perdre

L’Atlantide

Nous étions si fragiles…

    L’Atlantide avait été mentionnée pour la première fois par Platon dans les deux dialogues d’une trilogie inachevée, le Timée et le Critias, dont l’objet était de réfléchir sur l’origine du monde et sur la place de l’humanité dans l’univers. La pensée grecque était hantée par l’idée de déterminer la juste place de l’Homme dans le Cosmos! Les Atlantes auraient connu un âge d’or brutalement interrompu à l’issue d’une guerre qu’ils auraient perdue contre les Athéniens, plus de dix mille ans avant notre ère. Descendants de Poséidon, ils auraient vécu pendant plusieurs générations dans la prospérité jusqu’à ce qu’ils finissent par oublier leur origine divine et par abandonner les principes d’ordre et d’harmonie, de modération et de tempérance, qui régissaient jusqu’alors leurs relations entre eux et avec les autres en toutes circonstances, sans jamais se laisser enivrer par les délices de l’opulence ni vouloir accumuler les richesses, ou étendre indéfiniment leur puissance. Les dieux auraient décidé de les punir pour qu’ils retrouvent plus de sagesse. Le récit fait par Critias à Socrate s’inspirait d’une conversation que Solon avait eue avec un prêtre égyptien de la ville de Saïs, située dans le delta du Nil, dont la déesse protectrice Neïth n’était autre qu’Athéna. Interrogé par le grand législateur grec sur l’histoire des temps anciens, le prêtre lui révèle que les archives égyptiennes possèdent des documents qui remontent à plusieurs milliers d’années. Or, les contemporains de Solon ne connaissaient que l’époque évoquée par les poèmes d’Hésiode et d’Homère, quatre cents ans auparavant. Cette accumulation de documents aurait été possible, selon le prêtre, parce que le Nil, depuis la nuit des temps, protège l’Egypte des grands cataclysmes qui détruisent les autres civilisations. Les survivants, préoccupés avant tout de subvenir à leurs besoins vitaux, n’en transmettent plus la mémoire. C’est pourquoi les Athéniens ignoreraient tout du glorieux passé de leur cité et de la guerre qui l’avait opposée aux Atlantes, quand ceux-ci avaient voulu s’en emparer pour assurer leur domination en Méditerranée, avant que leur île ne sombre dans les tourbillons de l’océan et n’emporte avec elle l’armée grecque victorieuse…

La fonte des glaciers de l’Antarctique

Nous étions si fragiles…

    Dans l’Antarctique, le basculement s’était produit en 2014. La banquise s’était mise à rétrécir à une vitesse vertigineuse pour des raisons que les scientifiques n’avaient pu expliquer sur le moment (la fonte de la banquise arctique ne pouvait servir de modèle, le continent austral étant trop différent du Pôle Nord), mais qui, hélas, allaient entraîner d’autres bouleversements irréversibles qui contribueraient à l’effondrement général de l’écosystème terrestre. En disparaissant, la surface blanche de la banquise perdait son pouvoir réfléchissant tandis que les eaux sombres de l’océan absorbaient de plus en plus de chaleur envoyée par les rayons lumineux du soleil. Le réchauffement du climat s’accélérait en faisant fondre à leur tour les barrières de glace qui faisaient jusqu’alors tampon entre les eaux chaudes et salées de l’océan et le pourtour du continent gelé, en mettant ainsi en contact direct les plates-formes glaciaires qui avaient commencé à se détacher et à flotter, et les courants chauds qui en sapaient la base, située en dessous du niveau de la mer. Les glaciers fragilisés fondaient, se fragmentaient et se décrochaient du continent à une vitesse inquiétante. En 2014, le processus était déjà irréversible pour six d’entre eux situés dans la calotte de l’Antarctique occidental, près de la mer d’Amundsen. Ces six glaciers, Pine Island, Thwaites, Haynes, Smith, Pope et Kohler, contribuaient déjà fortement à l’élévation du niveau de la mer en relâchant dans l’océan à eux seuls chaque année autant de glace que la quantité perdue par l’ensemble du Groenland. Large de cent-vingt kilomètres, long de six cents kilomètres et d’une épaisseur qui pouvait atteindre trois kilomètres, le glacier Thwaites était rongé de l’intérieur. Plus les cavités souterraines s’agrandissaient, moins le glacier adhérait au socle rocheux, plus il risquait de se détacher en provoquant un effet domino qui entraînerait les autres glaciers de l’Antarctique Ouest, condamné à disparaître. Le mécanisme, une fois enclenché, se déroulait avec une logique implacable! La hausse du niveau de la mer consécutive à la perte de masse de la calotte glaciaire était non moins implacable. Les climato-sceptiques avaient pourtant clamé que le grand continent blanc était à l’abri du réchauffement climatique et ne serait pas à l’origine d’une élévation dramatique du niveau des océans! Les centaines de millions de personnes vivant dans des zones basses côtières et dans les îles pouvaient dormir tranquillement! L’optimisme avait été nourri par la croyance que la formation de glace due aux chutes de neige à l’Est de l’Antarctique compenserait largement les pertes observées dans la partie Ouest. Mais une étude publiée en janvier 2019 balayait définitivement cette opinion communément admise pour justifier l’inertie des responsables politiques. Car une perte de masse importante avait été observée dans la région de la terre de Wilkes, dans la partie Est de l’Antarctique considérée jusqu’alors comme stable, et révélait au monde que les terres les plus froides de la planète n’étaient pas épargnées par le réchauffement climatique! Or, celui-ci s’emballait et la fonte s’accélérait… Le Bangladesh et les Pays-Bas seraient rayés de la carte, New-York ou Los Angeles ne le seraient pas moins, de même que l’archipel des Maldives, les îles Marshall et les îles Salomon, l’archipel Tuvalu, les îles Kiribati et Carteret, les îles Nauru, Kosrae et Tokelau, qui connaîtraient le même sort que l’Atlantide, l’île mystérieusement engloutie évoquée par le mythe platonicien, à laquelle les recherches de Martens dans les archives du service de renseignement (SDR) m’avaient fait penser, comme si le pays d’où il venait et qu’il refusait de localiser sur une carte était situé dans les profondeurs de l’océan…

Le scandale de l’eau empoisonnée à Flint, une discrimination raciale et sociale

Nous étions si fragiles…

    L’enchaînement de faits de violence policière envers des Afro-américains suivis d’actions de représailles commises par les plus radicaux d’entre eux n’était en réalité que la partie émergée de l’iceberg, l’aspect le plus spectaculaire des conséquences de la discrimination raciale et sociale renaissante. Le scandale de l’eau empoisonnée au plomb de Flint, dans le Michigan, avait dévoilé un aspect de l’injustice environnementale subie le plus souvent par les citoyens les plus pauvres. Ancien pôle industriel situé à une centaine de kilomètres au nord de Détroit, Flint avait subi de plein fouet les conséquences du déclin qui avait affecté le secteur de l’automobile et conduit à la fermeture des usines de Ford, Chrysler et General Motors; le taux de chômage y était deux fois plus élevé que sur le reste du territoire. En un demi-siècle, Flint avait perdu la moitié de ses habitants, et quarante pour cent de la population restante, majoritairement afro-américaine, vivait sous le seuil de pauvreté. Detroit et Flint étaient les deux villes les plus pauvres des Etats-Unis, et les plus endettées. En 2014, pour réduire ses coûts, la municipalité de Flint avait décidé de puiser son eau dans la rivière locale plutôt que de continuer de l’acheter à la ville de Détroit, et les habitants se plaignirent très vite de la qualité de l’eau après le changement d’approvisionnement. Ils souffraient de vomissements, de pertes de cheveux et d’éruptions cutanées depuis qu’ils la buvaient, mais la Ville se contenta de leur enjoindre, à chaque fois qu’elle était saisie d’une plainte, de faire bouillir l’eau avant de la consommer, afin de neutraliser des bactéries censées être à l’origine des troubles, l’usine d’épuration défaillante ne parvenant pas, manifestement, à les éliminer. Or, l’eau très polluée de la Flint River, dans laquelle les industriels déversaient leurs déchets depuis des décennies, était beaucoup plus corrosive que celle du Lac Huron, qui alimentait auparavant la commune. Cette eau acide attaquait les conduites en libérant le plomb contenu dans les vieilles canalisations qui constituaient l’essentiel du réseau de distribution, et les additifs chimiques injectés par la municipalité pour la décontaminer ne faisaient qu’aggraver la corrosion des tuyaux usagés, qui se délestaient de leur poison dans les flux desservant les habitations… Le plomb est un puissant neurotoxique responsable de troubles neurologiques graves et irréversibles en particulier chez les enfants, mais pendant plus d’un an et demi, malgré les plaintes réitérées, argumentées et convergentes d’un très grand nombre de personnes, les autorités avaient osé prétendre qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, et laissé pendant tout ce temps les cent mille habitants de Flint, dont vingt-sept mille enfants, huit mille six cents de moins de deux ans, s’empoisonner lentement en buvant chaque jour l’eau du robinet!

Les médiocres avaient pris le pouvoir

    Les lanceurs d’alerte ne manquaient pas, mais on étouffait leurs voix. Le pouvoir ne voulait voir qu’une seule tête et n’entendre que le son de cloche de la pensée Unique, dont les préceptes avaient été érigés en mantras, répétés, martelés à l’infini dans les médias. Les citoyens lambdas qui n’avaient accès qu’aux sources habituelles de l’information étaient soumis à ce matraquage permanent, plus anesthésiant qu’abrutissant car il les coupait de leur ressenti quotidien. La réalité démentait pourtant chaque jour les propos tenus par les héraults du mensonge généralisé! Faute d’être en mesure de déconstruire la parole officielle, les gens retournaient, hélas, leur colère contre des boucs-émissaires (chômeurs, migrants…) et se laissaient embobiner par les promesses du Front national… Les médiocres avaient pris le pouvoir et traquaient impitoyablement quiconque ne jouait pas le jeu sans craindre de faire le lit de l’extrême-droite. Certes, chez nous, on ne coupait pas les têtes comme en Arabie saoudite! Le monstre totalitaire avait pris une apparence tellement inoffensive que s’en prendre à lui disqualifiait d’office, dans les démocraties occidentales, l’auteur-e de la moindre critique, qui passait, au choix, pour un-e fo(lle)u dangereu(se)x, un-e gauchiste invétéré-e, ou un-e terroriste en puissance! On ne faisait pas carrière dans l’audiovisuel si on ne rentrait pas dans le rang, et France avait perdu plusieurs fois son job avant de se résigner à travailler en free style et de collaborer à des publications issues de milieux associatifs indépendants. Cette période de sa vie professionnelle avait été la meilleure. Elle avait été une fois de plus prise au piège de l’optimisme en pensant que le nouveau monde de l’Internet, en mettant à la disposition de n’importe qui la possibilité de fabriquer de l’information, et en rendant celle-ci accessible à tous en tout lieu et à tout moment, ouvrait enfin une ère d’émancipation qui permettrait la construction intelligente d’une vie sociale équilibrée, respectueuse des gens en eux-mêmes et dans leur environnement. Le pire n’était pas certain, le meilleur paraissait possible dans un avenir proche grâce aux actions conjuguées de tous les acteurs en mesure de résister au Système grâce aux leviers fournis par la révolution numérique!… Le web redistribuait les cartes. Son fonctionnement participatif et gratuit donnait la possibilité aux invisibles d’apparaître dans le paysage monochrome édulcoré de la politique formatée, à tous les illustres inconnus d’apporter leur pierre via les débats organisés dans les réseaux sociaux…

Perseverare diabolicum

    Jean-François avait décidé de le faire examiner par un psychiatre. Son profil pouvait faire penser à ce type de terroristes occidentaux symétriques des islamistes qui commettaient parfois des attentats au nom de la civilisation chrétienne. Le plus marquant en Europe avait été celui qu’avait perpétré en Norvège Anders Behring Breivik le 22 juillet 2011. Il y avait eu 77 morts et 151 blessés! Lors d’une première expertise, Breivik avait été diagnostiqué schizophrène par des psychiatres de la justice norvégienne, mais sous la pression de l’opinion publique, une contre-expertise avait été demandée en janvier 2012, qui avait abouti à la conclusion que Breivik n’était pas dans un état délirant au moment des faits. Jugé responsable de ses actes, il avait été condamné à la peine maximale en vigueur en Norvège, soit 21 ans de prison prolongeable. Martens avait passé avec brio les tests de logique pure, mais cet homme intelligent rendit fou le psychologue chargé d’évaluer son état de santé mentale! Sa connaissance du monde contemporain, ou du moins ce qu’il en affichait, était fantaisiste, et les réponses qu’il faisait aux questions nécessitant un minimum de culture historique ou littéraire étaient presque toujours décalées, voire complètement erronées. Les batteries de tests auxquelles on avait soumis Martens avaient toujours montré le même type d’erreurs. Si celles-ci avaient été délibérées, Martens aurait dû se couper au moins une ou deux fois? Sa constance, sa persévérance, cette extrême régularité dans l’inexactitude laissait l’expert incapable de trancher si Martens était vraiment un manipulateur, ou un malade affecté d’une sorte de délire difficile à caractériser en l’absence des autres signes cliniques habituellement observables chez les personnes qui perdent le contact avec la réalité.

Pensée grippée

    Est-il nécessaire de remonter aussi loin dans le temps? La science historique n’avait pas mis les humains à l’abri de leurs erreurs fatales, ne les avait pas empêchés de continuer à s’entretuer en de multiples occasions. Les Lumières avaient eu tant de mal à briller!… Journaliste, je vivais dans l’immédiateté de l’événement qui suscitait toujours une certaine excitation d’ordre psychédélique, liée aux poussées d’adrénaline déclenchées pour faire face à l’imprévu… Mes confrères-consoeurs invitaient sur les plateaux de télévision des intellectuels médiatiques censés donner le recul indispensable, mais qui débitaient le plus souvent l’eau tiède de leur pensée enrhumée ou plus exactement grippée, coincée dans les rouages de la pensée unique distillée par les pouvoirs en place, qui empêchait tout débat sérieux, qui stérilisait d’office l’honnêteté intellectuelle. Il faut dire que les médias appartenaient au moins en partie aux marchands d’armes… Je n’en étais pas complètement dupe, je m’en accommodais comme sans doute la plupart d’entre nous. Le conservatisme consiste à penser que l’ordre actuel des choses, si imparfait soit-il, est préférable à une remise en question qui déboucherait vraisemblablement sur un désordre encore plus dommageable. Nous faisions le pari que le pire n’était pas certain si nous continuions notre route comme si de rien n’était. Pari perdu. La perte de nos valeurs et le vide de notre pensée ont creusé à nos pieds le gouffre qui nous a engloutis…

Le rendez-vous

Texte écrit pour

    Les Cosaques des frontières

     Le train venait de repartir. Mon ombre se découpait sur le quai inondé de soleil. La petite gare semblait déserte, mais quand je me suis dirigée vers le hall, la silhouette d’un homme dissimulé par un pilier s’est mise à bouger. Les vêtements trop amples, le corps effilé et tordu, la démarche raide et saccadée, on aurait dit l’animation d’une sculpture de Giacometti, tirée par des ficelles comme une marionnette. J’avais fait table rase du passé, mais l’Administration était remontée jusqu’à moi, et je n’étais pas arrivée jusqu’ici par hasard… Cette lettre qui était surgie de ma vie antérieure, je l’avais d’abord ignorée, glissée dans un tiroir sans l’avoir décachetée, avec la ferme intention de l’oublier… je me doutais bien qu’elle n’annonçait rien de bon!… J’aurais dû la jeter immédiatement, la Terre n’aurait pas cessé de tourner et le cours de ma vie n’aurait pas pris ou repris cette tournure désastreuse!… Le type portait un sac sur le dos. En m’approchant de lui, j’ai vu ses joues creuses et croisé son regard enfiévré… Je me suis demandé… je me le demande encore, je ne peux pas m’en empêcher, mais à quoi bon?… personne ne peut faire revivre le passé, tout cela est dérisoire et ridicule!… Le tampon de la lettre ne laissait aucun doute, personne d’autre que Lui ne pouvait être à l’origine d’une quelconque nouvelle envoyée de cet endroit… J’ai pensé que je serais de taille… que le temps avait fait son œuvre… que je prendrais connaissance de cette lettre avec toute l’indifférence et le recul nécessaires… Mais on aurait dit que le sol s’effondrait sous mes pieds… ce qui aurait dû être définitivement effacé, oublié, mis hors d’atteinte, faisait brutalement de nouveau irruption dans ma vie comme un coup de tonnerre par une belle journée d’été!… J’ai déchiré la lettre mais il était trop tard, le mal était fait, son contenu avait déclenché en moi une tempête dévastatrice, le pire, cependant, était à venir…

     J’avais oublié les traits de son visage émacié, son regard bleu acéré, sa mâchoire anguleuse et son nez en bec d’oiseau de proie, j’avais réussi à tout oublier et je ne voulais pas me souvenir de celui qui avait été au coeur de cette période sinistre de ma vie, mais la photocopie de la carte d’identité jointe au document qui m’était adressé m’obligeait à LE regarder en face!… J’ai repoussé l’échéance, j’ai dit que je ne pouvais pas, que je ne voulais pas, que c’était impossible, que je n’irais en aucun cas, qu’il fallait renoncer à cette rencontre, que je ne me laisserais pas intimider, que je déménagerais, qu’il serait impossible de me retrouver… En descendant sur le quai, ce jour-là, je maîtrisais difficilement la nervosité qui m’agitait, comme si une alarme intérieure m’avertissait de l’imminence d’un danger… le piège qu’IL me tendait allait se refermer sur moi et me briser, mais je n’avais rien vu venir, je m’étais laissée manipuler…

     Quand je suis sortie de la gare, l’homme m’a suivie… je sentais son regard perçant à travers mon dos!…J’ai voulu donner le change, je ne me suis pas rendue directement dans le quartier où se dresse le Centre, je suis entrée dans un café… c’est là que j’ai commencé à prendre des notes, sans intention précise… Les trains qui desservent cette localité ne sont pas fréquents et j’étais arrivée bien trop en avance, j’ai consommé plusieurs expressos pour tuer le temps mais, paradoxalement, quand je me suis levée pour me rendre au premier rendez-vous de cette triste journée, je me sentais moins fébrile… dans quelques heures, je serais débarrassée de toute cette histoire que j’avais sûrement montée en épingle!… L’homme, apparemment, ne me suivait plus… J’ai accompli quelques formalités, le Bureau de l’Administration m’a fait signer plusieurs décharges en échange desquelles une femme à l’air revêche m’a remis un paquet de la taille d’une petite valise enveloppé dans du papier kraft… c’était sans doute tout ce qu’il me resterait de Lui!… mais quand je suis ressortie à l’air libre, sur le seuil, juste à mes pieds, j’ai trouvé un autre paquet plus petit sur lequel était inscrit Son nom, comme si quelqu’un venait de le déposer spécialement à mon intention… l’homme au sac à dos?… il n’était pas visible… J’aurais dû retourner dans le Bureau que je venais de quitter pour demander des explications, signaler la filature dont il me semblait avoir fait l’objet, ouvrir devant témoin le paquet ramassé, essayer d’élucider les coïncidences bizarres de ces derniers jours… mais j’avais envie de fuir cet endroit au plus vite, et je n’avais plus de temps à perdre si je voulais être ponctuelle à l’autre rendez-vous…

Chômage et pauvreté

(Récit en cours d’écriture)

     Ancien pôle industriel situé à une centaine de kilomètres au nord de Détroit, Flint avait subi de plein fouet les conséquences du déclin qui avait affecté le secteur de l’automobile et conduit à la fermeture des usines de Ford, Chrysler et General Motors; le taux de chômage y était deux fois plus élevé que sur le reste du territoire. En un demi-siècle, Flint avait perdu la moitié de ses habitants, et quarante pour cent de la population restante, majoritairement afro-américaine, vivait sous le seuil de pauvreté.

     Le piano de Louis 

     2064

 

 

 

Engrenage

  Ce texte est ma contribution n°3 à

l’atelier d’écriture de l’été 2017 de François Bon

     Elle a essayé de leur expliquer, ils ne l’ont pas écoutée, elle les a suppliés, ils lui ont dit qu’il fallait y penser avant, mais c’était justement ce qu’elle avait essayé de leur faire comprendre, avant, tout ce qui l’avait entraînée dans cette galère, l’enchaînement implacable des circonstances qu’elle aurait voulu pouvoir briser, le sentiment de honte et d’injustice sans nom qu’elle éprouvait à se trouver là, bredouillant, bafouillant comme une enfant, incapable de se faire entendre car ils ne veulent pas l’écouter, leur hostilité est manifeste, leurs regards goguenards ou froidement indifférents la jugent et la jaugent sans aucune bienveillance, elle ne pèse plus rien, elle ne vaut plus rien, elle voudrait disparaître dans un trou de souris mais elle se trouve au milieu de la pièce, au centre de tous les regards, il n’y a aucune échappatoire, pas le moindre pan d’ombre, son visage est nu, ses interlocuteurs pourraient y lire le récit de sa vie s’ils avaient un peu de coeur, et leurs yeux se voileraient de larmes au fur et à mesure qu’ils prendraient connaissance des malheurs inscrits sur ses traits fatigués, leurs paupières se baisseraient pudiquement, ils cesseraient de la dévisager comme un animal de foire, ils lui parleraient doucement, lui demanderaient avec compassion de compléter son récit pour en faire état dans les moindres détails en écrivant leur rapport, prendraient des notes en hochant la tête d’indignation – Comment cela est-il possible! A notre époque! En France! Au pays des droits humains! –  ils déclareraient vouloir alerter les plus hautes Autorités de l’Etat pour que Justice soit faite, et ainsi la vraie justice, celle que laisse espérer la devise de la République au fronton de la mairie ou de l’école des enfants – Liberté, Égalité, Fraternité! – serait rendue avec humanité, non seulement on lui accorderait les circonstances atténuantes, mais on s’excuserait d’avoir pu la croire coupable, car on ne peut pas être coupable, n’est-ce pas, de vouloir nourrir ses enfants, elle n’est pas dans le déni, elle a commis un délit, mais est-il vraiment impossible de se mettre à sa place?… elle n’avait rien prémédité, elle n’avait pas prévu la tournure dramatique des événements, elle n’avait pas imaginé une seule seconde qu’elle vivrait ce cauchemar, elle avait pris son sac comme d’habitude, elle avait dit aux enfants qu’elle partait faire quelques courses et recommandé aux plus grands de faire attention aux petits, mais, juste avant, elle avait ouvert le frigo vide, et juste avant encore, elle avait perdu le tout petit boulot au noir (oui, au noir, encore un délit!) qui lui permettait de joindre les deux bouts… à l’école, on lui avait fait connaître l’histoire de Jean Valjean, de Fantine et de Cosette, elle s’en était souvenue en avançant vers le supermarché… il n’y aurait pas de rentrée d’argent avant le versement des allocations, pas avant une dizaine de jours… les enfants avaient réclamé un bon repas et le frigo était vide… elle avait agi comme une automate, elle n’avait pas réfléchi, elle était comme étrangère à elle-même, elle n’avait pas pensé qu’elle serait considérée comme une criminelle et conduite au poste de police menottes aux poignets…

Entre deux pannes de courant

  Page sombre

     A presque soixante-dix ans, ma grand-mère France retrouvait l’énergie de ses vingt ans pour apporter sa pierre aux nouvelles générations qui cherchaient désespérément à tourner la page du vieux monde que les puissants défendaient par tous les moyens et sans états d’âme, en profitant de l’état d’urgence, pour conserver leurs privilèges exorbitants. A la mort de France, en 2033, j’avais seulement dix-sept ans. Quelques degrés supplémentaires avaient été franchis dans la progression conjointe de la terreur nucléaire et de la répression policière. L’avenir qui s’ouvrait devant moi semblait aux antipodes de celui que France avait pu espérer au même âge, en 1968. Je n’ai pas vraiment saisi le relais qu’elle me tendait. Mes petites forces ajoutées à celles des autres résistants n’auraient certes pas modifié le cours fatal des choses, du moins n’aurais-je pas, entre-temps, perdu ma vie en divertissements, mensonges et futilités! Je l’ai trahie sans le vouloir explicitement, par omission, paresse ou lâcheté, comme nous trahissons tous, la plupart du temps, nos aspirations les plus profondes… Ironie de la situation, c’est en fouillant dans les profondeurs gelées d’un univers mort que je prends aujourd’hui la mesure des enjeux pour lesquels s’engageaient des gens comme France. Le web a gardé dans ses entrailles les traces de leur combat. Je n’ai qu’à tendre la main pour remonter de mes explorations numériques dans les tréfonds de la Toile, entre deux pannes de courant, une mine d’informations qui m’échappaient complètement à l’époque…

     Ecrit depuis l’avenir

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