bibliothèque

Le monde de Martens

Nous étions si fragiles…

    Martens disait venir d’un monde où tout était lisse… Au fil de nos conversations, en réunissant les bribes d’informations qu’il me livrait, je m’efforçais de reconstituer cet univers bizarre dont il ne parlait qu’avec réticence. Personne n’y était laid, personne n’y était pauvre. Les magasins de Callipole étaient toujours approvisionnés, mais le commerce du luxe n’existait pas. Il n’y avait pas non plus de librairies ni de bibliothèques. Quelques livres numériques étaient disponibles gratuitement sur un site officiel et un journal unique, gratuit lui aussi, était distribué quotidiennement à tous les habitants, dans des messageries virtuelles qui leur étaient attribuées dès la naissance avec un numéro de code qui servait à l’identification des personnes en toutes circonstances, jusqu’à la mort. Celle-ci était présentée comme un passage initiatique, permettant d’accéder à des formes de vie dites supérieures. L’Etat était à l’origine d’une pensée métaphysique et philosophique sommaire dont l’objectif était d’apporter des réponses rassurantes aux interrogations et aux frustrations inévitables de la population, maintenue dans l’ignorance des humanités encore enseignées dans notre monde, et dont Martens paraissait s’abreuver depuis qu’il avait accès à nos bases de données… Dans les écoles de ce pays improbable, on apprenait selon Martens une langue et une culture dites «essentielles». Les enfants n’étaient ni notés ni classés. Ceux qui continueraient leurs études dans les institutions formant l’élite administrative étaient sélectionnés sur des critères de personnalité par des responsables éducatifs qui passaient dans les classes de façon aléatoire. Un corps d’élite scientifique recruté et formé dans une unité spéciale au fonctionnement secret était placé sous l’autorité directe du Chef de l’Etat. En tant que Chef suprême du maintien de l’Ordre, celui-ci arbitrait tous les dossiers sensibles ne relevant pas de la routine…

Paradis perdu

    Martens a rejoint notre humanité au moment où celle-ci allait périr… Triste fin de l’Histoire, que personne n’imaginait ainsi. Martens possédait un secret que nous emporterons avec nous dans les ténèbres. Se pourrait-il que son mystérieux pays soit resté indemne ? Les habitants de cette enclave préservée seraient les héritiers de notre Terre en ruine. Une terre dévastée, polluée, irrespirable, radioactive, devenue en lieu et place de territoires qui avaient été si riches plus sèche et plus inhospitalière qu’un désert. Qu’en feraient-ils? Redécouvriraient-ils nos bibliothèques? L’état de leurs connaissances scientifiques leur permettrait-il de reconquérir les verts paradis perdus de la planète? Démiurges, mauvais génies, nous sommes à l’origine de dégâts irréversibles, du moins pourraient-ils vivre à l’abri de scaphandres ou dans des espèces de bulles semblables à celles qui s’étaient multipliées dans les parcs de loisir, au début du millénaire, pour les citadins stressés des classes moyennes qui cherchaient à se ressourcer dans un ersatz de nature… où à ces stations orbitales expérimentales dans lesquelles restaient confinés pendant plusieurs mois des astronautes volontaires pour tester la résistance humaine et préparer de futurs voyages au long cours dans la galaxie. Les humains modernes rêvaient de coloniser l’espace, leur planète est devenue un astre mort qui accueillera peut-être d’improbables explorateurs…

L’art de l’espionnage

Nous étions si fragiles…

    Martens n’était pas un espion comme les autres, et nous aurions mieux fait de nous en rendre compte. Sa soif de savoir paraissait insatiable. Pour l’observer et essayer de comprendre les ressorts de sa personnalité, j’avais été autorisée à l’accompagner et à rester auprès de lui, sous bonne surveillance, dans l’immense salle de documentation située dans le sous-sol du bâtiment banalisé qui abritait les bureaux des services secrets. La bibliothèque électronique constituait pour Martens une réserve d’informations inépuisable dont les gardiens avaient du mal à l’arracher. Mes obligations professionnelles m’éloignaient souvent de lui, mais quand j’étais de retour, je le retrouvais presque toujours à l’identique dans la grande salle, branché sur le réseau ou feuilletant de façon compulsive les pages d’un vieil atlas ou d’un livre ancien, complètement absorbé, concentré, habité par les questions qu’il agitait manifestement dans sa tête comme autant d’énigmes, semblait-il, à résoudre. Il s’intéressait aux cartes. Il s’était longuement attardé sur celles du Groënland et de l’Alaska. Il en étudiait les données climatiques, cherchait à mesurer l’importance des modifications que ces régions du monde avaient subies depuis le commencement de la fonte des glaces, essayait, me semblait-il, de dresser une sorte d’état des lieux des apports de la science et de la technologie en fonction d’un problème donné que je ne parvenais pas à saisir. Après cette phase intense de recherches géographiques et scientifiques, je l’ai vu se passionner pour les livres d’Histoire. Des sentiments étranges et variés paraissaient le parcourir. Je pensais qu’il était impossible que Martens simule à ce point, mais Jean-François restait sceptique, persuadé que l’art de l’espionnage pouvait être porté à une perfection telle que les choses les plus invraisemblables pouvaient passer pour vraies quand l’espion était devenu un maître, un virtuose du camouflage. L’intime conviction de Jean-François était que la mission de Martens avait pour enjeu des intérêts qui la hissaient au niveau d’un secret d’Etat ; le pays commanditaire, en de telles circonstances, préférait perdre et abandonner son espion plutôt que de courir le risque d’avoir à révéler tout ou partie de ses plans en cherchant à le récupérer…

Histoires de briques

LA REVENANTE

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     Dans la Table des Matières du Grand Livre de tous les livres à écrire, il y aurait:

L’Ornithologue fou
Le Musicien privé de musique
Le Vieil homme et l’usine
Le Pays des Beaujebeke
La Rivière disparue
L’Enfant et le lilas
La Nouvelle Atlantide
Les Villes englouties
La Vieille recluse
Le Jeune homme du Conservatoire
La Petite voisine
La Vespa de Bruno
La Ville bidon
Histoire de la ville utopique VUE
Gestuelle dans la ville
Murs anonymes inanimés
Les Fantômes de la ville
La Maison verticale
Le Poêle en fonte, la table et le buffet
Le Voyageur sur le quai…

     Il y aurait les titres de tous les livres qui pourraient être mis en chantier pour raconter des histoires de briques, des histoires de Lego que l’on offre aux enfants pour les inciter à construire le monde dont ils rêvent plutôt que de détruire le monde hostile fantasmé dans les jeux vidéo, de toutes petites histoires de briques qui tentent de résister aux destructions ou qui rassemblent leurs forces pour se relever et servir une deuxième fois, des histoires de maisons avec un lilas et un tas de briques dans la cour, des histoires de gamines qui rêvent devant un tas de briques tout en les nettoyant avec un burin et un marteau, des histoires de maisons dans les villes avec des gens et des objets dans les maisons, des histoires de grands-mères et de poêles en fonte, de tables et de buffets, de guerres et de géants, des histoires à dormir debout, des histoires invraisemblables ou des histoires vraies que personne n’aurait cru possibles, des histoires de catastrophes inimaginables ou improbables, des histoires imaginaires qui devraient ne jamais arriver, des histoires de murs qui s’écroulent dans des villes bombardées, des murs de maisons pulvérisées, des murs de livres broyés, des livres détruits au pilon dans les bibliothèques, des pages arrachées et des briques concassées qui se perdent pour toujours dans les entrailles de la terre ou dans les eaux tourbillonnantes des fleuves et de la mer… car les villes et les civilisations ne sont pas immortelles!..

Les archives de l’Univers

LA REVENANTE

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     La mort est à chaque coin de rue. Un nom, deux dates, naissance-décès. La Ville balise son territoire en posant des écriteaux sur les murs comme sur une tombe. Les grands axes ont des noms de défunt-e-s d’envergure nationale, les rues de moindre importance des noms de personnalités locales souvent inconnues des flâneurs, qui s’amusent à calculer le nombre d’années qu’il leur resterait à vivre s’ils mouraient au même âge… Les bâtiments publics rendent également hommage à des personnages illustres qui ne sont plus de ce monde. Ecole Jean Macé, collège Jules Verne, lycée Paul Hazard, centre culturel Malraux, centre social Guynemer, musée Puvis de Chavannes, bibliothèque Marguerite Audoux, gymnase Pierre de Coubertin, aéroport Saint-Exupéry… cette mise en lumière dans l’obscurité de la mort confère à celle-ci une sorte de halo qui la rendrait presque désirable. La vérité de la mort est dans sa dématérialisation. Omniprésente et invisible, elle se fréquente dès les premières années d’école dans les cours d’histoire et de littérature, dans les musées, dans les livres des librairies ou des bibliothèques. La mort est une idée, une pensée, un tableau, une sculpture, un legs dont se nourrit la mémoire des vivants. En un sens, toute la Ville est un cimetière. Dans les quartiers historiques, ce sont des noms génériques de métiers ou de fonctions ayant trait à la vie courante qui tentent de ressusciter les populations anciennes. Rue des Tanneurs, des Tonneliers, des Drapiers, de la Ganterie, de la Verrerie, de l’Abreuvoir, de la Fontaine, du Change, des Enfants Rouges… une foule anonyme bat le pavé depuis les siècles des siècles! Imaginer un observateur installé à la bonne distance dans le cosmos et muni d’un télescope adéquat pour voir d’un seul coup d’œil l’ensemble des habitants ou des visiteurs qui ont arpenté les rues de la Ville depuis son origine! L’empreinte photoélectrique de chaque être vivant serait inscrite à jamais dans les archives de l’Univers, l’observateur-démiurge pourrait rembobiner le film, le projeter autant qu’il le souhaite, positionner le curseur à un endroit précis de l’espace-temps, avancer, reculer, arrêter l’image, la cloner, lui insuffler de la vie, réanimer les morts, redémarrer le cours de l’Histoire, réinventer le monde?… Une constellation d’étoiles ayant la forme d’une ville serait visible au cours des nuits les plus claires de l’été. Un simple regard dirigé vers ce coin du ciel établirait un contact avec les morts réduits à leur empreinte photoélectrique. Ils se laisseraient transporter par le regard des vivants pour revenir sur les lieux de leur vie antérieure. Il circule tant de croyances au sujet de la mort…

L’un, fantôme de l’autre

LA REVENANTE

Atelier d’écriture de François Bon

Mes contributions

     Un jeune homme tout en noir — jean, blouson et sac à dos — arrive en sens inverse sur le même trottoir, sa main droite tient un étui de violon, il se dirige vers le Vieux-Lille. Elle fait demi-tour et le suit, traverse derrière lui la place du Théâtre, s’engage dans la rue de la Clef, imagine la silhouette d’un autre jeune homme à la démarche fiévreuse (ses doigts se crispent sur une poignée de bagage en vieux cuir élimé), sourit en lisant le nom de la rue des Chats bossus, la prend et continue rue de la Monnaie, regarde en passant les vitrines des magasins de musique, reconnaît le Conservatoire (autrefois national, à rayonnement régional aujourd’hui), dont le bâtiment circulaire épouse la forme de la place du Concert, sent son coeur battre la chamade à l’unisson de celui du jeune homme qu’elle voit en pensée à travers le marcheur habillé de vêtements noirs qu’elle s’est mise à suivre depuis la rue des Manneliers… tous deux franchissent le perron de la porte d’entrée principale et disparaissent derrière les battants gris, l’un, fantôme de l’autre, se présente à un jury de concours (mais peut-être est-ce le cas aussi pour le jeune homme réel?)… De l’extérieur, on entend un entremêlement de sons disparates d’instruments désaccordés d’où émergent les notes fluides d’un piano, ambiance de concert ou préambule d’une représentation à l’Opéra, il racontait, elle imaginait… les habitués du poulailler ne se soucient pas de voir distinctement la scène, seules importent les voix qui montent vers eux, ce sont des passionnés… les musiciens déjà en place dans la fosse d’orchestre entendent le brouhaha des spectateurs qui s’installent, le bourdonnement de leurs conversations et le frottement de leurs corps contre les fauteuils… un grand lustre surplombe la salle et des fresques magnifiques décorent le plafond… pendant de longues minutes, une douce cacophonie mêle les bruits de toux et les raclements de gorge aux accords des musiciens qui recherchent le la… il y a toujours des retardataires, des gens qui arrivent au dernier moment et soulèvent les protestations de ceux-celles qui doivent se lever pour les laisser passer… le lourd rideau de velours rouge reste baissé sur la scène tant que le silence n’est pas total… chaque année, les plus grands opéras du répertoire sont chantés par des artistes venus du monde entier, à la notoriété parfois très grande, comme La Callas… les voix sont toujours exceptionnelles mais certaines le sont encore plus… les amateurs avertis reconnaissent les timbres de chacune et viennent spécialement écouter telle voix dans tel rôle, la Tosca, Violetta, Mimi, Madame Butterfly, Faust, Carmen, Rigoletto… la représentation est une sorte de messe qui déroule un rituel, la partition et le jeu des acteurs-chanteurs est connu, et pourtant chacun-e retient son souffle comme s’il allait se produire un événement inattendu… quand le silence est enfin établi dans la salle, les lumières baissent d’intensité et le chef d’orchestre est éclairé par un projecteur… sa position est surélevée par rapport aux musiciens invisibles dans la fosse pour qu’il puisse voir les chanteurs évoluer sur la scène et communiquer avec eux du regard… une salve d’applaudissements le salue pendant qu’il salue… la salle devient alors complètement obscure et le rideau se lève sur un monde clos dans lequel chacun se glisse avec délice… tout au long de la représentation, la légère rumeur qui descend vers la fosse renseigne les musiciens sur la ferveur du public…

Depuis la nuit des temps

     L’intolérance et la bêtise avaient décidé de ce que serait le vingt-et-unième siècle dès le 11 septembre 2001, quand des membres du réseau djihadiste islamiste Al-Quaïda détournèrent quatre avions de ligne pour les projeter contre les tours jumelles du World trade Center à New York et sur le Pentagone à Washington. Le Choc des civilisations n’était pourtant pas inévitable. L’histoire n’était pas écrite à l’avance, mais il ne s’agissait pas seulement du nez de Cléopâtre. L’Etat islamique aurait-il pu se développer si la guerre occidentale en Irak contre Saddam Hussein n’avait pas eu lieu en 2003? La planète aurait-elle succombé aux flammes de l’intégrisme religieux et du réchauffement climatique si Al Gore avait accédé à la présidence des Etats-Unis à la place de Georges Bush junior le 20 janvier 2001? La chute du mur de Berlin et la décomposition du bloc soviétique avaient amené d’aucuns à penser, à la fin du vingtième siècle, bien loin d’une guerre civilisationnelle, que la fin de l’Histoire était advenue. Le monde occidental s’était laissé emporter, alors, par une vague d’optimisme tellement gigantesque qu’il se croyait désormais immortel ou invincible. Les Bourses battaient record sur record, les économistes annonçaient à leur tour la fin des retournements de cycles, les nouvelles technologies de l’information et le développement de la Toile devaient induire un mouvement d’expansion ininterrompue. A cette époque se sont formées les bulles financières colossales qui allaient déclencher la crise des subprime en 2007. Les thuriféraires d’un capitalisme débridé triomphaient partout sans retenue en faisant reculer la puissance publique des Etats, pourtant déjà bien entamée depuis l’arrivée au pouvoir des néo-libéraux en 1979 et 1981, dans le sillage de la première ministre du Royaume-Uni Margaret Thatcher et du président des Etats-Unis Ronald Reagan. Le vieil argument selon lequel la richesse des uns entraînait immanquablement l’enrichissement de tous était brandi sans vergogne pour justifier l’immense fortune d’un tout petit nombre et occulter l’accroissement considérable des inégalités. Mais les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel et l’arrogance des financiers allait bientôt provoquer les plus grandes crises économiques jamais survenues depuis le Jeudi noir de 1929. En 2008, la faillite de grandes banques avait déjà provoqué une crise systémique et pour éviter l’effondrement des réseaux financiers interconnectés du monde entier, les puissances publiques étaient réapparues au premier plan pour éteindre l’incendie, en injectant dans les circuits des centaines de milliards de devises qui alourdirent le poids de la dette des Etats. C’est ainsi que les contribuables eurent à rembourser dans les années qui suivirent le prix colossal d’un endettement à l’origine privé hérité des organismes financiers responsables de la crise, et que les pays les plus faibles, comme la Grèce ou le Portugal dans la zone euro, avaient été menacés d’asphyxie et encouru eux-mêmes la faillite.

     Mais dans le monde récemment globalisé, les informations circulaient à toute vitesse. Un vent d’indignation commença à se lever et à se propager de pays en pays, suscitant le Printemps arabe en 2010, suivi par le mouvement espagnol des Indignés et le mouvement international Occupy en 2011. Outre le départ des dictateurs et l’instauration d’une démocratie, les manifestants arabes exigeaient un partage des richesses qui leur assure de meilleures conditions de vie, des emplois, et la dignité (« karama » en arabe). Ils voulaient reprendre la main, le la était donné par leur slogan « Dégage! », « Erhal! ». En Tunisie, point de départ des contestations populaires, la révolte aboutit à la chute du dictateur Ben Ali puis, en Egypte, à celle d’Hosni Moubarak. La détermination non violente de la jeunesse arabe inspira la jeunesse occidentale qui se rassembla elle aussi dans d’impressionnantes manifestations festives sur les places des grandes villes. Les jeunes du monde entier criaient haut et fort leur désir de paix, de liberté et de solidarité en manifestant leur désaveu de la classe politique responsable à des degrés divers du chômage qui barrait leur horizon (no future) et de la misère dans laquelle ils se débattaient. L’avenir aurait pu être radieux si les forces négatives qui travaillaient le monde n’avaient pas étouffé peu à peu l’immense espoir suscité par les mouvements révolutionnaires non violents de cette époque.

     Je voudrais me réveiller, pouvoir arrêter ce cauchemar, sortir de ce mauvais scénario, rembobiner le film, tout recommencer, réinventer, réécrire, refaire le monde au sens propre, remonter le temps, changer complètement de vie, opérer d’autres choix, éviter le pire, mettre un terme au désastre, vivre ou revivre, retrouver le temps perdu avec tous les gens que j’aime, être Dieu, aimer l’humanité, la sauver ! Ô Luc et ses sarcasmes ! Mon sur-moi est fait de ses remarques situées, déjà, au temps de nos amours égoïstes, à mi-chemin entre la colère contre la bêtise dont il me croyait malheureusement atteinte et l’apitoiement sur mon état mental ! Il me reprochait en vrac ma propension pourtant timide et peu compromettante à défendre la veuve ou l’orphelin, des vélléités droits de l’homistes, une réticence à regarder la réalité en face accompagnée de la peur de nommer les choses, qu’il identifiait comme une tendance trop romantique ou trop féminine à privilégier les ornements du langage plutôt que la crudité des mots, lui qui se réclamait des philosophes cyniques de l’Antiquité, qui voulait me bousculer, me sortir de ma gangue, me libérer des faux-semblants, des conventions stériles, et surtout, je crois, d’un style qui restait trop ingénu à son goût malgré mes efforts pour le rejoindre dans une forme de cynisme moderne consistant à se moquer de tout par peur, sans doute, de céder à la moindre illusion. Mais je ne suis pas sûre qu’avoir fait table rase des bons sentiments fût une preuve de lucidité… Que faire aujourd’hui? Il est trop tard, ce type de réflexion n’a plus de sens. Nous sommes des insectes écrasés par le malheur du monde, des cafards essayant de se mettre à l’abri dans une anfractuosité de la terre pour sauver pendant quelque temps encore, un temps dérisoire, leurs pauvres vies inutiles. Nous ne sommes depuis toujours que des vers de terre voués à la pourriture, un accident de la Création, somme toute une aberration; l’Humanité est en train de s’éteindre comme jadis les Dinosaures, il n’y a pas de quoi fouetter un chat…

Dix décembre 2040

     Je me sens comme suspendu entre deux ou plusieurs mondes, ce que je pressens est terrifiant. A qui me confier? Ici, on me prend pour un vulgaire espion capable de tous les mensonges. Ma vérité est incroyable, ce que j’ai à dire ne peut pas être entendu. Il y a bien cette Elsa, qui semble bienveillante… Mais la ficelle est trop grosse. Elle est chargée de gagner ma confiance pour débusquer les failles par lesquelles les autres rêvent de m’anéantir. Leurs livres d’Histoire me font horreur. Leur lecture est un véritable cauchemar. En même temps que je découvre mon appartenance à cette Humanité, je me mets à la détester. Je ne veux pas trahir les miens, même en sachant ce que je sais maintenant. Notre imposture n’est-elle pas préférable à leur cruauté? Etrange mélange de lumière et de ténèbres, leur civilisation ne repose-t-elle pas, elle aussi, sur le déni de l’altérité? Combien de massacres et de destructions à leur actif ? J’aurais voulu les considérer comme des frères, mais je ne veux pas me regarder dans leurs miroirs. Je me sens désespéré, je ne vois pas d’issue.

     Voilà, c’est exactement cela, je suis désespérée, je ne vois pas d’issue. Nous sommes pris au piège d’une machination qui nous dépasse, qui dépasse le pauvre entendement humain réduit à déplorer, à regretter de n’avoir pas pu comprendre, anticiper, éviter! Moi, pauvre individu parmi les autres, ballotée, hébétée, souffrante, stupide, acculée dans une impasse… N’étions-nous pas pourtant les plus nombreux, l’immense majorité des populations de la Terre à souhaiter le bonheur, à être du côté de la paix, de l’amour et de la vie? Pourquoi les démocraties, censées représenter la volonté du plus grand nombre, n’ont-elles pas réussi à nous protéger? Pourquoi cette impuissance des peuples, depuis la nuit des temps, à obtenir durablement la prospérité dans le souci de la justice, garante du bien commun? Il ne reste plus logiquement qu’à souhaiter la mort, rapide s’il vous plaît. Et, pour éviter une trop lente agonie, à préparer notre suicide. Quelle importance, puisque le destin commun est de mourir? Quelle importance, puisque de toute façon, petites fourmis qui vivons au ras de la terre, nous étions promis depuis toute éternité à l’écrasement? Martin a rejoint notre humanité au moment où celle-ci allait périr… Triste fin de l’Histoire, que personne n’imaginait ainsi. Martin possédait un secret que nous emporterons avec nous dans les ténèbres. Se pourrait-il que son mystérieux pays soit resté indemne ? Les habitants de cette enclave préservée seraient les héritiers de notre Terre en ruine. Une terre dévastée, polluée, irrespirable, radioactive, devenue en lieu et place de territoires qui avaient été si riches plus sèche et plus inhospitalière qu’un désert. Qu’en feraient-ils? Redécouvriraient-ils nos bibliothèques? L’état de leurs connaissances scientifiques leur permettrait-il de reconquérir les verts paradis perdus de la planète? Démiurges, mauvais génies, nous sommes à l’origine de dégâts irréversibles, du moins pourraient-ils vivre à l’abri de scaphandres ou dans des espèces de bulles semblables à celles qui s’étaient multipliées dans les parcs de loisir, au début du millénaire, pour les citadins stressés des classes moyennes qui cherchaient à se ressourcer dans un ersatz de nature… où à ces stations orbitales expérimentales dans lesquelles restaient confinés pendant plusieurs mois des astronautes volontaires pour tester la résistance humaine et préparer de futurs voyages au long cours dans la galaxie. Les humains modernes rêvaient de coloniser l’espace, leur planète est devenue un astre mort qui accueillera peut-être d’improbables explorateurs…

Fantôme de soi écrivain

Proposition 5/Atelier d’écriture de l’été 2017 Tiers Livre

     Elle aurait aimé écrire un livre sur lui. Lui! Sans doute à la source de l’effroi! Lui avec lequel elle avait cru ne rien avoir en commun! Lui, le silencieux, le taciturne, le personnage douloureusement effacé dont la silhouette fantomatique avait pourtant saturé ses souvenirs!… Il lui semblait aujourd’hui avoir entendu ce qu’il taisait, comme si elle avait eu l’intuition de ses aspirations cachées. Elle se souvenait que le soir, après l’usine, il plongeait souvent la tête dans un gros livre qu’il avait rapporté de la bibliothèque municipale. La maison devenue silencieuse bruissait des pages tournées. L’enfant ne savait pas encore lire mais souhaitait déjà répondre à cet appel des pages. Quelle était l’origine de la fascination exercée sur l’adulte qui les tenait entre les mains? Mystère aiguillonnant qui deviendrait sans doute une raison de vivre… Lui se consumait jour après jour dans l’espoir toujours repoussé de réaliser ses rêves. Ses yeux dans le vague contemplaient un horizon lointain qui menaçait de rester à jamais inaccessible. Elle devenait triste de la tristesse qu’elle devinait en lui. Comment l’aider?… Peut-être en fronçant les sourcils comme lui dans la posture du lecteur?…

     Ouvrier d’usine pendant la journée, il repartait le soir jouer de la musique dans des endroits aux noms mystérieux dont les sonorités se déployaient en lettres d’or, comme le mot théâtre. Un jour, il avait confié qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’entendre les notes composer des mélodies dans sa tête. Ses paroles rares résonnaient curieusement au milieu d’un silence assourdissant. Car ce musicien étrange ne possédait pas d’instrument dont il aurait pu jouer chez lui. De sa vie nocturne, elle n’avait jamais vu qu’un ou deux archets qu’il enduisait de colophane avant de les ranger dans une sacoche. Le silence avait donc été la première initiation de l’enfant à la musique comme à la lecture, et par voie de conséquence à la littérature… Le silence plantait le décor, ou plutôt l’envers du décor?… Dans le vacarme de l’atelier de l’usine qui le retenait prisonnier pendant le jour, le musicien était réduit au silence. Mais pendant que les navettes des métiers à tisser faisaient entendre leur bruit de fouets, il écoutait malgré tout les notes chanter en lui dans le silence intérieur dont on ne pouvait pas le priver. De lui, elle n’avait hérité que des manques. Celui de ses partitions non écrites dont elle ne pourrait jamais retrouver les notes… et celui de toutes les histoires qu’il avait eues sur le coeur sans pouvoir les partager…

     Vers la fin de son enfance, la littérature avait été une évidence, comme la chaleur du soleil, la clarté de la lune ou le chant d’un oiseau. La beauté sans cesse renouvelée de la nature ne suscite-t-elle pas le chant et tenter de répondre à cet appel n’est-il pas naturel? S’initier au chant des autres et y joindre sa petite voix répondait pour elle à un besoin. Et quand on lui avait demandé à l’école quel métier elle voudrait exercer plus tard, elle avait déclaré spontanément et sans anticiper les rires qui accueilleraient sa réponse, « écrivain ». Découverte d’une forme d’étrangeté… A l’innocence de l’enfance avaient succédé une certaine forme de romantisme, le sens du tragique, le sentiment de l’absurde. Mais la vérité se dévoilerait plus tard: en réalité, l’effroi de l’enfant face au monde avait été premier, et son occultation avait provoqué les pires ravages… La suite est difficile à raconter. La vie passe… et parfois (souvent?), on se sent étranger à sa propre vie…

     Il ne resterait d´elle que ces maigres confidences retranscrites juste avant sa mort sur le site d’une petite maison d’édition qui avait publié deux ou trois de ses récits, et de lui une silhouette à peine esquissée d’artiste ou de poète empêché…

Un astre mort

   

     Martin possédait un secret que nous emporterons avec nous dans les ténèbres. Se pourrait-il que son mystérieux pays soit resté indemne ? Les habitants de cette enclave préservée seraient les héritiers de notre Terre en ruine. Une terre dévastée, polluée, irrespirable, radioactive, devenue en lieu et place de territoires qui avaient été si riches plus sèche et plus inhospitalière qu’un désert. Qu’en feraient-ils? Redécouvriraient-ils nos bibliothèques? L’état de leurs connaissances scientifiques leur permettrait-il de reconquérir les verts paradis perdus de la planète? Démiurges, mauvais génies, nous sommes à l’origine de dégâts irréversibles, du moins pourraient-ils vivre à l’abri de scaphandres ou dans des espèces de bulles semblables à celles qui s’étaient multipliées dans les parcs de loisir, au début du millénaire, pour les citadins stressés des classes moyennes qui cherchaient à se ressourcer dans un ersatz de nature… où à ces stations orbitales expérimentales dans lesquelles restaient confinés pendant plusieurs mois des astronautes volontaires pour tester la résistance humaine et préparer de futurs voyages au long cours dans la galaxie. Les humains modernes rêvaient de coloniser l’espace, leur planète est devenue un astre mort qui accueillera peut-être d’improbables explorateurs…

     Drôle d’Histoire

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