résonance

Le futur de la ville

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Au Nord de la ville, le Bizet, le cimetière et la Belgique, les berges de la Lys, le lac des prés du Hem — récemment interdit à la baignade — et le chemin du Pont Bayart qui n’est plus un chemin de terre bordé de haies couvertes d’aubépines au printemps, mais une route tristement goudronnée… l’écluse, le café du Pont de la Targette et la rue des Fusillés, la rue de la Chapelle Rompue, la grille du cimetière et la frontière de l’ancienne douane délimitent un territoire qui n’a apparemment que peu changé, mais dans la ville des morts, le long des allées ombragées, de nouvelles tombes ont été creusées tandis que d’autres ont disparu, celles que le gel des hivers successifs avait endommagées et qui, ne bénéficiant plus des visites de vivants, n’étaient plus entretenues ni réparées… La ville confrontée à la surpopulation du cimetière (depuis que les guerres ont cessé de réduire le nombre de ses habitants, les générations se renouvellent en se multipliant!) déloge les défunts les plus anciens qui occupent un terrain que leurs familles avaient pourtant cru concédé à perpétuité. La durée maximale d’une concession n’excède plus cinquante ans. La hantise de finir dans une fosse commune n’est plus seulement l’apanage des pauvres mais devient l’horizon commun! Pas de romantisme inutile autour des pierres tombales, pas d’illusion à entretenir, un mort est un mort bien mort qui ne doit pas encombrer le sol trop longtemps! La durée d’occupation du sol par les défunts ne doit pas excéder celle que son souvenir mettra à disparaître dans la mémoire des vivants, au bout d’une génération. La ville a donc entrepris comme beaucoup d’autres de rationaliser la gestion de la ressource foncière dédiée aux sépultures. La concession du terrain sur lequel se trouve la tombe visitée a été renouvelée, le vase en grès accueille encore les fleurs achetées dans la boutique installée à côté de la porte principale du cimetière… A la sortie, les pas conduisent dans un café situé de l’autre côté de la frontière pour boire un stout comme autrefois en se laissant charmer par les consonances de la langue flamande… Le pèlerinage se poursuit sur les chemins de la mémoire avec des pauses méditatives devant le Mémorial britannique de Ploegsteert, autour des étangs de Zillebeke et de Dikkebus — toujours aussi paisibles en apparence mais atteints d’une mystérieuse pollution qui fait mourir les poissons — , au musée de la Grande Guerre de Zonnebeke où sont réunis les fantômes de centaines de milliers de soldats morts au combat dans la vallée de la Lys, à Ypres que la reconstruction a fait renaître de ses cendres en édifiant une réplique exacte de la ville telle qu’elle était avant son anéantissement par les bombes… Les récits entendus jadis sont présents à l’esprit et dans le coeur, mais le timbre des voix qui les transmettaient n’est plus audible, et les visages se sont estompés…

     Au Sud de la ville, où des noms à forte résonance affective désignent des lieux appartenant à l’histoire familiale paternelle, la façade de la gare a été rénovée mais l’église de l’ancienne paroisse Saint-Roch, qui avait été reconstruite par deux fois après les bombardements de la première et de la deuxième guerre mondiale, a été démolie et rayée de la carte pour la troisième fois… La rue de l’abbé Doudermy a perdu la solennité du clocher qui la surplombait, tandis que les rues du Travail, de l’Epargne et de l’Avenir sont habitées par des chômeurs et des travailleurs précaires désargentés et sans horizon discernable… Les bus ne pénètrent plus au coeur de la ville et ne s’arrêtent plus au carrefour du Rond-Point où la droguerie a été remplacée par une pharmacie; des compositions végétales parsemées de fleurs rompent la monotonie de la longue rue du général Leclerc, bordée de chaque côté par de hauts réverbères bleu vif; les amis qui habitaient à La Choque et à La Chapelle d’Armentières ont déménagé ou sont morts et les portes de leurs anciennes maisons ne s’ouvrent plus, mais les façades restent bizarrement familières et la remontée à la surface de cette perception ancienne donne l’impression étrange d’une translation dans le passé; à côté de l’église du Bourg, une affiche fait la promotion des possibilités offertes par la grande salle du café de la mairie qui semble avoir gardé sa vocation festive en organisant des banquets ou des soirées dansantes… le jeu fantasmagorique de la mémoire laisse entrevoir à travers le rideau d’une vitre le reflet de la silhouette fugitive d’un contrebassiste…

     Route d’Houplines, à l’Est, de nouveaux ensembles d’habitations ont été construits à l’emplacement des anciennes friches Hacot et Colombier, sur le côté nord de la rue Victor Hugo, et des opérations de requalification du quartier ont permis de rénover et de remettre aux normes quelques îlots de maisons anciennes, autour de la place Chanzy et de l’ancienne église du Sacré-Coeur, qui a subi le même sort que l’église Saint-Roch après avoir résisté, elle aussi, aux assauts de la guerre (une petite chapelle intégrée à une ligne de maisons mitoyennes construites sur le terrain qu’elle occupait rappelle son souvenir)… Une vingtaine d’années auparavant, la rumeur avait circulé que plusieurs milliers d’églises en mauvais état seraient détruites faute d’argent pour les réparer, mais seulement trente à quarante d’entre elles auraient fait l’objet de cette solution radicale. Or, une troisième église, Notre-Dame de Bon Secours à Lille-Sud, dans le quartier des grands-parents maternels, a disparu également d’un lieu familier lié à l’histoire personnelle et familiale de la revenante. Les trois territoires de son enfance ont donc concentré à eux seuls le dixième des édifices religieux démolis sur l’ensemble de la France!…

     A l’Ouest, le beffroi de Bailleul sonne le tocsin. La population est alertée en permanence de l’orientation prise par le vent et les nuages radioactifs qui s’échappent de la centrale de Gravelines. Cassel fait partie des territoires évacués de Calais à Ostende et de Dunkerque à Saint-Omer, Steenvoorde et Ypres. Les remparts de la petite cité médiévale ne peuvent rien contre ce nouvel ennemi invisible… Une rupture de l’alimentation électrique due à des courts-circuits, suivie d’une cascade de dysfonctionnements imprévus ou mal anticipés, est à l’origine de la catastrophe nucléaire qui s’est déclenchée dans des circonstances qui rappellent le drame de Fukushima. Grossies par une violente tempête venue de la mer d’Irlande, des vagues gigantesques ont balayé les digues en quelques minutes et se sont fracassées contre le front de mer en noyant les habitations heureusement inoccupées à ce moment-là grâce à l’alerte météo donnée juste avant… Des travaux avaient pourtant été effectués dans le cadre du TRI (Territoire à Risque Important d’inondation) de Dunkerque pour protéger la centrale de la montée du niveau de la mer, et l’eau n’aurait pas dû submerger la double enceinte surélevée… elle n’aurait pas dû se répandre dans tous les bâtiments en provoquant une panne générale du réseau électrique… et même dans ce cas, pour éviter que le refroidissement des réacteurs ne soit interrompu, les groupes électrogènes de secours auraient dû relayer le réseau principal défaillant, ce qu’ils n’ont pas fait pour des raisons incomprises des Autorités mais non, malheureusement, des lanceurs d’alerte qui ont dénoncé maintes fois la faiblesse des équipements de sécurité pour ce type de risque dans au moins sept centrales françaises… Sur les quatre réacteurs en fonctionnement (les deux autres étaient à l’arrêt pour des questions de maintenance), trois se sont emballés en échappant à tout contrôle et le combustible est entré en fusion… des réactions chimiques causées par l’excès de chaleur ont provoqué des explosions et des incendies qui ont endommagé les enceintes de confinement des unités numéro deux et numéro cinq… le cataclysme était enclenché… le corium a traversé la cuve et des panaches radioactifs se sont répandus dans les airs…

Comme horizon, l’éternité…

     Les Vases communicants sont des échanges croisés de textes et d’images entre sites ou blogs imaginés par François Bon (Tiers Livre) et Jérôme Denis (Scriptopolis), qui ont lieu chaque premier vendredi du mois. Leur animation et la collecte des textes sont assurées par Marie-Noëlle Bertrand  après l’avoir été pendant de longues années par Brigitte Célerier puis Angèle Casanova. Marie-Noëlle m’a proposé de très belles photos entre lesquelles je n’ai pas pu choisir et qui ont chacune guidé mon envie d’improviser avec elle sous la forme de septains vers de lointains horizons. Je remercie Marie-Noëlle pour la publication de mon texte sur son blog et j’accueille ici le sien avec une profonde amitié.

***

oiseaux-noirs

E ntretenir en soi, comme merveilles,
toutes les couleurs, harmonie du monde,
la lueur d’or des couchers de soleil,
des nuages cendrés le cri dans l’onde.
la clarté au bout de la nuit profonde.
Hors les chaînes, croire en la liberté,
infinité de voies à explorer.

03_252

D ans le silence lumineux du monde,
du bruit n’être plus le diapason.
Accueillir les résonances profondes,
scruter les abîmes de déraison.
Les lointains ne sont pas seul horizon.
Voyage secret, creuser son sillon,
de chenille devenir papillon.

contemplation

L orsque le présent ne s’imprime plus,
qu’en lambeaux, le passé se désagrège ;
aux éclats de souvenirs dévolue,
la mémoire, voilée de sombre neige,
joue ses derniers tours comme sortilèges.
Inattendue, s’offre une aube nouvelle :
inespérés dialogues de dentelle.

partage

P ar l’ultime faux-pas, vie chavirée.
Otage de ton corps lâché aux chiens,
ton esprit s’est peu à peu égaré.
Perdue malgré la compagnie des tiens,
en l’espace de quelques jours de rien,
chemin de souffrance enfin achevé.
En l’éternité, calme retrouvé.

Photographies : Françoise Gérard
Septains : Marie-Noëlle Bertrand

La maison démolie

     Eté 2016: l’atelier d’écriture de François Bon

     Les grues s’étaient comportées comme des machines de guerre… Elle avait entendu le bruit mat des boulets qu’elles avaient lancés en balançant leur long cou de girafes… les trous s’élargissaient, des pans entiers de murs tombaient… des rideaux de poussière s’élevaient des gravats en voilant les pièces éventrées… un vide étrange apparaissait dans le sens vertical !… une fenêtre battait des ailes, encore accrochée à son support en chute… elle avait suspendu son souffle, comme pour retenir la vie… La gamine tente de m’expliquer… Nous sommes seuls, je ne sais pas d’où elle vient… Elle est si petite !… Je ne suis qu’un vieux marchand de jouets qui tient une boutique sur la plage au bord de l’océan… Depuis que je me suis retiré de la vie réelle, après de longs voyages, je me suis fabriqué un monde en miniature… Peut-être me fait-elle confiance parce que je la regarde comme une poupée ?… Je me tenais sur le seuil quand, de très loin, sa petite silhouette dansante m’a intrigué, je l’ai rejointe au bord des vagues. À mes premières questions, elle a répondu en faisant des pirouettes sur le sable mouillé, puis elle s’est mise à y tracer des lignes avec un bout de bois, et à décorer son dessin avec les coquillages et les galets ramassés sur la plage… J’ai reconnu sa maison, elle m’a fait entrer dans l’intimité de son logis reconstitué… Derrière cette fenêtre-ci ou cette fenêtre-là, sous la lampe de la chambre ou celle de la cuisine, dans un cône de lumière chaude qui réunissait la famille, les histoires entendues jadis, avant la démolition de la maison, continuent de lui fabriquer un abri de paroles qu’elle me donne en partage… Je fais connaissance avec sa mère, son père, ses frères et ses sœurs… Son oncle, un saltimbanque, jouait de l’harmonica, de l’accordéon et de la grosse caisse. Elle se souvient des coups de cymbale. Assise sur ses épaules, elle agitait des grelots pour ajouter leur son à ceux de l’homme-orchestre. Son père jouait du violon, la musique faisait partie des bagages de la famille. Elle me raconte par bribes son odyssée, je crois comprendre qu’elle a traversé le monde d’Est en Ouest, et je pense à mes propres voyages qui se déroulaient en sens inverse, d’Ouest en Est… nous aurions pu nous croiser… elle est là aujourd’hui devant moi, toute seule, comme une apparition, comme une hallucination… J’ai déposé ma veste sur le sol pour en faire un tapis moelleux qui nous isole de l’humidité du sable. Attirée par la chaleur de mon pull, elle se blottit contre moi. Chez elle, autrefois, on s’allongeait sur des coussins pour déguster de délicieux gâteaux… Tandis qu’elle me parle, son logis prend forme… Je l’accompagne d’une pièce à l’autre, j’ouvre puis je referme les portes, monte un escalier, traverse un couloir, entre dans une chambre, ouvre une fenêtre, ferme des volets… un nouvel escalier me conduit au grenier, je redescends jusqu’à la cave, en profite pour remplir un seau de charbon, remonte dans la cuisine… elle me précède en évoquant ou plutôt en invoquant (peut-être même en les convoquant) des personnages-fantômes qui s’installent peu à peu à la place qu’ils occupaient autrefois… La petite entre en imagination dans une maison qui n’existe plus, ses yeux continuent de voir des objets disparus, emportés par les habitants au moment de leur fuite ou broyés en même temps que les murs qui s’écroulaient… sa voix redonne la parole à des personnes absentes ou mortes qui reprennent vie, leur présence à nos côtés est presque palpable, j’esquisse le geste de les interpeller, je perds le sens de la réalité… La plage où nous sommes assis est déserte, la brise du soir nous caresse le visage, l’océan nous offre en fond sonore la pulsation de son ressac… J’écoute l’enfant avec une profonde attention, je laisse sa voix fluette me guider vers des régions inconnues… Mon coeur ne bat plus pour personne depuis si longtemps !… Quand la petite se tait, je la regarde avec inquiétude. Elle se perd dans des pensées tristes que je voudrais pouvoir effacer de la main sur son front… On dirait qu’elle ne trouve plus les mots de son histoire, et je l’appelle ma petite muette… son regard qui suit le vol d’une mouette revient alors vers moi et elle se met à rire… Un jour, son père avait fabriqué pour elle un pantin. Il l’avait accroché au-dessus de son lit. Le soir, avant de s’endormir, elle s’amusait à tirer sur la ficelle qui articulait ses membres. Elle aimait son pantin comme un ami. C’est à lui qu’elle se confiait quand elle avait un souci, comme le jour où elle avait appris que les autorités du pays voulaient démolir leur maison… Elle se tait, ses yeux sont remplis de larmes… j’ai la sensation de voir ses pensées se fracasser contre les murs détruits… elle ne connaissait pas le jour exact, un matin, la famille fut réveillée par de grands coups dans la porte, et l’enfant avait enfilé ses habits à toute vitesse, oubliant de décrocher son ami pour le mettre à l’abri dans le berceau de son sac… elle l’avait vu ensuite gesticuler contre le mur de sa chambre en train de s’effondrer… je voudrais tant l’aider à relever les ombres de sa vie ancienne !… La tristesse de ses souvenirs entre en résonance avec la mienne… de très lointaines réminiscences me reviennent bizarrement d’un passé que je croyais mort ou annulé, complètement annihilé… je comprends aujourd’hui comme jamais pourquoi j’avais désiré tout oublier !… La mémoire est comme une maison qui serait à la fois intacte et démolie. Les objets du souvenir restent à leur place, mais on ne peut plus les toucher… une sorte d’écran nous sépare de nos sensations… sous les coups de boutoir assenés par le temps comme par les véritables machines à détruire, les échafaudages intérieurs se disloquent en tentant de retenir intactes des constructions condamnées… L’enfant ne le sait pas encore… elle rassemble ses petites forces pour essayer de recoller les morceaux et de reboucher les trous… elle ne sait pas encore que l’entreprise est vaine, que les murs de la maison démolie ne se relèveront jamais, que son ami le pantin a définitivement disparu au milieu des gravats… En l’écoutant, je me promène au milieu des ruines de ma propre existence… je me souviens d’un pantin ou de son équivalent… je me souviens des guerres que j’ai subies et du désespoir qui en résulte… sa peine m’accable… par un étrange dédoublement, je me sens être cette petite fille mystérieuse venue d’ailleurs qui se blottit contre moi… j’ai le sentiment troublant que ses sentiments sont les miens, que son histoire rejoint la mienne… il y a si longtemps… dans une maison abandonnée dans les dunes… les mouettes rieuses paraissaient se moquer !… je jouais près d’un blockhaus… j’écoutais l’appel narquois des mouettes en rêvant de voyages et de grands horizons… ce qu’il s’est passé ensuite ?… je n’imaginais pas cela possible… ma mémoire à cet endroit est une sorte de trou noir qui a tout englouti…