fouille

L’énigme Martens

Nous étions si fragiles

     J’étais loin de me douter… Je ne savais pas… Je ne savais rien. D’une certaine façon, j’étais comme tout le monde, sauf que… Cette rature sur le registre, ou plutôt ce gommage, cette surcharge d’encre blanche sous le libellé de mon nom… Oui, c’est comme cela que tout a commencé. Je ne pensais à rien, tout me paraissait normal dans ma vie, et puis tout à coup, ce rien, ce détail insignifiant comme le ver dans le fruit de mon imagination… J’ai commencé à m’interroger, à poser des questions aux autres. Walter, mon meilleur ami, me reprochait d’être devenu maniaque. Pour lui, tout était rigolade et bonheur de vivre. Pourquoi s’inquiéter? Et de quoi? C’était vrai que la vie pouvait paraître belle – maintenant je sais qu’il est possible de s’habituer à tout – mais soudain, là, sur le registre que j’avais dû consulter, cet accroc à la norme, cette boursouflure blanche qui paraissait cacher quelque chose sous les lettres noires qui composaient mon état civil, pourquoi? Et pourquoi moi? Je ressemblais tellement à tout le monde… J’étais comme le frère jumeau de Walter, en moins extraverti. Les marginaux n’existaient pas chez nous, l’originalité non plus, et c’est précisément ce qui me tracassait. Non, ne m’interrompez pas, le fil n’est pas très solide, vous savez… Du chantage? Les rôles seraient renversés? Mais c’est que je suis devenu malin! Je pourrais en profiter! Oui, messieurs, vous dépendez de ma mémoire, et du fil de la narration que je suis en train de vous faire avec mes pauvres moyens… Laissez-moi le temps, le temps de récupérer, de me remettre de tous ces chocs successifs… J’ai l’impression de rêver, je vais me réveiller en ayant tout oublié et je ne saurai pas que je suis redevenu amnésique…

     Jean-François Dutour accomplissait tranquillement son travail, en « pro ». Les cercles de qualité avaient introduit le concept du « zéro défaut » jusque dans les arcanes subtiles de la police secrète. La politique aussi frappait ses slogans au coin du syndrome de la perfection, à « zéro défaut » un écho répondait « immigration zéro »… Autrement dit, ça baignait. Même dans le sang. Les crises récurrentes, c’était comme les saisons. Le téléspectateur avalait ses corn flakes été comme hiver… Le risque, pour Jean-François Dutour, paraissait être seulement, si l’on peut dire après coup, que cette affaire dégénère en embrouille diplomatique. Il sauterait mais il y avait des fusibles bien plus gros que lui… En aucun cas… Sa vie professionnelle avait été jusque-là un sans-faute. Intelligence (au moins dans le cadre de ses fonctions), efficacité, un soupçon d’opportunisme, des succès couronnés par une carrière-éclair, à cinquante ans il était désormais le big boss, juste derrière les gros calibres politiques. Provocation diplomatique ou vaste canular? Martens avait l’air d’un grand gosse perdu… Maîtrise de l’espion au sommet de son art? Petit, gros gibier? Le faire parler, parler, la routine quoi, mais sans connaître l’enjeu. Jean-François Dutour jouait très gros, il ne savait pas à quel point…

     Quelques gouttes de soleil, une vapeur dorée, Walter est assis sur une pelouse, il éclate de rire, je ne vois plus que l’éclat de ses dents… Il se lève, me donne une grande claque dans le dos, m’entraîne dans son rire… Il vient de me confier une idée fabuleuse et nous planons au-dessus de la ville comme deux oiseaux migrateurs… Sans être différent des autres – puisque, je l’ai déjà dit, notre société était homogène – à mes yeux, Walter avait quelque chose en plus, une vitalité, un instinct, une allure, une façon à lui de se poser et parfois, sans doute, d’en imposer… Son ascendant sur moi était certain. Il me fascinait. C’était lui qui avait eu l’idée et, bien sûr, j’avais trouvé ça génial! La personnalité de Walter, d’ailleurs, avait été repérée par nos cadres. On l’avait déjà pressenti pour entrer dans la confrérie des grands officiers de l’Ordre. Walter… La dernière fois que je t’ai vu… Walter avait l’étoffe d’un chef mais c’était bien plus que ça… Soyez sympa, éteignez la lampe, ce filet de jour, là-haut, va filer et nous n’aurons pas vu la lumière du soleil faire valser les grains de poussière…

     Jolie jeune femme brune, un peu intello mais pas trop, Elsa gravitait dans le cercle des VIP, elle aimait ça. Études de lettres, journalisme, des entrées facilitées par un patronyme connu, la vie lui souriait, elle souriait à la vie. Parisienne, elle aimait rejoindre ses amis dans les bars branchés, faire la fête et, de sa vie, un objet qu’elle ambitionnait de réussir. A dix-sept heures, elle devait rencontrer Jean-François Dutour, un ami de son père. Il lui donnerait quelques informations précieuses au sujet d’une arrestation qui commençait à faire grand bruit. Sans doute une affaire d’espionnage. Elle abuserait de l’affection qu’il lui porte pour lui demander l’impossible, comme d’habitude. Elle espérait bien qu’il accepte de la laisser entrevoir le mystérieux prisonnier derrière le miroir sans tain de la pièce où il était interrogé.

     Une vapeur dorée comme un voile de soie posé sur les collines, sur les feuillages des arbres, sur les chaumes, sur la terre brune et rose des champs déjà labourés, sur le clocher pointu d’un petit village de l’Europe de l’Ouest, niché dans l’échancrure d’une vallée… Nous sommes encore ensemble, Walter et moi… Chaque goutte de lumière réfracte l’univers entier, nous sommes tout juste au début de nos grandes découvertes… Non, ne rallumez pas. Je préfère la pénombre à vos fausses clartés ! Si ça ne tenait qu’à moi… Si vous étiez d’accord… Je resterais au chaud dans ma rêverie pendant que vous rédigeriez vos rapports, puisque vous savez presque tout et moi, presque rien…

     Qui es-tu, ô lecteur improbable auquel je m’adresse depuis le désert d’un monde englouti? Si tu me lis, c’est que nous n’avons pas été les seuls survivants? Si tu me lis, c’est que, donc, quelque part, bat encore aussi, ailleurs, le cœur d’un être humain?…

     Tous les matins et tous les soirs, sur un piano échoué je ne sais comment dans notre petite communauté, Louis joue quelques notes de Bach. « Que ma joie demeure  » ? Nous sommes en sursis. Pour combien de temps? Nous avons encore à notre disposition quelques ordinateurs, des batteries, des provisions de toutes sortes, pour un certain temps, un temps limité, compté, qu’il nous faut absolument mettre à profit pour nous réorganiser, pour organiser notre survie. Nous sommes comme des naufragés sur une île déserte, mais autour de nous, nul océan. Les terres que nous avons tenté d’explorer sont calcinées, ravagées. Nous n’avons pas pu nous aventurer très loin à la recherche de compagnons d’infortune car l’air devient vite irrespirable. Il est néanmoins vraisemblable que d’autres groupes de survivants aient trouvé comme nous un refuge provisoire. Il faudrait alors essayer d’assurer la jonction… Chacun de nous se découvre des ressources insoupçonnées qui se révèlent précieuses pour notre survie collective. La nourriture et l’eau sont évidemment notre priorité. Mais que faire quand la nuit est tombée et que l’angoisse empêche le sommeil? Ô lecteur improbable, j’entreprends ce récit pour que tu me tendes la main par-delà cette solitude radicale qui est désormais notre lot après les catastrophes sans nom qui ont peut-être signé la fin de notre civilisation…

     La paix que le monde avait connue après la chute du mur de Berlin avait paru définitive, bien que secouée de soubresauts dans les Balkans, mais à peine dix ans plus tard, les vents mauvais avaient recommencé à souffler et, tempête après tempête, nous avaient de nouveau menés implacablement au bord du gouffre. Si les historiens du futur (?) pouvaient avoir accès aux archives et aux journaux occidentaux de l’époque, ils seraient sans doute frappés d’étonnement en constatant l’état d’esprit inconséquent des contemporains. Ils s’interrogeraient aussi sur le fonctionnement des grands pays dits démocratiques de l’Europe et du continent américain, qui se sont révélés incapables d’enrayer les processus de déstabilisation politique qui les minaient de l’intérieur, et de faire face aux lourdes menaces environnementales qui avaient commencé de les affaiblir. Ah, si seulement?… Si seulement les regrets avaient un effet rédempteur, si seulement nos misérables et profonds regrets actuels de survivants pouvaient changer rétrospectivement le cours des choses?… Pourquoi se poser des questions inutiles puisqu’aujourd’hui il nous faut repartir de zéro, en commençant par le travail de la terre pour essayer de subvenir à nos besoins quand nous aurons épuisé les stocks de nourriture encore disponible? Vanité de l’esprit humain, inanité de nos vies…

     La Russie n’en finissait pas de vivre au temps de Boris Godounov, l’Occident surfait tout entier sur la Toile, l’Orient continuait de se déchirer dans des guerres de religion qui ne donnaient pas tort à Malraux, des catastrophes écologiques avaient commencé de ravager la planète, mais les écrans d’ordinateur et de télévision crachaient tous des images de paradis terrestre. Un serpent à l’apparence inoffensive tendait obligeamment à des humains jeunes et beaux les pommes concoctées par les multinationales toutes-puissantes qui possédaient les vitrines du monde entier. Les vieux, les malades, les miséreux, d’une certaine façon, n’existaient plus, ils ne figuraient jamais sur les belles images diffusées par les écrans, leur présence gênait, ils faisaient tache et se sentaient indésirables, on pensait vraisemblablement qu’ils feraient mieux de débarrasser le plancher… Les puissants n’avaient pas prévu qu’eux-mêmes ne parviendraient plus à se mettre à l’abri des pires fléaux, ni que les masses de laissés pour compte, les chômeurs et précaires de toutes sortes qui avaient grossi le nombre des misérables dans les pays dits riches, finiraient par se révolter et par faire vaciller l’ordre établi. Drôle d’Histoire… Qui ne dit jamais son nom quand elle se présente… On la croit toute petite, insignifiante, inoffensive, elle a l’air si touchante, si jeune, si belle, si amusante, oui, d’une certaine façon, à cette époque-là, on s’amusait beaucoup, enfin ceux qui le pouvaient, c’était, oserais-je dire, pour les plus privilégiés d’entre nous, une très belle époque… Ce qu’il y a de terrible, c’est que l’on n’est jamais quitte!… On a payé très cher pour des fautes qui, d’un certain point de vue, n’étaient que vénielles… Comment voulez-vous savoir à l’avance ce qui sera grave? Vivre, n’est-ce pas cela, au fond, qui est très grave? Nous n’avons rien vu venir car nous vivions dans l’insouciance de nos égoïsmes. Nous n’avons pas voulu voir, voilà notre faute impardonnable.

     Martens était grand, blond, beau, la trentaine environ. Plus que son physique de star qui le rendait presque irréel et inconsistant comme une belle image de papier glacé, son regard ne laissait pas indifférent et me fascinait. Il semblait fixer au-delà de son interlocuteur un horizon lointain connu de lui seul. Les réponses qu’il faisait aux questions posées étaient bizarres, ses propos paraissaient incohérents et dérapaient parfois dans des envolées poétiques qu’il accompagnait de gestes fiévreux. Plus tard, j’ai su qu’il avait entrepris d’écrire un journal. Il y consignait l’état de ses pensées et de ses doutes en lien avec la vie qu’il avait menée dans un pays mystérieux qui semblait sorti de son imagination. Jean-François Dutour était persuadé qu’il affabulait volontairement pour nous mener en bateau. Il se demandait en particulier qui était ce Walter dont il parlait si souvent. Le mystère dont Martens s’était, volontairement ou non, laissé auréoler avait fini par attirer sur lui la sympathie des foules, qui l’assimilaient sans doute à un héros hollywoodien. Pourtant, au début, l’affaire dite Martens était passée complètement inaperçue. A l’époque, nous n’avions aucune idée de ce qui nous attendait. L’affaire semblait sinon banale, du moins classique, avec les enjeux traditionnels de l’espionnage international. Walter n’était-il qu’un complice plutôt qu’un véritable ami? N’était-il pas plutôt un leurre pour égarer l’enquête? La police mexicaine avait fait un portrait-robot des deux hommes qui avait été transmis aux services secrets français car plusieurs de leurs contacts avaient attesté qu’ils communiquaient dans la langue de Molière. A l’époque, ils semblaient mêlés à un trafic de stupéfiants. On pensait qu’ils avaient des accointances avec la Mafia. Mais on avait perdu leur trace pendant plusieurs mois. Et quand Martens était réapparu à Buenos Aires, il était seul. On n’a plus jamais revu son compagnon. Pourquoi? On ne l’a jamais su, malgré toutes les hypothèses échafaudées.

Cinq avril 2040

     Commencer un journal est pour moi une forme de résistance… Peut-être une bouteille à la mer… Pour rien… Pour tout… Motivation semblable à celle des hommes préhistoriques qui laissaient l’empreinte de leurs mains sur les parois des cavernes, rituel profane ou sacré, je ne sais. Ecrire, même n’importe quoi, n’importe comment, n’est jamais anodin… Les mots aideront mon esprit à se structurer malgré lui… Et à résister… A toutes les formes de pression, douces, sournoises, menées d’une main de fer, dont je fais l’objet ici, dans un quartier de haute sécurité de la police française, depuis déjà plusieurs semaines… Je suis fou d’angoisse pour Walter… Ils ont pris tous mes objets personnels dont les trois photos que j’avais emportées de toi, douce Sylvia, et celle de nous deux enlacés derrière le petit arbre de vie que nous venions de planter avec l’aide de Walter, qui avait tenu à immortaliser la scène… Nous utilisions alors des mots dont nous ne connaissions pas la substance et nous accomplissions des gestes pour rire car nous étions nés du Mensonge… C’est ici, de ce côté du monde, que je l’ai compris, d’abord sans vouloir le croire, et puis brutalement, sans retour en arrière possible, hélas… Je me sens au coeur d’une affaire grave, qui me dépasse bien plus que tu ne pourrais l’imaginer. Le désir obscur qui nous avait poussés à quitter clandestinement le territoire de l’Etat, Walter et moi, comme si nous avions des ailes et en riant comme des enfants, est devenu un cauchemar dans lequel je m’enfonce non sans me débattre, mais le pire est peut-être à venir … Je veux apprendre de ton souvenir, Sylvia, la patience ou l’oubli de tout en attendant de te revoir un jour, je l’espère de toutes mes forces, car il faudra bien que cette folle histoire trouve son dénouement?… Une impression étrange progresse ou descend en moi comme ce rai de lumière à travers le vasistas aménagé en haut de ma cellule, à la limite du plafond, comme si rien d’autre n’avait d’importance, et que toute mon aptitude à aimer se laissait concentrer dans le cadre de cette petite ouverture qui laisse passer un rayon de soleil où valsent quelques grains de poussière…

     Martens écrivait l’essentiel de son journal en français. Pourtant, ce n’était pas sa langue maternelle. Il parlait couramment plusieurs langues avec un accent indéfinissable, et la police avait découvert sur lui des documents écrits dans un idiome inconnu. Jean-François Dutour avait fait appel à des linguistes réputés pour le déchiffrer. Il s’agissait d’une sorte de langue-mère qui aurait pu être à l’origine de tous les systèmes linguistiques de la Terre. Mais les savants doutaient de son authenticité, ils pensaient que ce langage avait été créé de toutes pièces à une époque récente en prenant appui sur les travaux des chercheurs les plus avancés dans leur discipline.

     Martens était une sorte d’extra-terrestre. Il avait l’air d’un Martien débarqué sur terre contre sa volonté, ignorant tout de nous. Nous aurions dû apporter davantage de crédit à ses propos. Mais nous étions incapables d’imaginer… Quelle incroyable histoire ! Jean-François Dutour se méfiait, et avec lui toutes les huiles du contre-espionnage. Martens n’était à leurs yeux qu’un agent comme les autres, mais qui les dépassait tous dans l’art de se faire passer pour une autre personne et de raconter des histoires! On a suivi Martens dans sa cavale autour du monde. Recherchait-il vraiment Walter ? Walter était-il un nom de code ? Pour un espion de haut vol, il paraissait souvent d’une naïveté déconcertante. Il semblait ignorer complètement le fonctionnement de nos sociétés, la nature des régimes politiques, les systèmes médiatiques, la liberté d’expression. On pensait bêtement que c’était pour mieux nous égarer. Or, la suite des événements nous l’a montré, si Martens ne venait pas d’une autre planète, il venait vraisemblablement d’un autre monde dont personne, sans doute, n’avait soupçonné l’existence …

     La fouille de Martens n’avait pas été décisive. Quelques photos sentimentales banales, beaucoup de photos d’inconnus prises dans des endroits reconnaissables mais apparemment jamais dans son mystérieux pays sauf, sans doute, celle d’une femme, aucune photo de Walter, quelques billets écrits dans une langue bizarre qui était peut-être une sorte d’espéranto, rien de réellement compromettant, mais pas moins de quatre passeports dans les poches de son gilet de reporter, et cette espèce de carte d’identité loufoque: yeux clairs, cheveux clairs, taille élancée, visage harmonieux, signes distinctifs: aucun !… Il répétait toujours la même histoire. Pour échapper au piège tendu par la police mexicaine, Walter et lui avaient décidé de tenter leur chance séparément. Ensuite, Martens avait écumé tous les lieux de rendez-vous possibles… En Amérique du Sud, puis en Europe… Berlin, Paris, Rome, Genève, Londres, et puis à nouveau l’Amérique du Sud, et puis à nouveau l’Europe… Nos agents avaient eu pour mission de ne pas le lâcher d’une semelle. Leur manège avait mis en alerte plus d’un service secret ! Si seulement nous avions pu retrouver la pièce manquante, la clé du puzzle, juste un peu plus tôt, avant que… Enfin, vous savez bien… La planète était devenue folle! L’histoire de Martens et de son supposé ami Walter a rencontré la grande Histoire à un moment crucial. Leur histoire personnelle n’est peut-être pas le détonateur des événements qui ont suivi, mais elle est révélatrice de la confusion généralisée qui régnait à cette époque, et des conséquences incommensurables qu’avaient entraînées les grandes tragédies du XXè siècle, que le siècle suivant n’avait pas su complètement dépasser…

Une carte d’identité loufoque

Nous étions si fragiles…

      La fouille de Martens n’avait pas été décisive. Quelques photos sentimentales banales, beaucoup de photos d’inconnus prises dans des endroits reconnaissables mais apparemment jamais dans son mystérieux pays sauf, sans doute, celle d’une femme, aucune photo de Walter, quelques billets écrits dans une langue bizarre qui était peut-être une sorte d’espéranto, rien de réellement compromettant, mais pas moins de quatre passeports dans les poches de son gilet de reporter, et cette espèce de carte d’identité loufoque: yeux clairs, cheveux clairs, taille élancée, visage harmonieux, signes distinctifs: aucun !… Il répétait toujours la même histoire. Pour échapper au piège tendu par la police mexicaine, Walter et lui avaient décidé de tenter leur chance séparément. Ensuite, Martens avait écumé tous les lieux de rendez-vous possibles… En Amérique du Sud, puis en Europe… Berlin, Paris, Rome, Genève, Londres, et puis à nouveau l’Amérique du Sud, et puis à nouveau l’Europe… Nos agents avaient eu pour mission de ne pas le lâcher d’une semelle. Leur manège avait mis en alerte plus d’un service secret ! Si seulement nous avions pu retrouver la pièce manquante, la clé du puzzle, juste un peu plus tôt, avant que… Enfin, vous savez bien… La planète était devenue folle! L’histoire de Martens et de son supposé ami Walter a rencontré la grande Histoire à un moment crucial. Leur histoire personnelle n’est peut-être pas le détonateur des événements qui ont suivi, mais elle est révélatrice de la confusion généralisée qui régnait à cette époque, et des conséquences incommensurables qu’avaient entraînées les grandes tragédies du XXè siècle, que le siècle suivant n’avait pas su complètement dépasser…

L’affaire Martens

     Martens était grand, blond, beau, la trentaine environ. Plus que son physique de star qui le rendait presque irréel et inconsistant comme une belle image de papier glacé, son regard ne laissait pas indifférent et me fascinait. Il semblait fixer au-delà de son interlocuteur un horizon lointain connu de lui seul. Les réponses qu’il faisait aux questions posées étaient bizarres, ses propos paraissaient incohérents et dérapaient parfois dans des envolées poétiques qu’il accompagnait de gestes fiévreux. Plus tard, j’ai su qu’il avait entrepris d’écrire un journal. Il y consignait l’état de ses pensées et de ses doutes en lien avec la vie qu’il avait menée dans un pays mystérieux qui semblait sorti de son imagination. Jean-François Dutour était persuadé qu’il affabulait volontairement pour nous mener en bateau. Il se demandait en particulier qui était ce Walter dont il parlait si souvent. Le mystère dont Martens s’était, volontairement ou non, laissé auréoler avait fini par attirer sur lui la sympathie des foules, qui l’assimilaient sans doute à un héros hollywoodien. Pourtant, au début, l’affaire dite Martens était passée complètement inaperçue. A l’époque, nous n’avions aucune idée de ce qui nous attendait. L’affaire semblait sinon banale, du moins classique, avec les enjeux traditionnels de l’espionnage international. Walter n’était-il qu’un complice plutôt qu’un véritable ami? N’était-il pas plutôt un leurre pour égarer l’enquête? La police mexicaine avait fait un portrait-robot des deux hommes qui avait été transmis aux services secrets français car plusieurs de leurs contacts avaient attesté qu’ils communiquaient dans la langue de Molière. A l’époque, ils semblaient mêlés à un trafic de stupéfiants. On pensait qu’ils avaient des accointances avec la Mafia. Mais on avait perdu leur trace pendant plusieurs mois. Et quand Martens était réapparu à Buenos Aires, il était seul. On n’a plus jamais revu son compagnon. Pourquoi? On ne l’a jamais su, malgré toutes les hypothèses échafaudées.

Cinq avril 2040

     Commencer un journal est pour moi une forme de résistance… Peut-être une bouteille à la mer… Pour rien… Pour tout… Motivation semblable à celle des hommes préhistoriques qui laissaient l’empreinte de leurs mains sur les parois des cavernes, rituel profane ou sacré, je ne sais. Ecrire, même n’importe quoi, n’importe comment, n’est jamais anodin… Les mots aideront mon esprit à se structurer malgré lui… Et à résister… A toutes les formes de pression, douces, sournoises, menées d’une main de fer, dont je fais l’objet ici, dans un quartier de haute sécurité de la police française, depuis déjà plusieurs semaines… Je suis fou d’angoisse pour Walter… Ils ont pris tous mes objets personnels dont les trois photos que j’avais emportées de toi, douce Sylvia, et celle de nous deux enlacés derrière le petit arbre de vie que nous venions de planter avec l’aide de Walter, qui avait tenu à immortaliser la scène… Nous utilisions alors des mots dont nous ne connaissions pas la substance et nous accomplissions des gestes pour rire car nous étions nés du Mensonge… C’est ici, de ce côté du monde, que je l’ai compris, d’abord sans vouloir le croire, et puis brutalement, sans retour en arrière possible, hélas… Je me sens au coeur d’une affaire grave, qui me dépasse bien plus que tu ne pourrais l’imaginer. Le désir obscur qui nous avait poussés à quitter clandestinement le territoire de l’Etat, Walter et moi, comme si nous avions des ailes et en riant comme des enfants, est devenu un cauchemar dans lequel je m’enfonce non sans me débattre, mais le pire est peut-être à venir … Je veux apprendre de ton souvenir, Sylvia, la patience ou l’oubli de tout en attendant de te revoir un jour, je l’espère de toutes mes forces, car il faudra bien que cette folle histoire trouve son dénouement?… Une impression étrange progresse ou descend en moi comme ce rai de lumière à travers le vasistas aménagé en haut de ma cellule, à la limite du plafond, comme si rien d’autre n’avait d’importance, et que toute mon aptitude à aimer se laissait concentrer dans le cadre de cette petite ouverture qui laisse passer un rayon de soleil où valsent quelques grains de poussière…

     Martens écrivait l’essentiel de son journal en Français. Pourtant, ce n’était pas sa langue maternelle. Il parlait couramment plusieurs langues avec un accent indéfinissable, et la police avait découvert sur lui des documents écrits dans un idiome inconnu. Jean-François Dutour avait fait appel à des linguistes réputés pour le déchiffrer. Il s’agissait d’une sorte de langue-mère qui aurait pu être à l’origine de tous les systèmes linguistiques de la Terre. Mais les savants doutaient de son authenticité, ils pensaient que ce langage avait été créé de toutes pièces à une époque récente en prenant appui sur les travaux des chercheurs les plus avancés dans leur discipline.

     Martens était une sorte d’extra-terrestre. Il avait l’air d’un Martien débarqué sur terre contre sa volonté, ignorant tout de nous. Nous aurions dû apporter davantage de crédit à ses propos. Mais nous étions incapables d’imaginer… Quelle incroyable histoire ! Jean-François Dutour se méfiait, et avec lui toutes les huiles du contre-espionnage. Martens n’était à leurs yeux qu’un agent comme les autres, mais qui les dépassait tous dans l’art de se faire passer pour une autre personne et de raconter des histoires! On a suivi Martens dans sa cavale autour du monde. Recherchait-il vraiment Walter ? Walter était-il un nom de code ? Pour un espion de haut vol, il paraissait souvent d’une naïveté déconcertante. Il semblait ignorer complètement le fonctionnement de nos sociétés, la nature des régimes politiques, les systèmes médiatiques, la liberté d’expression. On pensait bêtement que c’était pour mieux nous égarer. Or, la suite des événements nous l’a montré, si Martens ne venait pas d’une autre planète, il venait vraisemblablement d’un autre monde dont personne, sans doute, n’avait soupçonné l’existence …

     La fouille de Martens n’avait pas été décisive. Quelques photos sentimentales banales, beaucoup de photos d’inconnus prises dans des endroits reconnaissables mais apparemment jamais dans son mystérieux pays sauf, sans doute, celle d’une femme, aucune photo de Walter, quelques billets écrits dans une langue bizarre qui était peut-être une sorte d’espéranto, rien de réellement compromettant, mais pas moins de quatre passeports dans les poches de son gilet de reporter, et cette espèce de carte d’identité loufoque: yeux clairs, cheveux clairs, taille élancée, visage harmonieux, signes distinctifs: aucun !… Il répétait toujours la même histoire. Pour échapper au piège tendu par la police mexicaine, Walter et lui avaient décidé de tenter leur chance séparément. Ensuite, Martens avait écumé tous les lieux de rendez-vous possibles… En Amérique du Sud, puis en Europe… Berlin, Paris, Rome, Genève, Londres, et puis à nouveau l’Amérique du Sud, et puis à nouveau l’Europe… Nos agents avaient eu pour mission de ne pas le lâcher d’une semelle. Leur manège avait mis en alerte plus d’un service secret ! Si seulement nous avions pu retrouver la pièce manquante, la clé du puzzle, juste un peu plus tôt, avant que… Enfin, vous savez bien… La planète était devenue folle! L’histoire de Martens et de son supposé ami Walter a rencontré la grande Histoire à un moment crucial. Leur histoire personnelle n’est peut-être pas le détonateur des événements qui ont suivi, mais elle est révélatrice de la confusion généralisée qui régnait à cette époque, et des conséquences incommensurables qu’avaient entraînées les grandes tragédies du XXè siècle, que le siècle suivant n’avait pas su complètement dépasser…

Collision du passé contre le présent

LA REVENANTE

Récit écrit au cours de l’été 2018

pour l’atelier d’écriture de François Bon sur Le Tiers Livre (suite)

     Il fallait prendre un raccourci. On disait que l’endroit pouvait être dangereux. Il y avait encore tellement de friches! Elle avait entendu parler d’un théâtre. Les habitants de la ville s’y rendaient avant la guerre, mais laquelle?… Un premier théâtre avait peut-être été démoli puis reconstruit entre les deux guerres avant d’être de nouveau démoli et jamais plus reconstruit par la suite. Il aurait été remplacé par un autre bâtiment public, sans doute la poste principale située entre la piscine et la gare, ou la piscine elle-même, mais il lui semblait que celle-ci était ancienne, la municipalité socialiste avait été l’une des premières à doter la ville d’un équipement de bains-douches avec un bassin de natation, le théâtre devait pourtant se trouver dans ce secteur, il aurait été pilonné par les bombardements comme toutes les constructions situées près de la gare, en laissant un trou béant… Elle en avait entendu parler autrefois et conservait dans sa mémoire l’empreinte de paroles prononcées d’un ton si particulier qu’elles avaient ouvert en elle une sorte de brèche et laissé durablement une impression étrange… Imaginer le public monter les marches d’un théâtre qui n’existe plus, croire entendre le brouhaha des conversations de jadis et le grincement des fauteuils, puis les trois coups, faire le geste de lever la tête vers les dorures du plafond et le grand lustre au moment où il s’éteint, ce saut dans un passé qui n’était pas le sien mais celui des générations précédentes lui avait été rendu possible au cinéma, à un âge où elle n’avait pas encore eu l’occasion d’assister à une représentation théâtrale, et quand elle se redressait sur son siège pour mieux apercevoir l’écran ou se contorsionnait pour faufiler son regard dans les interstices laissés libres par le dos trop large des adultes placés devant elle, les salles de cinéma de son enfance lui avaient donné une idée de ce que pouvait être le théâtre. Mais, paradoxalement, le Théâtre de la Ville n’avait sans doute pas été reconstruit après la guerre parce que les petites salles de cinéma essaimées dans la commune l’avaient rendu inutile et obsolète…

     Un goût d’aventure, des peurs enfantines et l’audace de braver des interdits, une masure devant laquelle il fallait passer en courant pour échapper à la colère d’une vieille femme à la réputation de sorcière enveloppée dans de longs cheveux blancs qui volaient au vent, les traces de pas gluantes sur les chemins boueux rendus glissants par la pluie, les ombres qui s’allongeaient sur le sol à la tombée du jour et que le soleil découpait comme des figurines, le théâtre de la vie se déroulait comme sur une scène, côté cour ou côté rue, et aussi sur les chemins de traverse. Côté cour, le travail était gigantesque et durerait des siècles! Elle avait vu les saisons se succéder sur le tas de briques, brûlantes sous le soleil, glacées par le gel, noyées par les orages… Les averses les faisaient miroiter et la neige les faisait disparaître. Une douceur blanche arrondissait les arêtes et métamorphosait l’aspect des ruines, dont l’amoncellement ne semblait plus provenir de la démolition d’une vieille cheminée d’usine mais du saccage d’un château-fort après le siège d’une armée ennemie. Le seigneur avait été fait prisonnier, il fallait le délivrer, le jeu pouvait durer des heures… Le jeu se jouait dans la tête plus que dans la cour et l’histoire imaginée continuait souvent de s’inventer derrière la vitre de la cuisine ruisselante de pluie, au son du clapotis des gouttes contre les carreaux de la fenêtre et des glouglous de l’eau qui s’écoulait dans le caniveau…

     Bruits de vaisselle par la fenêtre ouverte, paroles presque chuchotées, une voix tonitruante s’élève soudain, un journaliste commente les informations avec autorité, on vient d’allumer la radio pour les écouter, elles sont suivies d’une publicité pour un shampoing — Dop Dop Dop! — et maintenant c’est toc toc toc! une porte claque, un appel à peine audible venant de la rue passe par dessus le toit et atterrit dans la cour, on entend nettement le ronronnement d’un vélomoteur puis c’est le silence, rompu par le tic tic régulier du burin qui décolle de la brique les restes de ciment, ou par le bang d’un avion qui passe le mur du son très haut dans le ciel, la rêverie prend l’air et se perd dans les airs, la ménagère dans la cuisine se met à fredonner un air connu, sans doute une chanson d’Edith Piaf, un moineau pépie au bord du toit, tout est calme… mais voici le vrombissement agaçant d’une mouche ou d’une abeille, il faut se défendre, se lever et la pourchasser, bruit mat du burin qui tombe sur la terre battue, la brique en cours de nettoyage se casse, poussière rouge sur les mains, les bras font des moulinets, cavalcade et son des trompettes, les renforts mettent l’armée ennemie en déroute, nouvelle salve, le son de la trompette s’est rapproché, le marchand de glaces s’arrête d’abord à l’entrée de la rue puis vers le milieu et vers la fin, il arrive à la hauteur de la maison, on n’en achète pas, c’est trop cher, les mouches seront moins tentées de venir nous harceler…

     Le temps se dérègle, l’orage gronde, la caméra, ou plutôt le projecteur qui diffuse le film sur l’écran intérieur de la protagoniste se détraque, les images sautent ou se succèdent à un rythme saccadé qui empêche de voir clairement ce qu’elles devraient montrer, les yeux saisissent néanmoins un détail et s’embuent, le coeur se serre, le corps s’affole, la raison cherche à reprendre les commandes, on recule, on met à distance, on ne regarde que de très loin, on risque de nouveau un oeil sur le détail surgi dans la mémoire, collision du passé contre le présent, dérapage incontrôlé faute de conjugaison possible au temps composé de la présence-absence, tout se passait pourtant bien, les souvenirs se rangeaient sans histoires dans les tiroirs de la mémoire, mais une collusion d’images et de sons a déclenché de façon inattendue la trappe à émotion, une mouche a bourdonné, un marchand de glaces a klaxonné, on a appelé l’enfant dans la cour, la voix a traversé l’espace-temps, l’enfant l’a entendue à l’autre bout de sa vie, si réelle et familière qu’elle en a été bouleversée, et d’autres souvenirs associés ont ressurgi, l’inquiétude de la voix, les visites inhabituelles de certaines personnes, elle savait tout cela bien évidemment, comment aurait-elle pu l’oublier?… mais elle avait gommé les faits, arrondi les angles, atténué ou supprimé certains traits de son paysage mental, restés pourtant enfouis au plus profond de sa mémoire et qui ressortaient subitement à l’air libre, comme après une fouille archéologique…

     Ruines, décombres, briques, odeur de poussière, pièce close jamais aérée dans laquelle finissait de vivre une vieille femme qui restait muette devant les visiteurs du dimanche, tristesse du monde tout entière ramassée dans la pénombre de cette chambre qui ressemblait à un tombeau, soulagement de se retrouver dans la rue et de sentir le vent dans les cheveux, la solidité du sol sous les pas, la chaleur d’une main pour continuer ensemble le chemin, miettes restées dans la bouche d’un sablé mal dégluti que la politesse avait obligé de prélever dans une assiette grise où devait séjourner, entre deux visites, une poignée de biscuits bon marché sortis d’une boîte en carton qui avait pris l’humidité, pluie bienvenue pour laver le visage et les yeux de ce qu’ils avaient vu, désir d’opacité entre le monde et soi, rideau, la pièce est trop mal engagée!… La nuit tombe vite en hiver et la lumière pingre des réverbères éclaire mal les pieds qui avancent lentement sur le trottoir. Les vitrines des magasins trouent agréablement l’obscurité en proposant aux passants le spectacle distrayant et gratuit de leurs étalages. Au loin, en se rapprochant de la Grand’Place, on entend les flonflons d’un manège. La famille entrera probablement dans un café. L’atmosphère chaleureuse du lieu chassera les pensées sombres, le goût de moisissure du sablé cédera la place à la saveur amère de la bière qui accompagnera un cornet de frites. Demain sera un autre jour…

Comme si nous avions des ailes

     Martin était grand, blond, beau, la trentaine environ. Plus que son physique de star qui le rendait presque irréel et inconsistant comme une belle image de papier glacé, son regard ne laissait pas indifférent et me fascinait. Il semblait fixer au-delà de son interlocuteur un horizon lointain connu de lui seul. Les réponses qu’il faisait aux questions posées étaient bizarres, ses propos paraissaient incohérents et dérapaient parfois dans des envolées poétiques qu’il accompagnait de gestes fiévreux. Plus tard, j’ai su qu’il avait entrepris d’écrire un journal. Il y consignait l’état de ses pensées et de ses doutes en lien avec la vie qu’il avait menée dans un pays mystérieux qui semblait sorti de son imagination. Jean-François Dutour était persuadé qu’il affabulait volontairement pour nous mener en bateau. Il se demandait en particulier qui était ce Walter dont il parlait si souvent. Le mystère dont Martin s’était, volontairement ou non, laissé auréoler avait fini par attirer sur lui la sympathie des foules, qui l’assimilaient sans doute à un héros hollywoodien. Pourtant, au début, l’affaire dite Martin était passée complètement inaperçue. A l’époque, nous n’avions aucune idée de ce qui nous attendait. L’affaire semblait sinon banale, du moins classique, avec les enjeux traditionnels de l’espionnage international. Walter n’était-il qu’un complice plutôt qu’un véritable ami? N’était-il pas plutôt un leurre pour égarer l’enquête? La police mexicaine avait fait un portrait-robot des deux hommes qui avait été transmis aux services secrets français car plusieurs de leurs contacts avaient attesté qu’ils communiquaient dans la langue de Molière. A l’époque, ils semblaient mêlés à un trafic de stupéfiants. On pensait qu’ils avaient des accointances avec la Mafia. Mais on avait perdu leur trace pendant plusieurs mois. Et quand Martin était réapparu à Buenos Aires, il était seul. On n’a plus jamais revu son compagnon. Pourquoi? On ne l’a jamais su, malgré toutes les hypothèses échafaudées.

Cinq avril 2040

     Commencer un journal est pour moi une forme de résistance… Peut-être une bouteille à la mer… Pour rien… Pour tout… Motivation semblable à celle des hommes préhistoriques qui laissaient l’empreinte de leurs mains sur les parois des cavernes, rituel profane ou sacré, je ne sais. Ecrire, même n’importe quoi, n’importe comment, n’est jamais anodin… Les mots aideront mon esprit à se structurer malgré lui… Et à résister… A toutes les formes de pression, douces, sournoises, menées d’une main de fer, dont je fais l’objet ici, dans un quartier de haute sécurité de la police française, depuis déjà plusieurs semaines… Je suis fou d’angoisse pour Walter… Ils ont pris tous mes objets personnels dont les trois photos que j’avais emportées de toi, douce Sylvia, et celle de nous deux enlacés derrière le petit arbre de vie que nous venions de planter avec l’aide de Walter, qui avait tenu à immortaliser la scène… Nous utilisions alors des mots dont nous ne connaissions pas la substance et nous accomplissions des gestes pour rire car nous étions nés du Mensonge… C’est ici, de ce côté du monde, que je l’ai compris, d’abord sans vouloir le croire, et puis brutalement, sans retour en arrière possible, hélas… Je me sens au coeur d’une affaire grave, qui me dépasse bien plus que tu ne pourrais l’imaginer. Le désir obscur qui nous avait poussés à quitter clandestinement le territoire de l’Etat, Walter et moi, comme si nous avions des ailes et en riant comme des enfants, est devenu un cauchemar dans lequel je m’enfonce non sans me débattre, mais le pire est peut-être à venir … Je veux apprendre de ton souvenir, Sylvia, la patience ou l’oubli de tout en attendant de te revoir un jour, je l’espère de toutes mes forces, car il faudra bien que cette folle histoire trouve son dénouement?… Une impression étrange progresse ou descend en moi comme ce rai de lumière à travers le vasistas aménagé en haut de ma cellule, à la limite du plafond, comme si rien d’autre n’avait d’importance, et que toute mon aptitude à aimer se laissait concentrer dans le cadre de cette petite ouverture qui laisse passer un rayon de soleil où valsent quelques grains de poussière…

     Martin écrivait l’essentiel de son journal en Français. Pourtant, ce n’était pas sa langue maternelle. Il parlait couramment plusieurs langues avec un accent indéfinissable, et la police avait découvert sur lui des documents écrits dans un idiome inconnu. Jean-François Dutour avait fait appel à des linguistes réputés pour le déchiffrer. Il s’agissait d’une sorte de langue-mère qui aurait pu être à l’origine de tous les systèmes linguistiques de la Terre. Mais les savants doutaient de son authenticité, ils pensaient que ce langage avait été créé de toutes pièces à une époque récente en prenant appui sur les travaux des chercheurs les plus avancés dans leur discipline.

     Martin était une sorte d’extra-terrestre. Il avait l’air d’un Martien débarqué sur terre contre sa volonté, ignorant tout de nous. Nous aurions dû apporter davantage de crédit à ses propos. Mais nous étions incapables d’imaginer… Quelle incroyable histoire ! Jean-François Dutour se méfiait, et avec lui toutes les huiles du contre-espionnage. Martin n’était à leurs yeux qu’un agent comme les autres, mais qui les dépassait tous dans l’art de se faire passer pour une autre personne et de raconter des histoires! On a suivi Martin dans sa cavale autour du monde. Recherchait-il vraiment Walter ? Walter était-il un nom de code ? Pour un espion de haut vol, il paraissait souvent d’une naïveté déconcertante. Il semblait ignorer complètement le fonctionnement de nos sociétés, la nature des régimes politiques, les systèmes médiatiques, la liberté d’expression. On pensait bêtement que c’était pour mieux nous égarer. Or, la suite des événements nous l’a montré, si Martin ne venait pas d’une autre planète, il venait vraisemblablement d’un autre monde dont personne, sans doute, n’avait soupçonné l’existence …

     La fouille de Martin n’avait pas été décisive. Quelques photos sentimentales banales, beaucoup de photos d’inconnus prises dans des endroits reconnaissables mais apparemment jamais dans son mystérieux pays sauf, sans doute, celle d’une femme, aucune photo de Walter, quelques billets écrits dans une langue bizarre qui était peut-être une sorte d’espéranto, rien de réellement compromettant, mais pas moins de quatre passeports dans les poches de son gilet de reporter, et cette espèce de carte d’identité loufoque: yeux clairs, cheveux clairs, taille élancée, visage harmonieux, signes distinctifs: aucun !… Il répétait toujours la même histoire. Pour échapper au piège tendu par la police mexicaine, Walter et lui avaient décidé de tenter leur chance séparément. Ensuite, Martin avait écumé tous les lieux de rendez-vous possibles… En Amérique du Sud, puis en Europe… Berlin, Paris, Rome, Genève, Londres, et puis à nouveau l’Amérique du Sud, et puis à nouveau l’Europe… Nos agents avaient eu pour mission de ne pas le lâcher d’une semelle. Leur manège avait mis en alerte plus d’un service secret ! Si seulement nous avions pu retrouver la pièce manquante, la clé du puzzle, juste un peu plus tôt, avant que… Enfin, vous savez bien… La planète était devenue folle! L’histoire de Martin et de son supposé ami Walter a rencontré la grande Histoire à un moment crucial. Leur histoire personnelle n’est peut-être pas le détonateur des événements qui ont suivi, mais elle est révélatrice de la confusion généralisée qui régnait à cette époque, et des conséquences incommensurables qu’avaient entraînées les grandes tragédies du XXè siècle, que le siècle suivant n’avait pas su complètement dépasser…

Une carte d’identité loufoque

     La fouille de Martin n’avait pas été décisive. Quelques photos sentimentales, beaucoup de photos d’inconnus mais apparemment personne de son mystérieux pays sauf une femme, aucune photo de Walter, quelques billets écrits dans une langue bizarre qui était peut-être une sorte d’espéranto, rien de réellement compromettant, mais pas moins de quatre passeports dans les poches de son gilet de reporter, et cette espèce de carte d’identité loufoque: yeux clairs, cheveux clairs, taille élancée, visage harmonieux, signes distinctifs: aucun !… Il répétait toujours la même histoire. Pour échapper au piège tendu par la police mexicaine, Walter et lui avaient décidé de tenter leur chance séparément. Ensuite, Martin avait écumé tous les lieux de rendez-vous possibles… En Amérique du Sud, puis en Europe… Berlin, Paris, Rome, Genève, Londres, et puis à nouveau l’Amérique du Sud, et puis à nouveau l’Europe… Nos agents avaient eu pour mission de ne pas le lâcher d’une semelle. Leur manège avait mis en alerte plus d’un service secret ! Si seulement nous avions pu retrouver la pièce manquante, la clé du puzzle, juste un peu plus tôt, avant que… Enfin, vous savez bien… La planète était devenue folle! L’histoire de Martin et de son supposé ami Walter a rencontré la grande Histoire à un moment crucial. Leur histoire personnelle n’est peut-être pas le détonateur des événements qui ont suivi, mais elle est révélatrice de la confusion généralisée qui régnait à cette époque, et des conséquences incommensurables qu’avaient entraînées les grandes tragédies du XXè siècle, que le siècle suivant n’avait pas su complètement dépasser…

     Drôle d’Histoire

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