se perdre

Tempo

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     Les mots flottent dans l’air tiède et léger, leur sens n’a plus aucune importance, les paroles prononcées s’envolent comme des papillons, la conversation se poursuit hors sol, les voix tendent des fils, elle se sent funambule… Le train filera à toute vitesse, le passé défilera, il faudra recomposer, choisir les bonnes séquences, monter le film, faire le deuil de ce qui n’est plus, se débarrasser des rushes… jeter le film?!!!… Elles sont rentrées, la pièce est jolie, pimpante, lumineuse, murs et plafond blancs, fauteuils et rideaux jaunes, l’amie est gaie, volubile, la maison est encore en chantier, comme la vie, jamais stabilisée, toujours plus ou moins fissurée… Le regard suit une lézarde, remonte vers le plafond, s’égare dans les motifs d’une frise, s’inquiète d’une tache, redescend vers le cône de lumière d’un abat-jour, se réjouit de la profusion d’une gerbe de fleurs, admire la forme généreuse d’un vase, cueille un bouquet de ce qu’il voit, l’offre à la vie qui va… L’oreille perçoit un bruit léger mais insistant, répétitif, une sorte de cliquetis, l’amie se désole en désignant de petits amas de fine sciure, une colonie de termites se nourrit des caissons du plafond, elle les détruira, traitera le bois, changera les planches, en viendra à bout, gagnera la bataille, ne se laissera pas abattre, ici, la vie est si belle, ici, on entend chanter les cigales, ici, on respire le parfum de la liberté en marchant dans les champs de lavande, ici, on vit en permanence dans la lumière!… Ici n’est pas là-bas, là-bas n’est pas ici, mais la vie va là-bas comme ici, la si do fa… L’attention se focalise sur le grésillement des petits coups répétés des insectes xylophages qui frappent le bois comme les lames d’un xylophone ou une cymbale… le crépitement se mêle aux voix et les enserre dans une résille en martelant son message universel de démolition-transformation-recomposition… si rien ne se perd, tout change et redevient poussière, de petits copeaux de bois, de la fine sciure, de minuscules bouts de films, voilà ce qu’il reste d’une solide charpente ou de toute une vie… Les petits coups rapides qui perforent le bois répondent en écho à la vibration primordiale, à l’oscillation perpétuelle qui agite la matière… l’onde se propage à l’infini, immense vague qui se déroule dans les flux et les reflux d’une marée incompréhensible!… un même battement de métronome règle la pulsation de tout l’Univers, ici, maintenant, là-bas, autrefois, bientôt, toujours, éternellement… petits coups secs, rythme binaire, démolition, disparition…

Angles de vue

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Quel était le motif de la toile cirée quand, pour la première fois, l’enfant avait posé sur la table un cahier et des crayons? Couleurs ternies et fleurs fanées de toiles usées superposées dans la mémoire, strates de souvenirs et formatage rectangulaire de tout ce qui se voit-lit-s’écrit dans les écrans-livres-cahiers, jeux de miroir, réfléchissement, réflexion-réfraction à l’infini de l’infiniment petit-grand à l’infiniment grand-petit, zoom dans un sens, zoom inversé, quel était mon angle de vision à ce moment où, pour la première fois de ma vie, je posais le rectangle d’un cahier sur le rectangle d’une table?… Souvenir de l’effet de loupe d’un « quart de pouce » posé sur la trame d’un tissu pour en compter les fils et vérifier la densité, fascination pour ce petit objet de cuivre pas plus gros qu’un dé lorsqu’il était replié, immersion dans l’univers de l’optique appliquée aux fils ténus de l’histoire d’une toile, ce rien ou cette illusion qui ne tient qu’à un fil?… Jeter sur l’écran du monde le dé d’un « quart de pouce » pour regarder ce qu’il trame à la loupe, observer les lignes-fils qui tirent des bords de chaque côté, essayer de discerner les motifs, espérer découvrir le mystère de leur tissage, tourner les pages et les plis, fouiller dans les replis, croiser les doigts comme on croise les fils, penser à regarder de loin la composition de l’ensemble, bouger devant l’écran du monde ou de la toile comme une ombre chinoise, aimer cette duplication du moindre geste, craindre toutefois la disparition de l’image et de son ombre, avoir envie de renouer les fils disjoints, essayer de relancer la navette des bobines pour créer un pont entre le bord reculé du passé et le bord avancé du présent, manquer de force et d’agilité, perdre les pédales, oublier le motif du début, se perdre dans un trou d’aiguille, glisser dans un couloir de l’espace-temps, tomber à la renverse, en débouchant sur l’envers du décor, comme Alice au pays des merveilles?…

Impasses

Elle irait donc à Berlin, dans cette ville coupée en son milieu, aux deux parties, aux deux visages qui s’ignorent. Elle en sillonnerait toutes les artères, toutes les avenues, les moindres rues et venelles de sa moitié occidentale, et se perdrait dans les quartiers immenses ou les recoins obscurs, ne laissant rien au hasard, ratissant, passant au peigne fin ce vaste territoire dont elle aurait l’illusion de prendre peu à peu possession jusqu’à ce que la vérité éclate comme une bulle, à chaque fin de parcours, lorsqu’elle se heurterait au mur, à cette frontière infranchissable sous peine de mort, à ce rideau de plomb qui recouvrait comme un linceul la ville orientale. Elle flânerait dans le Tiergarten, longerait les rives du Landwehrkanal jusqu’à l’Ile des Ecluses, se reposerait des longues marches de la journée en admirant le couchant sur les étangs de Neuer See, étendue dans le creux d’un sentier buissonneux où l’ombre se jouerait de la lumière comme le rêve de la réalité, loin de la foule qui se presserait dans la StraBe des 17. Juni mais qui s’arrêterait net, docile, inconsciente de son pouvoir, devant la porte muette de Brandebourg…

L’avenir improbable

Rixilement

Webassociation des auteurs

     « C’est désor­mais devenu un rendez-​vous impor­tant pour toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à l’écriture web. Le der­nier ven­dredi du mois, nous nous retrou­vons pour pro­po­ser, sur nos blogs res­pec­tifs, la lec­ture d’un auteur publiant en ligne. Depuis la créa­tion de la webasso, ce sont plus d’une cen­taine d’auteurs contem­po­rains dont nous avons dis­sé­miné les textes (voir ici l’index et la Revue disséminée). »

***

     Clotilde Daubert, connue sous le pseudonyme de Rixile, vit au bord de la Garonne. A étudié la musique, joué du piano, observé le silence, appris à lire, écrire et chanter aux jeunes enfants. Est formatrice d’enseignants. Chante. Dirige un chœur, puis deux chœurs. Chante et fait chanter. Accompagne l’Ensemble Baroque de Toulouse. Chante et écrit. De la musique et des mots. Dans son blog. Dit sa vie de femme. Journal et fiction se mêlent avec la joie et la tristesse. Poésie avant tout.
     Sur Twitter : @Rixilement
     Blog sur tumblr : http://rixilement.tumblr.com/
    Rixilement: les mots de Clotilde s’écoutent en silence, au seuil de l’invisible et de l’ineffable. Ils se glissent jusqu’à l’oreille et font sonner les voyelles en jouant une musique si belle que l’amertume du monde en est aussitôt adoucie. Les trois textes ci-dessous, publiés récemment, sont comme des variations musicales autour de ses thèmes de prédilection, essentiellement l’autre et la vie, toute simple, les éléments naturels en général en lien avec les vicissitudes de l’existence, la tristesse et la joie, l’immense du ciel et de l’océan…

     M’apprendras-tu ?

M’apprendras-tu à écrire la mer et le jardin, la forêt, les falaises, la pluie qui sourit, le saule qui danse au vent, l’oiseau qui chante en passant ?
M’apprendras-tu à écrire les jours heureux, lorsque le souvenir rejoindra le ciel, lorsque le sentier se perdra en nous ?
M’apprendras-tu à écrire la vie paisible de l’herbe, le baiser des étoiles, la joie des nuages ?
M’apprendras-tu à écrire la bouche qui enchante et les mains qui caressent ?
M’apprendras-tu à écrire loin des tourments quand les guerres seront finies ?
M’apprendras-tu à écrire la montagne et l’océan quand ils se rejoindront ?
M’apprendras-tu à écrire le vent qui sème et le blé qui chante ?
M’apprendras-tu à écrire la pluie du soir et la nuit de la lune ?
M’apprendras-tu à écrire la table dans le jardin ?
M’apprendras-tu à écrire dans l’à côté de toi ?
M’apprendras-tu à écrire la vie avec du ciel ?
M’apprendras-tu à écrire la vie ?
M’apprendras-tu à écrire ?
M’apprendras-tu ?

*

     Episode

     Tu le pressentais. Tu voulais l’éviter, prendre un autre chemin, détourner le regard, courir en sens inverse. Il te faudra pourtant le regarder en face, l’affronter, dépasser le seuil de claquage, avant de pouvoir t’en détacher et comprendre ses bonnes raisons. L’orage a toujours de bonnes raisons de gronder. En toute saison, selon le cisaillement du vent, au sommet des nuages, lorsque les cristaux de glace viennent à se former. Toi, tu sens les conditions se présenter. Tu pressens les courants ascendants qui refroidissent l’air et la force des vents. Mais tu ne peux rien faire. Comme toute chose, il te faudra accueillir l’orage, accepter les rafales. Tu logeras sous une voûte sans écho. Tu penseras aux grandes plaines américaines. Tu rêveras des prairies canadiennes. Tu verras se déclencher un front comme un creux dans le baromètre. Les masses s’accumuleront. Les rivières se gonfleront des pluies engendrées. Nul ne sait la durée de l’épisode. Quand l’orage se dissipera, tu retourneras dans une zone plus fraîche. Tu retrouveras le silence. La dépression laissera des traces sur l’horizon. En toi, une marque restera. Doucement, elle creusera tes sillons, s’étendra le long d’une ligne de grain. Alors tu regagneras la cabane. Tu écouteras la petite musique de la pluie sur le toit. Et tu t’endormiras.

*

     Dans l’ombre des pierres

     Rixile

     Je suis assis sur un banc, dans l’ombre de la façade. Au-delà des falaises, sous la pluie d’un bois tendre, je vois le souvenir. Je grimpe à l’arbre dans l’ombre du feuillage. J’entends la voix de la femme qui prendra corps. J’admire le fleuve en long, miroir de la vie qui danse. Je lève la tête vers les nuages entrelacés. Le ciel se rapproche, à l’orée de la ville. Je raconte aux pierres la patience. Je leur révèle la douceur des chuchotements de la nuit. Je regarde la mer au loin. Je l’entends qui gronde. Elle me demande de donner mes épaules à la femme. Je lui annonce que j’en ferai une écharpe et la lui offrirai. Je suis assis sur un banc. Dans l’ombre de mes mains, un petit oiseau aux plumes de pierre.

     Ils sont l’homme et la femme dans l’ombre des pierres, dans le creux taillé pour eux, dans le regard qu’ils posent l’un sur l’autre, dans les visages qui affleurent et le baiser qu’ils ne se donnent pas. Ils sont dans les mains que les lignes dessinent, dans la jeunesse qui s’efface, dans les fêlures qui laissent des traces, dans l’indifférence des hommes qui passent. Le vent les a fatigués, dans un sempiternel jamais. Ils sont l’homme et la femme de nos façades que la pluie a délavées, ils sont les fenêtres sur les futurs incertains. Ils sont lovés dans la pierre, dans la patience infinie, dans les pleins et les déliés que les hommes ont gravés, nichés dans le cercle tracé. L’homme et la femme ne se perdront pas, ils ne prendront pas une ride, ils resteront nez à nez, ensemble, dans les vies qui défilent.

Clotilde Daubert

Dissémination du vendredi 30 octobre 2015

Résolution

Elle assumerait un devoir de solidarité posthume. Il n’était plus question de « se tirer », de s’en tirer toute seule, de s’enterrer, de se perdre au sens propre du terme dans la petite ou moyenne bourgeoisie des mandarins dont, de toutes façons, il lui manquerait toujours la plupart des codes secrets… Elle se trouvait une nouvelle fois, à ce moment précis de sa vie, à une sorte d’intersection gardée par le même poste de douane, mais vide, inoccupé. Le passage, pour la première fois peut-être, paraissait libre. Elle avait rassemblé les annales éparpillées sur le banc. Elle les avait glissées à nouveau sous un pan du ciré noir acheté à Edimbourg. Elle prendrait peut-être un train de nuit ou ferait du stop, elle verrait au dernier moment. Il fallait qu’elle rende ces annales au libraire de la rue Royale puisqu’elle ne les utiliserait pas avant son retour de Berlin, si tant est qu’elle revînt en France. Elle se devait d’essayer de retrouver Stéphane, de fouler les sols qu’il avait parcourus. Pour savoir. Pour comprendre un peu. Pour devenir actrice, peut-être, comme lui, d’une révolution nécessaire, au lieu de panser les plaies toujours renouvelées d’un système pervers. Cette longue méditation sous la verrière parvenait à son terme. Elle s’arracherait à ce banc aussi lourd que le ciel plombé au-dessus de la voûte de verre. Elle s’extirperait de cette poche de relatif bien-être où paraissaient pouvoir être réunifiés les deux fragments de temps de sa mémoire cassée. Car elle n’avait pas d’autre choix que de répondre à l’appel lancinant des absents. Elle mettrait ses pas dans leurs traces étranges sur les routes d’un passé incertain. Elle tâcherait de recoller dans cette ville fracturée les morceaux de sa personnalité émiettée, de construire ou de reconstruire une histoire neuve. Elle rachèterait ses erreurs et ses errements, superposerait les sédiments du souvenir au-dessus de l’oubli, dégagerait un champ de fouilles pour y relever les fondations anciennes, utiliserait des matériaux souples et légers pour protéger le souffle de la vie. Elle rendrait donc les annales au libraire étonné. Sous la pluie devenue fine comme un voile de soie, elle ferait en sens inverse le chemin du matin. A la boulangerie de la ZUP, elle achèterait des viennoiseries pour les enfants de sa voisine qu’elle attendrait comme d’habitude à la sortie de l’école. Sur le palier, Monique aurait l’air fatigué. Elle lui annoncerait son départ et celle-ci aurait l’air encore plus fatigué. Etait-il possible de ne jamais se sentir en porte-à-faux?

L’avenir improbable