Raconter, essayer de raconter me fait du bien, je ne saurais l’expliquer autrement que par le plaisir qu’il y a à se couler dans une habitude ancienne, à retrouver des sensations connues, à renouer avec une partie de soi-même… Mais le plaisir éprouvé n’est pas seulement narcissique, la page blanche ou l’écran vide ne sont pas seulement un miroir offert à l’ego, l’écriture est plutôt, il me semble, une sorte de colonne vertébrale qui permet de rester debout ou de se redresser. Sans doute avions-nous cela en commun, Martin et moi, le besoin de formuler par des mots écrits, en les ciselant, nos pensées et nos émotions, nos sentiments…
pensées
Martin
Martin était grand, blond, beau, la trentaine environ. Plus que son physique de star qui le rendait presque irréel et inconsistant comme une belle image de papier glacé, son regard ne laissait pas indifférent et me fascinait. Il semblait fixer au-delà de son interlocuteur un horizon lointain connu de lui seul. Les réponses qu’il faisait aux questions posées étaient bizarres, ses propos paraissaient incohérents et dérapaient parfois dans des envolées poétiques qu’il accompagnait de gestes fiévreux. Plus tard, j’ai su qu’il avait entrepris d’écrire un journal. Il y consignait l’état de ses pensées et de ses doutes en lien avec la vie qu’il avait menée dans un pays mystérieux qui semblait sorti de son imagination. Jean-François Dutour était persuadé qu’il affabulait volontairement pour nous mener en bateau. Il se demandait en particulier qui était ce Walter dont il parlait si souvent. Le mystère dont Martin s’était, volontairement ou non, laissé auréoler avait fini par attirer sur lui la sympathie des foules, qui l’assimilaient sans doute à un héros holliwoodien. Pourtant, au début, l’affaire dite Martin était passée complètement inaperçue. A l’époque, nous n’avions aucune idée de ce qui nous attendait. L’affaire semblait sinon banale, du moins classique, avec les enjeux traditionnels de l’espionnage international. Walter n’était-il qu’un complice plutôt qu’un véritable ami? N’était-il pas plutôt un leurre pour égarer l’enquête? La police mexicaine avait fait un portrait-robot des deux hommes qui avait été transmis aux services secrets français car plusieurs de leurs contacts avaient attesté qu’ils communiquaient dans la langue de Molière. A l’époque, ils semblaient mêlés à un trafic de stupéfiants. On pensait qu’ils avaient des accointances avec la Mafia. Mais on avait perdu leur trace pendant plusieurs mois. Et quand Martin était réapparu à Buenos Aires, il était seul. On n’a plus jamais revu son compagnon. Pourquoi? On ne l’a jamais su, malgré toutes les hypothèses échafaudées.
Caduque
Que se passe-t-il ?
Les feuilles mortes ne s’accumulent pas encore sur le sol, le soleil ne disparaît pas encore avant le soir sous l’horizon, pour un peu, nous pourrions encore croire à l’été. Que se passe-t-il ? Je me détache de ce qui n’a jamais été, je ne suis plus (l’ai-je jamais été ?) ce que je n’ai jamais vraiment été même parfois en été.
Que se passe-t-il ? Cette inflexion, cette inclinaison, cette courbure de l’esprit trop facilement suivie par des pensées obscures, envahissantes et tenaces comme du chiendent, ce serait cela, cela, la tonalité réelle de mon coeur, la musique profonde qui commande l’architecture de mon squelette ? Cela, c’est-à-dire la mort ? Non pas la mort inévitable, la mort connue dès la naissance, mais la vraie mort, l’altération, la destruction de soi-même ?
Douce heure
À l’ombre d’un arbre
sur un banc
ici et maintenant
petites taches de soleil sur le sol sec
bourdonnement de l’été
sans gravité
mes pensées volettent comme ce papillon blanc
au milieu de la frondaison verte
et le paradis ressemble à ce jardin
bonjour, l’éternité

Accalmie
Une légère modification de l’environnement s’était produite, le tambourinement des gouttes sur les vitres de la verrière avait diminué d’intensité, la bulle sonore commençait à se fissurer, elle se craquelait, se lézardait de toutes parts, menaçait de s’effondrer, de s’affaisser sur l’enroulement, l’entrelacement, le lacis des pensées confuses et des souvenirs mêlés qu’elle avait laissés se développer et grossir en masse compacte et autonome. Elle s’était redressée et ramassée sur elle-même, ramenant les jambes contre sa poitrine, la plante des pieds appuyée sur le rebord du banc, les bras entourant ses genoux sur lesquels elle avait posé le front. Mais non, la pluie ne cessait pas. Elle avait simplement adopté un rythme moins impétueux qui laissait la place au silence entre deux notes sèches, qui rebondissaient avec moins de violence sur le toit de la verrière.

Dénouement
Mes pensées ondoient comme de menus branchages
emportés par le courant de la rivière
où miroite le reflet de mon visage
Penchée sur l’eau, je flotte au-dessus de ma vie
je me prépare à me séparer de moi-même
« Je » s’endort
Incohérence assoupissement mots couverts mots brouillés mots rouillés
ouvertures barrées faux sens faux souvenirs labyrinthe des sens
souvenir du souvenir conscience de l’oubli oubli de la vie souvenir de la mort
la vie dans un sommeil vie fatiguée vie mortifère je m’endors
entre les fils emmêlés démêlés de ma vie empêtrée empêchée
Je s’échappe Je ne peut pas se retenir Je ne retient rien
pensées incohérentes glissent dans un trou noir tourbillon
mes yeux se ferment répétition dernières pensées
Je
se meurt…
Poudre de soi
tendres pensées aux pétales fragiles
corolle de l’âme en prière
que butinent des ailes de lumière