négatif

Main de fer dans un gant de velours

Nous étions si fragiles…

    Marion Maréchal-Le Pen avait eu l’habileté de ne pas donner suite au projet macronien d’interdire toutes les manifestations de rue contre lequel s’était insurgée, dans un sursaut républicain, l’opinion publique unanime. Elle se démarquait ainsi de l’image négative laissée par sa tante, et donnait le sentiment que le Rassemblement National n’était, somme toute, pas plus à craindre que les partis qui se prétendaient progressistes, centristes ou républicains. Comme les politiques menées sur les questions identitaires et migratoires étaient depuis longtemps plus dures et intransigeantes les unes que les autres, la nouvelle Présidente se fondait dans un paysage qui lui était plutôt favorable. Sa politique sociale relativement bienveillante tranchait même avec les années Wauquiez et Macron. Elle avait d’emblée mené une politique économique protectionniste qui avait remporté quelques succès (le chômage baissait, les recettes de l’Etat étaient meilleures grâce à la rentrée de nouveaux impôts et de nouvelles cotisations) sur lesquels elle comptait s’appuyer pour assurer sa réélection en 2042. Main de fer dans un gant de velours, elle avançait ses pions tranquillement, dans un pays qui paraissait apaisé.

DIFFRACTION

Atelier d’été Tiers Livre 2019

     Trains en gare files de wagons rangées de fenêtres où se penchent les voyageurs suites d’images brouillées par la vitesse la vie défile les jours se traversent comme le paysage et la nuit veilleur où en est la nuit la nuit dense la nuit profonde quand le voyage doit durer jusqu’au bout de la nuit et que de faibles lueurs renseignent le guetteur sur l’arrivée du jour fermer les yeux voir en soi des soleils se laisser emporter par le souffle de la locomotive toute puissante sursauter à chaque coup de sifflet déchirant au moment d’une arrivée en gare où en est le voyage est-ce ici qu’il faut descendre le paysage défile mais le voyageur ignore où il se trouve peut-être ici mais peut-être là comment savoir à qui demander à quel contrôleur à quel cinéaste qui est l’auteur du scénario les fenêtres du wagon se suivent comme sur la pellicule d’un film le voyageur se voit en négatif sans doute au terminus dans une grande salle de projection sans doute a-t-on le droit de visionner la totalité du film en technicolor et en trois dimensions et des scènes de vie éparses sans lien entre elles sont alors restituées peut-être même restaurées comme on le dit d’une pellicule abîmée des scènes ratées du passé se trouveraient ainsi remplacées par des scènes réussies le voyageur rêve le voyageur revoit les moments de sa vie mis en scène comme dans un film il se voit acteur sur un grand écran blanc qui se barbouille de lumière derrière les projecteurs derrière une fenêtre derrière les rideaux d’une fenêtre il regarde tomber la pluie ou la neige il est dans une chambre ou dans un grenier il ne fait que regarder lui l’acteur du film il regarde comme un simple spectateur sans doute est-ce la raison d’être de sa vie regarder contempler consigner à défaut de co-signer le scénario n’est pas de lui tout au plus essaie-t-il de changer une virgule une image un son le regard qui le relie aux gens aux choses est sans doute le fil directeur de sa vie aussi loin qu’il se souvienne les souvenirs apparaissent toujours à travers une vitre son regard traverse les vitres comme pour atteindre un point obscur à travers déjà les vitres de l’étroite fenêtre de la petite maison de briques qui abritait son enfance à travers aussi les lucarnes des chambres meublées de sa première vie d’adulte il n’a pas cessé de contempler la nuit le front collé aux carreaux de suivre des yeux la cavalcade des nuages éclairés par la lune se demandant alors qu’il n’en était qu’à l’aube de sa vie si la fin de la nuit si la fin du voyage était pour bientôt il se souvient qu’il rêvait de trains en gare ou de voyages en train il s’agissait peut-être de cauchemars de l’autre côté de la vitre ou de la vie une silhouette qu’il reconnaissait être la sienne était condamnée à une immobilité perpétuelle de voyageur éternel debout dans le couloir d’un wagon ou assis sur une banquette séparé de la nuit par l’écran d’une vitre qui projetait le reflet de son visage dans la nuit la nuit la nuit la nuit

14 fois vers le même objet

   Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

1

     J’ai devant les yeux un objet absent imaginaire de forme rectangulaire… comme si la mémoire, comme si la ré-présentation était impossible… et pourtant, dans ce cadre rectangulaire inexistant ou abstrait ou virtuel, scintillent comme des appels d’air, des appels à l’écriture…

2

     L’objet absent, ce rectangle… rectangle blanc de la tablette où s’inscrit le noir de l’écriture… mes velléités d’écriture s’inscrivent en négatif dans le cadre rectangulaire d’un objet réel, une tablette numérique, qui me renvoie le souvenir des ardoises disparues de mon enfance, dont le fond noir recevait les signes blancs que je traçais à la craie…

3

     Le printemps qui revient n’est jamais le même, l’enfance révolue a disparu, les jours anciens ne reviendront pas… mon temps, le temps humain, n’est pas cyclique… sur mon ardoise imaginaire, je vois une flèche blanche… curseur du temps… comme au cinéma, j’aperçois déjà le clap de FIN…

4

     Les lignes de l’écriture s’enroulent et se déroulent, s’effacent ou se gravent à l’encre virtuelle sur l’écran blanc de la tablette… tentent de se faufiler entre les fils emmêlés des lourds écheveaux de souvenirs… fragments de mémoire agglutinés dans l’épaisseur du temps… où l’étoupe étouffe les mots avant qu’ils ne parviennent à se former à la surface…

5

     De tous les objets anciens que j’ai tenus entre les mains, il ne me reste donc que cette matrice… la forme idéale d’un rectangle, mère des réminiscences venues du plus lointain de mon passé… forme de mes cahiers d’écolière et de mon premier livre de lecture, des premières cartes à jouer, des premières images… forme de la toile cirée qui recouvrait la table familiale… je savais qu’elle était superposée aux plus anciennes et que leur épaisseur retenait dans ses strates la mémoire de notre histoire… plus tard, sous l’effet d’un élargissement sidérant du monde qui s’ouvrait à moi mais que je ne pouvais plus contenir dans l’espace restreint de mes mains écartées, forme de l’écran des trois cinémas de la ville où mes parents m’emmenaient parfois voir des films qui n’étaient pas de mon âge…

6

     Comme au cinéma, ma tablette, cette ardoise magique, laisse apparaître ou disparaître les mots, les sons et les images… sur l’écran scintillant, je vois ou j’imagine le présent absent et le passé présent… le temps recomposé… ma vie décomposée…

7

     Le monde se recréait à la pointe des plumes Sergent-Major crissant sur le papier mat des cahiers de brouillon, ou glissant sur le papier brillant des beaux cahiers du jour qui recevaient nos chefs-d’œuvre… le monde continue de s’écrire à la pointe extrême de l’instant, sous la pression de nos doigts qui tapotent désormais les touches virtuelles de claviers représentés par une image…

8

     Imaginer chaque impact de nos stylos sur le papier, chaque point de contact de nos doigts sur les claviers, impulsant un rayonnement électrique qui serait à l’origine d’une formation étoilée, très loin, par-delà les galaxies visibles… penser aux pans de vie engloutis dans les trous noirs de la mémoire… entre les espaces blancs de l’écriture tournoient des univers perdus…

9

     Plages, pages d’écriture… le cadre reste rectangulaire, mais, aujourd’hui, il n’existe plus de limite au bas de la page… le bord n’est qu’apparent… l’écriture s’enfonce à l’infini vers les abysses… si le fond de la piscine n’est jamais atteint, il est toutefois possible, en cliquant sur la barre qui balise l’espace vertical illimité de la page, de remonter vers les hauteurs…

10

     Penchée sur la page  toujours neuve, je passe le plus clair de mon temps à en scruter la surface, guettant les surgissements imprévisibles des lettres… la page est comme le lac dans lequel, enfant, j’ai failli me noyer… sa substance est trompeuse, l’appui n’est pas solide…

11

     La page est un étrange objet… l’étrangeté de la page est démultipliée par la tablette numérique… légère, elle ne pèse pas dans le creux de mon corps qui l’accueille… et il est rassurant d’appuyer les doigts au repos sur les bords de son cadre… aussi plate que les ardoises de mon enfance, son format l’apparente aux fins cahiers qui ont reçu mes premiers essais d’écriture…

12

     Pouvoir de l’encre sur la page blanche, quand je voyais mes premières phrases avancer sur la page comme des vagues, avec le sentiment quasi religieux d’assister à la création du monde… pouvoir démultiplié de la tablette qui ajoute à l’écriture  les couleurs et les formes des images, leurs mouvements, la musique des sons et des voix…

13

     La page promettait déjà l’universel et l’éternel… elle attirait vers elle en les transformant en lignes d’écriture  les ficelles des marionnettes ligotées à l’intérieur de nous, et propulsait nos véritables personnes à la lumière…

14

     Les lignes d’écriture se continuent aujourd’hui du même geste, augmenté des pouvoirs de la tablette… les pages virtuelles se déroulent comme un papyrus ou de vieux parchemins dans le cadre rectangulaire de l’écran numérique… le haut et le bas qui autrefois se touchaient dans le rouleau refermé se rejoignent aujourd’hui d’un seul clic sur une commande de permutation qui permet le retour instantané vers le premier ou le dernier mot, l’alpha ou l’oméga… la page virtuelle est un esquif dans l’océan du web… elle est portée par des vagues de liens connectés à l’immense du monde… sa surface est agitée par la houle de ces mêmes liens qu’elle porte autant qu’ils la portent… ma tablette interconnectée fait de moi un être de réseau… dans l’eau glissante que ses bords encadrent…

La danse infiniment légère et complexe de tes pas

Isabelle Pariente-Butterlin

Le rythme de ton pas

 

Plus tard, dans la soirée, j’ai senti, au rythme de ton pas, la très légère et très sûre crispation de ta fatigue.

La journée se passe dans la danse infiniment légère et complexe de tes pas, dont je ne suis pas tout à fait sûre qu’ils soient posés très exactement sur le sol. Tes trajets dans l’espace tiennent de ceux des oiseaux. Je croise et recroise ton regard, et la ligne presque droite et presque rationnelle, du moins autant qu’il m’est possible, la ligne que je trace sur le sol, pour aller d’un point à un autre, entrecroise les arabesques de tes passages et de tes jeux, et parfois même, tu me ferais presque trébucher, ce qui occasionne mes protestations et tes rires dont les lignes elles aussi se mêlent et s’entremêlent.
Je ne peux que constater la désinvolture splendide de tes pas, et leur insouciance joyeuses, tant elles me sont l’une et l’autre devenues étranges et lointaines ; il ne me reste qu’à me souvenir, autant qu’il m’est possible, non de leur saveur, je crois que je l’ai oubliée, je crois que j’ai presque entièrement oubliée, mais de ces moments où elles étaient miennes. Comme si, d’un ancien portrait, je ne détenais que le négatif : la pesanteur de mes pas sur le sol.

Pourquoi faut-il que je les ai l’une et l’autre oubliées ?

Je te regarde passer dans un envol qui est presque celui des oiseaux. Il ne lui manque que la verticalité, certes, mais tes mouvements et leurs courbes sont des gestes des oiseaux. Je te regarde, quand tu oublies que mon regard est posé sur toi, et tu les dessines sur le sol comme leur vol les inscrit dans l’espace qui s’ouvre à eux.
Je devine à te voir, à voir les courbes de tes pas, à déceler leurs accélérations, leurs arrêts brusques, leurs modulations, qui font de ta marche une danse, je devine que, pour toi seule, l’espace est plein et dense. Je devine ta manière de l’habiter et de le traverser et d’y inscrire l’affirmation de ta présence.

Pendant que la mienne ne fait que passer.

Je te regarde dans le monde et cela suffit à toute grâce. Tu joues des lignes de force de ces espaces, tu joues des bordures des allées, des axes de la ville, des parallèles au rivage, tu joues de toutes ces indications, et tu les déjoues, dans les éclaboussures des fontaines, dans les éclats de rire que tu éparpilles sur ton passage. Il me suffit de m’asseoir et de te regarder passer. Ton passage est une grâce. Il a la grâce de la danse et de l’envol. Il me console de toutes les pesanteurs de ce monde. Et même, il me consolerait de la mienne propre.

Et puis parfois, la courbe de tes épaules retombe un peu. Ta tête penche sur le côté, et certes, tu continues de courir et de danser sur le monde, mais aux très légères saccades, à ce qu’elles ont d’inhabituelles, je comprends qu’il est temps de rentrer et de te laisser reposer ta fatigue dans le creux calme de la nuit.

 

Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 16 avril 2012.