éternité

Une Atlantide arctique

Nous étions si fragiles…

    Le souvenir de Martens m’obsède… Une sorte de force vitale primitive prend le pas sur ma volonté et ma lucidité recule, au point que je laisse se développer en moi l’idée que Martens ait pu non seulement survivre mais aussi trouver le moyen de retourner se mettre à l’abri dans cet État imaginaire évoqué au fil de nos conversations… Mais est-ce vraiment absurde?… Des informations me reviennent, sur lesquelles je ne m’étais pas arrêtée autrefois, quand la vie semblait encore suivre un cours plus ou moins normal… Nous-mêmes, n’avons-nous pas trouvé refuge dans un endroit improbable?… Le web, ou ce qu’il en reste, délivre des traces de lieux mystérieux que les stratèges des grandes puissances auraient édifiés au temps de la guerre froide, comme cette base secrète américaine forée dans les profondeurs glacées du Groenland pour y stocker des missiles capables d’atteindre l’Union soviétique, et dont l’existence avait été révélée au monde en 2016 parce que la fonte des glaces due au réchauffement climatique menaçait de l’exhumer… « Personne ne pensait que la base ferait surface », expliquait aux journalistes de l’époque William Colgan, glaciologue à l’université canadienne de York; « ses architectes espéraient qu’elle repose dans la cryosphére pour l’éternité », selon une étude publiée sous sa direction dans la revue Geophysical Research Letters. La ville qu’elle abritait dans ses entrailles était alimentée en énergie par un réacteur nucléaire, et les habitants de cette Atlantide arctique enfouie sous la banquise bénéficiaient des mêmes équipements que dans une cité ordinaire, hôpital, église, bureaux, cafés, cinéma…

L’impuissance des peuples

Nous étions si fragiles…

     Voilà, c’est exactement cela, je suis désespérée, je ne vois pas d’issue. Nous sommes pris au piège d’une machination qui nous dépasse, qui dépasse le pauvre entendement humain réduit à déplorer, à regretter de n’avoir pas pu comprendre, anticiper, éviter! Moi, pauvre individu parmi les autres, ballotée, hébétée, souffrante, stupide, acculée dans une impasse… N’étions-nous pas pourtant les plus nombreux, l’immense majorité des populations de la Terre à souhaiter le bonheur, à être du côté de la paix, de l’amour et de la vie? Pourquoi les démocraties, censées représenter la volonté du plus grand nombre, n’ont-elles pas réussi à nous protéger? Pourquoi cette impuissance des peuples, depuis la nuit des temps, à obtenir durablement la prospérité dans le souci de la justice, garante du bien commun? Il ne reste plus logiquement qu’à souhaiter la mort, rapide s’il vous plaît. Et, pour éviter une trop lente agonie, à préparer notre suicide. Quelle importance, puisque le destin commun est de mourir? Quelle importance, puisque de toute façon, petites fourmis qui vivons au ras de la terre, nous étions promis depuis toute éternité à l’écrasement?

Vie antérieure

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     Trente ans!… Quelle tranche de vie!… Comment avait-elle eu connaissance de l’adresse?… Incroyable… Quel fabuleux hasard!… Mais n’était-il pas écrit qu’elles se retrouveraient?… Comment avaient-elles pu rester sans nouvelles l’une de l’autre pendant aussi longtemps?… Elles n’avaient pas changé… On aurait dit qu’elles s’étaient quittées la veille!… Tu te souviens?… Vraiment?… Oui, elle était heureuse d’être venue, d’avoir répondu à cette invitation de l’amie qui lui avait téléphoné ce jour-là à la suite d’un concours de circonstances incroyable, le frère qu’elle reconnaît dans une rue de R., leur conversation, les adresses échangées, les fils qui se renouent, les voix qui s’appellent et se répondent après trente ans de silence!… C’est l’été, la soirée est douce, on s’attarde dans le jardin en écoutant les cigales… Les deux amies sont intarissables. Ou plutôt, l’une garde le silence pendant que l’autre parle… Cette vie te plaît ?… Cette grisaille, cette monotonie sans fin, cet horizon morne qui borne ton quotidien?… Tu ne sens pas en toi une énergie créatrice qui pourrait rompre les digues?… Tu ne cherches pas à t’enfuir de ta prison, métro-boulot-dodo?… Je ne te reconnais pas… Tu n’es plus… Est-il possible de renoncer à ses désirs?… Quel gâchis !… La voix est belle, modulée, ondoyante et chaleureuse, elle atteint sa cible, elle emporte la conviction, la voix n’a pas changé… Les silences de l’amie ne sont pas moins éloquents… Curieuse amitié que cette alliance des contraires!… Quand on voyait l’une, on voyait l’autre… Différentes, mais inséparables… L’une plus spontanée que l’autre, plus gaie, plus enjouée, à l’aise en toute situation, affranchie de toute contrainte, merveilleusement libre… Les mots de l’amie sont durs, mais sans doute nécessaires, salvateurs?… On entend les notes claires d’une eau rafraîchissante qui s’écoule dans un jardin voisin… Il faudrait pouvoir remonter le temps, revenir boire à la source!… Tu ne dis rien?… Elle rit, elle élude, lève la tête vers le ciel, montre l’étoile du berger… Tu ne changeras jamais?… Tout change, rien ne change, quelle importance?… L’amie lui prend la main et la serre avec force, intensité de l’émotion ressentie hic et nunc, point d’insertion dans l’espace-temps de leurs deux poings réunis, l’instant fera date dans le calendrier des souvenirs!… Elle est venue le temps d’un week-end… Mouvement de pendule du voyage-retour, la rame du TGV l’emportera bientôt à mille lieues, au sens propre du terme, de cette séquence soustraite au continuum de l’existence… Dans quelques heures, elle sera loin, très loin, à des années-lumière de ces retrouvailles troublantes, surgies de sa vie antérieure…

Éclaboussures

Je voudrais puiser dans la mer un bol de bleu
et boire la lumière du ciel en feu

Je voudrais peindre ma maison en blanc
et en offrir les murs au vent

Je voudrais murmurer aux arbres
les mots effacés sur leurs feuilles

Et composer avec la pluie
des symphonies inouïes

Je voudrais me baigner dans un chant oublié
et psalmodier pour l’éternité

Je voudrais étreindre la Terre
pour éteindre la nuit

Sous la voûte du ciel, impressions

Proposition 6/Atelier d’écriture de l’été 2017  Tiers Livre/18 secondes

Nuit claire. Quelques nuées seulement entre lesquelles apparaissent les étoiles. Au loin, pointillé orange d’une route ou d’un alignement d’habitations, entre les enseignes lumineuses bleues, rouges ou vertes des zones commerciales éparpillées dans la banlieue proche. Clignotement des feux de position rouges d’un parc d’éoliennes…

Le CD introduit dans le lecteur semble de mauvaise qualité. Éjection, suivant. Mozart, ou Tchaïkovski?… Les applaudissements crépitent, le concert avait été enregistré le … imaginer, revoir le chef en train de saluer… faire partie de nouveau, ou rétrospectivement, du public admiratif qui anticipe le plaisir que l’orchestre, conduit par… est sur le point de lui procurer!… Silence… Le silence qui s’est instauré après les applaudissements est suspendu à la pointe de la baguette de l’immense chef  X vénéré par le public…

La voiture glisse sur l’asphalte. Peu de véhicules circulent à cette heure tardive. Instants suspendus à une dimension du monde qui semble irréelle… Quelques notes claires brillent comme des étoiles à travers le rideau de silence qui glisse lentement sur ses rails, points d’or ou d’orgue dans l’océan de la nuit… La voiture tangue comme un bateau ivre…

Un vent de violons secoue les notes solitaires du pianiste. Les voiles claquent et se tendent, la symphonie prend son envol… Le flux sonore emplit l’habitacle, plus rien d’autre n’a d’importance.

La vue est panoramique, rien n’arrête vraiment le regard hormis les étoiles dans le ciel et les lumières au loin qui traversent la nuit. La voiture semble s’enfoncer dans l’infini comme le son s’élève au plus haut de la plénitude musicale…

Tout peut s’arrêter, tout s’arrêtera. Pourquoi ce sentiment d’éternité en se laissant emporter par la musique et le roulement de la voiture sous la voûte du ciel à peine obscurci?

Silence… Les instruments de l’orchestre se sont tus… Léger malaise dans l’attente de la suite… Quelques notes, enfin, s’élèvent à nouveau comme arrachées au vide sidéral, sidérant… Le soliste se bat contre l’inanité sonore. Tente d’arracher au néant une note ultime qui lui serait refusée. Les cordes du violon sollicitées par l’archet frissonnent et tremblent jusqu’à l’épuisement… jusqu’à la dissonance obtenue soudain d’une main devenue ferme qui corrige progressivement le son étrange venu des abysses en cherchant à atteindre le Graal musical… Le miracle a lieu. L’émotion me submerge…

 

Intemporel

Le paysage défile
la voiture file vite
trois gouttes de pluie
sur le pare-brise
dégoulinent
les éoliennes dans les champs
agitent leurs bras en cadence
le souffle de la brise apporte les parfums
du soir
l’angélus est passé, on ne s’arrête plus
pour prier
le ciel au-dessus de nos têtes
se couvre de nuages courroucés
mais le soleil n’est pas encore couché
il n’est pas cou coupé
la lumière est douce
elle tamise les soucis de la journée
la route est comme un pont suspendu
entre deux moments qui se repoussent
il n’y a plus d’avant, il n’y a plus d’après
le trajet est toujours identique
mais le voyage
toujours recommencé
s’émancipe, prend son envol
qui suis-je, où vais-je, quelle importance?
elle est où
l’éternité?

Eau-forte

Ce texte est ma contribution n°3 à l’atelier d’hiver de François Bon (suite…)

Comme horizon, l’éternité…

     Les Vases communicants sont des échanges croisés de textes et d’images entre sites ou blogs imaginés par François Bon (Tiers Livre) et Jérôme Denis (Scriptopolis), qui ont lieu chaque premier vendredi du mois. Leur animation et la collecte des textes sont assurées par Marie-Noëlle Bertrand  après l’avoir été pendant de longues années par Brigitte Célerier puis Angèle Casanova. Marie-Noëlle m’a proposé de très belles photos entre lesquelles je n’ai pas pu choisir et qui ont chacune guidé mon envie d’improviser avec elle sous la forme de septains vers de lointains horizons. Je remercie Marie-Noëlle pour la publication de mon texte sur son blog et j’accueille ici le sien avec une profonde amitié.

***

oiseaux-noirs

E ntretenir en soi, comme merveilles,
toutes les couleurs, harmonie du monde,
la lueur d’or des couchers de soleil,
des nuages cendrés le cri dans l’onde.
la clarté au bout de la nuit profonde.
Hors les chaînes, croire en la liberté,
infinité de voies à explorer.

03_252

D ans le silence lumineux du monde,
du bruit n’être plus le diapason.
Accueillir les résonances profondes,
scruter les abîmes de déraison.
Les lointains ne sont pas seul horizon.
Voyage secret, creuser son sillon,
de chenille devenir papillon.

contemplation

L orsque le présent ne s’imprime plus,
qu’en lambeaux, le passé se désagrège ;
aux éclats de souvenirs dévolue,
la mémoire, voilée de sombre neige,
joue ses derniers tours comme sortilèges.
Inattendue, s’offre une aube nouvelle :
inespérés dialogues de dentelle.

partage

P ar l’ultime faux-pas, vie chavirée.
Otage de ton corps lâché aux chiens,
ton esprit s’est peu à peu égaré.
Perdue malgré la compagnie des tiens,
en l’espace de quelques jours de rien,
chemin de souffrance enfin achevé.
En l’éternité, calme retrouvé.

Photographies : Françoise Gérard
Septains : Marie-Noëlle Bertrand

Douce heure

À l’ombre d’un arbre
sur un banc
ici et maintenant

petites taches de soleil sur le sol sec
bourdonnement de l’été
sans gravité

mes pensées volettent comme ce papillon blanc
au milieu de la frondaison verte
et le paradis ressemble à ce jardin

bonjour, l’éternité