humain

Le monde devenait orwellien

 

   L’humanité devait faire face à de fortes perturbations climatiques et géopolitiques qui conduisaient les dirigeants du monde occidental à se durcir contre la volonté même de leurs peuples. Les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, chers à la République française, étaient de plus en plus ouvertement bafoués. De reculade en reculade, les grandes institutions issues des Lumières, qui avaient été confortées après la seconde guerre mondiale par le Conseil national de la résistance, finissaient par être vidées de leur sens. Dans les autres grandes démocraties, les dégâts causés par le nouvel ordre mondial qui se mettait partout en place étaient aussi gravissimes qu’en France. Sous le prétexte de protéger les citoyens, de nouvelles lois plus liberticides les unes que les autres étaient votées par des élites parlementaires de moins en moins responsables de leurs actes devant les peuples. Partout, une crise aiguë de la démocratie provoquait des protestations massives de la population, qui se contentait en général de manifester pacifiquement, mais la récupération de ces mouvements populaires par l’extrême-droite, ou quelques groupuscules plus rares de la gauche révolutionnaire, en perte de vitesse depuis la fin du vingtième siècle, était brandie par les gouvernements pour justifier et amplifier la répression policière. A l’angoisse de l’électorat qui se réfugiait dans une abstention de plus en plus abyssale, les élites politiques répondaient au mieux par l’incompréhension, au pire par la provocation et par la force, en suscitant la peur. Le monde devenait orwellien. Et nous, nous étions aveugles…

     Paradoxalement, c’est Martin qui a aiguisé mon esprit critique avec ses questions déconcertantes qui avaient le don d’agacer Jean-François. Il s’étonnait de tout, voulait tout apprendre, tout savoir, comme s’il avait grandi dans une grotte à l’écart de la communauté humaine. Il ignorait presque tout de l’Histoire ou en avait une conception complètement déformée. Mais ce qui m’avait le plus émue, c’était sa découverte de la littérature et de la philosophie. J’avais eu le droit de lui rendre visite dans sa cellule et je lui apportais des livres. Sa connaissance de la langue française était exceptionnelle. Il pouvait lire aussi les autres langues mais, personnellement, j’en étais incapable et nos échanges se limitaient, hélas, à mon idiome maternel. Je ne sais pas vraiment pourquoi, sans doute parce qu’il était en prison, je lui avais d’abord fait connaître la poésie de Verlaine. Il avait lu à voix basse. Ses lèvres tremblaient, il avait les yeux pleins de larmes quand il relevait son visage, et, ce jour-là, quand je l’ai quitté, alors que je partageais l’opinion de Jean-François qui voyait en lui un espion de haut vol passé maître dans l’art du camouflage, pour la première fois, j’ai eu le sentiment qu’il était sincère.

     Louis vient de se lancer avec virtuosité dans l’interprétation d’une sonate de Mozart. Je voudrais rester isolée à jamais dans cette bulle sonore résiduelle qui semble jeter un pont entre l’avant et l’après de l’Horreur absolue qui vient de détruire nos vies, alors que la frontière est infranchissable, alors que nous sommes dans l’impensable du plus jamais, entre désir d’oubli et déni, aux confins de la folie qui menace de nous dévorer… Que nous est-il arrivé? Est-il possible que l’esprit humain qui a été capable de cette musique nous ait conduit à l’Apocalypse?… Non, mille fois non! Nous ne sommes pas tous coupables de cette dérive qui a plongé l’Humanité dans la Nuit!… Et nous serions, nous, survivants, comme les rescapés du Déluge ? Notre Histoire aurait encore un sens après l’anéantissement de millions, de milliards d’êtres humains?… Dans le monde d’où venait Martin, il n’y avait, semble-t-il, pas de questions sans réponses, et pas de musique autre que militaire, tambours et trompettes. Mais qu’en était-il en réalité pour nous, au pays des Lumières ? Qu’avions-nous fait de notre culture, de notre aptitude à penser et à créer, de notre liberté, de notre désir de fraternité?… J’entends le chœur des victimes qui se lamentent en déplorant l’orgueil des puissants qui les ont sacrifiées sur l’autel de leur cupidité. Qu’avions-nous fait de la sagesse des Anciens? Pourquoi seul l’Hubris n’est-il pas châtié ? Pourquoi emporter les foules dans le châtiment? Pourquoi infliger ce sort si terrible à l’Humanité, capable malgré tout du meilleur?… Les humains n’ont jamais eu de réponse satisfaisante à leurs questions existentielles, mais nous avons fait comme si… Nous étions des imposteurs. Nous avons fait comme si tout cela n’avait pas, ou plus, d’importance. Comme si le monde était devenu majeur. Comme si nous étions désormais définitivement à l’abri des pires fléaux qui avaient dévasté les populations dans le passé. Comme si le progrès exponentiel des techniques nous avait soustraits au sort commun qui avait été le lot de tous depuis les origines. Pourquoi un tel aveuglement? Pourquoi avoir bâillonné les Cassandre? Pourquoi ce rapport de force si défavorable aux faibles?… Mon Dieu, j’ai envie, en me tournant vers vous, puisque plus rien n’est objectivement rationnel hormis les réactions physiques et chimiques du monde matériel, de vous déclarer coupable. Coupable de nous avoir laissés si démunis face au pouvoir de destruction des puissants rendus aveugles par leur orgueil démesuré…

     Il existait au sein même des pays riches des situations d’extrême pauvreté qui auraient pu aider les moins cyniques à ouvrir les yeux, mais elles ne faisaient jamais la une des journaux et restaient relativement cachées sans jamais devenir la priorité des hommes et des femmes politiques. Dans les pays émergents, une classe moyenne de plus en plus nombreuse réclamait sa part de richesse, mais sans vraiment remettre en cause les fondements d’une économie qui avait besoin, pour prospérer, d’exploiter les plus pauvres et de piller la planète. Alors que les pratiques ancestrales respectueuses des écosystèmes avaient réussi jusqu’alors à en obtenir le meilleur, la vie devenait impossible pour des millions d’êtres humains que la faim et la soif chassaient des endroits les plus arides. Des cohortes d’hommes, de femmes et d’enfants avaient commencé de migrer dès le début des années 2000 pour échapper à la famine et aux guerres que se livraient leurs pays dans le but d’accaparer ce qu’il restait de ressources. Mais l’égoisme ou le cynisme rendait les maîtres de la Terre insensibles ou inconscients. Pourquoi les fautes sont-elles irréversibles?… Pourquoi cette fatalité inhumaine qui conduit sans possibilité de retour à la destruction et à la mort?… Les esprits forts s’étaient moqués des récits religieux sans parvenir à leur substituer une sagesse universelle qui aurait pu protéger les humains de leurs errements. Orgueil suprême sans doute de penser que nous nous suffisions à nous-mêmes! Certes, le chemin était étroit entre les illusions religieuses, l’intolérance qu’elles suscitent, et la croyance en notre toute-puissance… Mais pourquoi les humains se sont-ils comportés si souvent au cours de l’Histoire, et d’une façon inégalée dans la dernière période, de façon aussi irrationnelle?…

     O lecteur improbable, tu n’auras sans doute jamais entre les mains les pages que je te destine sans me faire beaucoup d’illusions… Une petite centrale électrique autonome, que Martine, physicienne, et Alain, ingénieur, parviennent à faire fonctionner, alimente la base où nous avons trouvé refuge, et les batteries de nos ordinateurs peuvent encore être rechargées sur les prises qui lui sont raccordées. Mais quand le matériel tombera en panne ou sera usé, plus rien ne nous reliera au mode de vie qui était le nôtre avant la dernière série de cataclysmes qui ont dévasté le monde. Tout au fond des océans, des câbles de fibre optique véhiculent sans doute encore des données fantômes qui proviennent d’un univers mort. Ma messagerie semble fonctionner et je continue sans relâche, malgré l’absence de réponses, d’envoyer des courriers électroniques à tout va comme autant de bouteilles à la mer! L’esprit humain était ainsi fait, jadis, quand tout paraissait en perpétuelle évolution, que l’espoir parvenait à se faufiler dans le moindre interstice… Mais non. Le comble de l’irrationalité serait de croire que mon récit nous survivrait. Une sorte d’instinct me pousse cependant (comment l’expliquer?) à imprimer au fur et à mesure ce que j’écris sur les blocs de feuilles que nous avons trouvés dans les bâtiments de la base avec du matériel de bureau intact. Je ne fais que mettre en œuvre un système de réflexes qui n’ont plus de sens aujourd’hui, mon esprit le sait, mon corps ne l’a pas encore admis et tente de repousser comme il peut les affres de l’angoisse en s’adonnant à l’apparence d’une activité familière qui était celle de mon job de journaliste. Les deux plus jeunes du groupe, Julie et Jordan, se sont mis à s’aimer d’amour tendre, ils sont touchants… Bizarrement, moi, je ne me laisse plus approcher par Luc… Les autres se débrouillent comme ils peuvent avec leurs sentiments et leurs pulsions… Je les regarde d’un œil lointain, à travers la vitre de ma propre anxiété… Tous, nous essayons cependant de faire attention. Le moindre dérapage pourrait déclencher entre nous des tempêtes inouïes…

 

 

Belles images

     Qui es-tu, ô lecteur improbable auquel je m’adresse depuis le désert d’un monde englouti? Si tu me lis, c’est que nous n’avons pas été les seuls survivants? Si tu me lis, c’est que, donc, quelque part, bat encore aussi, ailleurs, le cœur d’un être humain?…

     Tous les matins et tous les soirs, sur un piano échoué je ne sais comment dans notre petite communauté, Louis joue quelques notes de Bach. « Que ma joie demeure  » ? Nous sommes en sursis. Pour combien de temps? Nous avons encore à notre disposition quelques ordinateurs, des batteries, des provisions de toutes sortes, pour un certain temps, un temps limité, compté, qu’il nous faut absolument mettre à profit pour nous réorganiser, pour organiser notre survie. Nous sommes comme des naufragés sur une île déserte, mais autour de nous, nul océan. Les terres que nous avons tenté d’explorer sont calcinées, ravagées. Nous n’avons pas pu nous aventurer très loin à la recherche de compagnons d’infortune car l’air devient vite irrespirable. Il est néanmoins vraisemblable que d’autres groupes de survivants aient trouvé comme nous un refuge provisoire. Il faudrait alors essayer d’assurer la jonction… Chacun de nous se découvre des ressources insoupçonnées qui se révèlent précieuses pour notre survie collective. La nourriture et l’eau sont évidemment notre priorité. Mais que faire quand la nuit est tombée et que l’angoisse empêche le sommeil? Ô lecteur improbable, j’entreprends ce récit pour que tu me tendes la main par-delà cette solitude radicale qui est désormais notre lot après les catastrophes sans nom qui ont peut-être signé la fin de notre civilisation…

     La paix que le monde avait connue après la chute du mur de Berlin avait paru définitive, bien que secouée de soubresauts dans les Balkans, mais à peine dix ans plus tard, les vents mauvais avaient recommencé à souffler et, tempête après tempête, nous avaient de nouveau menés implacablement au bord du gouffre. Si les historiens du futur (?) pouvaient avoir accès aux archives et aux journaux occidentaux de l’époque, ils seraient sans doute frappés d’étonnement en constatant l’état d’esprit inconséquent des contemporains. Ils s’interrogeraient aussi sur le fonctionnement des grands pays dits démocratiques de l’Europe et du continent américain, qui se sont révélés incapables d’enrayer les processus de déstabilisation politique qui les minaient de l’intérieur, et de faire face aux lourdes menaces environnementales qui avaient commencé de les affaiblir. Ah, si seulement?… Si seulement les regrets avaient un effet rédempteur, si seulement nos misérables et profonds regrets actuels de survivants pouvaient changer rétrospectivement le cours des choses?… Pourquoi se poser des questions inutiles puisqu’aujourd’hui il nous faut repartir de zéro, en commençant par le travail de la terre pour essayer de subvenir à nos besoins quand nous aurons épuisé les stocks de nourriture encore disponible? Vanité de l’esprit humain, inanité de nos vies…

     La Russie n’en finissait pas de vivre au temps de Boris Godounov, l’Occident surfait tout entier sur la Toile, l’Orient continuait de se déchirer dans des guerres de religion qui ne donnaient pas tort à Malraux, des catastrophes écologiques avaient commencé de ravager la planète, mais les écrans d’ordinateur et de télévision crachaient tous des images de paradis terrestre. Un serpent à l’apparence inoffensive tendait obligeamment à des humains jeunes et beaux les pommes concoctées par les multinationales toutes-puissantes qui possédaient les vitrines du monde entier. Les vieux, les malades, les miséreux, d’une certaine façon, n’existaient plus, ils ne figuraient jamais sur les belles images diffusées par les écrans, leur présence gênait, ils faisaient tache et se sentaient indésirables, on pensait vraisemblablement qu’ils feraient mieux de débarrasser le plancher… Les puissants n’avaient pas prévu qu’eux-mêmes ne parviendraient plus à se mettre à l’abri des pires fléaux, ni que les masses de laissés pour compte, les chômeurs et précaires de toutes sortes qui avaient grossi le nombre des misérables dans les pays dits riches, finiraient par se révolter et par faire vaciller l’ordre établi. Drôle d’Histoire… Qui ne dit jamais son nom quand elle se présente… On la croit toute petite, insignifiante, inoffensive, elle a l’air si touchante, si jeune, si belle, si amusante, oui, d’une certaine façon, à cette époque-là, on s’amusait beaucoup, enfin ceux qui le pouvaient, c’était, oserais-je dire, pour les plus privilégiés d’entre nous, une très belle époque… Ce qu’il y a de terrible, c’est que l’on n’est jamais quitte!… On a payé très cher pour des fautes qui, d’un certain point de vue, n’étaient que vénielles… Comment voulez-vous savoir à l’avance ce qui sera grave? Vivre, n’est-ce pas cela, au fond, qui est très grave? Nous n’avons rien vu venir car nous vivions dans l’insouciance de nos égoïsmes. Nous n’avons pas voulu voir, voilà notre faute impardonnable.

      

Il n’y a plus de mots…

Page sombre

(Récit en cours d’écriture)

     Cette discrimination sociale, avec ses retombées calamiteuses sur la perception des minorités, s’était malheureusement accentuée au cours des trois décennies suivantes. L’entêtement des politiques marchéistes à faire perdurer un modèle économique qui avait épuisé les ressources de la planète et mis au ban de la société une partie de plus en plus grande de la population nous aura conduits au désastre absolu. O fatalité! Misère de l’espèce humaine!… Cette fois, nous sommes arrivés à la fin de la tragédie, le chœur chargé des lamentations a disparu, la masse des anonymes a été engloutie par des catastrophes sans nom, il n’y a plus de mots pour dire le Mal… Logos, le langage, a échoué… Cronos a pu manger tous ses enfants, le chaos a eu raison de la lumière!… Les humains avaient reçu le don de vivre en bonne intelligence, ils ont préféré l’obscurité, le charme des ombres, et les simulacres de la toute-puissance que ne leur avaient pas octroyée les dieux…

     Le piano de Louis 

     2064

 

Mon pauvre ami!

  Ce texte est ma contribution n°4 à l’atelier d’été 2017 de François Bon

     Creton! Vous ne connaissez pas l’histoire de Creton? Son « story-telling », comme on dit de nos jours? Je ne peux pas le croire!… Vous auriez échappé à la multiplication des interviews qui lui ont été accordées, aux émissions de télévision qui lui ont été consacrées? Est-ce possible?… Évidemment, vous connaissant… On aime se retirer à la campagne, à l’écart du monde, dans le calme et la solitude propices à la méditation! Ah, vous êtes incorrigible, mais nous vous aimons bien quand même, mon cher Alceste! Allez, nous allons vous raconter l’histoire de Creton. Non, pas Crétin! Creton! Vous ne savez donc pas que c’est l’homme le plus intelligent du monde? Cette particularité essentielle de notre personnage n’est même pas parvenue jusqu’à vos oreilles? Mon pauvre ami, mais vous êtes irrécupérable!… Remerciez-nous au moins, nous allons vous offrir un cours de rattrapage, vous aurez l’air moins sot dans les salons!  Creton est la coqueluche du Tout Paris. Et son pouvoir de séduction va bien au-delà! Il est désormais connu dans toutes les capitales du monde! Son nom est un Sésame. Dites « Creton » et toutes les portes s’ouvrent! Il a un « Je ne sais quoi », les femmes le trouvent très beau, savez-vous, non, vous ne savez pas, vous ne savez rien, mon pauvre ami… le fait est qu’il est charmant avec sa petite mèche bouclée qui lui retombe sur le front et ce sourire éclatant que les marques de dentifrice pourraient utiliser pour leur publicité! En fait, il réussit parce qu’il a tout compris. Il a saisi comme personne avant lui que nous vivions à l’ère du marketing et que tout s’achète! Par conséquent, tout se vend, comprenez-vous? Saisissez-vous ce qu’il y a de génial dans cette perception des relations humaines, de la vie sociale en général et de la politique en particulier? Et pourtant, il vient de loin, ce petit Creton! Il est presque né pauvre dans une région sinistrée du Nord de la France! Saviez-vous que c’est un provincial comme vous? Mais non, vous ne saviez pas, il faut tout vous apprendre!… Parfaitement, jusqu’à ce qu’il suive des études à Paris, c’était un provincial comme vous, mais, sans vous vexer, il a été capable, lui, de monter à Paris et de ne pas se satisfaire d’une petite vie misérable en suivant les traces, certes honorables mais très limitées, de sa famille! Il avait de l’ambition!… Comment? Que dites-vous? Il y a ambition et ambition?… Vous ne pouvez pas vous en empêcher, vous cherchez la petite bête, vous chipotez, vous dénigrez, vous êtes de mauvaise foi et vous m’agacez… Ouvrez les yeux! Regardez autour de vous! Nous vous aimons tellement, mon cher Alceste, faites un effort, que diantre!… Vous savez bien que le monde a changé et que nous avons besoin de sang neuf! Ce n’est quand même pas vous faire injure que de considérer que vos façons de penser sont périmées! Nous toutes et tous, ici, et sans vouloir vexer personne (surtout pas Elisabeth qui fait si jeune!) nous avons à peu près le même âge, or, il n’y a que vous, Alceste, pour refuser aussi furieusement de vous mettre à la page!… Ce n’est pas bien de vous fermer ainsi à l’intelligence de la modernité et de rester volontairement out, vous nous faites de la peine!… Acceptez de mettre votre logiciel à jour!… Vous verrez, ce petit Creton ira loin, il est in, lui!…

 

Tenir…

(Récit en cours d’écriture)

     Écrire le paragraphe précédent m’a pris exactement trois jours. Le décalage est total entre la violence des émotions qui me secouent et la retenue à laquelle je m’oblige dans la rédaction de ce récit… La vérité est que ma mémoire me repasse en boucle des scènes atroces et que je ne le supporte pas… J’utilise les mots comme rempart, chacun d’eux est un bouclier que j’utilise pour me protéger d’une réalité monstrueuse… Luc a mille fois raison, je n’ai jamais fait que fuir et me mentir, mais ce qui était inconséquent hier devient aujourd’hui pour moi une nécessité pour ne pas m’effondrer… Luc fuit à sa façon dans une agressivité contagieuse qui devient préoccupante. Hier, il s’en est pris à Louis parce qu’il ne supporte plus de l’entendre jouer du piano. Il a brandi sa hache en menaçant de briser l’instrument pour en faire du bois de chauffage. Louis en est malade. Sans son piano, il pourrait devenir fou, ou se suicider… Pour tenir, nous essayons de nous tenir et de nous retenir, de nous supporter, de nous aimer un peu aussi, de nous tenir entre nos bras, de surmonter l’angoisse de notre impuissance par des gestes qui sont dans la continuité de notre histoire humaine, malgré tout… malgré toute l’horreur traversée… Nous sentons avec effroi monter en nous les pires instincts… Personne n’est sûr de la victoire contre ces poussées de bestialité, la lutte est sans relâche… Je préférerais me donner la mort plutôt que d’y céder, mais de quelle façon? Nous n’avons pas d’armes à feu, je n’ai pas découvert de falaise du haut de laquelle il serait possible de se jeter, et nos poisons sont inoffensifs… Je pourrais prendre le parti de quitter la communauté, d’aller me perdre dans les environs en marchant droit devant moi jusqu’à l’épuisement, et de hâter la fin en me coupant les veines avec un couteau affûté que j’aurais subtilisé… Cette possibilité de mettre un terme au cauchemar que nous sommes en train de vivre m’est de plus en plus présente à l’esprit, comme si je m’y habituais doucement… À quoi, à qui penserais-je alors?… J’emporterais ce bout d’étoffe qui me vient de mon enfance et que j’ai toujours gardé au fond de mes sacs successifs comme un talisman qui me protégerait de tout… Et je ferais comme les petits enfants qui ont peur de la nuit… Je le serrerais contre mon cœur… en oubliant que je meurs…

     Ecrit depuis l’avenir

     2064

En substrat…

     Nous n’avons pas choisi d’être ensemble. Nous devons apprendre à nous supporter. Le mieux serait de parvenir à nous accepter les uns les autres, avec nos différences. Chaque jour, pourtant, les décisions que nous avons à prendre réveillent les antagonismes, alors que les enjeux sont dérisoires, ou du moins le paraissent, car en substrat se joue sans doute une lutte acharnée entre les positions intellectuelles et les choix de vie antérieurs que chacun avait plus ou moins faits siens dans le monde d’avant, avant que la somme des agissements humains, nos agissements, ne finissent par le détruire… Comment, pourquoi en être arrivés là? Est-ce possible?… Je voudrais tellement me réveiller de ce trop long cauchemar!!?…

     Ecrit depuis l’avenir

     2064

Souvenir de France

    

(fiction en cours d’écriture)

      Ma grand-mère France (c’était son prénom!) avait déjà soixante-cinq ans lorsque je suis née en 2016, mais elle a eu la chance de vivre longtemps et moi de grandir non loin d’elle. J’aimais l’entendre parler de cette époque étrangement lointaine pour moi (il s’agissait de ma pré-histoire!), mais située pour elle dans les strates supérieures de la mémoire. Comme je l’aimais! Comme j’aimais sa tendresse rieuse, son intelligence bienveillante, et cette jeunesse incroyable qui lui collait à la peau malgré les rides et les cheveux blancs! Au moins n’aura-t-elle pas assisté au déchaînement final de l’Apocalypse qu’elle pressentait depuis si longtemps et qui avait déjà lancé ses premiers chevaux fous de son vivant… Je me sens si triste!… Evoquer le souvenir de France m’anéantit au lieu d’adoucir le présent comme jadis lorsqu’elle consolait un chagrin!… Je voudrais mourir à l’instant même pour la rejoindre dans un hypothétique au-delà qui ressemblerait aux paradis imaginaires des enfants, où je pourrais, comme autrefois, me jeter dans ses bras et rire de mes petits bobos!… Evoquer son souvenir me désespère et me révolte car France, comme tant d’autres qui n’ont jamais réussi à se faire entendre, avait compris les ressorts de la tragédie qui s’était mise en place, et, comme tant d’autres, avait fait tout ce qu’elle pouvait pour alerter, prévenir, préparer des alternatives, mettre en oeuvre des solutions… Les Cassandre n’ont jamais réussi à éviter le pire, mais cette fois nous avons atteint l’indépassable… jamais sera plus jamais, plus jamais la vie, l’amour, plus jamais l’éphémère beauté de l’instant saisie par la conscience humaine, plus jamais, nous ne serons plus jamais!…

     Écrit depuis l’avenir

     2064

Notre petite communauté

    

(fiction en cours d’écriture)

     Notre petite communauté est traversée par les clivages qui fractionnaient le monde depuis longtemps avant le début des grandes catastrophes. Dans cette vie antérieure qui était encore la nôtre quelques mois plus tôt, Sylvain avait été un Zadiste qui militait par l’exemple en cultivant son jardin – celui de l’Humanité – sur des terres préemptées par les collectivités publiques pour de grands projets que les écologistes jugeaient inutiles et néfastes pour la planète, c’est-à-dire, plus exactement, nuisibles à la vie, porteurs de mort. Il ne s’agissait pas seulement de protéger des espèces végétales et animales, quelques petites herbes ou bestioles comme on dirait des babioles! L’enjeu de ces luttes environnementales, qui avaient été initiées par les premiers militants verts dès la fin du vingtième siècle, était de protéger la vie, d’assurer la survie de l’espèce humaine. Evidemment, les tenants du productivisme, dont l’intérêt immédiat, pour des raisons diverses, était que rien ne change, avaient eu beau jeu de les accuser de catastrophisme, et les caricatures, hélas, avaient eu la vie dure! Du bobo parisien, hippie, éleveur de chèvres dans le massif central, à l’activiste révolutionnaire cagoulé des grandes manifestations altermondialistes, puis du zadiste embusqué fomenteur de troubles à l’ordre public, les images véhiculées par les médias et les partis politiques traditionnels de ces hommes et de ces femmes sincères qui avaient seulement eu le tort d’être plus lucides que leurs contemporains, avaient toutes eu en commun le dessein de discréditer les messages alarmants qu’ils lançaient à l’opinion, d’abord en les ridiculisant, puis, jouant sur les peurs, en les faisant passer pour des quasi terroristes…

     Ecrit depuis l’avenir

     2064

Seuls et désemparés

    

(fiction en cours d’écriture)

      Seuls et désemparés, nous ne sommes pas neufs et naïfs comme les premiers humains au matin de la Création, nous qui sommes peut-être, vraisemblablement, les derniers. Nous ne venons pas de nulle part, nous n’avons pas fait table rase de nos connaissances antérieures et de nos souvenirs! Nous venons d’un passé proche où chacun de nous, pour comprendre le réel, avait élaboré sa propre grille de lecture à l’intérieur du système de référence plus vaste de la société dans laquelle nous vivions, imprégnée, pour le meilleur comme pour le pire, par le libéralisme économique et politique…

     Ecrit depuis l’avenir

     2064