individu

Citoyens debout

Nous étions si fragiles…

    Les gens se réveillaient d’un long sommeil, comprenaient à quel point la main occulte de l’Etat avait dissimulé et soustrait à la réflexion citoyenne tous les dossiers sensibles concernant le nucléaire. Le mouvement dit « Nuit debout », né au printemps 2016 et plus ou moins toléré (avec des accès de répression sporadiques) par les Autorités jusqu’en mai 2017, avait été interdit peu après la réélection de François Hollande. Il reprit de la vigueur. Les jeunes et les moins jeunes occupèrent de nouveau les places. Une saine révolte recommença à gronder, dont on espérait qu’elle soit enfin le point de départ du monde rêvé majoritairement par les peuples. Comme pour les autres mouvements d’indignés qui avaient déjà tenté par le passé de fédérer les doléances et les aspirations des individus isolés pour en faire un puissant levain démocratique, la tonalité générale restait festive et pacifique. Les citoyens debout se levaient contre toute forme de violence, qu’elle soit physique, sociale, financière, économique, terroriste, étatique…

L’impuissance des peuples

Nous étions si fragiles…

     Voilà, c’est exactement cela, je suis désespérée, je ne vois pas d’issue. Nous sommes pris au piège d’une machination qui nous dépasse, qui dépasse le pauvre entendement humain réduit à déplorer, à regretter de n’avoir pas pu comprendre, anticiper, éviter! Moi, pauvre individu parmi les autres, ballotée, hébétée, souffrante, stupide, acculée dans une impasse… N’étions-nous pas pourtant les plus nombreux, l’immense majorité des populations de la Terre à souhaiter le bonheur, à être du côté de la paix, de l’amour et de la vie? Pourquoi les démocraties, censées représenter la volonté du plus grand nombre, n’ont-elles pas réussi à nous protéger? Pourquoi cette impuissance des peuples, depuis la nuit des temps, à obtenir durablement la prospérité dans le souci de la justice, garante du bien commun? Il ne reste plus logiquement qu’à souhaiter la mort, rapide s’il vous plaît. Et, pour éviter une trop lente agonie, à préparer notre suicide. Quelle importance, puisque le destin commun est de mourir? Quelle importance, puisque de toute façon, petites fourmis qui vivons au ras de la terre, nous étions promis depuis toute éternité à l’écrasement?

Personnages de roman

Atelier d’écriture Tiers Livre de François Bon

     La foule avance en ondulant à perte de vue, une myriade de pancartes fixées à des mâts portés à bout de bras surmonte les vagues immenses de la manifestation, mille et un corps défilent serrés les uns contre les autres sous un gilet jaune, orange ou rouge, une robe noire ou une blouse blanche, des milliers d’hommes et de femmes offrent l’énigme de leur visage aux caméras qui les filment, les bouches entonnent des refrains, scandent des slogans, les yeux se cherchent et se rencontrent, je suis comme toi et toi comme moi, nous sommes la vie, la solidarité et la fraternité, le partage, n’est-ce pas le sel de la vie?… elle a les cheveux blancs, elle n’avait jamais manifesté de sa vie, elle a découvert sur les ronds-points qu’elle n’était pas la seule à souffrir, des amitiés se sont nouées, on lui a fait retrouver le goût de vivre et même une certaine fierté, personne ne devrait jamais mépriser les petites vies anonymes!… il est au chômage, sur le dos de son gilet jaune il se déclare « Indigné mais pas voyou », c’est un grand jeune homme blond qui ne croyait plus en l’avenir mais se sent traversé par une vague d’espoir… elle est aide-soignante, se sent usée alors qu’elle n’a même pas cinquante ans, l’enthousiasme de la foule la galvanise et la rend heureuse de clamer avec les autres son désir d’une vie meilleure!… vieux, voûté, presque cassé en deux, obligé pourtant de travailler pour survivre, il brandit sa canne devant le mur compact des forces de l’ordre et l’agite en martelant les mots de sa révolte!… les messages inscrits sur le dos des gilets jaunes résonnent dans toutes les têtes : « Le gâteau, pas les miettes! », « S’unir pour ne plus subir! », « Quand tu sèmes la misère, tu récoltes la colère! », « Halte à la casse sociale! », « Halte à la répression contre le peuple! », « RIC pour une vraie démocratie! », « Éteins ta télé, enfile ton gilet!»… les barrières invisibles qui séparent habituellement les gens sont rompues, les égoutiers, caristes, cheminots, routiers, femmes de ménage, caissières et autres femmes et hommes exerçant un métier de service ou de logistique discutent avec les avocat-e-s, professeur-e-s, musicien-ne-s, informaticien-ne-s, kinésithérapeutes, orthophonistes, médecins ou autres titulaires de professions perçues comme prestigieuses, les artistes de l’Opéra de Paris et de la Comédie Française, solidaires de la lutte, organisent des spectacles dans la rue, des pompiers tentent de parlementer avec des policiers, l’ambiance est festive, l’ambiance est bon enfant, on se demande pourquoi un tel déploiement de force voulu par les plus hautes instances d’un peuple pacifique?… on se reconnaît à la fois différent et semblable, les vies se ressemblent mais chacune est singulière, des individus émergent de la foule à l’occasion d’un incident, leur photo fait la Une des journaux, les vies minuscules mises en lumière deviennent celles de personnages hors du commun, des romans pourraient s’écrire, l’un raconterait les exploits d’un boxeur dégingandé au visage d’enfant, l’autre ceux d’un vieillard aussi vieux que Mathusalem, tous deux auraient terrassé des armées d’agresseurs…

L’impuissance des peuples

     Voilà, c’est exactement cela, je suis désespérée, je ne vois pas d’issue. Nous sommes pris au piège d’une machination qui nous dépasse, qui dépasse le pauvre entendement humain réduit à déplorer, à regretter de n’avoir pas pu comprendre, anticiper, éviter! Moi, pauvre individu parmi les autres, ballotée, hébétée, souffrante, stupide, acculée dans une impasse… N’étions-nous pas pourtant les plus nombreux, l’immense majorité des populations de la Terre à souhaiter le bonheur, à être du côté de la paix, de l’amour et de la vie? Pourquoi les démocraties, censées représenter la volonté du plus grand nombre, n’ont-elles pas réussi à nous protéger? Pourquoi cette impuissance des peuples, depuis la nuit des temps, à obtenir durablement la prospérité dans le souci de la justice, garante du bien commun? Il ne reste plus logiquement qu’à souhaiter la mort, rapide s’il vous plaît. Et, pour éviter une trop lente agonie, à préparer notre suicide. Quelle importance, puisque le destin commun est de mourir? Quelle importance, puisque de toute façon, petites fourmis qui vivons au ras de la terre, nous étions promis depuis toute éternité à l’écrasement? Martin a rejoint notre humanité au moment où celle-ci allait périr… Triste fin de l’Histoire, que personne n’imaginait ainsi.

     Drôle d’Histoire

     2055

Gemmes

Invisible

indivisible

indivi

du

reté de l’âme

de l’homme désert

immensité plaine

labourée d’étoiles

pour les non-voyants

semant la lumière