combler

L’enfer nucléaire

Nous étions si fragiles…

    Les journalistes et les responsables politiques invités sur les plateaux de télévision avaient désormais les traits tirés et l’élocution hésitante à force de commenter la catastrophe à longueur de journée et de nuit, et d’essayer de dédramatiser contre toute évidence les images apocalyptiques de l’explosion qui continuaient de passer en boucle sous le regard tétanisé de ceux qui découvraient avec horreur l’enfer nucléaire! Mais la Parole Officielle peinait cette fois à rassurer ou à convaincre les foules que la vie devait reprendre son cours normal comme elle l’avait toujours fait dans l’histoire de l’Humanité, après le passage de la mort et de la désolation… La peur s’insinuait dans toutes les consciences… Il n’était plus possible de trouver l’apaisement dans les gestes les plus simples de la vie quotidienne, le fait même de respirer pouvait apporter la Mort!… L’air, l’eau, la terre avaient été empoisonnés par le feu nucléaire, les besoins primordiaux des êtres vivants, la faim, la soif, ne pouvaient plus être comblés innocemment, dans la confiance que la nature nourricière inspirait habituellement aux humains depuis l’aube des temps… Les experts dépêchés par le pouvoir essayaient en vain de jouer la carte de la raison raisonnante, de relativiser les risques encourus, de ressusciter le spectre des épidémies de peste ou de choléra, auprès desquelles le nucléaire n’aurait été qu’un désagrément regrettable mais somme toute supportable!… Le message ne passait pas, ou très mal…

Habiter

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Habiter signifie HABITUDES… l’habitant d’une ville n’est pas libre de vagabonder mais il est libre de circuler, comme sur un manège, que ce soit à pied, en voiture ou à vélo, il tourne, il ne part jamais vraiment mais il revient toujours, et le souvenir n’est qu’un retour après tous les autres retours… se souvenir consiste à retrouver dans les archives de la mémoire la carte du circuit que les pas ont gravé, puis d’en suivre le tracé comme sur un calque en tentant de le superposer aux trajets accomplis autrefois… se souvenir consiste à creuser dans la couche épaisse de tous les moments vécus dans la ville, à sonder leur sédimentation, à en dégager les lignes et les forces, à essayer d’en retrouver l’aimantation, de réveiller les émotions étouffées par les ronces de l’oubli, à redécouvrir les projets portés par les trajets, la dynamique qui motivait la vie!… peur de ne retrouver que des coquilles vides, les restes friables des concrétions formées par la routine des habitudes… pour sortir de la prison des habitudes prises par la mémoire, il fallait sans doute laisser venir les images de la ville comme si le regard les découvrait pour la première fois, se laisser surprendre par le sentiment agréable de leur familiarité, butiner de l’une à l’autre, laisser les associations se former, accepter de succomber au charme de leurs assemblages… l’image de la cour associée à celle du tas de briques incitait à reconquérir la forteresse du passé en suggérant la possibilité d’un retour après l’interdiction de séjour qui semblait avoir été prononcée par la police de la mémoire… le souvenir de la ville était fait de trajets réitérés à l’infini et d’une infinité d’instants qui s’étaient écoulés entre seulement quelques points fixes car dans une ville, on ne cesse pas de revenir sur ses pas, l’itinéraire suivi ramène toujours au point de départ!… images bloquées des souvenirs qui reviennent sans cesse sur le manège de la mémoire, images fugaces d’une eau noire qui miroite au pied des maisons de part et d’autre d’un petit pont de planches, bribes de paroles entendues au cours de promenades (la crue de telle année, les maisons inondées), sensation étrange à la vue d’une esplanade qui n’était pas dans le champ de vision, d’habitude, à cet endroit-là !… la rivière avait disparu, ce mirage était impossible!… sans la rivière, la ville n’était plus la même… or, le lit de la rivière qui la traversait avait bel et bien été comblé, et la ville avait perdu son âme… que reste-t-il des souvenirs noyés ?… et toi, qui essaies de revenir sur les rivages du passé au point de ressentir pendant quelques fractions de seconde les émotions de l’enfant qui te fait signe et que tu aperçois comme autrefois dans les reflets en abyme que se renvoyaient les glaces dans les deux ou trois cafés de la ville où la famille avait ses habitudes, qui es-tu donc sinon l’ombre de toi-même à la poursuite de ton propre fantôme ?…