tanguer

Les nouveaux murs

Nous étions si fragiles…

    La liste des nouveaux murs était longue. Certains étaient devenus quasi institutionnels, comme celui que les Etats-Unis avaient élevé à la frontière du Mexique pour empêcher l’immigration économique, ou celui que l’Etat d’Israël avait dressé pour isoler Gaza en enfermant les Palestiniens dans une sorte de ghetto. D’autres, plus aléatoires, étaient apparus en Europe au cours de l’année 2015, pour faire barrage aux réfugiés qui avaient commencé de fuir les guerres en confiant leur vie et leurs espoirs à des rafiots qui ne réussissaient pas tous à traverser la Méditerranée… Prise en tenaille entre ses accords de libre circulation et la volonté de la plupart des pays membres de repousser les immigrants, l’Europe tanguait entre la tolérance sur son territoire de quelques murs érigés par les pays les plus isolationnistes tels que la Hongrie, et la tentation de construire des remparts à ses frontières avancées, en déléguant à l’Italie et à la Grèce son pouvoir de fermer les portes de la forteresse. Pire, l’Europe s’était abaissée à financer la Turquie pour que celle-ci fasse le sale boulot à sa place, comme autrefois elle avait fermé les yeux sur les exactions du dictateur Kadhafi pour qu’il la protège de l’immigration sahélienne. Seule contre tous ou presque, la chancelière allemande Angela Merkel, qui avait passé la première moitié de sa vie derrière le rideau de fer, avait tenu bon la barre jusqu’en 2016, en refusant de mettre un terme à sa politique d’accueil. Mais la montée de la xénophobie eut raison d’elle. Contestée dans son propre camp, elle ne sollicita pas de nouveau mandat après douze années d’exercice du pouvoir qui avaient laissé d’elle, même aux yeux de ses adversaires, l’image d’une femme politique honnête et modeste, incapable de trahir ses convictions les plus profondes…

3 D

Atelier d’été Tiers Livre 2019

     Giga, gigantisme, gargantuesque, hors norme, changement d’échelle, parois verticales, murs de vitres, planchers suspendus, lignes obliques des Escalators à travers le verre, transparence absolue, simultanéité, vue globalisante, fines silhouettes mobiles dans l’espace, visiteurs, usagers, employés, artistes, spectateurs, esquissés en mouvement par un trait de plume qui s’efface, monde de Gulliver, esprit géant dans un corps de fourmi…

     Masses des tours verticales dressées comme de gigantesques stylos dessinant à la surface de la Terre leurs silhouettes de gratte-ciel pointus comme les pics d’une chaîne de montagnes, vision d’aigle, vue panoramique à couper le souffle, la ville ancienne, à la base du quartier d’affaires, est à peine visible sous forme de minuscules parcelles pas plus grosses qu’un pixel…

     Sous terre la ville, parkings, métro, tunnels routiers, câbles, tuyaux, salles des machines, béton, turbines de ventilation, sorties de secours, éclairage fantomatique, signaux, flèches, panneaux, feu rouge, feu vert, monde binaire, monde à l’envers, sans air, plat, bas, étriqué, rétréci, sombre, triste, pénitentiaire…

     La lumière est tamisée, le son est amorti, les bruits flottent, la vision se perd dans des contours cotonneux, le monde tangue comme sur le pont d’un navire, il y a trop de monde, la foule se déplace en oscillant, les allées sont obstruées, les présentoirs sont inaccessibles, les marchandises disparaissent derrière les acheteurs agglutinés, le regard s’accroche à un immense globe qui miroite en tournant lentement sur lui-même sous le plafond du grand magasin, de là-haut, la marée humaine obéit à des lois éternelles…

     Elle parle dans le micro en se regardant sur l’écran – dehors dedans – corrige la mise en scène de l’image et du son – trop ceci pas assez cela – ajoute des faisceaux de lumière, une ambiance, du rythme, des percussions – moins fort, trop en retrait – déclenche l’enregistrement de la vidéo, la balance sur les réseaux sociaux – qui suis-je où vais-je – la regarde flotter sur les vagues du Web, pour qui de qui vers qui pourquoi la représensation virtuelle, quelle réalité…

Sous la voûte du ciel, impressions

Proposition 6/Atelier d’écriture de l’été 2017  Tiers Livre/18 secondes

Nuit claire. Quelques nuées seulement entre lesquelles apparaissent les étoiles. Au loin, pointillé orange d’une route ou d’un alignement d’habitations, entre les enseignes lumineuses bleues, rouges ou vertes des zones commerciales éparpillées dans la banlieue proche. Clignotement des feux de position rouges d’un parc d’éoliennes…

Le CD introduit dans le lecteur semble de mauvaise qualité. Éjection, suivant. Mozart, ou Tchaïkovski?… Les applaudissements crépitent, le concert avait été enregistré le … imaginer, revoir le chef en train de saluer… faire partie de nouveau, ou rétrospectivement, du public admiratif qui anticipe le plaisir que l’orchestre, conduit par… est sur le point de lui procurer!… Silence… Le silence qui s’est instauré après les applaudissements est suspendu à la pointe de la baguette de l’immense chef  X vénéré par le public…

La voiture glisse sur l’asphalte. Peu de véhicules circulent à cette heure tardive. Instants suspendus à une dimension du monde qui semble irréelle… Quelques notes claires brillent comme des étoiles à travers le rideau de silence qui glisse lentement sur ses rails, points d’or ou d’orgue dans l’océan de la nuit… La voiture tangue comme un bateau ivre…

Un vent de violons secoue les notes solitaires du pianiste. Les voiles claquent et se tendent, la symphonie prend son envol… Le flux sonore emplit l’habitacle, plus rien d’autre n’a d’importance.

La vue est panoramique, rien n’arrête vraiment le regard hormis les étoiles dans le ciel et les lumières au loin qui traversent la nuit. La voiture semble s’enfoncer dans l’infini comme le son s’élève au plus haut de la plénitude musicale…

Tout peut s’arrêter, tout s’arrêtera. Pourquoi ce sentiment d’éternité en se laissant emporter par la musique et le roulement de la voiture sous la voûte du ciel à peine obscurci?

Silence… Les instruments de l’orchestre se sont tus… Léger malaise dans l’attente de la suite… Quelques notes, enfin, s’élèvent à nouveau comme arrachées au vide sidéral, sidérant… Le soliste se bat contre l’inanité sonore. Tente d’arracher au néant une note ultime qui lui serait refusée. Les cordes du violon sollicitées par l’archet frissonnent et tremblent jusqu’à l’épuisement… jusqu’à la dissonance obtenue soudain d’une main devenue ferme qui corrige progressivement le son étrange venu des abysses en cherchant à atteindre le Graal musical… Le miracle a lieu. L’émotion me submerge…