guerre froide

Minuit moins deux

Nous étions si fragiles…

    « Veilleur, où en est la nuit? » (Es, 21, 11)

Depuis le 25 janvier 2018, l’horloge de la fin du monde affichait minuit moins deux minutes (23H 58), pour la deuxième fois depuis sa création en 1947. Elle avait indiqué ce niveau d’alerte en 1953 quand l’URSS avait fait exploser sa première bombe à hydrogène et donné le signal de la course aux armements nucléaires. Le monde se rapprochait à nouveau de l’heure fatidique en raison de l’ « incapacité des dirigeants mondiaux à faire face aux menaces imminentes d’une guerre nucléaire et du changement climatique », dixit le Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago à l’origine de cette horloge conceptuelle, créée après le début de la guerre froide…

Une Atlantide arctique

Nous étions si fragiles…

    Le souvenir de Martens m’obsède… Une sorte de force vitale primitive prend le pas sur ma volonté et ma lucidité recule, au point que je laisse se développer en moi l’idée que Martens ait pu non seulement survivre mais aussi trouver le moyen de retourner se mettre à l’abri dans cet État imaginaire évoqué au fil de nos conversations… Mais est-ce vraiment absurde?… Des informations me reviennent, sur lesquelles je ne m’étais pas arrêtée autrefois, quand la vie semblait encore suivre un cours plus ou moins normal… Nous-mêmes, n’avons-nous pas trouvé refuge dans un endroit improbable?… Le web, ou ce qu’il en reste, délivre des traces de lieux mystérieux que les stratèges des grandes puissances auraient édifiés au temps de la guerre froide, comme cette base secrète américaine forée dans les profondeurs glacées du Groenland pour y stocker des missiles capables d’atteindre l’Union soviétique, et dont l’existence avait été révélée au monde en 2016 parce que la fonte des glaces due au réchauffement climatique menaçait de l’exhumer… « Personne ne pensait que la base ferait surface », expliquait aux journalistes de l’époque William Colgan, glaciologue à l’université canadienne de York; « ses architectes espéraient qu’elle repose dans la cryosphére pour l’éternité », selon une étude publiée sous sa direction dans la revue Geophysical Research Letters. La ville qu’elle abritait dans ses entrailles était alimentée en énergie par un réacteur nucléaire, et les habitants de cette Atlantide arctique enfouie sous la banquise bénéficiaient des mêmes équipements que dans une cité ordinaire, hôpital, église, bureaux, cafés, cinéma…

Panique

Nous étions si fragiles…

    Les premières déclarations des Autorités s’étaient voulues rassurantes mais, en réalité, aucun plan de secours ne semblait avoir été prévu, malgré la centaine d’attentats nucléaires déjà commis dans le monde. Les pompiers n’étaient pas équipés pour ce type de catastrophe et les hôpitaux non plus! Des soldats patrouillaient avec de drôles de scaphandres qui auraient pu figurer dans des films du siècle dernier, l’armée fédérale appelée en renfort mettait en application des protocoles qui dataient de la guerre froide! Les gens ne comprenaient pas ce qui leur arrivait et le désarroi des professionnels du secours aggravait leur angoisse. La police avait du mal à canaliser les scènes de panique. Tous ceux qui le pouvaient partaient à l’autre bout du pays, vers le sud ou vers l’ouest. Pour les autres, il fallait mettre sur pied des campements de fortune et les approvisionner en eau et en nourriture. Une amie américaine journaliste m’envoyait quotidiennement une copie de ses articles avec des photos qui montraient des situations de détresse incroyables que personne n’aurait imaginé possibles en Occident en plein vingt-et-unième siècle! Il y avait bien une certaine mixité sociale à l’œuvre dans le South End, mais les conséquences de l’attentat nucléaire de Boston dévoilaient le gouffre qui séparait les composantes aisées de la population de ses fractions les plus pauvres, jeunes au chômage, gays, femmes seules avec enfants, minorités ethniques. Les plus riches avaient quitté au plus vite les zones contaminées, tandis que les plus pauvres s’entassaient dans les camps dressés à la hâte. Les hommes, les femmes et les enfants que photographiaient ou filmaient les reporters accourus des quatre coins de la planète sur les lieux du drame avaient le plus souvent la peau noire ou basanée! Le vrai visage des Etats-Unis ainsi révélé ne correspondait pas aux belles images hollywoodiennes que continuait de véhiculer, bon an mal an, le mythe d’une Amérique unie et prospère offrant sa chance à quiconque voulait la saisir…

Destin collectif

Nous étions si fragiles…

    Mon arrière grand-mère Marie-Thérèse, la mère de France, née après la première guerre mondiale, aurait eu cent ans le 13 septembre de cette année-là. Elle avait connu la généralisation de l’électricité dans les foyers, l’arrivée du gaz et de l’eau courante, assisté au développement du cinéma et de la radio, à l’essor fulgurant de la téléphonie, de l’aéronautique et de l’automobile (même si elle-même n’avait jamais eu le téléphone chez elle ni voyagé en avion ou conduit de voiture), et elle avait pu également suivre à la télévision les premiers pas d’Amstrong sur la lune. Mais, morte en 1974, elle n’avait pas eu la moindre idée des nouvelles technologies, du Minitel français, de la micro-informatique et de l’Internet, et, quoique contemporaine du largage de bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, elle ignorait tout des centrales nucléaires civiles productrices d’électricité et ne savait pas que le territoire français allait se couvrir de réacteurs. A son décès, le monde allait mieux. Les guerres coloniales et la guerre froide s’éloignaient, la prospérité de l’Europe consolidait une paix qui semblait s’installer durablement, les lois sociales de l’après-guerre avaient amélioré les conditions de vie des populations laborieuses, les progrès accomplis dans la fabrication d’objets utiles à la vie de tous les jours devenaient accessibles à tous, and last but not the least, les femmes étaient devenues dans la loi les égales des hommes. Certes, la vie personnelle des gens continuerait de connaître des hauts et des bas, mais le destin collectif était prometteur, et la mère de France avait eu le sentiment, en quittant le monde, que celui-ci accueillerait sa descendance comme jamais auparavant l’humanité n’avait pu y vivre, à l’abri des pires fléaux…

11 Septembre 2022

Nous étions si fragiles…

    L’Occident continuait de s’enliser dans les politiques stupides de leurs si médiocres dirigeants (les Américains du Nord avaient hélas raté de peu, en 2016, l’élection du démocrate Bernie Sanders…) quand, le 11 septembre 2022, se produisit le premier d’une série d’attentats terroristes nucléaires qui allaient semer la panique dans le monde entier. N’importe qui pouvait se procurer depuis longtemps sur la Toile la recette de fabrication d’une bombinette artisanale classique, alors même que les réseaux sociaux étaient de plus en plus surveillés, mais fabriquer une petite bombe nucléaire paraissait hors de portée des terroristes djihadistes, dépourvus de la logistique indispensable pour manipuler des matériaux radioactifs. Or, comme souvent depuis le début apocalyptique de ce millénaire qui, à peine commencé, retourne déjà au néant, l’impossible se produisit. Le démantèlement de l’empire soviétique, à la fin du vingtième siècle, avait livré en pâture aux Mafias et aux aventuriers du monde entier une quantité invraisemblable d’objets provenant de son ancien arsenal nucléaire, qui échappait depuis à tout contrôle. Le trafic d’armes de toutes sortes était un business très juteux et la Lybie, que les Occidentaux avaient débarrassée de son dictateur Kadhafi sans anticiper l’instabilité chaotique qui allait suivre, était devenue une plaque tournante pour les revendeurs tout en offrant à l’Etat islamique une base arrière idéale. Si le dictateur irakien Saddam Hussein avait été accusé de détenir des armes de destruction massive qui n’existaient pas, il avait bel et bien tenté de se doter de l’arme atomique et le Califat, dont la folie meurtrière ne reculait devant rien, n’avait eu aucun mal à rallier les ingénieurs spécialisés dans le nucléaire qui avaient travaillé pour lui. On était loin de la rationalité de l’époque de la Guerre froide et des théories de la dissuasion en vigueur alors! Les attentats djihadistes habituels se multipliaient partout dans le monde en accentuant à chaque fois le sentiment d’insécurité des populations, mais l’Organisation de l’état islamique voulait aller encore plus loin dans l’instauration de la terreur. Le régime obtint ce qu’il souhaitait avec l’atome. Le 11 septembre 2022 devait marquer les esprits aussi fortement que le 11septembre 2001, triste réitération de l’horreur…

(1945… 2064) 🔚

Nous étions si fragiles…

    France appartenait à cette génération bénie par les dieux, née après la Seconde guerre mondiale, qui avait profité de la paix et de la prospérité retrouvées en Europe. Puis la chute du mur de Berlin, en 1989, avait mis un terme à la guerre froide entre l’Union soviétique et l’Occident, faisant croire à certains que la fin de l’Histoire était advenue. Cette période, hélas, n’aura été qu’une parenthèse entre les massacres de masse du vingtième siècle et l’extinction finale de l’espèce humaine cent ans plus tard…

No future

     Les démocraties cédaient aux sirènes de la peur, que des dirigeants incompétents ou peu scrupuleux entretenaient au sein de la population pour se maintenir au pouvoir ou y accéder. Guantanamo, la prison construite spécialement pour les auteurs de l’attentat du 11 septembre 2001, que le président Barack Obama avait pourtant promis de fermer, avait été non seulement maintenue mais agrandie vingt ans plus tard au moment des premiers attentats terroristes nucléaires. Les régimes d’exception s’étaient multipliés, généralisés, renforcés partout en Occident. En France, ce sont les attentats du 13 novembre 2015 commis à Paris et en Seine-Saint-Denis quelques mois seulement après ceux du 7 janvier contre un magasin juif et le journal satirique Charlie Hebdo, qui avaient accentué le virage vers un état d’urgence permanent, deux mots normalement incompatibles mais réunis dans des formules martiales destinées à rassurer le commun des mortels et à justifier des pratiques douteuses qui escamotaient le pouvoir judiciaire. Les démocraties se reniaient sans soulever de grande protestation tant les peurs latentes étaient grandes malgré les fanfaronnades des uns ou des autres appelant à la résistance. Contre qui? Contre quoi? Poser la question paraissait incongru, pire, suspect aux yeux de beaucoup, puisque l’ennemi leur paraissait évident; il s’agissait de barbares, d’hommes et de femmes qui n’appartenaient plus à l’Humanité et qui ne méritaient plus qu’on les traite comme des humains. Il fallait s’en protéger à tout prix, à n’importe quel prix…

     Les analyses étaient simplistes, l’axe du Mal une fois de plus trop bien identifié, et le concept de guerre juste pour défendre les valeurs de l’Occident permettait d’occulter toutes les défaillances de celui-ci, ses erreurs et ses manquements, ses traîtrises et ses mensonges, ses guerres injustes, ses pillages et ses exactions notamment en Afrique et au Moyen-Orient, tout ce qui avait pu faire le terreau de la rébellion des autochtones et nourrir sa récupération par le fascisme ou le totalitarisme islamiste. Les victimes des attentats djihadistes ne méritaient pas un tel déni de la réalité. Pendant que la coalition occidentale bombardait Daech, la face noire du wahhabisme, elle commerçait avec sa face blanche, l’Arabie Saoudite et le Quatar, qui étaient pourtant depuis le dernier quart du vingtième siècle les inspirateurs et les propagateurs dans le monde de la version radicale de l’Islam. Les attentats du 11 septembre avaient été téléguidés par le Saoudien Ben Laden, les nouveaux monstres islamistes qui avaient pris la succession d’Al-Quaïda continuaient d’être financés par les Saoudiens, mais la schizophrénie des Occidentaux les amenait à entretenir d’excellentes relations diplomatiques avec les états de la Péninsule arabique diffuseurs du wahhabisme, malgré leurs atteintes aux libertés fondamentales et l’application stricte de la charia, notamment envers les femmes. Un tel aveuglement (fût-il en partie volontaire pour de fausses bonnes raisons économiques ou géopolitiques ayant trait aux réserves de pétrole possédées par ces pays), ou une telle folie, ne pouvait que favoriser le déchaînement et l’expansion de la barbarie sur toute la planète, comme une maladie contagieuse galopante sans riposte cohérente et globale. Le vingtième siècle était venu à bout du nazisme puis des totalitarismes de la guerre froide, nous allions nous révéler incapables d’endiguer les menaces qui surplombaient l’avenir du millénaire à peine commencé, mais nous ne le savions pas encore, prisonniers de nos dénis, de notre bêtise, de notre lâcheté…

     Les questions de Martens au sujet des problèmes contemporains étaient déconcertantes. Quand je l’observais parfois à la dérobée, je surprenais sur son visage des expressions qui lui donnaient l’air d’un enfant effrayé. Nous avions probablement le même âge mais apparemment peu de choses en commun, les vécus que nous tentions parfois de partager nous étaient mutuellement si étrangement étrangers… Le sentiment religieux ne lui paraissait pas inconnu mais il avait du mal à l’expliciter, comme il avait du mal à s’exprimer sur les questions existentielles qui alimentent la littérature et la philosophie, la vie, la mort, être ou ne pas être… L’amour le rendait plus loquace, il semblait très attaché à une certaine Sylvia, il en parlait avec des accents touchants qui auraient provoqué l’hilarité de Luc. Que diable était-il venu faire dans cette galère? Entre autres chefs d’accusation, on lui reprochait le piratage de données très sensibles au ministère français de la Défense et dans des organisations internationales. J’avais du mal à l’imaginer en une sorte de James Bond au service d’une puissance maléfique désireuse de nous détruire. Quel lien invraisemblable aurait-il pu avoir avec le djihadisme? Le cynisme de Jean-François pouvait égaler celui de Luc. Pour de l’argent, on était capable de tout. S’il n’était pas un espion, Martens était alors un mercenaire qui avait vendu ses compétences ou la puissance de ses réseaux à une Mafia quelconque, pourvu qu’elle soit la plus offrante.

     Le fait est que nous avions retrouvé dans ses affaires de drôles d’appareils miniaturisés qui avaient été démontés, analysés, décortiqués par les experts du Service, qui conclurent que ces objets n’étaient répertoriés dans aucun fichier listant les matériels en usage dans les différents pays espionnés, il s’agissait vraisemblablement d’un type nouveau de matériel informatique dont ils allaient essayer de percer les secrets. Les intrusions de Martens dans les bases de données avaient laissé des traces qui montraient de sa part un grand intérêt pour les conflits contemporains mais aussi, bizarrement, pour la période, qui nous semblait déjà appartenir à une quasi préhistoire, allant de la seconde guerre mondiale à l’intensification de la guerre froide. Que recherchait-il?… Quand je l’observais dans la salle de documentation où il paraissait mener une mystérieuse enquête, il me donnait l’impression de confronter ce qu’il découvrait à un savoir antérieur qu’il aurait eu du monde. Que nous cachait-il? Quel était cet Etat inconnu de nous auquel il avait fait allusion avant de se fermer comme une huître quand les agents de Jean-François l’avaient cuisiné pour obtenir les informations qui nous auraient permis de le localiser? Ce pays existait-il vraiment? N’était-il qu’une émanation, un leurre imaginé par les services secrets d’une puissance étatique ou l’invention d’une organisation criminelle non gouvernementale pour nous déstabiliser?… Les soupçons s’étaient tournés vers certains pays de l’ancien bloc communiste ou des régimes autoritaires plus récents ayant la culture du secret et suffisamment puissants pour être dotés de structures de renseignement capables de déjouer celles des démocraties occidentales. La Chine avait le profil idéal puisqu’elle s’était illustrée à maintes reprises, sans jamais avoir été prise la main dans le sac, par des attaques de cyber-piratage contre les serveurs de pays de l’OCDE. Toutefois, et cette préférence était éminemment subjective, la typologie morphologique de Martens, blanc, blond aux yeux bleus, inclinait Jean-François à penser que les auteurs de la plaisanterie étaient russes. L’histoire des trente dernières années n’avait pas réussi à éliminer toute la méfiance qui existait encore entre l’Europe, les Etats-Unis et la Russie depuis l’annexion de la Crimée par cette dernière en 2014, le contentieux restait lourd. Mais nous avions beau nous creuser la tête, nous ne comprenions pas pourquoi une puissance étrangère se camouflerait derrière un état fantôme. La piste mafieuse paraissait plus sérieuse. Comme pour les criminels de droit commun, il fallait trouver le mobile capable d’unifier les morceaux du puzzle et d’expliquer ce qui nous semblait encore abracadabrant…

     Martens n’était pas un islamiste et ne ressemblait pas à Al Capone. Nous nagions en pleine confusion. L’ « affaire Martens » venait troubler le cours habituel des enquêtes menées systématiquement dans les milieux suspects depuis les attentats spectaculaires du 11 septembre, il y avait presque cinquante ans. Les islamistes, qui avaient réussi à porter sur le sol américain la guerre qu’ils avaient déclarée à l’Occident, n’avaient eu de cesse ensuite de la porter aussi sur le sol de chaque pays européen. Les populations les plus riches de la planète, qui vivaient paisiblement à l’abri des conflits qui affectaient le reste du monde, furent touchées dans leur propre chair et, face à la montée en puissance du djihad, les démocraties organisèrent une riposte de plus en plus dure, tombant ainsi dans le piège tendu par l’Organisation de l’état islamique qui désirait cette escalade. Entraînée dans la spirale nihiliste, la France reniait petit à petit ses valeurs sans tarir à la source la rébellion interne qui s’emparait de certains jeunes prêts à mourir en kamikazes… Car le terrorisme n’était pas seulement exporté, il se nourrissait aussi de la dérive de jeunes Français qui ne trouvaient pas leur place au sein de la République, et il ne s’agissait pas seulement de jeunes issus de l’immigration mais aussi de Français dits de souche (?!), qui trouvaient dans le djihadisme ce qu’il faut bien appeler une raison d’être qui les conduisait paradoxalement à mourir pour tuer. Si beaucoup vivaient dans la précarité, tous n’étaient pas pauvres, et les explications sociologiques ne rendaient pas compte de la totalité du phénomène.

     Seule restait la certitude que la République avait failli et certains s’engouffrèrent dans la brèche soit pour réclamer un Etat de plus en plus sécuritaire et autoritaire, soit pour saper encore un peu plus la légitimité de la puissance publique, que l’idéologie néo-libérale marchéïste avait discréditée et mise à mal depuis déjà tant d’années. La République en tant que telle n’y était pour rien. Sa devise « Liberté, Egalité, Fraternité « , toujours visible au fronton des bâtiments publics, continuait de désigner la direction vers laquelle devaient tendre idéalement les actions humaines. Qu’en avaient fait les politiques qui avaient eu la responsabilité du pouvoir? Tous pourris, avait tranché le peuple en choisissant comme chef de l’Etat, en 2022, la présidente du Front national Marine Le Pen, fille du célèbre Jean-Marie qui avait pu s’illustrer pendant des décennies, sans réaction forte de la part des autorités républicaines, par des discours xénophobes et de multiples prises de position antisémites et racistes. Les politiciens avaient pris l’habitude de stigmatiser le populisme sans chercher à comprendre les raisons profondes de ce vote, alors que le président François Hollande, en 2015, sur une chaîne télévisuelle de grande écoute, avait lui-même, d’une certaine façon, légitimé le Front national en le comparant au parti communiste français des années 1970, dont les thèses souverainistes – acheter Français – étaient déjà destinées à protéger les emplois menacés de l’époque et à endiguer la maladie endémique du chômage dont les ravages ne faisaient, hélas, que commencer. Car l’axe du Mal, chez les pays riches, était plutôt celui-là, la mise à l’écart d’une partie importante de la population qui n’avait plus accès au marché du travail. Les mesures sociales amortissaient certes les chocs provoqués dans les vies individuelles par l’absence de travail et de ressources pour vivre, mais le manque de perspectives d’avenir – no future – avait fini par gangrener durablement l’ensemble de la société dans ce que l’on avait appelé, vers la fin du vingtième siècle, la cohésion sociale, quand l’idée de contrat social était sans doute apparue désuète aux yeux des économistes modernes, à moins que ce ne fût, par sa référence directe au siècle des Lumières, trop révolutionnaire (?!) …

Un savoir antérieur du monde

    Le fait est que nous avions retrouvé dans ses affaires de drôles d’appareils miniaturisés qui avaient été démontés, analysés, décortiqués par les experts du Service, qui conclurent que ces objets n’étaient répertoriés dans aucun fichier listant les matériels en usage dans les différents pays espionnés, il s’agissait vraisemblablement d’un type nouveau de matériel informatique dont ils allaient essayer de percer les secrets. Les intrusions de Martens dans les bases de données avaient laissé des traces qui montraient de sa part un grand intérêt pour les conflits contemporains mais aussi, bizarrement, pour la période, qui nous semblait déjà appartenir à une quasi préhistoire, allant de la seconde guerre mondiale à l’intensification de la guerre froide. Que recherchait-il?… Quand je l’observais dans la salle de documentation où il paraissait mener une mystérieuse enquête, il me donnait l’impression de confronter ce qu’il découvrait à un savoir antérieur qu’il aurait eu du monde. Que nous cachait-il? Quel était cet Etat inconnu de nous auquel il avait fait allusion avant de se fermer comme une huître quand les agents de Jean-François l’avaient cuisiné pour obtenir les informations qui nous auraient permis de le localiser? Ce pays existait-il vraiment? N’était-il qu’une émanation, un leurre imaginé par les services secrets d’une puissance étatique ou l’invention d’une organisation criminelle non gouvernementale pour nous déstabiliser?… Les soupçons s’étaient tournés vers certains pays de l’ancien bloc communiste ou des régimes autoritaires plus récents ayant la culture du secret et suffisamment puissants pour être dotés de structures de renseignement capables de déjouer celles des démocraties occidentales. La Chine avait le profil idéal puisqu’elle s’était illustrée à maintes reprises, sans jamais avoir été prise la main dans le sac, par des attaques de cyber-piratage contre les serveurs de pays de l’OCDE. Toutefois, et cette préférence était éminemment subjective, la typologie morphologique de Martens, blanc, blond aux yeux bleus, inclinait Jean-François à penser que les auteurs de la plaisanterie étaient russes. L’histoire des trente dernières années n’avait pas réussi à éliminer toute la méfiance qui existait encore entre l’Europe, les Etats-Unis et la Russie depuis l’annexion de la Crimée par cette dernière en 2014, le contentieux restait lourd. Mais nous avions beau nous creuser la tête, nous ne comprenions pas pourquoi une puissance étrangère se camouflerait derrière un état fantôme. La piste mafieuse paraissait plus sérieuse. Comme pour les criminels de droit commun, il fallait trouver le mobile capable d’unifier les morceaux du puzzle et d’expliquer ce qui nous semblait encore abracadabrant…

Cynisme, mensonges, folie…

    Les analyses étaient simplistes, l’axe du Mal une fois de plus trop bien identifié, et le concept de guerre juste pour défendre les valeurs de l’Occident permettait d’occulter toutes les défaillances de celui-ci, ses erreurs et ses manquements, ses traîtrises et ses mensonges, ses guerres injustes, ses pillages et ses exactions notamment en Afrique et au Moyen-Orient, tout ce qui avait pu faire le terreau de la rébellion des autochtones et nourrir sa récupération par le fascisme ou le totalitarisme islamiste. Les victimes des attentats djihadistes ne méritaient pas un tel déni de la réalité. Pendant que la coalition occidentale bombardait Daech, la face noire du wahhabisme, elle commerçait avec sa face blanche, l’Arabie Saoudite et le Quatar, qui étaient pourtant depuis le dernier quart du vingtième siècle les inspirateurs et les propagateurs dans le monde de la version radicale de l’Islam. Les attentats du 11 Septembre avaient été téléguidés par le Saoudien Ben Laden, les nouveaux monstres islamistes qui avaient pris la succession d’Al-Quaïda continuaient d’être financés par les Saoudiens, mais la schizophrénie des Occidentaux les amenait à entretenir d’excellentes relations diplomatiques avec les états de la Péninsule arabique diffuseurs du wahhabisme, malgré leurs atteintes aux libertés fondamentales et l’application stricte de la charia, notamment envers les femmes. Un tel aveuglement (fût-il en partie volontaire pour de fausses bonnes raisons économiques ou géopolitiques ayant trait aux réserves de pétrole possédées par ces pays), ou une telle folie, ne pouvait que favoriser le déchaînement et l’expansion de la barbarie sur toute la planète, comme une maladie contagieuse galopante sans riposte cohérente et globale. Le vingtième siècle était venu à bout du nazisme puis des totalitarismes de la guerre froide, nous allions nous révéler incapables d’endiguer les menaces qui surplombaient l’avenir du millénaire à peine commencé, mais nous ne le savions pas encore, prisonniers de nos dénis, de notre bêtise, de notre lâcheté…

Une Atlantide arctique

(Récit en cours d’écriture)

     Le souvenir de Martin m’obsède… Une sorte de force vitale primitive prend le pas sur ma volonté et ma lucidité recule, au point que je laisse se développer en moi l’idée que Martin ait pu non seulement survivre mais aussi trouver le moyen de retourner se mettre à l’abri dans cet État imaginaire évoqué au fil de nos conversations… Mais est-ce vraiment absurde?… Des informations me reviennent, sur lesquelles je ne m’étais pas arrêtée autrefois, quand la vie semblait encore suivre un cours plus ou moins normal… Nous-mêmes, n’avons-nous pas trouvé refuge dans un endroit improbable?… Le web, ou ce qu’il en reste, délivre des traces de lieux mystérieux que les stratèges des grandes puissances auraient édifiés au temps de la guerre froide, comme cette base secrète américaine forée dans les profondeurs glacées du Groenland pour y stocker des missiles capables d’atteindre l’Union soviétique, et dont l’existence avait été révélée au monde en 2016 parce que la fonte des glaces due au réchauffement climatique menaçait de l’exhumer… « Personne ne pensait que la base ferait surface »,  expliquait aux journalistes de l’époque William Colgan, glaciologue à l’université canadienne de York; « ses architectes espéraient qu’elle repose dans la cryosphére pour l’éternité », selon une étude publiée sous sa direction dans le journal Geophysical Research Letters. La ville qu’elle abritait dans ses entrailles était alimentée en énergie par un réacteur nucléaire, et les habitants de cette Atlantide arctique enfouie sous la banquise bénéficiaient des mêmes équipements que dans une cité ordinaire, hôpital, église, bureaux, cafés, cinéma…

     Le piano de Louis 

     2064

Bénie par les dieux

    

      France appartenait à cette génération bénie par les dieux, née après la Seconde guerre mondiale, qui avait profité de la paix et de la prospérité  retrouvées en Europe. Puis la chute du mur de Berlin, en 1989, avait mis un terme à la guerre froide entre l’Union soviétique et l’Occident, faisant croire à certains que la fin de l’Histoire était advenue. Cette période, hélas, n’aura été qu’une parenthèse entre les massacres de masse du vingtième siècle et l’extinction finale de l’espèce humaine cent ans plus tard…

     Ecrit depuis l’avenir

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