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22 Mars 2024

Nous étions si fragiles…

    Au début de cette période de régression, la privation de liberté ne semblait pas toucher tout le monde et préservait les apparences d’une société démocratique, mais en réalité déjà très autoritaire et très inégalitaire. Des vagues de mécontentement populaire déferlaient continûment sur le pays depuis les premières atteintes au Code du Travail de la loi El Khomri en 2016, et l’occupation des ronds-points en 2018 par les laissés pour compte de la société devenus soudain visibles grâce aux gilets jaunes qu’ils avaient choisi de porter. Plus ou moins tolérées et endiguées, elles s’étaient transformées en véritables marées humaines après l’élection de Marine Le Pen, en 2022, pour dénoncer le fascisme rampant qui l’avait portée au pouvoir et gangrenait la République depuis déjà un certain nombre d’années. Or, comme le clivage entre la population relativement riche et celle qui subissait de graves difficultés s’était durci au point de faire craindre que les frustrations accumulées pouvaient créer les conditions d’une insurrection, l’extrême-droite avait reçu l’appui de presque tous les autres partis pour voter, le 22 mars 2024, une loi dite anti-casseurs donnant à la police les moyens d’identifier tous les manifestants et de les ficher systématiquement. Il fallait neutraliser l’opposition, casser les mouvements sociaux, entraver les capacités de mobilisation des syndicats et des mouvements politiques, étouffer dans l’œuf toute velléité de rébellion! Même les Jacqueries des petits paysans, objets de tous les soins avec les artisans-pêcheurs, les petits entrepreneurs et les petits commerçants de la propagande électorale de Marine Le Pen, étaient devenues gênantes pour le pouvoir.

Avant le fascisme

Nous étions si fragiles…

    La restriction des libertés publiques, commencée après les premiers attentats de 2015 et amplifiée non seulement par Marine Le Pen mais aussi par les gouvernements successifs de Laurent Wauquiez et d’Emmanuel Macron, était devenue pour la nièce une obsession, que tentaient encore de freiner quelques opposants déterminés qui utilisaient ce qu’il restait de contre-pouvoirs pour continuer à résister avec le plus grand courage. Mais le chaos provoqué par l’explosion de l’EPR de Flamanville servit de prétexte à l’Etat policier qu’était devenue la République française pour détruire les derniers remparts qui la séparaient du fascisme. Les principales mesures d’exception qui relevaient autrefois de l’état d’urgence avaient été inscrites dès 2017 dans la loi ordinaire, et, depuis, une succession de lois liberticides avait continué le travail de sape des fondements de la démocratie, qui oscillait entre des vélléités de rébellion citoyenne et une sorte d’acceptation morbide par la population de cette marche inéluctable vers un régime totalitaire… En fin de compte, Marion Maréchal-Le Pen n’avait fait que parachever une œuvre orchestrée bien avant elle, en s’engouffrant dans les brèches largement ouvertes par ses prédécesseurs…

Avril 2037

Nous étions si fragiles…

    Avril 2037. La population française est à cran. Certains craignent une guerre civile. Tous les coups semblent permis. Mais le pire n’est pas encore arrivé, Il se produira une quinzaine de jours avant le premier tour. Les 12 et 13 avril, à Paris, Lyon et Marseille, quatre-vingt-seize personnes sont victimes d’une série d’attentats commis à quelques heures d’intervalle par un commando de terroristes islamistes. Il y a vingt-trois morts dont un enfant, et douze personnes grièvement blessées. Le pays est bouleversé. En tête des sondages depuis plusieurs mois, Sarah Legrain n’arrivera que seconde. Les jeux sont faits. Le débat de l’entre-deux tours ne portera que sur la sécurité et la guerre à mener contre le terrorisme. Il permettra à la candidate de l’extrême-droite de déverser tout son venin contre les étrangers, la peur et la haine tiendront lieu de réflexion et guideront les mains au moment de choisir le bulletin de vote. Marion Maréchal-Le Pen fut toutefois élue d’une majorité si courte qu’il fallut recompter les voix et attendre la fin de tous les recours lancés par l’opposition pour publier les résultats… Dans son discours d’investiture, alors qu’elle avait à peine mentionné le nom de sa tante, elle rendit un hommage remarqué à son grand-père, qui devait jubiler dans sa tombe…

Deux femmes au second tour

Nous étions si fragiles…

    Deux femmes s’affronteraient donc pour la première fois au second tour de l’élection présidentielle française, car la France Insoumise avait choisi de présenter Sarah Legrain, donnée favorite. Les gens n’en pouvaient plus de la dégradation de leurs conditions de vie, elle devait l’emporter, elle était sur le point de l’emporter!… Mais la campagne orchestrée par la droite et l’extrême-droite fut d’une violence inouïe… Des patrouilles vêtues de noir et cagoulées arrachaient toutes les affiches de la France Insoumise, gribouillaient sur les murs des slogans pseudo-patriotiques, accusaient de traîtrise les militants de la gauche populaire, prétendaient faire la chasse à l’ennemi de l’intérieur, répandaient les pires mensonges, montaient des traquenards, fomentaient de sombres embuscades, semaient la peur… Ces milices, apparues après l’attentat nucléaire de Versailles en 2020, n’avaient jamais été interdites par les gouvernements qui s’étaient succédé depuis à la tête de l’Etat…

La carte de Marion Maréchal-Le Pen

Nous étions si fragiles…

    Marine Le Pen n’avait pas été réélue à l’issue de son quinquennat en 2027, mais sa nièce avait repris le flambeau et sévissait à la tête de l’Etat depuis 2037. Dans l’intervalle, le pays avait oscillé entre la politique droitière et protectionniste de Laurent Wauquiez, qui avait damé le pion à la présidente sortante en réussissant à séduire son électorat, et la politique ultra libérale, mondialiste et européiste, d’Emmanuel Macron, élu en 2032 sur la base d’un programme que les Françaises et les Français avaient accueilli comme une bouffée d’oxygène après la chape de plomb des dix années précédentes, car ils avaient cru que le nouveau président, qui ne se voulait ni de droite ni de gauche, serait tout simplement centriste et humaniste. Le malentendu dura moins d’une année. Les classes populaires et moyennes basses découvrirent rapidement l’ampleur des attaques menées contre elles par le nouveau pouvoir, bientôt désigné comme l’extrême centre. La révolution désirée par Emmanuel Macron était celle que les milieux d’affaires et financiers appelaient de leurs vœux depuis l’accession au pouvoir des néo-libéraux Margaret Thatcher et Ronald Reagan à la fin du vingtième siècle, et dont tous les dirigeants politiques qui s’étaient succédé depuis, en Europe comme aux Etats-Unis, avaient favorisé la mise en œuvre. Celle-ci était en réalité déjà bien avancée, mais les tenants forcenés du néolibéralisme en voulaient toujours plus! Ils se sentaient près du but et piaffaient d’impatience, perdaient toute retenue, faisaient voler en éclats tous les tabous. Leur rêve était de parvenir à réduire à néant la puissance publique des Etats pour que les empires financiers ne trouvent plus aucune limite à leur expansion. En France, la devise de la République exprimait un désir profond d’égalité et de fraternité qui rendait leurs manœuvres plus difficiles qu’ailleurs, mais ils avaient trouvé en Emmanuel Macron un mercenaire déterminé, nostalgique de la monarchie, qui allait chercher l’inspiration auprès des tombeaux des rois dans la basilique de Saint-Denis! L’homme se rêvait lui-même en roi de droit divin et, s’il ne pouvait prétendre à ce titre, se sentait assez au-dessus de ses concitoyens pour conduire les affaires du pays en président-monarque. Cette folie mégalomaniaque lui fit commettre de graves erreurs en politique intérieure comme en politique extérieure, et son quinquennat se termina en désastre. C’est alors que les financiers aux abois, terrorisés par la perspective d’une victoire à la prochaine élection présidentielle de ce qu’ils appelaient l’ultra-gauche, sortirent de leur chapeau la carte de Marion Maréchal-Le Pen, qui n’était pas tout à fait neuve mais donnait encore l’illusion d’une certaine modernité…

Effondrement

Nous étions si fragiles…

    L’explosion de l’EPR de Flamanville avait fait sauter les réseaux d’approvisionnement électrique de tout le quart Nord-Ouest de la France et privé l’ensemble du pays d’une part importante de sa production d’électricité. Les groupes électrogènes étaient affectés en priorité aux hôpitaux et, dans un certain nombre d’entrepôts frigorifiques privés de courant, la viande commençait à pourrir. L’entêtement des décideurs français à maintenir à tout prix l’industrie nucléaire avait empêché le pays de diversifier sa production par le développement des énergies renouvelables, qui manquaient soudain cruellement! L’électricité était indispensable à la vie de tous les jours, toute la vie économique en dépendait, et toute la vie sociale! Plus personne ne pouvait se passer des appareils de communication nomades dont le seul inconvénient était de fonctionner avec des batteries qui n’étaient pas inépuisables et qu’il fallait trop souvent recharger… la navigation sur le web était devenue pour (presque) tout le monde aussi naturelle que la marche à pied! Les réparations et la reconfiguration dans l’urgence des circuits de distribution prenaient beaucoup de temps et provoquaient d’autres séries de pannes. Pour compenser les défaillances, l’État sollicitait les gouvernements voisins pour qu’ils dirigent leurs surplus d’électricité vers les lignes à haute tension sous-alimentées, mais l’ambiance diplomatique n’était pas au beau fixe, les pays frontaliers voulaient du donnant-donnant, un peu d’électricité contre le pouvoir d’obtenir enfin de la France l’arrêt du nucléaire?… La vie économique, la marche des affaires, le fonctionnement des services administratifs et des Institutions, reposaient désormais entièrement sur les réseaux informatiques, les pannes entravaient la circulation de l’information, l’instruction des dossiers, mettaient en péril la sauvegarde des données. Cette vulnérabilité, notamment dans les ministères régaliens de la défense et de la Sécurité, aggravée par la menace de nouvelles cyberattaques massives analogues à celles qui avaient fait vaciller l’Etat juste après le déclenchement de la grande crise financière de 2029, fit sauter les derniers verrous qui protégeaient encore certains espaces de liberté démocratique dans l’Etat policier de la présidente de la République (?!!!) Marion Maréchal-Le Pen…

Au nom de l’économie à flux tendu

Nous étions si fragiles…

    La panique désorganisait toute la vie économique du pays. Les magasins étaient vidés de leurs stocks et n’arrivaient plus à se réapprovisionner. La pénurie était plus grave à Paris qu’ailleurs sous les effets conjugués de la concentration de la population et des embouteillages gigantesques qui bloquaient les voies de communication et barraient la route aux camions de livraison. Les villes du Sud, plus éloignées du foyer radioactif que celles du Nord, n’échappaient pas à l’angoisse généralisée et aux réflexes d’accumulation de denrées propres aux populations qui se sentent en danger et accélèrent ainsi l’épuisement des stocks. Les campagnes ne craignaient pas moins que les villes la contamination radioactive amenée par le vent ou la pluie, au moins bénéficiaient-elles sur place des produits alimentaires de base, on y cultivait encore son jardin. On pouvait envisager d’y vivre dans une certaine autarcie sans attendre d’être ravitaillé par la route ou, peu vraisemblablement, par le train. Il y avait longtemps, en effet, que les lignes ferroviaires n’irriguaient plus le pays, que le moindre recoin et le plus petit village de France n’étaient plus desservis par une gare encore en fonctionnement à une distance raisonnable des territoires éloignés! Depuis que la vieille SNCF avait décidé, vers la fin du vingtième siècle, de tout miser sur les trains à grande vitesse et d’abandonner les lignes qu’elle ne jugeait pas rentables, en cessant d’entretenir, malheureusement, le réseau exceptionnel dont elle disposait jusqu’alors, et qui recouvrait autrefois le pays comme une toile d’araignée aux fils denses et resserrés, avec des ouvrages d’art incroyables qui franchissaient les obstacles des montagnes au mépris des lois de la pesanteur ou de la géographie grâce aux exploits techniques et humains des ingénieurs et des ouvriers qui les avaient édifiés! L’essentiel du transport de marchandises ne transitait donc pas par les chemins de fer, et, depuis des décennies, des files ininterrompues de camions circulaient jour et nuit sur les routes et les autoroutes en aggravant la pollution de l’air respiré par les riverains et en rejetant toujours plus de gaz à effet de serre. Cette fuite en avant engendrée par des politiques inadaptées menées de très longue date sans jamais de remise en cause sérieuse, au nom de l’économie à flux tendu, aboutissait en ce moment de crise aiguë à une situation surréaliste. Les camions d’approvisionnement alimentaire se retrouvaient immobilisés dans les engorgements qu’ils contribuaient eux-mêmes à provoquer, et non seulement les marchandises n’arrivaient plus à bon port dans les délais impartis, mais quand elles étaient enfin livrées, les denrées périssables étaient périmées!…

Comme en temps de guerre

Nous étions si fragiles…

    Respirer, boire et manger n’allaient plus de soi! La population voulait des garanties sur la provenance des aliments, exigeait des contrôles draconiens sur la qualité de l’eau et de l’air, sur la composition des sols… Le lait et le fromage des bocages normands, les produits de l’agriculture biologique du Cotentin, qui s’était développée, paradoxalement, à côté de l’industrie nucléaire de La Hague, tout ce qui provenait du grand Ouest de la France restait tristement invendu sur les étals des Halles… Mais la méfiance et le soupçon ne s’arrêtaient pas aux limites de la Normandie! La Bretagne voisine était concernée, et, au-delà, le territoire français dans son ensemble puisque le vent qui poussait les nuages faisait circuler l’air radioactif dans toutes les directions et que la pluie déposait les particules sur n’importe quel sol! Les bulletins météo étaient attendus avec anxiété comme des communiqués d’état-major en temps de guerre… Le vent avait d’abord soufflé vers le sud de l’Angleterre et de l’Irlande, leurs populations avaient été priées de rester calfeutrées en attendant le changement d’orientation des masses d’air… De la Belgique à l’Espagne, tous les pays voisins craignaient la contamination du poison venu de France et contenaient mal la colère qui les animait… Une crise diplomatique inédite se développa contre l’Etat français, devenu en quelques jours une forteresse assiégée…

L’enfer nucléaire

Nous étions si fragiles…

    Les journalistes et les responsables politiques invités sur les plateaux de télévision avaient désormais les traits tirés et l’élocution hésitante à force de commenter la catastrophe à longueur de journée et de nuit, et d’essayer de dédramatiser contre toute évidence les images apocalyptiques de l’explosion qui continuaient de passer en boucle sous le regard tétanisé de ceux qui découvraient avec horreur l’enfer nucléaire! Mais la Parole Officielle peinait cette fois à rassurer ou à convaincre les foules que la vie devait reprendre son cours normal comme elle l’avait toujours fait dans l’histoire de l’Humanité, après le passage de la mort et de la désolation… La peur s’insinuait dans toutes les consciences… Il n’était plus possible de trouver l’apaisement dans les gestes les plus simples de la vie quotidienne, le fait même de respirer pouvait apporter la Mort!… L’air, l’eau, la terre avaient été empoisonnés par le feu nucléaire, les besoins primordiaux des êtres vivants, la faim, la soif, ne pouvaient plus être comblés innocemment, dans la confiance que la nature nourricière inspirait habituellement aux humains depuis l’aube des temps… Les experts dépêchés par le pouvoir essayaient en vain de jouer la carte de la raison raisonnante, de relativiser les risques encourus, de ressusciter le spectre des épidémies de peste ou de choléra, auprès desquelles le nucléaire n’aurait été qu’un désagrément regrettable mais somme toute supportable!… Le message ne passait pas, ou très mal…

Les naufragés du nucléaire

Nous étions si fragiles…

    L’EPR de Flamanville venait d’exploser et de déclencher une catastrophe nucléaire qui dépassait l’entendement, l’information était sidérante et se heurtait à une sorte de refus instinctif d’en accepter la signification!… Les médias, en France comme à l’étranger, prenaient difficilement la mesure des conséquences de ce cataclysme, et les commentaires étaient encore empreints d’une relative retenue. Mais quand je suis rentrée quelques jours plus tard à Paris, à la demande de ma rédaction, il n’était plus possible de fuir la réalité… Tout le pays était en état de crise. Ce que je découvris sur les routes était hallucinant… je me trouvais confrontée à des drames humains comparables à ceux que j’avais dû couvrir dans des pays en guerre!… L’évacuation des habitants de la région Nord-Ouest, directement touchés par les dégagements de radioactivité, se heurtait à toutes sortes de situations imprévisibles que les services de l’Etat et des collectivités territoriales, qui menaient conjointement les opérations, avaient beaucoup de mal à régler malgré tous les plans qui avaient été officiellement mis en place, au moins sur le papier, en cas d’accident grave que les bons esprits s’étaient obstinés à considérer comme hautement improbable. Les naufragés du nucléaire étaient ballottés d’un endroit à un autre, dormaient dans des gymnases, mangeaient au hasard des distributions de nourriture, souffraient de mauvaises conditions sanitaires et surtout d’un manque de visibilité cruel sur leur devenir. Il n’y avait pas assez de psychologues et de cellules post-traumatiques pour les aider à surmonter l’épreuve! Leurs visages fatigués et ravagés par le stress, leur désespoir de quitter brutalement et pour toujours les lieux de leur vie intime et familiale serraient le coeur… Au cauchemar de cet exode s’ajoutait la crainte d’avoir absorbé des doses trop élevées de particules radioactives. La vie, leur vie, ne serait plus jamais comme avant!… Leur pronostic vital était vraisemblablement engagé, une menace de mort pèserait en permanence sur eux et sur leurs proches…