Spécialiste en rien, intéressé par tout », comme il se définit lui-même, Vincent Lindon cultive une parole publique rare que la crise insensée que …
Lire ce texte est un acte citoyen comme l’acte de celui qui l’a écrit. La Tribune de Vincent Lindon
société
Cohésion sociale ou Contrat social?
Seule restait la certitude que la République avait failli et certains s’engouffrèrent dans la brèche soit pour réclamer un Etat de plus en plus sécuritaire et autoritaire, soit pour saper encore un peu plus la légitimité de la puissance publique, que l’idéologie néo-libérale marchéïste avait discréditée et mise à mal depuis déjà tant d’années. La République en tant que telle n’y était pour rien. Sa devise « Liberté, Egalité, Fraternité « , toujours visible au fronton des bâtiments publics, continuait de désigner la direction vers laquelle devaient tendre idéalement les actions humaines. Qu’en avaient fait les politiques qui avaient eu la responsabilité du pouvoir? Tous pourris, avait tranché le peuple en choisissant comme chef de l’Etat, en 2022, la présidente du Front national Marine Le Pen, fille du célèbre Jean-Marie qui avait pu s’illustrer pendant des décennies, sans réaction forte de la part des autorités républicaines, par des discours xénophobes et de multiples prises de position antisémites et racistes. Les politiciens avaient pris l’habitude de stigmatiser le populisme sans chercher à comprendre les raisons profondes de ce vote, alors que le président François Hollande, en 2015, sur une chaîne télévisuelle de grande écoute, avait lui-même, d’une certaine façon, légitimé le Front national en le comparant au parti communiste français des années 1970, dont les thèses souverainistes – acheter Français – étaient déjà destinées à protéger les emplois menacés de l’époque et à endiguer la maladie endémique du chômage dont les ravages ne faisaient, hélas, que commencer. Car l’axe du Mal, chez les pays riches, était plutôt celui-là, la mise à l’écart d’une partie importante de la population qui n’avait plus accès au marché du travail. Les mesures sociales amortissaient certes les chocs provoqués dans les vies individuelles par l’absence de travail et de ressources pour vivre, mais le manque de perspectives d’avenir – no future – avait fini par gangrener durablement l’ensemble de la société dans ce que l’on avait appelé, vers la fin du vingtième siècle, la cohésion sociale, quand l’idée de contrat social était sans doute apparue désuète aux yeux des économistes modernes, à moins que ce ne fût, par sa référence directe au siècle des Lumières, trop révolutionnaire (?!) …
Futur proche
Nous étions si fragiles…
Jean-Francois… la dernière fois que je t’ai vu, chez mon père… Etes-vous vivants ? Vous reverrai-je un jour ?… Dans ce lieu où nous avons trouvé refuge, sommes-nous à ce point coupés du monde que nous ignorons tout du sort réservé au reste de l’humanité alors que vous-mêmes auriez surmonté le pire et tenteriez de nous retrouver? Xavier pense que nous avons découvert un petit Éden. Il se montre optimiste pour « l’avenir » de notre petite communauté et rêve d’en faire une société idéale… Les mots ont-ils encore un sens? Nous n’avons plus d’avenir, seulement un futur proche qui consiste à essayer de subvenir à nos besoins les plus élémentaires. La flore est abondante et riche en espèces nourricières. Nous retrouvons sans doute les gestes de nos très lointains ancêtres cueilleurs. Nous nous habituons déjà à cette nourriture simple et frugale qui nous permet d’économiser le stock providentiel de conserves qui assure notre survie actuelle, sa date de péremption nous laisse un délai de quelques années, nous espérons mettre ce laps de temps à profit pour nous lancer dans l’agriculture. Sylvain explore chaque pouce de terrain à la recherche de graines qu’il fait germer ensuite dans le jardin qu’il a entrepris de cultiver.
Venu d’un autre monde
Nous étions si fragiles…
Martens était une sorte d’extra-terrestre. Il avait l’air d’un Martien débarqué sur terre contre sa volonté, ignorant tout de nous. Nous aurions dû apporter davantage de crédit à ses propos. Mais nous étions incapables d’imaginer… Quelle incroyable histoire ! Jean-François Dutour se méfiait, et avec lui toutes les huiles du contre-espionnage. Martens n’était à leurs yeux qu’un agent comme les autres, mais qui les dépassait tous dans l’art de se faire passer pour une autre personne et de raconter des histoires! On a suivi Martens dans sa cavale autour du monde. Recherchait-il vraiment Walter ? Walter était-il un nom de code ? Pour un espion de haut vol, il paraissait souvent d’une naïveté déconcertante. Il semblait ignorer complètement le fonctionnement de nos sociétés, la nature des régimes politiques, les systèmes médiatiques, la liberté d’expression. On pensait bêtement que c’était pour mieux nous égarer. Or, la suite des événements nous l’a montré, si Martens ne venait pas d’une autre planète, il venait vraisemblablement d’un autre monde dont personne, sans doute, n’avait soupçonné l’existence …
Walter
Nous étions si fragiles…
Quelques gouttes de soleil, une vapeur dorée, Walter est assis sur une pelouse, il éclate de rire, je ne vois plus que l’éclat de ses dents… Il se lève, me donne une grande claque dans le dos, m’entraîne dans son rire… Il vient de me confier une idée fabuleuse et nous planons au-dessus de la ville comme deux oiseaux migrateurs… Sans être différent des autres – puisque, je l’ai déjà dit, notre société était homogène – à mes yeux, Walter avait quelque chose en plus, une vitalité, un instinct, une allure, une façon à lui de se poser et parfois, sans doute, d’en imposer… Son ascendant sur moi était certain. Il me fascinait. C’était lui qui avait eu l’idée et, bien sûr, j’avais trouvé ça génial! La personnalité de Walter, d’ailleurs, avait été repérée par nos cadres. On l’avait déjà pressenti pour entrer dans la confrérie des grands officiers de l’Ordre. Walter… La dernière fois que je t’ai vu… Walter avait l’étoffe d’un chef mais c’était bien plus que ça… Soyez sympa, éteignez la lampe, ce filet de jour, là-haut, va filer et nous n’aurons pas vu la lumière du soleil faire valser les grains de poussière…
Il n’y a plus de mots…
(Récit en cours d’écriture)
Cette discrimination sociale, avec ses retombées calamiteuses sur la perception des minorités, s’était malheureusement accentuée au cours des trois décennies suivantes. L’entêtement des politiques marchéistes à faire perdurer un modèle économique qui avait épuisé les ressources de la planète et mis au ban de la société une partie de plus en plus grande de la population nous aura conduits au désastre absolu. O fatalité! Misère de l’espèce humaine!… Cette fois, nous sommes arrivés à la fin de la tragédie, le chœur chargé des lamentations a disparu, la masse des anonymes a été engloutie par des catastrophes sans nom, il n’y a plus de mots pour dire le Mal… Logos, le langage, a échoué… Cronos a pu manger tous ses enfants, le chaos a eu raison de la lumière!… Les humains avaient reçu le don de vivre en bonne intelligence, ils ont préféré l’obscurité, le charme des ombres, et les simulacres de la toute-puissance que ne leur avaient pas octroyée les dieux…
L’Amérique profonde
(Récit en cours d’écriture)
Ces émeutes avaient révélé au monde entier les échecs récents de l’american way of life. La population blanche vieillissante, durement frappée par la crise financière de 2007, se tenait sur la défensive, tentée par le repli sur soi. Par ailleurs, si les habitants de la côte Est et de la côte Ouest avaient fortement intégré et accompagné les changements sociétaux, ce n’était pas du tout le cas dans l’Amérique profonde. Un demi-siècle environ après l’adoption par le Congrès d’une législation historique sur les droits civiques, la fracture entre Blancs et Noirs n’avait jamais été aussi béante. Les relations étaient tellement dégradées qu’en juillet 2016 des policiers blancs avaient été pris pour cibles et abattus de sang-froid par des snipers noirs, d’abord à Dallas, puis, quelques jours plus tard seulement, à Bâton-Rouge. Ces meurtres inauguraient une période de tension et de suspicion qui devaient empoisonner pendant longtemps la société américaine…
Inégalités
(Récit en cours d’écriture)
Les failles de la société américaine, mal colmatées ou camouflées par les classes dominantes, apparaissaient sous une lumière crue et cruelle… Les Etats-Unis étaient le plus inégalitaire des pays riches, mais riches, tous les Américains du Nord étaient loin de l’être! Moins de dix pour cent des actifs y accaparaient plus de la moitié des revenus. Les inégalités avaient explosé au point de menacer la cohésion du pays car la population hispanique et surtout noire en subissait les plus lourds effets, et les grandes luttes raciales du vingtième siècle avaient été réactivées une trentaine d’années auparavant…
Gestion calamiteuse du nucléaire
(fiction en cours d’écriture)
Comme d’habitude, le pouvoir avait cherché à manipuler l’opinion et à lui cacher les aspects de la réalité gênants pour lui, tels que les carences pourtant manifestes des services de renseignement qui auraient dû prévoir et déjouer ce type d’attentat (l’augmentation du budget de la sécurité engagée en 2016 avait surtout profité aux policiers, les moyens alloués à la justice comme à la prévention avaient stagné…). Le lobby nucléaire, qui avait si bien réussi en France à neutraliser les tentatives d’instauration d’un débat national sur la nécessité de sortir du piège mortifère de la production d’électricité par la fission de l’atome, était aux abois. Areva, le soi-disant fleuron de l’industrie nucléaire française, venait de faire faillite, et la société distributrice d’électricité EDF (devenue ENEDIS) essayait de recoller les morceaux en courant à son tour dans le mur, le crash, à plus ou moins long terme, était prévisible. Comme l’État et le lobby nucléaire ne faisaient qu’un, l’argent des contribuables pouvait être facilement ponctionné pour renflouer les caisses! Hélas pour le pouvoir, les citoyens contribuables étaient aussi des électeurs souverains capables de le sanctionner. Or, la gestion calamiteuse du nucléaire commençait à apparaître au grand jour. L’opinion publique risquait de s’emparer des questions liées à l’attentat pour les relier à celle, plus vaste, du choix de société auquel elle avait consenti par omission depuis si longtemps, faute d’informations et de débat, depuis la construction des premiers réacteurs civils en 1976…
Écrit depuis l’avenir_1
AVERTISSEMENT
J’ai commencé ce récit il y a environ un an. L’actualité s’est accélérée. François Hollande est hors course, Hillary Clinton n’a pas été élue, Angela Merkel exercera peut-être un quatrième mandat de chancelière. Faut-il que je corrige mes postulats de base? Je ne cherche pas à deviner l’avenir en écrivant un récit d’anticipation qui devrait coller au plus près du futur proche. Je ne prétends pas non plus avoir raison sur le long terme. Je préférerais, bien au contraire, que les craintes que je partage avec beaucoup d’autres ne soient pas fondées et que notre avenir en commun soit radieux. Et je serais heureuse que le candidat du Front de Gauche soit choisi au second tour de l’élection présidentielle française, car je pense que la nouvelle politique écologique et sociale mise en œuvre ferait reculer les menaces qui pèsent sur nous. Ces menaces sont lourdes et structurelles. Elles ne disparaîtront pas d’un coup de baguette magique. Nous pouvons continuer à les nier ou à minimiser leur importance, mais nous pouvons aussi faire un pas décisif pour sortir des pièges dans lesquels nous nous sommes laissé enfermer. Le temps presse, nous en avons déjà collectivement perdu beaucoup. Mon récit commence vers 2064, après une gigantesque catastrophe qui signe probablement la fin de l’humanité. J’ai choisi cette date pour qu’elle fasse écho à 1984 d’Orwell. Je suis frappée par la façon dont le novlangue qu’il a imaginé fonctionne aujourd’hui dans nos sociétés, en nous manipulant pour nous détourner des enjeux importants. La narratrice de ce récit, Elsa, est née en 2016, comme le personnage mystérieux de Martin, venu d’un territoire que personne ne réussit à localiser, dont elle essaie de percer le secret. Cette double distance, géographique et temporelle, me donne le recul nécessaire pour faire une sorte d’état des lieux des principaux problèmes actuels qui secouent le monde, et qui auront un impact direct sur la vie des générations qui nous suivent. Dans ce récit, c’est Hillary Clinton qui conduit la politique américaine et les affaires du monde, et François Hollande gouverne la France jusqu’en 2022, date à laquelle lui succède Marine Le Pen; Angela Merkel, quant à elle, quitte le pouvoir à la fin de l’année 2017. Je pense que cet écart avec l’Histoire en train de se faire, qui renforce le pouvoir fictionnel de mon récit, ne rend pas pour autant caduque la réflexion de fond.
13 décembre 2016
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Drôle d’Histoire
I
J’étais loin de me douter… Je ne savais pas… Je ne savais rien. D’une certaine façon, j’étais comme tout le monde, sauf que… Cette rature sur le registre, ou plutôt ce gommage, cette surcharge d’encre blanche sous le libellé de mon nom… Oui, c’est comme cela que tout a commencé. Je ne pensais à rien, tout me paraissait normal dans ma vie, et puis tout à coup, ce rien, ce détail insignifiant comme le ver dans le fruit de mon imagination… J’ai commencé à m’interroger, à poser des questions aux autres. Walter, mon meilleur ami, me reprochait d’être devenu maniaque. Pour lui, tout était rigolade et bonheur de vivre. Pourquoi s’inquiéter? Et de quoi? C’était vrai que la vie pouvait paraître belle – maintenant je sais qu’il est possible de s’habituer à tout – mais soudain, là, sur le registre que j’avais dû consulter, cet accroc à la norme, cette boursouflure blanche qui paraissait cacher quelque chose sous les lettres noires qui composaient mon état civil, pourquoi? Et pourquoi moi? Je ressemblais tellement à tout le monde… J’étais comme le frère jumeau de Walter, en moins extraverti. Les marginaux n’existaient pas chez nous, l’originalité non plus, et c’est précisément ce qui me tracassait. Non, ne m’interrompez pas, le fil n’est pas très solide, vous savez… Du chantage? Les rôles seraient renversés? Mais c’est que je suis devenu malin! Je pourrais en profiter! Oui, messieurs, vous dépendez de ma mémoire, et du fil de la narration que je suis en train de vous faire avec mes pauvres moyens… Laissez-moi le temps, le temps de récupérer, de me remettre de tous ces chocs successifs… J’ai l’impression de rêver, je vais me réveiller en ayant tout oublié et je ne saurai pas que je suis redevenu amnésique…
Jean-François Dutour accomplissait tranquillement son travail, en « pro ». Les cercles de qualité avaient introduit le concept du « zéro défaut » jusque dans les arcanes subtiles de la police secrète. La politique aussi frappait ses slogans au coin du syndrome de la perfection, à « zéro défaut » un écho répondait « immigration zéro »… Autrement dit, ça baignait. Même dans le sang. Les crises récurrentes, c’était comme les saisons. Le téléspectateur avalait ses corn flakes été comme hiver… Le risque, pour Jean-François Dutour, paraissait être seulement, si l’on peut dire après coup, que cette affaire dégénère en embrouille diplomatique. Il sauterait mais il y avait des fusibles bien plus gros que lui… En aucun cas… Sa vie professionnelle avait été jusque-là un sans-faute. Intelligence (au moins dans le cadre de ses fonctions), efficacité, un soupçon d’opportunisme, des succès couronnés par une carrière-éclair, à cinquante ans il était désormais le big boss, juste derrière les gros calibres politiques. Provocation diplomatique ou vaste canular? Martin avait l’air d’un grand gosse perdu… Maîtrise de l’espion au sommet de son art? Petit, gros gibier? Le faire parler, parler, la routine quoi, mais sans connaître l’enjeu. Jean-François Dutour jouait très gros, il ne savait pas à quel point…
Quelques gouttes de soleil, une vapeur dorée, Walter est assis sur une pelouse, il éclate de rire, je ne vois plus que l’éclat de ses dents… Il se lève, me donne une grande claque dans le dos, m’entraîne dans son rire… Il vient de me confier une idée fabuleuse et nous planons au-dessus de la ville comme deux oiseaux migrateurs… Sans être différent des autres – puisque, je l’ai déjà dit, notre société était homogène – à mes yeux, Walter avait quelque chose en plus, une vitalité, un instinct, une allure, une façon à lui de se poser et parfois, sans doute, d’en imposer… Son ascendant sur moi était certain. Il me fascinait. C’était lui qui avait eu l’idée et, bien sûr, j’avais trouvé ça génial! La personnalité de Walter, d’ailleurs, avait été repérée par nos cadres. On l’avait déjà pressenti pour entrer dans la confrérie des grands officiers de l’Ordre. Walter… La dernière fois que je t’ai vu… Walter avait l’étoffe d’un chef mais c’était bien plus que ça… Soyez sympa, éteignez la lampe, ce filet de jour, là-haut, va filer et nous n’aurons pas vu la lumière du soleil faire valser les grains de poussière…
Jolie jeune femme brune, un peu intello mais pas trop, Elsa gravitait dans le cercle des VIP, elle aimait ça. Études de lettres, journalisme, des entrées facilitées par un patronyme connu, la vie lui souriait, elle souriait à la vie. Parisienne, elle aimait rejoindre ses amis dans les bars branchés, faire la fête et, de sa vie, un objet qu’elle ambitionnait de réussir. A dix-sept heures, elle devait rencontrer Jean-François Dutour, un ami de son père. Il lui donnerait quelques informations précieuses au sujet d’une arrestation qui commençait à faire grand bruit. Sans doute une affaire d’espionnage. Elle abuserait de l’affection qu’il lui porte pour lui demander l’impossible, comme d’habitude. Elle espérait bien qu’il accepte de la laisser entrevoir le mystérieux prisonnier derrière le miroir sans tain de la pièce où il était interrogé.
Une vapeur dorée comme un voile de soie posé sur les collines, sur les feuillages des arbres, sur les chaumes, sur la terre brune et rose des champs déjà labourés, sur le clocher pointu d’un petit village de l’Europe de l’Ouest, niché dans l’échancrure d’une vallée… Nous sommes encore ensemble, Walter et moi… Chaque goutte de lumière réfracte l’univers entier, nous sommes tout juste au début de nos grandes découvertes… Non, ne rallumez pas. Je préfère la pénombre à vos fausses clartés ! Si ça ne tenait qu’à moi… Si vous étiez d’accord… Je resterais au chaud dans ma rêverie pendant que vous rédigeriez vos rapports, puisque vous savez presque tout et moi, presque rien…
II
Qui es-tu, ô lecteur improbable auquel je m’adresse depuis le désert d’un monde englouti? Si tu me lis, c’est que nous n’avons pas été les seuls survivants? Si tu me lis, c’est que, donc, quelque part, bat encore aussi, ailleurs, le cœur d’un être humain?…
Tous les matins et tous les soirs, sur un piano échoué je ne sais comment dans notre petite communauté, Louis joue quelques notes de Bach. « Que ma joie demeure » ? Nous sommes en sursis. Pour combien de temps? Nous avons encore à notre disposition quelques ordinateurs, des batteries, des provisions de toutes sortes, pour un certain temps, un temps limité, compté, qu’il nous faut absolument mettre à profit pour nous réorganiser, pour organiser notre survie. Nous sommes comme des naufragés sur une île déserte, mais autour de nous, nul océan. La terre est calcinée, ravagée. Nous n’avons pas pu nous aventurer très loin à la recherche de compagnons d’infortune car, à quelques kilomètres seulement de notre base, l’air devient irrespirable. Il est néanmoins vraisemblable que d’autres groupes de survivants aient trouvé comme nous un refuge provisoire. Il faudrait alors essayer d’assurer la jonction. Xavier est notre théoricien. Il rêve de faire de notre petite communauté une société idéale. Chacun de nous se découvre des ressources insoupçonnées qui se révèlent précieuses pour notre survie collective. La nourriture et l’eau sont évidemment notre priorité. Mais que faire quand la nuit est tombée et que l’angoisse empêche le sommeil? Ô lecteur improbable, j’entreprends ce récit pour toi, mon frère, ma sœur, autre moi-même, pour que tu me tendes la main par-delà cette solitude radicale qui est désormais notre lot après la catastrophe sans nom qui a peut-être signé la fin de notre civilisation.
III
La paix que le monde avait connue après la chute du mur de Berlin avait paru définitive, bien que secouée de soubresauts dans les Balkans, mais à peine dix ans plus tard, les vents mauvais avaient recommencé à souffler et, tempête après tempête, nous avaient de nouveau menés implacablement au bord du gouffre. Si les historiens du futur (?) pouvaient avoir accès aux archives et aux journaux occidentaux de l’époque, ils seraient sans doute frappés d’étonnement en constatant l’état d’esprit inconséquent des contemporains. Ils s’interrogeraient aussi sur le fonctionnement des grands pays dits démocratiques de l’Europe et du continent américain, qui se sont révélés incapables d’enrayer les processus de déstabilisation politique qui les minaient de l’intérieur, et de faire face aux lourdes menaces environnementales qui avaient commencé de les affaiblir. J’ai fait partie de ces gens irresponsables. Ah, si seulement?… Si seulement les regrets avaient un effet rédempteur, si seulement nos misérables et profonds regrets actuels de survivants pouvaient changer rétrospectivement le cours des choses?… Pourquoi se poser des questions inutiles puisqu’ aujourd’hui il nous faut repartir de zéro, en commençant par le travail de la terre pour essayer de subvenir à nos besoins quand nous aurons épuisé les stocks de nourriture encore disponible? Vanité de l’esprit humain, inanité de nos vies…
La Russie n’en finissait pas de vivre au temps de Boris Godounov, l’Occident surfait tout entier sur la Toile, l’Orient continuait de se déchirer dans des guerres de religion qui ne donnaient pas tort à Malraux, des catastrophes écologiques avaient commencé de ravager la planète, mais les écrans d’ordinateur et de télévision crachaient tous des images de paradis terrestre. Un serpent à l’apparence inoffensive tendait obligeamment à des humains jeunes et beaux les pommes concoctées par les multinationales toutes-puissantes qui possédaient les vitrines du monde entier. Les vieux, les malades, les miséreux, d’une certaine façon, n’existaient plus, ils ne figuraient jamais sur les belles images diffusées par les écrans, leur présence gênait, ils faisaient tache et se sentaient indésirables, on pensait vraisemblablement qu’ils feraient mieux de débarrasser le plancher… Ce que les puissants n’avaient pas prévu, c’est que les masses de laissés pour compte, les chômeurs et précaires de toutes sortes qui avaient grossi le nombre des misérables dans les pays dits riches, finiraient par se soulever et par faire vaciller l’ordre établi. Drôle d’Histoire… Qui ne dit jamais son nom quand elle se présente… On la croit toute petite, insignifiante, inoffensive, elle a l’air si touchante, si jeune, si belle, si amusante, oui, d’une certaine façon, à cette époque-là, on s’amusait beaucoup, enfin ceux comme moi qui le pouvaient, c’était, oserais-je dire, en soi, une très belle époque… Ce qu’il y a de terrible, vous voyez, c’est que l’on n’est jamais quitte!… On a payé très cher pour des fautes qui, d’un certain point de vue, n’étaient que vénielles… Comment voulez-vous savoir à l’avance ce qui sera grave? Nous avions une très grande envie de vivre. Vivre, n’est-ce pas cela, au fond, qui est très grave? Nous avions tellement envie de vivre à notre façon insouciante que nous n’avons rien vu venir. Nous n’avons pas voulu voir, voilà notre faute impardonnable.
IV
Martin était grand, blond, beau, la trentaine environ. Plus que son physique de star qui le rendait presque irréel et inconsistant comme une belle image de papier glacé, son regard ne laissait pas indifférent et me fascinait. Il semblait fixer au-delà de son interlocuteur un horizon lointain connu de lui seul. Les réponses qu’il faisait aux questions posées étaient bizarres, ses propos paraissaient incohérents et dérapaient parfois dans des envolées poétiques qu’il accompagnait de gestes fiévreux. Plus tard, j’ai su qu’il avait entrepris d’écrire un journal. Il y consignait l’état de ses pensées et de ses doutes en lien avec la vie qu’il avait menée dans un pays mystérieux qui semblait sorti de son imagination. Jean-François Dutour était persuadé qu’il affabulait volontairement pour nous mener en bateau. Il se demandait en particulier qui était ce Walter dont il parlait si souvent. Le mystère dont Martin s’était, volontairement ou non, laissé auréoler avait fini par attirer sur lui la sympathie des foules, qui l’assimilaient sans doute à un héros holliwoodien. Pourtant, au début, l’affaire dite Martin était passée complètement inaperçue. A l’époque, nous n’avions aucune idée de ce qui nous attendait. L’affaire semblait sinon banale, du moins classique, avec les enjeux traditionnels de l’espionnage international. Walter n’était-il qu’un complice plutôt qu’un véritable ami? N’était-il pas plutôt un leurre pour égarer l’enquête? La police mexicaine avait fait un portrait-robot des deux hommes qui avait été transmis aux services secrets français car plusieurs de leurs contacts avaient attesté qu’ils communiquaient dans la langue de Molière. A l’époque, ils semblaient mêlés à un trafic de stupéfiants. On pensait qu’ils avaient des accointances avec la Mafia. Mais on avait perdu leur trace pendant plusieurs mois. Et quand Martin était réapparu à Buenos Aires, il était seul. On n’a plus jamais revu son compagnon. Pourquoi? On ne l’a jamais su, malgré toutes les hypothèses échafaudées.
Cinq avril 2045,
Commencer un journal est pour moi une forme de résistance… Peut-être une bouteille à la mer… Pour rien… Pour tout… Motivation semblable à celle des hommes préhistoriques qui laissaient l’empreinte de leurs mains sur les parois des cavernes, rituel profane ou sacré, je ne sais. Ecrire, même n’importe quoi, n’importe comment, n’est jamais anodin… Les mots aideront mon esprit à se structurer malgré lui… Et à résister… A toutes les formes de pression, douces, sournoises, menées d’une main de fer, dont je fais l’objet ici, dans un quartier de haute sécurité de la police française, depuis déjà plusieurs semaines… Je suis fou d’angoisse pour Walter… Ils ont pris tous mes objets personnels dont les trois photos que j’avais emportées de toi, douce Sylvia, et celle de nous deux enlacés derrière le petit arbre de vie que nous venions de planter avec l’aide de Walter, qui avait tenu à immortaliser la scène… Nous utilisions alors des mots dont nous ne connaissions pas la substance et nous accomplissions des gestes pour rire car nous étions nés du Mensonge… C’est ici, de ce côté du monde, que je l’ai compris, d’abord sans vouloir le croire, et puis brutalement, sans retour en arrière possible, hélas… Je me sens au coeur d’une affaire grave, qui me dépasse bien plus que tu ne pourrais l’imaginer. Le désir obscur qui nous avait poussés à quitter clandestinement le territoire de l’Etat, Walter et moi, comme si nous avions des ailes et en riant comme des enfants, est devenu un cauchemar dans lequel je m’enfonce non sans me débattre, mais le pire est peut-être à venir … Je veux apprendre de ton souvenir, Sylvia, la patience ou l’oubli de tout en attendant de te revoir un jour, je l’espère de toutes mes forces, car il faudra bien que cette folle histoire trouve son dénouement?… Une impression étrange progresse ou descend en moi comme ce rai de lumière à travers le vasistas aménagé en haut de ma cellule, à la limite du plafond, comme si rien d’autre n’avait d’importance, et que toute mon aptitude à aimer se laissait concentrer dans le cadre de cette petite ouverture qui laisse passer un rayon de soleil où valsent quelques grains de poussière…
Martin écrivait l’essentiel de son journal en Français. Pourtant, ce n’était pas sa langue maternelle. Il parlait couramment plusieurs langues avec un accent indéfinissable, et la police avait découvert sur lui des documents écrits dans un idiome inconnu. Jean-François Dutour avait fait appel à des linguistes réputés pour le déchiffrer. Il s’agissait d’une sorte de langue-mère qui aurait pu être à l’origine de tous les systèmes linguistiques de la Terre. Mais les savants doutaient de son authenticité, ils pensaient que ce langage avait été créé de toutes pièces à une époque récente en prenant appui sur les travaux des chercheurs les plus avancés dans leur discipline.
Martin était une sorte d’extra-terrestre. Il avait l’air d’un Martien débarqué sur terre contre sa volonté, ignorant tout de nous. Nous aurions dû apporter davantage de crédit à ses propos. Mais nous étions incapables d’imaginer… Quelle incroyable histoire ! Jean-François Dutour se méfiait, et avec lui toutes les huiles du contre-espionnage. Martin n’était à leurs yeux qu’un agent comme les autres, mais qui les dépassait tous dans l’art de se faire passer pour une autre personne et de raconter des histoires! On a suivi Martin dans sa cavale autour du monde. Recherchait-il vraiment Walter ? Walter était-il un nom de code ? Pour un espion de haut vol, il paraissait souvent d’une naïveté déconcertante. Il semblait ignorer complètement le fonctionnement de nos sociétés, la nature des régimes politiques, les systèmes médiatiques, la liberté d’expression. On pensait bêtement que c’était pour mieux nous égarer. Or, la suite des événements nous l’a montré, si Martin ne venait pas d’une autre planète, il venait vraisemblablement d’un autre monde dont personne, sans doute, n’avait soupçonné l’existence …
La fouille de Martin n’avait pas été décisive. Quelques photos sentimentale banales, beaucoup de photos d’inconnus prises dans des endroits reconnaissables mais apparemment jamais dans son mystérieux pays sauf, sans doute, celle d’une femme, aucune photo de Walter, quelques billets écrits dans une langue bizarre qui était peut-être une sorte d’espéranto, rien de réellement compromettant, mais pas moins de quatre passeports dans les poches de son gilet de reporter, et cette espèce de carte d’identité loufoque: yeux clairs, cheveux clairs, taille élancée, visage harmonieux, signes distinctifs: aucun !… Il répétait toujours la même histoire. Pour échapper au piège tendu par la police mexicaine, Walter et lui avaient décidé de tenter leur chance séparément. Ensuite, Martin avait écumé tous les lieux de rendez-vous possibles… En Amérique du Sud, puis en Europe… Berlin, Paris, Rome, Genève, Londres, et puis à nouveau l’Amérique du Sud, et puis à nouveau l’Europe… Nos agents avaient eu pour mission de ne pas le lâcher d’une semelle. Leur manège avait mis en alerte plus d’un service secret ! Si seulement nous avions pu retrouver la pièce manquante, la clé du puzzle, juste un peu plus tôt, avant que… Enfin, vous savez bien… La planète était devenue folle! L’histoire de Martin et de son supposé ami Walter a rencontré la grande Histoire à un moment crucial. Leur histoire personnelle n’est peut-être pas le détonateur des événements qui ont suivi, mais elle est révélatrice de la confusion généralisée qui régnait à cette époque, et des conséquences incommensurables qu’avaient entraînées les grandes tragédies du XXè siècle, que le siècle suivant n’avait pas su complètement dépasser…
Le début du récit (en cours d’écriture) a été publié en 2015 in
Les Cosaques des frontières, blog de Jan Doets
Seuls et désemparés
(fiction en cours d’écriture)
Seuls et désemparés, nous ne sommes pas neufs et naïfs comme les premiers humains au matin de la Création, nous qui sommes peut-être, vraisemblablement, les derniers. Nous ne venons pas de nulle part, nous n’avons pas fait table rase de nos connaissances antérieures et de nos souvenirs! Nous venons d’un passé proche où chacun de nous, pour comprendre le réel, avait élaboré sa propre grille de lecture à l’intérieur du système de référence plus vaste de la société dans laquelle nous vivions, imprégnée, pour le meilleur comme pour le pire, par le libéralisme économique et politique…
Une langue-mère
Martin écrivait l’essentiel de son journal en Français. Pourtant, ce n’était pas sa langue maternelle. Il parlait couramment plusieurs langues avec un accent indéfinissable, et la police avait découvert sur lui des documents écrits dans un idiome inconnu. Jean-François Dutour avait fait appel à des linguistes réputés pour le déchiffrer. Il s’agissait d’une sorte de langue-mère qui aurait pu être à l’origine de tous les systèmes linguistiques de la Terre. Mais les savants doutaient de son authenticité, ils pensaient que ce langage avait été créé de toutes pièces à une époque récente en prenant appui sur les travaux des chercheurs les plus avancés dans leur discipline.
Comme deux oiseaux migrateurs
Quelques gouttes de soleil, une vapeur dorée, Walter est assis sur une pelouse, il éclate de rire, je ne vois plus que l’éclat de ses dents… Il se lève, me donne une grande claque dans le dos, m’entraîne dans son rire… Il vient de me confier une idée fabuleuse et nous planons au-dessus de la ville comme deux oiseaux migrateurs… Sans être différent des autres – puisque, je l’ai déjà dit, notre société était homogène – à mes yeux, Walter avait quelque chose en plus, une vitalité, un instinct, une allure, une façon à lui de se poser et parfois, sans doute, d’en imposer… Son ascendant sur moi était certain. Il me fascinait. C’était lui qui avait eu l’idée et, bien sûr, j’avais trouvé ça génial! La personnalité de Walter, d’ailleurs, avait été repérée par nos cadres. On l’avait déjà pressenti pour entrer dans la confrérie des grands officiers de l’Ordre. Walter… La dernière fois que je t’ai vu… Walter avait l’étoffe d’un chef mais c’était bien plus que ça… Soyez sympa, éteignez la lampe, ce filet de jour, là-haut, va filer et nous n’aurons pas vu la lumière du soleil faire valser les grains de poussière…
Les Cosaques des frontières (reprise)
Respirer la note de cœur de ton enfance
Revenir là, contre ta joue. Respirer là, le nez dans tes cheveux. Dans ta nuque, odeur de galette ou odeur de tilleul. Reprendre de l’allant.
Revenir là. Quelques instants. Reprendre espoir. À peine. Ne pas peser. Sur toi, ne pas peser. Le monde, la course, toi aussi, les demandes, les questions, les attentes, les déceptions, les chausse-trappes, la fatigue, tout trahit, usure, même les amis, même l’amitié est une trahison, chausse-trappe et faux-semblant, tout trahit, sauf cette odeur, de galette, de tilleul, et la comédie sociale aussi, Monsieur le Professeur, Votre Altesse, la comédie, humaine dit-on, je ne trouve pas, ce n’est ni drôle ni humain, c’est juste usant, usant comme un grincement, même cher ami, c’est n’importe quoi, cher ami, amitiés, ça grince, ça crisse, ça râcle, ça ne m’étonnerait pas, s’il y avait des étincelles, comme sous les roues d’un train, grincements, roulements à bille, ça ne tourne pas rond, ça ne m’étonnerait pas, ces crissements puis ça déraille …
Revenir là. Respirer ton enfance. Respirer.
Rien de pittoresque. Ce n’est pas l’odeur des crayons qu’on taille, ni non plus celle des pommes du goûter. Non, ce ne sont pas ces notes de tête de l’enfance. Le monde social déjà se respire en effluves, et ce n’est pas lui que je cherche. Ni non plus la colle à l’odeur d’amandes qui le faisait sourire. Ni l’odeur neuve de la rentrée, et ta crispation à ce moment. Odeurs sociales, inessentielles.
Respirer la note de cœur de ton enfance. Sans savoir de quoi elle est faite. Sans savoir comment elle se constitue. Mystère entier de ta présence. Revenir là. Te respirer. Il y a un lieu du monde respirable. Je le connais. La note de cœur de ton enfance. Souhaiter qu’elle ne s’épuise pas. Qu’elle ne s’évapore pas. Reste là. Restes-en à cette note de toi. Attends, ne bouge pas. Je respire encore un peu ta présence.
Certes le monde des adultes est irrespirable, mais il y a la note de cœur de ton enfance.
1ère mise en ligne et dernière modification le 17 mars 2012.