siècle

La Novlangue des jeunes loups

Nous étions si fragiles…

    Dans ses meetings, Emmanuel Macron lançait des « Je vous aime (entendre/comprendre EM) » à la volée, que son auditoire souvent jeune, diplômé et branché, lui renvoyait en miroir dans le champ clos de l’entre-soi. Emmanuel Macron et son public se regardaient les yeux dans les yeux avec une profonde admiration mutuelle et un certain dédain allant de soi pour tous ceux qui ne faisaient pas partie de leur monde. Les fans d’Emmanuel Macron étaient jeunes, beaux, en bonne santé, entreprenants et conquérants, à l’aise en toutes situations, seulement frustrés de ne pas pouvoir encore plus, désireux de repousser les limites, d’élargir jusqu’à plus soif le champ de leur réussite. Il fallait donc « libérer les énergies », vieille lune néo-libérale du siècle dernier, reprise sous de faux airs de modernité par le jeune leader charismatique du mouvement « En marche », « en marche arrière toute » ironisaient ses détracteurs de gauche. Son électorat potentiel ne se sentait pas concerné par le chômage et la précarité, le montant du salaire minimum, la pénibilité au travail, l’âge de départ à la retraite et le niveau des pensions, les conditions de remboursement des frais médicaux par la Sécurité Sociale, les allocations logement, le RSA… Pour cette partie de la population qui gagnait bien sa vie, le smic était bien trop élevé et le prix du travail des autres était un coût, les cotisations sociales une charge, les prestations sociales un poids ou un boulet, la solidarité avec les plus faibles un frein à l’expansion économique… Libérer les énergies consistait donc à rendre les pauvres encore plus pauvres en diminuant le prix du travail sous prétexte de compétitivité, et en stigmatisant les chômeurs coupables de ne pas trouver de travail dans un monde qui licenciait et supprimait des emplois sans discontinuer depuis des décennies… Emmanuel Macron ne remettait rien en cause et pourtant, il avait écrit un livre qui s’appelait « Révolution ». La Novlangue fonctionnait à plein. Il fallait selon lui changer les hommes et les idées, mais, en guise de révolution, il ne proposait que la nouveauté de sa propre personne dans le microcosme politique, et la vacuité de son absence de vision sur le nouveau monde qu’il fallait bâtir de toute urgence pour enrayer les catastrophes environnementales et sociales en cours… Son omniprésence médiatique faisait pourtant croître de jour en jour son aura d’homme providentiel, soigneusement entretenue par les journalistes politiques alignés comme un seul homme sur les positions de la pensée économique dominante.

Panique

Nous étions si fragiles…

    Les premières déclarations des Autorités s’étaient voulues rassurantes mais, en réalité, aucun plan de secours ne semblait avoir été prévu, malgré la centaine d’attentats nucléaires déjà commis dans le monde. Les pompiers n’étaient pas équipés pour ce type de catastrophe et les hôpitaux non plus! Des soldats patrouillaient avec de drôles de scaphandres qui auraient pu figurer dans des films du siècle dernier, l’armée fédérale appelée en renfort mettait en application des protocoles qui dataient de la guerre froide! Les gens ne comprenaient pas ce qui leur arrivait et le désarroi des professionnels du secours aggravait leur angoisse. La police avait du mal à canaliser les scènes de panique. Tous ceux qui le pouvaient partaient à l’autre bout du pays, vers le sud ou vers l’ouest. Pour les autres, il fallait mettre sur pied des campements de fortune et les approvisionner en eau et en nourriture. Une amie américaine journaliste m’envoyait quotidiennement une copie de ses articles avec des photos qui montraient des situations de détresse incroyables que personne n’aurait imaginé possibles en Occident en plein vingt-et-unième siècle! Il y avait bien une certaine mixité sociale à l’œuvre dans le South End, mais les conséquences de l’attentat nucléaire de Boston dévoilaient le gouffre qui séparait les composantes aisées de la population de ses fractions les plus pauvres, jeunes au chômage, gays, femmes seules avec enfants, minorités ethniques. Les plus riches avaient quitté au plus vite les zones contaminées, tandis que les plus pauvres s’entassaient dans les camps dressés à la hâte. Les hommes, les femmes et les enfants que photographiaient ou filmaient les reporters accourus des quatre coins de la planète sur les lieux du drame avaient le plus souvent la peau noire ou basanée! Le vrai visage des Etats-Unis ainsi révélé ne correspondait pas aux belles images hollywoodiennes que continuait de véhiculer, bon an mal an, le mythe d’une Amérique unie et prospère offrant sa chance à quiconque voulait la saisir…

L’affaire Martens

     Martens était grand, blond, beau, la trentaine environ. Plus que son physique de star qui le rendait presque irréel et inconsistant comme une belle image de papier glacé, son regard ne laissait pas indifférent et me fascinait. Il semblait fixer au-delà de son interlocuteur un horizon lointain connu de lui seul. Les réponses qu’il faisait aux questions posées étaient bizarres, ses propos paraissaient incohérents et dérapaient parfois dans des envolées poétiques qu’il accompagnait de gestes fiévreux. Plus tard, j’ai su qu’il avait entrepris d’écrire un journal. Il y consignait l’état de ses pensées et de ses doutes en lien avec la vie qu’il avait menée dans un pays mystérieux qui semblait sorti de son imagination. Jean-François Dutour était persuadé qu’il affabulait volontairement pour nous mener en bateau. Il se demandait en particulier qui était ce Walter dont il parlait si souvent. Le mystère dont Martens s’était, volontairement ou non, laissé auréoler avait fini par attirer sur lui la sympathie des foules, qui l’assimilaient sans doute à un héros hollywoodien. Pourtant, au début, l’affaire dite Martens était passée complètement inaperçue. A l’époque, nous n’avions aucune idée de ce qui nous attendait. L’affaire semblait sinon banale, du moins classique, avec les enjeux traditionnels de l’espionnage international. Walter n’était-il qu’un complice plutôt qu’un véritable ami? N’était-il pas plutôt un leurre pour égarer l’enquête? La police mexicaine avait fait un portrait-robot des deux hommes qui avait été transmis aux services secrets français car plusieurs de leurs contacts avaient attesté qu’ils communiquaient dans la langue de Molière. A l’époque, ils semblaient mêlés à un trafic de stupéfiants. On pensait qu’ils avaient des accointances avec la Mafia. Mais on avait perdu leur trace pendant plusieurs mois. Et quand Martens était réapparu à Buenos Aires, il était seul. On n’a plus jamais revu son compagnon. Pourquoi? On ne l’a jamais su, malgré toutes les hypothèses échafaudées.

Cinq avril 2040

     Commencer un journal est pour moi une forme de résistance… Peut-être une bouteille à la mer… Pour rien… Pour tout… Motivation semblable à celle des hommes préhistoriques qui laissaient l’empreinte de leurs mains sur les parois des cavernes, rituel profane ou sacré, je ne sais. Ecrire, même n’importe quoi, n’importe comment, n’est jamais anodin… Les mots aideront mon esprit à se structurer malgré lui… Et à résister… A toutes les formes de pression, douces, sournoises, menées d’une main de fer, dont je fais l’objet ici, dans un quartier de haute sécurité de la police française, depuis déjà plusieurs semaines… Je suis fou d’angoisse pour Walter… Ils ont pris tous mes objets personnels dont les trois photos que j’avais emportées de toi, douce Sylvia, et celle de nous deux enlacés derrière le petit arbre de vie que nous venions de planter avec l’aide de Walter, qui avait tenu à immortaliser la scène… Nous utilisions alors des mots dont nous ne connaissions pas la substance et nous accomplissions des gestes pour rire car nous étions nés du Mensonge… C’est ici, de ce côté du monde, que je l’ai compris, d’abord sans vouloir le croire, et puis brutalement, sans retour en arrière possible, hélas… Je me sens au coeur d’une affaire grave, qui me dépasse bien plus que tu ne pourrais l’imaginer. Le désir obscur qui nous avait poussés à quitter clandestinement le territoire de l’Etat, Walter et moi, comme si nous avions des ailes et en riant comme des enfants, est devenu un cauchemar dans lequel je m’enfonce non sans me débattre, mais le pire est peut-être à venir … Je veux apprendre de ton souvenir, Sylvia, la patience ou l’oubli de tout en attendant de te revoir un jour, je l’espère de toutes mes forces, car il faudra bien que cette folle histoire trouve son dénouement?… Une impression étrange progresse ou descend en moi comme ce rai de lumière à travers le vasistas aménagé en haut de ma cellule, à la limite du plafond, comme si rien d’autre n’avait d’importance, et que toute mon aptitude à aimer se laissait concentrer dans le cadre de cette petite ouverture qui laisse passer un rayon de soleil où valsent quelques grains de poussière…

     Martens écrivait l’essentiel de son journal en Français. Pourtant, ce n’était pas sa langue maternelle. Il parlait couramment plusieurs langues avec un accent indéfinissable, et la police avait découvert sur lui des documents écrits dans un idiome inconnu. Jean-François Dutour avait fait appel à des linguistes réputés pour le déchiffrer. Il s’agissait d’une sorte de langue-mère qui aurait pu être à l’origine de tous les systèmes linguistiques de la Terre. Mais les savants doutaient de son authenticité, ils pensaient que ce langage avait été créé de toutes pièces à une époque récente en prenant appui sur les travaux des chercheurs les plus avancés dans leur discipline.

     Martens était une sorte d’extra-terrestre. Il avait l’air d’un Martien débarqué sur terre contre sa volonté, ignorant tout de nous. Nous aurions dû apporter davantage de crédit à ses propos. Mais nous étions incapables d’imaginer… Quelle incroyable histoire ! Jean-François Dutour se méfiait, et avec lui toutes les huiles du contre-espionnage. Martens n’était à leurs yeux qu’un agent comme les autres, mais qui les dépassait tous dans l’art de se faire passer pour une autre personne et de raconter des histoires! On a suivi Martens dans sa cavale autour du monde. Recherchait-il vraiment Walter ? Walter était-il un nom de code ? Pour un espion de haut vol, il paraissait souvent d’une naïveté déconcertante. Il semblait ignorer complètement le fonctionnement de nos sociétés, la nature des régimes politiques, les systèmes médiatiques, la liberté d’expression. On pensait bêtement que c’était pour mieux nous égarer. Or, la suite des événements nous l’a montré, si Martens ne venait pas d’une autre planète, il venait vraisemblablement d’un autre monde dont personne, sans doute, n’avait soupçonné l’existence …

     La fouille de Martens n’avait pas été décisive. Quelques photos sentimentales banales, beaucoup de photos d’inconnus prises dans des endroits reconnaissables mais apparemment jamais dans son mystérieux pays sauf, sans doute, celle d’une femme, aucune photo de Walter, quelques billets écrits dans une langue bizarre qui était peut-être une sorte d’espéranto, rien de réellement compromettant, mais pas moins de quatre passeports dans les poches de son gilet de reporter, et cette espèce de carte d’identité loufoque: yeux clairs, cheveux clairs, taille élancée, visage harmonieux, signes distinctifs: aucun !… Il répétait toujours la même histoire. Pour échapper au piège tendu par la police mexicaine, Walter et lui avaient décidé de tenter leur chance séparément. Ensuite, Martens avait écumé tous les lieux de rendez-vous possibles… En Amérique du Sud, puis en Europe… Berlin, Paris, Rome, Genève, Londres, et puis à nouveau l’Amérique du Sud, et puis à nouveau l’Europe… Nos agents avaient eu pour mission de ne pas le lâcher d’une semelle. Leur manège avait mis en alerte plus d’un service secret ! Si seulement nous avions pu retrouver la pièce manquante, la clé du puzzle, juste un peu plus tôt, avant que… Enfin, vous savez bien… La planète était devenue folle! L’histoire de Martens et de son supposé ami Walter a rencontré la grande Histoire à un moment crucial. Leur histoire personnelle n’est peut-être pas le détonateur des événements qui ont suivi, mais elle est révélatrice de la confusion généralisée qui régnait à cette époque, et des conséquences incommensurables qu’avaient entraînées les grandes tragédies du XXè siècle, que le siècle suivant n’avait pas su complètement dépasser…

Fin de l’Histoire

     L’intolérance et la bêtise avaient décidé de ce que serait le vingt-et-unième siècle dès le 11 septembre 2001, quand des membres du réseau djihadiste islamiste Al-Quaïda détournèrent quatre avions de ligne pour les projeter contre les tours jumelles du World trade Center à New York et sur le Pentagone à Washington. Le Choc des civilisations n’était pourtant pas inévitable. L’histoire n’était pas écrite à l’avance, mais il ne s’agissait pas seulement du nez de Cléopâtre. L’Etat islamique aurait-il pu se développer si la guerre occidentale en Irak contre Saddam Hussein n’avait pas eu lieu en 2003? La planète aurait-elle succombé aux flammes de l’intégrisme religieux et du réchauffement climatique si Al Gore avait accédé à la présidence des Etats-Unis à la place de Georges Bush junior le 20 janvier 2001? La chute du mur de Berlin et la décomposition du bloc soviétique avaient amené d’aucuns à penser, à la fin du vingtième siècle, bien loin d’une guerre civilisationnelle, que la fin de l’Histoire était advenue.

     Drôle d’Histoire

     2055

De reculade en reculade

(fiction en cours d’écriture)

  L’humanité devait faire face à de fortes perturbations climatiques et géopolitiques qui conduisaient les dirigeants du monde occidental à se durcir contre la volonté même de leurs peuples. Les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, chers à la République française, étaient de plus en plus ouvertement  bafoués. De reculade en reculade, les grandes institutions issues des Lumières, qui avaient été confortées après la seconde guerre mondiale par le Conseil national de la résistance, finissaient par être vidées de leur sens. Dans les autres grandes démocraties, les dégâts causés par le nouvel ordre qui se mettait partout en place étaient aussi gravissimes qu’en France. Sous le prétexte de protéger les citoyens, de nouvelles lois plus liberticides les unes que les autres étaient votées par des élites parlementaires de moins en moins responsables de leurs actes devant les peuples. Partout, une crise aiguë de la démocratie provoquait des protestations massives de la population, qui se contentait en général de manifester pacifiquement, mais la récupération de ces mouvements populaires par l’extrême-droite ou quelques groupuscules plus rares de la gauche révolutionnaire, en perte de vitesse depuis la fin du vingtième siècle, était brandie par les gouvernements pour justifier et amplifier la répression policière. A l’angoisse de l’électorat qui se réfugiait dans une abstention de plus en plus abyssale, l’élite politique répondait par l’incompréhension, par la peur et par la force.  Le monde devenait orwellien. Et nous, nous étions aveugles…

     Drôle d’Histoire

     2064

Une carte d’identité loufoque

     La fouille de Martin n’avait pas été décisive. Quelques photos sentimentales, beaucoup de photos d’inconnus mais apparemment personne de son mystérieux pays sauf une femme, aucune photo de Walter, quelques billets écrits dans une langue bizarre qui était peut-être une sorte d’espéranto, rien de réellement compromettant, mais pas moins de quatre passeports dans les poches de son gilet de reporter, et cette espèce de carte d’identité loufoque: yeux clairs, cheveux clairs, taille élancée, visage harmonieux, signes distinctifs: aucun !… Il répétait toujours la même histoire. Pour échapper au piège tendu par la police mexicaine, Walter et lui avaient décidé de tenter leur chance séparément. Ensuite, Martin avait écumé tous les lieux de rendez-vous possibles… En Amérique du Sud, puis en Europe… Berlin, Paris, Rome, Genève, Londres, et puis à nouveau l’Amérique du Sud, et puis à nouveau l’Europe… Nos agents avaient eu pour mission de ne pas le lâcher d’une semelle. Leur manège avait mis en alerte plus d’un service secret ! Si seulement nous avions pu retrouver la pièce manquante, la clé du puzzle, juste un peu plus tôt, avant que… Enfin, vous savez bien… La planète était devenue folle! L’histoire de Martin et de son supposé ami Walter a rencontré la grande Histoire à un moment crucial. Leur histoire personnelle n’est peut-être pas le détonateur des événements qui ont suivi, mais elle est révélatrice de la confusion généralisée qui régnait à cette époque, et des conséquences incommensurables qu’avaient entraînées les grandes tragédies du XXè siècle, que le siècle suivant n’avait pas su complètement dépasser…

     Drôle d’Histoire

     2055

Meilleur des mondes

La rumeur martèle tous les mots

il n’est plus permis de penser haut

dans le siècle ambiant la voix se perd

les médias ont tout dit

ils ont relégué le médium à la porte du rationnel

rassasiés de néant et couronnés par la logique de l’absurde

les hommes rois fléchissent

sous le faix de leur conscience

hypertrophiée

et les morts n’ont plus qu’à se taire

ils ont voulu fermer les portes aux voyants du mystère

on n’entend plus à longueur de vie que les béatitudes des spots publicitaires

ont fini de crier entre les murs de notre     corps

les molécules de l’infiniment grand ou petit

et ne suinte plus

à la surface de notre    peau

à force de calmants

l’angoisse d’être nu

ils nous ont habillés de verroterie luisante

et nous admirons notre reflet fétiche

en rendant le présent éternel

l’homo sapiens a perdu la mémoire

de son avenir

son regard vers les étoiles

est quelquefois davantage

que celui d’un astronome studieux

Nostalgie

Ce texte, qu’elle avait conservé dans un cahier comme une fleur fanée, avait pris la fonction d’un fanal… Il balisait le passé… Quelques années seulement s’étaient écoulées, un siècle… Pire, ce passé récent était coupé du présent, séparé de lui par une frontière impitoyablement infranchissable : la continuité de la vie s’était brisée. Derrière, transformés en mythe, âge d’or, paradis perdu, les temps à jamais révolus avaient laissé quelques hiéroglyphes, des souvenirs jaunis, et cette impression désagréable de flotter à la surface d’événements qui n’avaient pas de profondeur…

L’avenir improbable