archet

Sous la voûte du ciel, impressions

Proposition 6/Atelier d’écriture de l’été 2017  Tiers Livre/18 secondes

Nuit claire. Quelques nuées seulement entre lesquelles apparaissent les étoiles. Au loin, pointillé orange d’une route ou d’un alignement d’habitations, entre les enseignes lumineuses bleues, rouges ou vertes des zones commerciales éparpillées dans la banlieue proche. Clignotement des feux de position rouges d’un parc d’éoliennes…

Le CD introduit dans le lecteur semble de mauvaise qualité. Éjection, suivant. Mozart, ou Tchaïkovski?… Les applaudissements crépitent, le concert avait été enregistré le … imaginer, revoir le chef en train de saluer… faire partie de nouveau, ou rétrospectivement, du public admiratif qui anticipe le plaisir que l’orchestre, conduit par… est sur le point de lui procurer!… Silence… Le silence qui s’est instauré après les applaudissements est suspendu à la pointe de la baguette de l’immense chef  X vénéré par le public…

La voiture glisse sur l’asphalte. Peu de véhicules circulent à cette heure tardive. Instants suspendus à une dimension du monde qui semble irréelle… Quelques notes claires brillent comme des étoiles à travers le rideau de silence qui glisse lentement sur ses rails, points d’or ou d’orgue dans l’océan de la nuit… La voiture tangue comme un bateau ivre…

Un vent de violons secoue les notes solitaires du pianiste. Les voiles claquent et se tendent, la symphonie prend son envol… Le flux sonore emplit l’habitacle, plus rien d’autre n’a d’importance.

La vue est panoramique, rien n’arrête vraiment le regard hormis les étoiles dans le ciel et les lumières au loin qui traversent la nuit. La voiture semble s’enfoncer dans l’infini comme le son s’élève au plus haut de la plénitude musicale…

Tout peut s’arrêter, tout s’arrêtera. Pourquoi ce sentiment d’éternité en se laissant emporter par la musique et le roulement de la voiture sous la voûte du ciel à peine obscurci?

Silence… Les instruments de l’orchestre se sont tus… Léger malaise dans l’attente de la suite… Quelques notes, enfin, s’élèvent à nouveau comme arrachées au vide sidéral, sidérant… Le soliste se bat contre l’inanité sonore. Tente d’arracher au néant une note ultime qui lui serait refusée. Les cordes du violon sollicitées par l’archet frissonnent et tremblent jusqu’à l’épuisement… jusqu’à la dissonance obtenue soudain d’une main devenue ferme qui corrige progressivement le son étrange venu des abysses en cherchant à atteindre le Graal musical… Le miracle a lieu. L’émotion me submerge…

 

Fantôme de soi écrivain

Proposition 5/Atelier d’écriture de l’été 2017 Tiers Livre

     Elle aurait aimé écrire un livre sur lui. Lui! Sans doute à la source de l’effroi! Lui avec lequel elle avait cru ne rien avoir en commun! Lui, le silencieux, le taciturne, le personnage douloureusement effacé dont la silhouette fantomatique avait pourtant saturé ses souvenirs!… Il lui semblait aujourd’hui avoir entendu ce qu’il taisait, comme si elle avait eu l’intuition de ses aspirations cachées. Elle se souvenait que le soir, après l’usine, il plongeait souvent la tête dans un gros livre qu’il avait rapporté de la bibliothèque municipale. La maison devenue silencieuse bruissait des pages tournées. L’enfant ne savait pas encore lire mais souhaitait déjà répondre à cet appel des pages. Quelle était l’origine de la fascination exercée sur l’adulte qui les tenait entre les mains? Mystère aiguillonnant qui deviendrait sans doute une raison de vivre… Lui se consumait jour après jour dans l’espoir toujours repoussé de réaliser ses rêves. Ses yeux dans le vague contemplaient un horizon lointain qui menaçait de rester à jamais inaccessible. Elle devenait triste de la tristesse qu’elle devinait en lui. Comment l’aider?… Peut-être en fronçant les sourcils comme lui dans la posture du lecteur?…

     Ouvrier d’usine pendant la journée, il repartait le soir jouer de la musique dans des endroits aux noms mystérieux dont les sonorités se déployaient en lettres d’or, comme le mot théâtre. Un jour, il avait confié qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’entendre les notes composer des mélodies dans sa tête. Ses paroles rares résonnaient curieusement au milieu d’un silence assourdissant. Car ce musicien étrange ne possédait pas d’instrument dont il aurait pu jouer chez lui. De sa vie nocturne, elle n’avait jamais vu qu’un ou deux archets qu’il enduisait de colophane avant de les ranger dans une sacoche. Le silence avait donc été la première initiation de l’enfant à la musique comme à la lecture, et par voie de conséquence à la littérature… Le silence plantait le décor, ou plutôt l’envers du décor?… Dans le vacarme de l’atelier de l’usine qui le retenait prisonnier pendant le jour, le musicien était réduit au silence. Mais pendant que les navettes des métiers à tisser faisaient entendre leur bruit de fouets, il écoutait malgré tout les notes chanter en lui dans le silence intérieur dont on ne pouvait pas le priver. De lui, elle n’avait hérité que des manques. Celui de ses partitions non écrites dont elle ne pourrait jamais retrouver les notes… et celui de toutes les histoires qu’il avait eues sur le coeur sans pouvoir les partager…

     Vers la fin de son enfance, la littérature avait été une évidence, comme la chaleur du soleil, la clarté de la lune ou le chant d’un oiseau. La beauté sans cesse renouvelée de la nature ne suscite-t-elle pas le chant et tenter de répondre à cet appel n’est-il pas naturel? S’initier au chant des autres et y joindre sa petite voix répondait pour elle à un besoin. Et quand on lui avait demandé à l’école quel métier elle voudrait exercer plus tard, elle avait déclaré spontanément et sans anticiper les rires qui accueilleraient sa réponse, « écrivain ». Découverte d’une forme d’étrangeté… A l’innocence de l’enfance avaient succédé une certaine forme de romantisme, le sens du tragique, le sentiment de l’absurde. Mais la vérité se dévoilerait plus tard: en réalité, l’effroi de l’enfant face au monde avait été premier, et son occultation avait provoqué les pires ravages… La suite est difficile à raconter. La vie passe… et parfois (souvent?), on se sent étranger à sa propre vie…

     Il ne resterait d´elle que ces maigres confidences retranscrites juste avant sa mort sur le site d’une petite maison d’édition qui avait publié deux ou trois de ses récits, et de lui une silhouette à peine esquissée d’artiste ou de poète empêché…