n’y était pour rien. Sa devise « Liberté, Egalité, Fraternité « , toujours visible au fronton des bâtiments publics, continuait de désigner la direction vers laquelle devaient tendre idéalement les actions humaines. Qu’en avaient fait les politiques qui avaient eu la responsabilité du pouvoir? Tous pourris, avait tranché le peuple en choisissant comme chef de l’Etat, en 2022, la présidente du Front national Marine Le Pen, fille du célèbre Jean-Marie qui avait pu s’illustrer pendant des décennies, sans réaction forte de la part des autorités républicaines, par des discours xénophobes et de multiples prises de position antisémites et racistes. Les politiciens avaient pris l’habitude de stigmatiser le populisme sans chercher à comprendre les raisons profondes de ce vote, alors que le président François Hollande, en 2015, sur une chaîne télévisuelle de grande écoute, avait lui-même, d’une certaine façon, légitimé le Front national en le comparant au parti communiste français des années 1970, dont les thèses souverainistes – acheter Français – étaient déjà destinées à protéger les emplois menacés de l’époque et à endiguer la maladie endémique du chômage dont les ravages ne faisaient, hélas, que commencer. Car l’axe du Mal, chez les pays riches, était plutôt celui-là, la mise à l’écart d’une partie importante de la population qui n’avait plus accès au marché du travail. Les mesures sociales amortissaient certes les chocs provoqués dans les vies individuelles par l’absence de travail et de ressources pour vivre, mais le manque de perspectives d’avenir – no future – avait fini par gangrener durablement l’ensemble de la société dans ce que l’on avait appelé, vers la fin du vingtième siècle, la cohésion sociale, quand l’idée de contrat social était sans doute apparue désuète aux yeux des économistes modernes, à moins que ce ne fût, par sa référence directe au siècle des Lumières, trop révolutionnaire (?!) …

Perseverare diabolicum

    Jean-François avait décidé de le faire examiner par un psychiatre. Son profil pouvait faire penser à ce type de terroristes occidentaux symétriques des islamistes qui commettaient parfois des attentats au nom de la civilisation chrétienne. Le plus marquant en Europe avait été celui qu’avait perpétré en Norvège Anders Behring Breivik le 22 juillet 2011. Il y avait eu 77 morts et 151 blessés! Lors d’une première expertise, Breivik avait été diagnostiqué schizophrène par des psychiatres de la justice norvégienne, mais sous la pression de l’opinion publique, une contre-expertise avait été demandée en janvier 2012, qui avait abouti à la conclusion que Breivik n’était pas dans un état délirant au moment des faits. Jugé responsable de ses actes, il avait été condamné à la peine maximale en vigueur en Norvège, soit 21 ans de prison prolongeable. Martens avait passé avec brio les tests de logique pure, mais cet homme intelligent rendit fou le psychologue chargé d’évaluer son état de santé mentale! Sa connaissance du monde contemporain, ou du moins ce qu’il en affichait, était fantaisiste, et les réponses qu’il faisait aux questions nécessitant un minimum de culture historique ou littéraire étaient presque toujours décalées, voire complètement erronées. Les batteries de tests auxquelles on avait soumis Martens avaient toujours montré le même type d’erreurs. Si celles-ci avaient été délibérées, Martens aurait dû se couper au moins une ou deux fois? Sa constance, sa persévérance, cette extrême régularité dans l’inexactitude laissait l’expert incapable de trancher si Martens était vraiment un manipulateur, ou un malade affecté d’une sorte de délire difficile à caractériser en l’absence des autres signes cliniques habituellement observables chez les personnes qui perdent le contact avec la réalité.

Que sont-ils devenus?

Nous étions si fragiles…

    Les lignes du paysage sont très douces et me font penser à la description faite par Martens au début de sa déposition, quand il évoquait presque avec tendresse ce petit village de l’Europe de l’Ouest qui fut l’écrin, sans doute, de ses dernières espérances en partage avec Walter, alors qu’ils se croyaient encore au début de leur grande aventure… Que sont-ils devenus? Et Sylvia, que Martens semblait chérir, n’était-elle qu’un personnage de fiction? Sont-ils réunis aujourd’hui dans ce mystérieux Etat auquel nous ramenait sans cesse le délire de Martens ou nos propres délires à son sujet? J’ai la sensation bizarre d’avoir été soustraite au continuum de l’Histoire humaine, comme si j’avais été propulsée avec mes compagnons d’infortune dans un monde parallèle, sous l’effet de dérèglements spatio-temporels qui auraient été déclenchés par les cataclysmes successifs qui ont frappé notre planète.

Une carte d’identité loufoque

Nous étions si fragiles…

      La fouille de Martens n’avait pas été décisive. Quelques photos sentimentales banales, beaucoup de photos d’inconnus prises dans des endroits reconnaissables mais apparemment jamais dans son mystérieux pays sauf, sans doute, celle d’une femme, aucune photo de Walter, quelques billets écrits dans une langue bizarre qui était peut-être une sorte d’espéranto, rien de réellement compromettant, mais pas moins de quatre passeports dans les poches de son gilet de reporter, et cette espèce de carte d’identité loufoque: yeux clairs, cheveux clairs, taille élancée, visage harmonieux, signes distinctifs: aucun !… Il répétait toujours la même histoire. Pour échapper au piège tendu par la police mexicaine, Walter et lui avaient décidé de tenter leur chance séparément. Ensuite, Martens avait écumé tous les lieux de rendez-vous possibles… En Amérique du Sud, puis en Europe… Berlin, Paris, Rome, Genève, Londres, et puis à nouveau l’Amérique du Sud, et puis à nouveau l’Europe… Nos agents avaient eu pour mission de ne pas le lâcher d’une semelle. Leur manège avait mis en alerte plus d’un service secret ! Si seulement nous avions pu retrouver la pièce manquante, la clé du puzzle, juste un peu plus tôt, avant que… Enfin, vous savez bien… La planète était devenue folle! L’histoire de Martens et de son supposé ami Walter a rencontré la grande Histoire à un moment crucial. Leur histoire personnelle n’est peut-être pas le détonateur des événements qui ont suivi, mais elle est révélatrice de la confusion généralisée qui régnait à cette époque, et des conséquences incommensurables qu’avaient entraînées les grandes tragédies du XXè siècle, que le siècle suivant n’avait pas su complètement dépasser…

Vents mauvais

Nous étions si fragiles…

    La paix que le monde avait connue après la chute du mur de Berlin avait paru définitive, bien que secouée de soubresauts dans les Balkans, mais à peine dix ans plus tard, les vents mauvais avaient recommencé à souffler et, tempête après tempête, nous avaient de nouveau menés implacablement au bord du gouffre. Si les historiens du futur (?) pouvaient avoir accès aux archives et aux journaux occidentaux de l’époque, ils seraient sans doute frappés d’étonnement en constatant l’état d’esprit inconséquent des contemporains. Ils s’interrogeraient aussi sur le fonctionnement des grands pays dits démocratiques de l’Europe et du continent américain, qui se sont révélés incapables d’enrayer les processus de déstabilisation politique qui les minaient de l’intérieur, et de faire face aux lourdes menaces environnementales qui avaient commencé de les affaiblir. Ah, si seulement?… Si seulement les regrets avaient un effet rédempteur, si seulement nos misérables et profonds regrets actuels de survivants pouvaient changer rétrospectivement le cours des choses?… Pourquoi se poser des questions inutiles puisqu’aujourd’hui il nous faut repartir de zéro, en commençant par le travail de la terre pour essayer de subvenir à nos besoins quand nous aurons épuisé les stocks de nourriture encore disponible? Vanité de l’esprit humain, inanité de nos vies…

Fausses clartés

Nous étions si fragiles…

    Une vapeur dorée comme un voile de soie posé sur les collines, sur les feuillages des arbres, sur les chaumes, sur la terre brune et rose des champs déjà labourés, sur le clocher pointu d’un petit village de l’Europe de l’Ouest, niché dans l’échancrure d’une vallée… Nous sommes encore ensemble, Walter et moi… Chaque goutte de lumière réfracte l’univers entier, nous sommes tout juste au début de nos grandes découvertes… Non, ne rallumez pas. Je préfère la pénombre à vos fausses clartés ! Si ça ne tenait qu’à moi… Si vous étiez d’accord… Je resterais au chaud dans ma rêverie pendant que vous rédigeriez vos rapports, puisque vous savez presque tout et moi, presque rien…

Nous n’avons rien vu venir

     Tous les matins et tous les soirs, sur un piano échoué je ne sais comment dans notre petite communauté, Louis joue quelques notes de Bach. « Que ma joie demeure  » ? Nous sommes en sursis. Pour combien de temps? Nous avons encore à notre disposition quelques ordinateurs, des batteries, des provisions de toutes sortes, pour un certain temps, un temps limité, compté, qu’il nous faut absolument mettre à profit pour nous réorganiser, pour organiser notre survie. Nous sommes comme des naufragés sur une île déserte, mais autour de nous, nul océan. Les terres que nous avons tenté d’explorer sont calcinées, ravagées. Nous n’avons pas pu nous aventurer très loin à la recherche de compagnons d’infortune car l’air devient vite irrespirable. Il est néanmoins vraisemblable que d’autres groupes de survivants aient trouvé comme nous un refuge provisoire. Il faudrait alors essayer d’assurer la jonction… Chacun de nous se découvre des ressources insoupçonnées qui se révèlent précieuses pour notre survie collective. La nourriture et l’eau sont évidemment notre priorité. Mais que faire quand la nuit est tombée et que l’angoisse empêche le sommeil? Ô lecteur improbable, j’entreprends ce récit pour que tu me tendes la main par-delà cette solitude radicale qui est désormais notre lot après les catastrophes sans nom qui ont peut-être signé la fin de notre civilisation…

     La paix que le monde avait connue après la chute du mur de Berlin avait paru définitive, bien que secouée de soubresauts dans les Balkans, mais à peine dix ans plus tard, les vents mauvais avaient recommencé à souffler et, tempête après tempête, nous avaient de nouveau menés implacablement au bord du gouffre. Si les historiens du futur (?) pouvaient avoir accès aux archives et aux journaux occidentaux de l’époque, ils seraient sans doute frappés d’étonnement en constatant l’état d’esprit inconséquent des contemporains. Ils s’interrogeraient aussi sur le fonctionnement des grands pays dits démocratiques de l’Europe et du continent américain, qui se sont révélés incapables d’enrayer les processus de déstabilisation politique qui les minaient de l’intérieur, et de faire face aux lourdes menaces environnementales qui avaient commencé de les affaiblir. Ah, si seulement?… Si seulement les regrets avaient un effet rédempteur, si seulement nos misérables et profonds regrets actuels de survivants pouvaient changer rétrospectivement le cours des choses?… Pourquoi se poser des questions inutiles puisqu’aujourd’hui il nous faut repartir de zéro, en commençant par le travail de la terre pour essayer de subvenir à nos besoins quand nous aurons épuisé les stocks de nourriture encore disponible? Vanité de l’esprit humain, inanité de nos vies…

     La Russie n’en finissait pas de vivre au temps de Boris Godounov, l’Occident surfait tout entier sur la Toile, l’Orient continuait de se déchirer dans des guerres de religion qui ne donnaient pas tort à Malraux, des catastrophes écologiques avaient commencé de ravager la planète, mais les écrans d’ordinateur et de télévision crachaient tous des images de paradis terrestre. Un serpent à l’apparence inoffensive tendait obligeamment à des humains jeunes et beaux les pommes concoctées par les multinationales toutes-puissantes qui possédaient les vitrines du monde entier. Les vieux, les malades, les miséreux, d’une certaine façon, n’existaient plus, ils ne figuraient jamais sur les belles images diffusées par les écrans, leur présence gênait, ils faisaient tache et se sentaient indésirables, on pensait vraisemblablement qu’ils feraient mieux de débarrasser le plancher… Les puissants n’avaient pas prévu qu’eux-mêmes ne parviendraient plus à se mettre à l’abri des pires fléaux, ni que les masses de laissés pour compte, les chômeurs et précaires de toutes sortes qui avaient grossi le nombre des misérables dans les pays dits riches, finiraient par se révolter et par faire vaciller l’ordre établi. Drôle d’Histoire… Qui ne dit jamais son nom quand elle se présente… On la croit toute petite, insignifiante, inoffensive, elle a l’air si touchante, si jeune, si belle, si amusante, oui, d’une certaine façon, à cette époque-là, on s’amusait beaucoup, enfin ceux qui le pouvaient, c’était, oserais-je dire, pour les plus privilégiés d’entre nous, une très belle époque… Ce qu’il y a de terrible, c’est que l’on n’est jamais quitte!… On a payé très cher pour des fautes qui, d’un certain point de vue, n’étaient que vénielles… Comment voulez-vous savoir à l’avance ce qui sera grave? Vivre, n’est-ce pas cela, au fond, qui est très grave? Nous n’avons rien vu venir car nous vivions dans l’insouciance de nos égoïsmes. Nous n’avons pas voulu voir, voilà notre faute impardonnable.

Rue des Soupirs

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

(suite)

     Les rouleaux de bâche ne sont plus chargés sur les péniches depuis longtemps, mais la rue s’appelle toujours « Quai de… »! « Quai de Beauvais »… Même sur le canal creusé à l’écart du centre, les péniches se font rares… Suivre le chemin de halage, arriver à l’écluse, entendre le grondement de l’eau bouillonnante, se sentir saisie alors avec une force inattendue par le souvenir de la peur, en traversant le pont dans la nuit noire, d’être engloutie par les reflets mouvants des eaux profondes!… Cette peur archaïque qui remontait du plus profond d’elle-même était-elle antérieure ou postérieure à l’autre?… quand, pour la première fois, elle avait découvert la mer, les vagues?… le vent faisait tourbillonner les grains de sable qui frappaient le visage et soudain, cette impression atroce d’être aspirée par le sol dans le sable mouillé!… Comment exprimer l’horreur ressentie cette autre fois –elle était à peine plus grande — quand, en une fraction de seconde, alors que la vie toute neuve avait le goût du paradis — il faisait beau, la famille profitait de quelques jours de congé payé — une pierre glissante sur le bord de la berge l’avait fait basculer dans l’eau hypocrite du canal qui miroitait paisiblement sous le soleil?… Stop! arrêter la projection du film!… ce déroulement sans fin des images qui s’interpellent!… craindre les tourbillons de la mémoire… reprendre, peut-être, un peu plus loin?…

     Les images s’interpellent dans le train de la mémoire comme un film le train des images file à toute vitesse derrière les vitres propulsées à la vitesse de la lumière les images des souvenirs glissent dans le train qui ne ralentit pas malgré les pierres glissantes sur les berges du canal les souvenirs sont canalisés cannibalisés entre les balises rails entre lesquels entre lesquelles circulent aller retour plusieurs fois par jour la nuit aussi les images sont en ruine le patron de l’usine aurait été ruiné le pauvre pas de pitié pour l’ouvrier toutes ces ruines dans la ville détruite qui crie le sifflement des bombes le sifflement du train la sirène de l’usine le bruit des bottes obéir se contenter de peu courber l’échine la Chine au loin dans le lointain l’Orient-Express voyage dans la nuit des Déportés trépidation des wagons sur les rails crissant dans la nuit les mots galopent et les phrases déraillent troupes de mots à l’assaut de silhouettes rayées effacées de l’écriteau de la mémoire l’écriteau bleu de la rue des Déportés quand les enfants qui apprennent à lire ignorent le sens le sang des mots épouvante de la révélation quand tombe le voile des mots qui rendent fou!… la locomotive s’emballe les images s’entrechoquent choc de la chute dans l’eau froide du canal froide comme la mort froide comme les mots privés de r privés de rire ou de raison privés de rire sans raison sur les rives du canal glissant qui piège les enfants !… le projecteur est tombé, le mécanisme s’est détraqué, les images ont perdu leur clarté, l’insouciance s’est envolée, l’histoire du film a sombré dans les décombres de la ville ravagée, on ne peut plus, comme avant, comme si rien ne s’était passé, partir et revenir, courir, rire et pleurer, pleurer de rire ou rire à en pleurer, actions simples au passé simple d’un bel été!… il faut tout oublier, tout effacer, laver, nettoyer et encore nettoyer, débarrasser de leur passé de cheminée toutes ces briques entassées dans la cour à l’ombre du lilas pour construire des murs tout neufs et refuser d’écouter les sirènes des usines!…

     De beffroi en beffroi, avec un ciel si bas qu’un canal s’est perdu, avec un ciel si gris qu’il faut lui pardonner, les villes du plat pays étalent leurs rues, leurs cours et leurs pavés dans l’indifférence de l’oubli… A quel prix le travail des prolétaires, à quel prix le travail de leurs enfants?… La brume des fumées a étouffé leurs cris, a effacé leurs souffrances, dans les vieilles cités horizontales aux longs murs de briques brunes ou rouge sombre creusés par des fenêtres en forme de meurtrières, que les seigneurs (saigneurs?!) ou capitaines d’industrie du dix-neuvième siècle avaient construites sur le même modèle dans toute l’Europe du Nord, de Lille-Roubaix-Tourcoing à Manchester, de Newcastle à Charleroi, de Düsseldorf à Valenciennes, de Londres à Flixecourt… Non loin de ces forteresses, les regards fatigués imaginent la mer et rêvent de grands voyages en suivant le cours de l’eau qui irrigue la plaine traversée de multiples canaux, dans les béguinages et les villages paisibles. A Bruges, on est un peu à Venise, et même au bord d’un simple ruisseau, en écoutant la pluie glouglouter dans un grossier caniveau, rien n’empêche d’imaginer le vent sur les voiles d’un bateau, de s’envoler vers le ciel, d’en contempler les reflets sur les rivières, de voir les campagnes onduler vers la mer, de se laisser bercer par le moutonnement des vagues, de perdre son regard dans l’horizon immense, de se sentir devant l’infini aussi petit-e, mais pas plus, qu’un-e bourgeois-e vêtu-e de beaux vêtements dans les pièces luxueuses de son château…

     Les rues changent parfois de nom mais sont plus pérennes que leurs habitants. La vie, là-bas, avait continué sans elle. D’autres vivaient dans le décor de son ancienne vie, d’autres flânaient dans la ville ou faisaient les courses à sa place (mais le marchand de légumes avait disparu), regardaient les mêmes rues, les mêmes briques, les mêmes façades, même si rénovées, repeintes, rejointoyées… Le lilas blanc déployait peut-être encore ses branches dans la cour, mais d’autres qu’elle profitaient de son ombre… La ville était devenue une entité abstraite, elle n’y connaissait plus personne, elle ne pouvait pas imaginer les vivants dans les rues devenues vides, ou plutôt désertées par ceux-celles qui avaient été ses proches… Souvent, dans une ville étrangère, elle avait le sentiment bizarre d’entrer par effraction dans un lieu où elle n’avait pas sa place, comme si la vie n’y était possible que par le biais de la procuration donnée par les morts… Dans les rues de la ville où plus aucune silhouette ne lui était familière, il lui semblait de la même façon qu’elle n’avait plus sa place. L’image de la ville restait fixée au fond de sa mémoire comme cette fausse cité italienne construite dans le seul but de fournir des décors aux cinéastes, mais il n’y avait plus de tournages, plus de films, plus d’acteurs, plus d’actrices, plus d’histoires vivantes à raconter. Un point aveugle altérait sa vision de la ville…

     Le gros oeil du beffroi, jaune dans la nuit bleue comme une deuxième lune, non loin du clocher effilé d’une église qui pointe le ciel au-dessus de la ligne des toits de tuiles rouges, parfois quelques ardoises, et de la frise limitrophe des cheminées découpées en ombres chinoises par la faible lueur des réverbères tout autour de la grand’place désertée, bordée par les rideaux de fer baissés sur les devantures des magasins du centre-ville endormi, avec quelques voitures immobiles et vides en stationnement le long des trottoirs… entre les grosses mailles de la grille qui protège la librairie du coin de la rue en face de l’Hôtel de Ville, sur la couverture à bords jaunes d’un album de bande dessinée posé verticalement sur un présentoir, l’image d’un beffroi dont l’horloge éclairée de l’intérieur brille dans l’obscurité comme une lune au-dessus de la ligne des toits qui se découpent dans la nuit en formant une frise d’ombres chinoises voilées de quelques nuages tout autour d’une place déserte… silence… l’ombre de la ville se recueille et se reflète dans les vitrines, dans les flaques, dans les rétroviseurs des voitures garées au bord des trottoirs et sur leurs carrosseries luisantes, distribue à l’infini ses parcelles de réalité que le gros oeil du beffroi recompose peut-être tout en haut de la ville, à quelques mètres seulement de la pointe effilée du clocher de l’église détruit comme lui puis reconstruit à plusieurs reprises au moment des guerres, ils n’en peuvent plus de trembler sur leurs bases…

     Les objets sont posés en éventail sur la toile cirée qui recouvre la table. Des photos, quelques cartes postales, une pile de lettres, des coupures de journaux, un petit objet en cuivre muni d’une loupe, une fine baguette de bois souple, de la colophane, un livre de poche au dos décollé, une vieille montre, un brassard, un calot de soldat… Les pages du livre sont gondolées, les couleurs de la couverture sont presque effacées, on devine la photo d’un poilu sous le nom de l’auteur, Henri Barbusse, Le feu… Sur la toile usée du brassard, une croix rouge… Rouge également l’inscription d’une adresse sur une enveloppe blanche, les autres adresses de la pile de lettres sont libellées à l’encre violette sur de vieilles enveloppes bleues; les cartes postales sont jaunies et tachées; sur une photo en noir et blanc aux bords dentelés, un chasseur alpin sourit à l’objectif avec un mouton entre les bras; sur une autre photo, en couleur et relativement récente, un homme d’une soixantaine d’années pose devant des rouleaux de toile… Le petit objet en cuivre dont les côtés articulés se déplient est un quart de pouce, sa loupe servait à compter les duites… La baguette de chef d’orchestre est une tige de roseau fine et assez courte, enduite de couleur blanche… La boîte en fer qui contient la colophane est ronde comme le cadran de la vieille montre-bracelet, mais plus large que celle-ci, bien que peu volumineuse… Tout en haut d’un beffroi, sur une carte postale abîmée par des pliures horizontales qui ont cassé son glaçage, une horloge circulaire semble regarder la ville qu’elle surplombe… une autre carte postale représente la façade ornementée du « nouvel » Opéra de Lille, inauguré en 1923 après l’occupation allemande ; au dos, quelques lignes de texte retracent l’historique de sa destruction-reconstruction à la suite d’un incendie survenu en 1903… Les adresses inscrites à l’encre violette sur les vieilles enveloppes bleues mentionnent des lieux situés dans le Nord de la France, en Angleterre ou en Allemagne… dans le paquet de lettres, des pages ont été écrites au crayon rouge sous les bombes… La plus grande des coupures de journaux, en format double, retrace la campagne de mai 1940 à l’aide d’une carte détaillée de la ligne de front et du mouvement des troupes dans la plaine du Nord… Sur de toutes petites coupures datées de 1936, 1938 et 1947, des noms de lauréats ont été listés par spécialité instrumentale en face des œuvres proposées aux concours par le Conservatoire national de musique de Lille…

     Quel était le motif de la toile cirée quand, pour la première fois, l’enfant avait posé sur la table un cahier et des crayons? Couleurs ternies et fleurs fanées de toiles usées superposées dans la mémoire, strates de souvenirs et formatage rectangulaire de tout ce qui se voit-lit-s’écrit dans les écrans-livres-cahiers, jeux de miroir, réfléchissement, réflexion-réfraction à l’infini de l’infiniment petit-grand à l’infiniment grand-petit, zoom dans un sens, zoom inversé, quel était mon angle de vision à ce moment où, pour la première fois de ma vie, je posais le rectangle d’un cahier sur le rectangle d’une table?… Souvenir de l’effet de loupe d’un « quart de pouce » posé sur la trame d’un tissu pour en compter les fils et vérifier la densité, fascination pour ce petit objet de cuivre pas plus gros qu’un dé lorsqu’il était replié, immersion dans l’univers de l’optique appliquée aux fils ténus de l’histoire d’une toile, ce rien ou cette illusion qui ne tient qu’à un fil?… Jeter sur l’écran du monde le dé d’un « quart de pouce » pour regarder ce qu’il trame à la loupe, observer les lignes-fils qui tirent des bords de chaque côté, essayer de discerner les motifs, espérer découvrir le mystère de leur tissage, tourner les pages et les plis, fouiller dans les replis, croiser les doigts comme on croise les fils, penser à regarder de loin la composition de l’ensemble, bouger devant l’écran du monde ou de la toile comme une ombre chinoise, aimer cette duplication du moindre geste, craindre toutefois la disparition de l’image et de son ombre, avoir envie de renouer les fils disjoints, essayer de relancer la navette des bobines pour créer un pont entre le bord reculé du passé et le bord avancé du présent, manquer de force et d’agilité, perdre les pédales, oublier le motif du début, se perdre dans un trou d’aiguille, glisser dans un couloir de l’espace-temps, tomber à la renverse, en débouchant sur l’envers du décor, comme Alice au pays des merveilles?…

     Des carrés de champs, une route, une voie ferrée, au loin le clocher d’une église… une ligne de peupliers, un canal, une écluse… un beffroi qui domine un centre-ville… des piétons immobiles devant des vitrines de magasins… des voitures arrêtées à des feux rouges, des vélos qui zigzaguent… des étals colorés sur la place d’un marché, une foule bigarrée, une ambiance de kermesse… l’envol d’un ballon rouge au bout d’une ficelle tirée par un enfant… la cour d’une maison, un amas de briques, un lilas blanc… une rue de l’Octroi, une rue du Souvenir, une rue des Soupirs… la vitesse des véhicules sur une route nationale… la lenteur d’une péniche entre les berges d’un canal… des rues étroites et sombres, plus claires et plus larges à mesure qu’elles se rapprochent d’un centre… des rues comme des couloirs, des rues-couloirs qui desservent une multitude de portes… un entrelacs de rues parcourues en tous sens par une foule de passants… des portes qui ouvrent ou se ferment sur des lieux publics ou des espaces privés dans un labyrinthe de rues-couloirs… des scènes de rue, des scènes de vie, de la vie dans la ville… un nombre incalculable de pas et d’innombrables portes franchies de rue en rue à travers la ville comme dans un décor de théâtre… des portes en trompe-l’œil, des miroirs, des reflets, des images de reflets, des souvenirs d’images, des reflets de souvenirs, des images de bric et de broc, des souvenirs de briques… l’image de la ligne des toits d’une ville reconnaissable de très loin sur les chemins de campagne à ses nombreuses et très hautes cheminées d’usines de filature et de tissage… l’image de la même ville aplatie et fondue dans le paysage après la disparition de presque toutes les usines et la démolition de leurs cheminées…

     Avoir un peu d’espace, s’évader de l’enfilade des rues-couloirs de la ville, prendre du champ, marcher sur les chemins verts sans l’obstacle systématique d’une chaussée à traverser en guettant le moment propice pour la franchir au milieu du flux de la circulation, contempler le paysage et le ciel sans la barrière des murs qui cachent l’horizon, respirer l’air à pleins poumons sans les relents de gaz ou de diesel lâchés par les pots d’échappement, écouter le silence devenu possible à l’écart de tous les bruits de la ville, s’asseoir sur l’herbe d’un talus et manger tranquillement les tartines de son goûter sans autre invitation ni interdiction, se sentir merveilleusement apaisé-e par le chant des oiseaux, leur laisser quelques miettes pour engager un début de relation, prendre la mesure du temps qui passe en apercevant au loin le clocher de l’église du quartier qui abrite les souvenirs des premières années de l’enfance, apercevoir de l’autre côté le beffroi de la ville où la vie se passe désormais, tirer un trait fictif de l’un à l’autre dans le ciel bleu de ce jour-là, essayer d’entrevoir l’avenir mais pas trop, risque de nuages!…

     Liberté perdue de ce temps perdu dans un espace qui n’existe plus!… Les rues-couloirs ont gagné du terrain. Les friches et les terrains vagues disponibles n’ont pas suffi à épuiser les projets immobiliers que les promoteurs et la municipalité avaient dans leurs cartons. Les faubourgs des communes voisines ont fini par renoncer à garder leurs distances. Les parcelles agricoles qui les séparaient autrefois de la ville se sont couvertes de lotissements ou d’immeubles d’habitation, les quartiers périphériques se sont rejoints. La pression foncière, en mitant la campagne, a peu à peu tissé une nouvelle ville tentaculaire autour de l’agglomération primitive absorbée par les nouveaux quartiers. Des constructions aussi hautes que le beffroi ont fait disparaître le signal emblématique de la ville dans la masse compacte des bâtiments. En se densifiant, la ville s’est épaissie mais a perdu de la verticalité. La mémoire ne reconnaît plus ni ses contours ni le paysage dans lequel elle s’insérait. Les champs ont disparu. Avec eux, les échappées visuelles possibles vers le clocher qui évoque les lieux des premiers souvenirs. La ligne de chemin de fer que suivait le chemin vert a été désaffectée. Plus personne ne marche le long de cette voie en espérant entendre le sifflement d’une locomotive qui annoncerait le passage d’un train de voyageurs. Sur le talus qui séparait le chemin vert d’un fossé, plus personne ne s’arrête pour regarder défiler les wagons de ce train imaginaire et tenter d’apercevoir les bustes à travers les vitres de leurs fenêtres…

     À vol d’oiseau, l’usine était située à quelques centaines de mètres seulement du centre-ville. Elle avait été remplacée par un supermarché. Deux ou trois SDF — on ne dit plus des clochards — étaient postés près des caddies emboîtés les uns dans les autres et proposaient leur aide pour en décrocher un. Il y avait du monde, mais ce n’était pas la foule des hypercentres commerciaux. Un haut-parleur faisait de la réclame pour des promotions et diffusait une musique sans doute formatée pour plaire à la majorité des client-e-s. Déambuler dans les allées n’était pas désagréable, mais devenait vite ennuyeux… Le vieil homme avait les yeux rêveurs et l’air un peu triste, semblait ici et ailleurs, prenait un produit dans un rayon et le remettait en place, recommençait le même manège avec un autre produit, faisait semblant de s’intéresser aux étiquettes, s’arrêtait de marcher sans raison, remuait les lèvres comme s’il parlait en silence, regardait vers le faux plafond, clignait des yeux en toussotant, prenait un mouchoir pour essuyer son visage, parcourait les allées plusieurs fois de suite comme s’il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait, partait enfin vers la caisse avec un paquet de pâtes ou un paquet de café, jetait encore un regard en arrière, saluait parfois quelqu’un de la main, le plus souvent un vieil homme comme lui, ses yeux s’embuaient, il ne voyait pas bien les pièces de son porte-monnaie (il lui en avait toujours manqué quelques-unes à cause des quelques centimes d’augmentation de son salaire horaire toujours refusés par le patron qui ne se trouvait jamais assez riche… il aurait tellement aimé que la famille ne manque de rien!), il revoyait défiler sa vie de travail (toutes ces années pendant lesquelles ses rêves s’étaient effilochés…), et ne pouvait s’empêcher, à chaque fois qu’il faisait les courses dans le supermarché, de visualiser l’ancien état des lieux — ses métiers à tisser entre les surgelés et les produits laitiers, le bureau du contremaître dix mètres plus loin à la place des fruits et légumes, la grille par laquelle arrivaient les nuages de vapeur pour humidifier le fil, fixée au-dessus des articles de vaisselle… — et d’entendre comme autrefois dans ce qui avait été son atelier le bruit assourdissant des fouets qui relançaient les navettes, resté gravé dans sa mémoire comme sur le sillon d’un disque qui tournerait sans jamais s’arrêter…

Je ne veux pas me souvenir

 

    Jean-François Dutour m’avait confié: « J’ai eu le temps de réfléchir, n’oublie pas que je suis un témoin direct, j’affirme… mon intuition intime… je suis persuadé que la clé du puzzle… Oui, il a cherché Walter. Walter n’est pas un personnage de fiction, il n’aurait pas pu mentir à ce point, inventer certains détails, avoir certains regards, certaines expressions… l’intuition du policier, quand même, ça existe!… Il a cherché Walter… C’est dans la logique de son personnage, de cet attachement puissant qui le faisait parler si souvent de Walter d’une voix qui… Il a cherché Walter et cela n’empêche pas… mais je n’en sais pas assez pour conclure…

     Jean-Francois… la dernière fois que je t’ai vu, chez mon père… Etes-vous vivants ? Vous reverrai-je un jour ?… Dans ce lieu où nous avons trouvé refuge, sommes-nous à ce point coupés du monde que nous ignorons tout du sort réservé au reste de l’humanité alors que vous-mêmes auriez surmonté le pire et tenteriez de nous retrouver? Xavier pense que nous avons découvert un petit Éden. Il se montre optimiste pour « l’avenir » de notre petite communauté et rêve d’en faire une société idéale… Les mots ont-ils encore un sens? Nous n’avons plus d’avenir, seulement un futur proche qui consiste à essayer de subvenir à nos besoins les plus élémentaires. La flore est abondante et riche en espèces nourricières. Nous retrouvons sans doute les gestes de nos très lointains ancêtres cueilleurs. Nous nous habituons déjà à cette nourriture simple et frugale qui nous permet d’économiser le stock providentiel de conserves qui assure notre survie actuelle, sa date de péremption nous laisse un délai de quelques années, nous espérons mettre ce laps de temps à profit pour nous lancer dans l’agriculture. Sylvain explore chaque pouce de terrain à la recherche de graines qu’il fait germer ensuite dans le jardin qu’il a entrepris de cultiver. Les lignes du paysage sont très douces et me font penser à la description faite par Martin au début de sa déposition, quand il évoquait presque avec tendresse ce petit village de l’Europe de l’Ouest qui fut l’écrin, sans doute, de ses dernières espérances en partage avec Walter, alors qu’ils se croyaient encore au début de leur grande aventure… Que sont-ils devenus? Et Sylvia, que Martin semblait chérir, n’était-elle qu’un personnage de fiction? Sont-ils réunis aujourd’hui dans ce mystérieux Etat auquel nous ramenait sans cesse le délire de Martin ou nos propres délires à son sujet? J’ai la sensation bizarre d’avoir été soustraite au continuum de l’Histoire humaine, comme si j’avais été propulsée avec mes compagnons d’infortune dans un monde parallèle, sous l’effet de dérèglements spatio-temporels qui auraient été déclenchés par les cataclysmes successifs qui ont frappé notre planète. Pourquoi chercher aujourd’hui à essayer de déchiffrer ce passé récent auquel nous n’avions rien compris? A quoi se raccrocher pour lutter contre la folie qui nous guette? Nous ne savons même pas comment nous avons pu échouer ici, dans cette base américaine désertée que nous sommes incapables de situer sur une carte. Marceau et Nicolas, qui étaient tous les deux des collaborateurs de Jean-Francois Dutour, spécialisés dans la prospection stratégique, sont enclins à déduire de leurs observations que nous serions probablement dans une zone de territoire qui jouxterait l’Alaska. Je me sens incapable de me remémorer cet enchaînement incroyable d’événements tous plus apocalyptiques les uns que les autres qui nous ont fait fuir à sauve-qui-peut dans la panique et le désordre le plus total. Je ne le peux pas. Je ne veux pas me souvenir de toutes ces scènes d’horreur entrevues dans les villes et sur les routes, auxquelles je ne sais comment j’ai pu moi-même échapper. Pendant combien de temps serons-nous à l’abri dans notre refuge actuel? Louis est heureux d’avoir trouvé un piano, il joue à tous ses moments perdus. Marceau et Nicolas retrouvent leurs réflexes de professionnels pour établir une stratégie de survie. Tous, nous essayons d’oublier l’inimaginable et l’impensable que nous venons pourtant de vivre. Les mots étaient ma raison d’être, mais ils n’ont plus de sens puisque le monde autour de nous, qui leur servait d’écrin ou qu’ils enchâssaient comme un bijou, s’est écroulé. Pourquoi avoir entrepris d’écrire ces lignes? Pourquoi continuer? De nouveau me viennent à l’esprit les mots de Martin, ceux qu’il avait écrits au début de son journal. Écrire serait un acte de résistance? Pour lui, je n’en doute pas, il avait l’étoffe d’un héros, comme il aurait dit de son ami Walter. En ce qui me concerne, j’ai bien peur que l’acte d’écrire ne soit qu’un divertissement pour tuer le temps, pour empêcher que l’angoisse ne me submerge. J’essaie seulement de résister à la folie.

 

 

Comme si nous avions des ailes

     Martin était grand, blond, beau, la trentaine environ. Plus que son physique de star qui le rendait presque irréel et inconsistant comme une belle image de papier glacé, son regard ne laissait pas indifférent et me fascinait. Il semblait fixer au-delà de son interlocuteur un horizon lointain connu de lui seul. Les réponses qu’il faisait aux questions posées étaient bizarres, ses propos paraissaient incohérents et dérapaient parfois dans des envolées poétiques qu’il accompagnait de gestes fiévreux. Plus tard, j’ai su qu’il avait entrepris d’écrire un journal. Il y consignait l’état de ses pensées et de ses doutes en lien avec la vie qu’il avait menée dans un pays mystérieux qui semblait sorti de son imagination. Jean-François Dutour était persuadé qu’il affabulait volontairement pour nous mener en bateau. Il se demandait en particulier qui était ce Walter dont il parlait si souvent. Le mystère dont Martin s’était, volontairement ou non, laissé auréoler avait fini par attirer sur lui la sympathie des foules, qui l’assimilaient sans doute à un héros hollywoodien. Pourtant, au début, l’affaire dite Martin était passée complètement inaperçue. A l’époque, nous n’avions aucune idée de ce qui nous attendait. L’affaire semblait sinon banale, du moins classique, avec les enjeux traditionnels de l’espionnage international. Walter n’était-il qu’un complice plutôt qu’un véritable ami? N’était-il pas plutôt un leurre pour égarer l’enquête? La police mexicaine avait fait un portrait-robot des deux hommes qui avait été transmis aux services secrets français car plusieurs de leurs contacts avaient attesté qu’ils communiquaient dans la langue de Molière. A l’époque, ils semblaient mêlés à un trafic de stupéfiants. On pensait qu’ils avaient des accointances avec la Mafia. Mais on avait perdu leur trace pendant plusieurs mois. Et quand Martin était réapparu à Buenos Aires, il était seul. On n’a plus jamais revu son compagnon. Pourquoi? On ne l’a jamais su, malgré toutes les hypothèses échafaudées.

Cinq avril 2040

     Commencer un journal est pour moi une forme de résistance… Peut-être une bouteille à la mer… Pour rien… Pour tout… Motivation semblable à celle des hommes préhistoriques qui laissaient l’empreinte de leurs mains sur les parois des cavernes, rituel profane ou sacré, je ne sais. Ecrire, même n’importe quoi, n’importe comment, n’est jamais anodin… Les mots aideront mon esprit à se structurer malgré lui… Et à résister… A toutes les formes de pression, douces, sournoises, menées d’une main de fer, dont je fais l’objet ici, dans un quartier de haute sécurité de la police française, depuis déjà plusieurs semaines… Je suis fou d’angoisse pour Walter… Ils ont pris tous mes objets personnels dont les trois photos que j’avais emportées de toi, douce Sylvia, et celle de nous deux enlacés derrière le petit arbre de vie que nous venions de planter avec l’aide de Walter, qui avait tenu à immortaliser la scène… Nous utilisions alors des mots dont nous ne connaissions pas la substance et nous accomplissions des gestes pour rire car nous étions nés du Mensonge… C’est ici, de ce côté du monde, que je l’ai compris, d’abord sans vouloir le croire, et puis brutalement, sans retour en arrière possible, hélas… Je me sens au coeur d’une affaire grave, qui me dépasse bien plus que tu ne pourrais l’imaginer. Le désir obscur qui nous avait poussés à quitter clandestinement le territoire de l’Etat, Walter et moi, comme si nous avions des ailes et en riant comme des enfants, est devenu un cauchemar dans lequel je m’enfonce non sans me débattre, mais le pire est peut-être à venir … Je veux apprendre de ton souvenir, Sylvia, la patience ou l’oubli de tout en attendant de te revoir un jour, je l’espère de toutes mes forces, car il faudra bien que cette folle histoire trouve son dénouement?… Une impression étrange progresse ou descend en moi comme ce rai de lumière à travers le vasistas aménagé en haut de ma cellule, à la limite du plafond, comme si rien d’autre n’avait d’importance, et que toute mon aptitude à aimer se laissait concentrer dans le cadre de cette petite ouverture qui laisse passer un rayon de soleil où valsent quelques grains de poussière…

     Martin écrivait l’essentiel de son journal en Français. Pourtant, ce n’était pas sa langue maternelle. Il parlait couramment plusieurs langues avec un accent indéfinissable, et la police avait découvert sur lui des documents écrits dans un idiome inconnu. Jean-François Dutour avait fait appel à des linguistes réputés pour le déchiffrer. Il s’agissait d’une sorte de langue-mère qui aurait pu être à l’origine de tous les systèmes linguistiques de la Terre. Mais les savants doutaient de son authenticité, ils pensaient que ce langage avait été créé de toutes pièces à une époque récente en prenant appui sur les travaux des chercheurs les plus avancés dans leur discipline.

     Martin était une sorte d’extra-terrestre. Il avait l’air d’un Martien débarqué sur terre contre sa volonté, ignorant tout de nous. Nous aurions dû apporter davantage de crédit à ses propos. Mais nous étions incapables d’imaginer… Quelle incroyable histoire ! Jean-François Dutour se méfiait, et avec lui toutes les huiles du contre-espionnage. Martin n’était à leurs yeux qu’un agent comme les autres, mais qui les dépassait tous dans l’art de se faire passer pour une autre personne et de raconter des histoires! On a suivi Martin dans sa cavale autour du monde. Recherchait-il vraiment Walter ? Walter était-il un nom de code ? Pour un espion de haut vol, il paraissait souvent d’une naïveté déconcertante. Il semblait ignorer complètement le fonctionnement de nos sociétés, la nature des régimes politiques, les systèmes médiatiques, la liberté d’expression. On pensait bêtement que c’était pour mieux nous égarer. Or, la suite des événements nous l’a montré, si Martin ne venait pas d’une autre planète, il venait vraisemblablement d’un autre monde dont personne, sans doute, n’avait soupçonné l’existence …

     La fouille de Martin n’avait pas été décisive. Quelques photos sentimentales banales, beaucoup de photos d’inconnus prises dans des endroits reconnaissables mais apparemment jamais dans son mystérieux pays sauf, sans doute, celle d’une femme, aucune photo de Walter, quelques billets écrits dans une langue bizarre qui était peut-être une sorte d’espéranto, rien de réellement compromettant, mais pas moins de quatre passeports dans les poches de son gilet de reporter, et cette espèce de carte d’identité loufoque: yeux clairs, cheveux clairs, taille élancée, visage harmonieux, signes distinctifs: aucun !… Il répétait toujours la même histoire. Pour échapper au piège tendu par la police mexicaine, Walter et lui avaient décidé de tenter leur chance séparément. Ensuite, Martin avait écumé tous les lieux de rendez-vous possibles… En Amérique du Sud, puis en Europe… Berlin, Paris, Rome, Genève, Londres, et puis à nouveau l’Amérique du Sud, et puis à nouveau l’Europe… Nos agents avaient eu pour mission de ne pas le lâcher d’une semelle. Leur manège avait mis en alerte plus d’un service secret ! Si seulement nous avions pu retrouver la pièce manquante, la clé du puzzle, juste un peu plus tôt, avant que… Enfin, vous savez bien… La planète était devenue folle! L’histoire de Martin et de son supposé ami Walter a rencontré la grande Histoire à un moment crucial. Leur histoire personnelle n’est peut-être pas le détonateur des événements qui ont suivi, mais elle est révélatrice de la confusion généralisée qui régnait à cette époque, et des conséquences incommensurables qu’avaient entraînées les grandes tragédies du XXè siècle, que le siècle suivant n’avait pas su complètement dépasser…

Belles images

     Qui es-tu, ô lecteur improbable auquel je m’adresse depuis le désert d’un monde englouti? Si tu me lis, c’est que nous n’avons pas été les seuls survivants? Si tu me lis, c’est que, donc, quelque part, bat encore aussi, ailleurs, le cœur d’un être humain?…

     Tous les matins et tous les soirs, sur un piano échoué je ne sais comment dans notre petite communauté, Louis joue quelques notes de Bach. « Que ma joie demeure  » ? Nous sommes en sursis. Pour combien de temps? Nous avons encore à notre disposition quelques ordinateurs, des batteries, des provisions de toutes sortes, pour un certain temps, un temps limité, compté, qu’il nous faut absolument mettre à profit pour nous réorganiser, pour organiser notre survie. Nous sommes comme des naufragés sur une île déserte, mais autour de nous, nul océan. Les terres que nous avons tenté d’explorer sont calcinées, ravagées. Nous n’avons pas pu nous aventurer très loin à la recherche de compagnons d’infortune car l’air devient vite irrespirable. Il est néanmoins vraisemblable que d’autres groupes de survivants aient trouvé comme nous un refuge provisoire. Il faudrait alors essayer d’assurer la jonction… Chacun de nous se découvre des ressources insoupçonnées qui se révèlent précieuses pour notre survie collective. La nourriture et l’eau sont évidemment notre priorité. Mais que faire quand la nuit est tombée et que l’angoisse empêche le sommeil? Ô lecteur improbable, j’entreprends ce récit pour que tu me tendes la main par-delà cette solitude radicale qui est désormais notre lot après les catastrophes sans nom qui ont peut-être signé la fin de notre civilisation…

     La paix que le monde avait connue après la chute du mur de Berlin avait paru définitive, bien que secouée de soubresauts dans les Balkans, mais à peine dix ans plus tard, les vents mauvais avaient recommencé à souffler et, tempête après tempête, nous avaient de nouveau menés implacablement au bord du gouffre. Si les historiens du futur (?) pouvaient avoir accès aux archives et aux journaux occidentaux de l’époque, ils seraient sans doute frappés d’étonnement en constatant l’état d’esprit inconséquent des contemporains. Ils s’interrogeraient aussi sur le fonctionnement des grands pays dits démocratiques de l’Europe et du continent américain, qui se sont révélés incapables d’enrayer les processus de déstabilisation politique qui les minaient de l’intérieur, et de faire face aux lourdes menaces environnementales qui avaient commencé de les affaiblir. Ah, si seulement?… Si seulement les regrets avaient un effet rédempteur, si seulement nos misérables et profonds regrets actuels de survivants pouvaient changer rétrospectivement le cours des choses?… Pourquoi se poser des questions inutiles puisqu’aujourd’hui il nous faut repartir de zéro, en commençant par le travail de la terre pour essayer de subvenir à nos besoins quand nous aurons épuisé les stocks de nourriture encore disponible? Vanité de l’esprit humain, inanité de nos vies…

     La Russie n’en finissait pas de vivre au temps de Boris Godounov, l’Occident surfait tout entier sur la Toile, l’Orient continuait de se déchirer dans des guerres de religion qui ne donnaient pas tort à Malraux, des catastrophes écologiques avaient commencé de ravager la planète, mais les écrans d’ordinateur et de télévision crachaient tous des images de paradis terrestre. Un serpent à l’apparence inoffensive tendait obligeamment à des humains jeunes et beaux les pommes concoctées par les multinationales toutes-puissantes qui possédaient les vitrines du monde entier. Les vieux, les malades, les miséreux, d’une certaine façon, n’existaient plus, ils ne figuraient jamais sur les belles images diffusées par les écrans, leur présence gênait, ils faisaient tache et se sentaient indésirables, on pensait vraisemblablement qu’ils feraient mieux de débarrasser le plancher… Les puissants n’avaient pas prévu qu’eux-mêmes ne parviendraient plus à se mettre à l’abri des pires fléaux, ni que les masses de laissés pour compte, les chômeurs et précaires de toutes sortes qui avaient grossi le nombre des misérables dans les pays dits riches, finiraient par se révolter et par faire vaciller l’ordre établi. Drôle d’Histoire… Qui ne dit jamais son nom quand elle se présente… On la croit toute petite, insignifiante, inoffensive, elle a l’air si touchante, si jeune, si belle, si amusante, oui, d’une certaine façon, à cette époque-là, on s’amusait beaucoup, enfin ceux qui le pouvaient, c’était, oserais-je dire, pour les plus privilégiés d’entre nous, une très belle époque… Ce qu’il y a de terrible, c’est que l’on n’est jamais quitte!… On a payé très cher pour des fautes qui, d’un certain point de vue, n’étaient que vénielles… Comment voulez-vous savoir à l’avance ce qui sera grave? Vivre, n’est-ce pas cela, au fond, qui est très grave? Nous n’avons rien vu venir car nous vivions dans l’insouciance de nos égoïsmes. Nous n’avons pas voulu voir, voilà notre faute impardonnable.

      

Fausses clartés

     J’étais loin de me douter… Je ne savais pas… Je ne savais rien. D’une certaine façon, j’étais comme tout le monde, sauf que… Cette rature sur le registre, ou plutôt ce gommage, cette surcharge d’encre blanche sous le libellé de mon nom… Oui, c’est comme cela que tout a commencé. Je ne pensais à rien, tout me paraissait normal dans ma vie, et puis tout à coup, ce rien, ce détail insignifiant comme le ver dans le fruit de mon imagination… J’ai commencé à m’interroger, à poser des questions aux autres. Walter, mon meilleur ami, me reprochait d’être devenu maniaque. Pour lui, tout était rigolade et bonheur de vivre. Pourquoi s’inquiéter? Et de quoi? C’était vrai que la vie pouvait paraître belle – maintenant je sais qu’il est possible de s’habituer à tout – mais soudain, là, sur le registre que j’avais dû consulter, cet accroc à la norme, cette boursouflure blanche qui paraissait cacher quelque chose sous les lettres noires qui composaient mon état civil, pourquoi? Et pourquoi moi? Je ressemblais tellement à tout le monde… J’étais comme le frère jumeau de Walter, en moins extraverti. Les marginaux n’existaient pas chez nous, l’originalité non plus, et c’est précisément ce qui me tracassait. Non, ne m’interrompez pas, le fil n’est pas très solide, vous savez… Du chantage? Les rôles seraient renversés? Mais c’est que je suis devenu malin! Je pourrais en profiter! Oui, messieurs, vous dépendez de ma mémoire, et du fil de la narration que je suis en train de vous faire avec mes pauvres moyens… Laissez-moi le temps, le temps de récupérer, de me remettre de tous ces chocs successifs… J’ai l’impression de rêver, je vais me réveiller en ayant tout oublié et je ne saurai pas que je suis redevenu amnésique…

     Jean-François Dutour accomplissait tranquillement son travail, en « pro ». Les cercles de qualité avaient introduit le concept du « zéro défaut » jusque dans les arcanes subtiles de la police secrète. La politique aussi frappait ses slogans au coin du syndrome de la perfection, à « zéro défaut » un écho répondait « immigration zéro »… Autrement dit, ça baignait. Même dans le sang. Les crises récurrentes, c’était comme les saisons. Le téléspectateur avalait ses corn flakes été comme hiver… Le risque, pour Jean-François Dutour, paraissait être seulement, si l’on peut dire après coup, que cette affaire dégénère en embrouille diplomatique. Il sauterait mais il y avait des fusibles bien plus gros que lui… En aucun cas… Sa vie professionnelle avait été jusque-là un sans-faute. Intelligence (au moins dans le cadre de ses fonctions), efficacité, un soupçon d’opportunisme, des succès couronnés par une carrière-éclair, à cinquante ans il était désormais le big boss, juste derrière les gros calibres politiques. Provocation diplomatique ou vaste canular? Martin avait l’air d’un grand gosse perdu… Maîtrise de l’espion au sommet de son art? Petit, gros gibier? Le faire parler, parler, la routine quoi, mais sans connaître l’enjeu. Jean-François Dutour jouait très gros, il ne savait pas à quel point…

     Quelques gouttes de soleil, une vapeur dorée, Walter est assis sur une pelouse, il éclate de rire, je ne vois plus que l’éclat de ses dents… Il se lève, me donne une grande claque dans le dos, m’entraîne dans son rire… Il vient de me confier une idée fabuleuse et nous planons au-dessus de la ville comme deux oiseaux migrateurs… Sans être différent des autres – puisque, je l’ai déjà dit, notre société était homogène – à mes yeux, Walter avait quelque chose en plus, une vitalité, un instinct, une allure, une façon à lui de se poser et parfois, sans doute, d’en imposer… Son ascendant sur moi était certain. Il me fascinait. C’était lui qui avait eu l’idée et, bien sûr, j’avais trouvé ça génial! La personnalité de Walter, d’ailleurs, avait été repérée par nos cadres. On l’avait déjà pressenti pour entrer dans la confrérie des grands officiers de l’Ordre. Walter… La dernière fois que je t’ai vu… Walter avait l’étoffe d’un chef mais c’était bien plus que ça… Soyez sympa, éteignez la lampe, ce filet de jour, là-haut, va filer et nous n’aurons pas vu la lumière du soleil faire valser les grains de poussière…

     Jolie jeune femme brune, un peu intello mais pas trop, Elsa gravitait dans le cercle des VIP, elle aimait ça. Études de lettres, journalisme, des entrées facilitées par un patronyme connu, la vie lui souriait, elle souriait à la vie. Parisienne, elle aimait rejoindre ses amis dans les bars branchés, faire la fête et, de sa vie, un objet qu’elle ambitionnait de réussir. A dix-sept heures, elle devait rencontrer Jean-François Dutour, un ami de son père. Il lui donnerait quelques informations précieuses au sujet d’une arrestation qui commençait à faire grand bruit. Sans doute une affaire d’espionnage. Elle abuserait de l’affection qu’il lui porte pour lui demander l’impossible, comme d’habitude. Elle espérait bien qu’il accepte de la laisser entrevoir le mystérieux prisonnier derrière le miroir sans tain de la pièce où il était interrogé.

     Une vapeur dorée comme un voile de soie posé sur les collines, sur les feuillages des arbres, sur les chaumes, sur la terre brune et rose des champs déjà labourés, sur le clocher pointu d’un petit village de l’Europe de l’Ouest, niché dans l’échancrure d’une vallée… Nous sommes encore ensemble, Walter et moi… Chaque goutte de lumière réfracte l’univers entier, nous sommes tout juste au début de nos grandes découvertes… Non, ne rallumez pas. Je préfère la pénombre à vos fausses clartés ! Si ça ne tenait qu’à moi… Si vous étiez d’accord… Je resterais au chaud dans ma rêverie pendant que vous rédigeriez vos rapports, puisque vous savez presque tout et moi, presque rien…

Récit en cours : Nous étions si fragiles…

Vanitas vanitatum !

(Récit en cours d’écriture)

     La situation n’était pas meilleure en Europe, et le désastre allait s’étendre aux pays émergents qui avaient réussi à décoller ainsi qu’aux pays les plus pauvres d’Afrique qui n’avaient pas besoin de cette ultime épreuve. Mais la fascination exercée par le spectacle de la misère au pays d’Hollywood était sans limite. Tous les rêves paraissaient s’écrouler en même temps que le rêve américain. On relisait Les Raisins de la colère, Le Bûcher des vanités, et les réseaux sociaux exhumaient des archives les vieux films que ces romans avaient inspirés. Ce n’était pas possible, on n’avait quand même pas régressé à ce stade!… Les journalistes et les intellectuels invités sur les plateaux de télévision de grande écoute rivalisaient de mauvaise foi et de bêtise. Leurs connaissances étaient superficielles, mais ils pouvaient bavarder avec beaucoup d’assurance pendant des heures, tandis que les politiques à bout de souffle reprenaient leurs analyses simplistes pour tenter de justifier leur action et d’expliquer l’inacceptable…

     Le piano de Louis 

     2064

 

La foule des Innocents

Page sombre

(Récit en cours d’écriture)

     La déroute du système financier s’accompagnait, hélas, comme toujours, de la destruction de tous les pans de la vie économique… et la foule des Innocents en payait le prix le plus élevé… Les journaux qui circulaient sur le web retransmettaient en direct les scènes de désespoir des familles qui se retrouvaient du jour au lendemain à la rue, avec, comme seul abri, les tentes que des associations de bienfaisance dressaient en toute hâte pour faire face à l’urgence humanitaire… La télé-réalité inventée à la fin du vingtième siècle inondait les écrans avec les séquences de vie filmées par des citoyens américains aux abois.

     Le piano de Louis 

     2064

La République en Marche arrière

Liste des reculs

2017

Juin/Juillet

Pouvoir :

  • Mise en place d’un mode de gouvernance monarchique avec un Président qui a les pleins pouvoirs et une majorité passive à l’Assemblée Nationale; convocation du Congrès de Versailles où seule compte la parole du Président…

Ecologie :

  • Abandon par l’Europe, à la demande de la France, de la Taxe sur les Transactions Financières, qui devait financer la lutte contre le réchauffement climatique.
  • Aval de la France pour un texte européen peu contraignant sur les perturbateurs endocriniens, en recul par rapport au projet qu’elle soutenait antérieurement.

Droits humains :

  • Réduction de l’aide au développement (climato-compatible…) des pays pauvres, alors que le PR se dit conscient (?!) que la lutte contre le terrorisme se joue aussi sur ce front!…
  • Distributions d’eau et de nourriture aux migrants interdites!!!

Retraités et fonctionnaires :

  • Gel du point d’indice des fonctionnaires et rétablissement du jour de carence (que les grandes entreprises ne pratiquent pas) en cas d’arrêt maladie.
  • Augmentation de 1,7% de la CSG accompagnée d’une baisse de 3,5% des cotisations salariales dans le secteur privé (le gain de pouvoir d’achat est d’autant plus important que le salaire est élevé!), mais sans compensation pour les fonctionnaires et les retraités, dont les revenus diminuent de facto.

Fiscalité :

  • Cantonnement de l’ISF aux seuls biens immobiliers (coût pour l’Etat: 4 milliards, mais gain de 2 milliards pour les 3000 ménages français les plus riches!).
  • Instauration d’un Prélèvement Forfaitaire Unique de 30% sur les valeurs mobilières (coût pour l’Etat: 3 milliards, mais gain de 1,3 milliard pour les 3000 ménages français les plus riches!).

Travail :

  • Novlangue: le « compte pénibilité » est rebaptisé compte de prévention mais se voit privé de 4 de ses piliers (contact avec les produits chimiques, charges lourdes, postures pénibles, vibrations…) et le départ en retraite anticipé ne sera possible qu’en cas de maladie professionnelle déclarée…

A suivre

La forteresse Europe

 

(Récit en cours d’écriture)

     La liste des nouveaux murs était longue. Certains étaient devenus quasi institutionnels, comme celui que les Etats-Unis avaient élevé à la frontière du Mexique pour empêcher l’immigration économique, ou celui que l’Etat d’Israël avait dressé pour isoler Gaza en enfermant les Palestiniens dans une sorte de ghetto. D’autres, plus aléatoires, étaient apparus en Europe au cours de l’année 2015, pour faire barrage aux réfugiés qui avaient commencé de fuir les guerres en confiant leur vie et leurs espoirs à des rafiots qui ne réussissaient pas tous à traverser la Méditerranée… Prise en tenaille entre ses accords de libre circulation et la volonté de la plupart des pays membres de repousser les immigrants, l’Europe tanguait entre la tolérance sur son territoire de quelques murs érigés par les pays les plus isolationnistes tels que la Hongrie, et la tentation de construire des remparts à ses frontières avancées, en déléguant à l’Italie et à la Grèce son pouvoir de fermer les portes de la forteresse. Pire, l’Europe s’était abaissée à financer la Turquie pour que celle-ci fasse le sale boulot à sa place, comme autrefois elle avait fermé les yeux sur les exactions du dictateur Kadhafi pour qu’il la protège de l’immigration sahélienne. Seule contre tous ou presque, la chancelière allemande Angela Merkel, qui avait passé la première moitié de sa vie derrière le rideau de fer, avait tenu bon la barre jusqu’en 2017, en refusant de mettre un terme à sa politique d’accueil. Mais la montée de la xénophobie eut raison d’elle. Contestée dans son propre camp, *elle ne sollicita pas de nouveau mandat après douze années d’exercice du pouvoir qui avaient laissé d’elle, même aux yeux de ses adversaires, l’image d’une femme politique honnête et modeste, incapable de trahir ses convictions les plus profondes…

     *Voir l’Avertissement en préambule à ce récit.

     Ecrit depuis l’avenir

     2064

Bénie par les dieux

    

      France appartenait à cette génération bénie par les dieux, née après la Seconde guerre mondiale, qui avait profité de la paix et de la prospérité  retrouvées en Europe. Puis la chute du mur de Berlin, en 1989, avait mis un terme à la guerre froide entre l’Union soviétique et l’Occident, faisant croire à certains que la fin de l’Histoire était advenue. Cette période, hélas, n’aura été qu’une parenthèse entre les massacres de masse du vingtième siècle et l’extinction finale de l’espèce humaine cent ans plus tard…

     Ecrit depuis l’avenir

     2064

Un état fantôme

     Ce pays existait-il vraiment? N’était-il qu’une émanation, un leurre imaginé par les services secrets d’une puissance étatique ou l’invention d’une organisation criminelle non gouvernementale pour nous déstabiliser?… Les soupçons s’étaient tournés vers certains pays de l’ancien bloc communiste ou des régimes autoritaires plus récents ayant la culture du secret et suffisamment puissants pour être dotés de structures de renseignement capables de déjouer celles des démocraties occidentales. La Chine avait le profil idéal puisqu’elle s’était illustrée à maintes reprises, sans jamais avoir été prise la main dans le sac, par des attaques de cyber-piratage contre les serveurs de pays de l’OCDE. Toutefois, et cette préférence était éminemment subjective, la typologie morphologique de Martin, blanc, blond aux yeux bleus, inclinait Jean-François à penser que les auteurs de la plaisanterie étaient russes. L’histoire des trente dernières années n’avait pas réussi à éliminer toute la méfiance qui existait encore entre l’Europe, les Etats-Unis et la Russie depuis l’annexion de la Crimée par cette dernière en 2014, le contentieux restait lourd. Mais nous avions beau nous creuser la tête, nous ne comprenions pas pourquoi une puissance étrangère se camouflerait derrière un état fantôme. La piste mafieuse paraissait plus sérieuse. Comme pour les criminels de droit commun, il fallait trouver le mobile capable d’unifier les morceaux du puzzle et d’expliquer ce qui nous semblait encore abracadabrant…

     Drôle d’Histoire

     2055

Les mots ont-ils encore un sens?

     Jean-Francois… la dernière fois que je t’ai vu, chez mon père… Etes-vous vivants ? Vous reverrai-je un jour ?… Dans ce lieu où nous avons trouvé refuge, sommes-nous à ce point coupés du monde que nous ignorons tout du sort réservé au reste de l’humanité alors que vous-mêmes auriez surmonté le pire et tenteriez de nous retrouver? Xavier pense que nous avons découvert un petit Éden. Il est très optimiste pour « l’avenir » de notre petite communauté. Les mots ont-ils encore un sens? Nous n’avons plus d’avenir, seulement un futur proche qui consiste à essayer de subvenir à nos besoins les plus élémentaires. La flore est abondante et riche en espèces nourricières. Nous retrouvons sans doute les gestes de nos très lointains ancêtres cueilleurs. Nous nous habituons déjà à cette nourriture simple et frugale qui nous permet d’économiser le stock providentiel de conserves qui assure notre survie actuelle, sa date de péremption nous laisse un délai de quelques années, nous espérons mettre ce laps de temps à profit pour nous lancer dans l’agriculture. Sylvain explore chaque pouce de terrain à la recherche de graines qu’il fait germer ensuite dans le jardin qu’il a entrepris de cultiver. Les lignes du paysage sont très douces et me font penser à la description faite par Martin au début de sa déposition, quand il évoquait presque avec tendresse ce petit village de l’Europe de l’Ouest qui fut l’écrin, sans doute, de ses dernières espérances en partage avec Walter, alors qu’ils se croyaient encore au début de leur grande aventure… Que sont-ils devenus? Et Sylvia, que Martin semblait chérir, n’était-elle qu’un personnage de fiction? Sont-ils réunis aujourd’hui dans ce mystérieux Etat auquel nous ramenait sans cesse le délire de Martin ou nos propres délires à son sujet?

     Drôle d’Histoire

     2055

Une carte d’identité loufoque

     La fouille de Martin n’avait pas été décisive. Quelques photos sentimentales, beaucoup de photos d’inconnus mais apparemment personne de son mystérieux pays sauf une femme, aucune photo de Walter, quelques billets écrits dans une langue bizarre qui était peut-être une sorte d’espéranto, rien de réellement compromettant, mais pas moins de quatre passeports dans les poches de son gilet de reporter, et cette espèce de carte d’identité loufoque: yeux clairs, cheveux clairs, taille élancée, visage harmonieux, signes distinctifs: aucun !… Il répétait toujours la même histoire. Pour échapper au piège tendu par la police mexicaine, Walter et lui avaient décidé de tenter leur chance séparément. Ensuite, Martin avait écumé tous les lieux de rendez-vous possibles… En Amérique du Sud, puis en Europe… Berlin, Paris, Rome, Genève, Londres, et puis à nouveau l’Amérique du Sud, et puis à nouveau l’Europe… Nos agents avaient eu pour mission de ne pas le lâcher d’une semelle. Leur manège avait mis en alerte plus d’un service secret ! Si seulement nous avions pu retrouver la pièce manquante, la clé du puzzle, juste un peu plus tôt, avant que… Enfin, vous savez bien… La planète était devenue folle! L’histoire de Martin et de son supposé ami Walter a rencontré la grande Histoire à un moment crucial. Leur histoire personnelle n’est peut-être pas le détonateur des événements qui ont suivi, mais elle est révélatrice de la confusion généralisée qui régnait à cette époque, et des conséquences incommensurables qu’avaient entraînées les grandes tragédies du XXè siècle, que le siècle suivant n’avait pas su complètement dépasser…

     Drôle d’Histoire

     2055

Si seulement…

(fiction en cours d’écriture)

     La paix que le monde avait connue après la chute du mur de Berlin avait paru définitive, bien que secouée de soubresauts dans les Balkans, mais à peine dix ans plus tard, les vents mauvais avaient recommencé à souffler et, tempête après tempête, nous avaient de nouveau menés implacablement au bord du gouffre. Si les historiens du futur (?) pouvaient avoir accès aux archives et aux journaux occidentaux de l’époque, ils seraient sans doute frappés d’étonnement en constatant l’état d’esprit inconséquent des contemporains. Ils s’interrogeraient aussi sur le fonctionnement des grands pays dits démocratiques de l’Europe et du continent américain, qui se sont révélés incapables d’enrayer les processus de déstabilisation politique qui les minaient de l’intérieur, et de faire face aux lourdes menaces environnementales qui avaient commencé de les affaiblir. J’ai fait partie de ces gens irresponsables. Ah, si seulement?… Si seulement les regrets avaient un effet rédempteur, si seulement nos misérables et profonds regrets actuels de survivants pouvaient changer rétrospectivement le cours des choses?… Pourquoi se poser des questions inutiles puisqu’aujourd’hui il nous faut repartir de zéro, en commençant par le travail de la terre pour essayer de subvenir à nos besoins quand nous aurons épuisé les stocks de nourriture encore disponible? Vanité de l’esprit humain, inanité de nos vies…

     Drôle d’Histoire

     2064

Non, ne rallumez pas.

     Jolie jeune femme brune, un peu intello mais pas trop, Elsa gravitait dans le cercle des VIP, elle aimait ça. Études de lettres, journalisme, des entrées facilitées par un patronyme connu, la vie lui souriait, elle souriait à la vie. Parisienne, elle aimait rejoindre ses amis dans les bars branchés, faire la fête et, de sa vie, un objet qu’elle ambitionnait de réussir. A dix-sept heures, elle devait rencontrer Jean-François Dutour, un ami de son père. Il lui donnerait quelques informations précieuses au sujet d’une arrestation qui commençait à faire grand bruit. Sans doute une affaire d’espionnage. Elle abuserait de l’affection qu’il lui porte pour lui demander l’impossible, comme d’habitude. Elle espérait bien qu’il accepte de la laisser entrevoir le mystérieux prisonnier derrière le miroir sans tain de la pièce où il était interrogé.

      Une vapeur dorée comme un voile de soie posé sur les collines, sur les feuillages des arbres, sur les chaumes, sur la terre brune et rose des champs déjà labourés, sur le clocher pointu d’un petit village de l’Europe de l’Ouest, niché dans l’échancrure d’une vallée… Nous sommes encore ensemble, Walter et moi… Chaque goutte de lumière réfracte l’univers entier, nous sommes tout juste au début de nos grandes découvertes… Non, ne rallumez pas. Je préfère la pénombre à vos fausses clartés ! Si ça ne tenait qu’à moi… Si vous étiez d’accord… Je resterais au chaud dans ma rêverie pendant que vous rédigeriez vos rapports, puisque vous savez presque tout et moi, presque rien…

Drôle d’Histoire

Les Cosaques des frontières (reprise)

Chronique de la crise

Chronique de la crise.