progression

Acte après acte

Nous étions si fragiles…

    L’attentat nucléaire de Boston survenu le 13 mars 2040 n’était, somme toute, qu’un élément de plus dans la mise en place graduelle de la scène finale vers laquelle tendait la tragédie implacable que les humains avaient laissé se déployer, acte après acte, sans jamais saisir les multiples occasions qui leur avaient été offertes d’en neutraliser la progression. Nous étions désespérément aveugles et sourds… et pour les plus cyniques d’entre nous, indifférents au malheur tant que nous n’étions pas nous-mêmes touchés dans notre propre chair?…

Enquête

Nous étions si fragiles…

    Martens ne reçut plus aucune visite pendant plusieurs mois. Le ministère de l’Intérieur rendait compte à intervalles réguliers de la progression de l’enquête en organisant des conférences au cours desquelles on demandait à des experts de décrypter les paroles sibyllines de l’espion et d’évaluer le degré de dangerosité auquel nous étions exposés du fait de ses intrusions dans les systèmes de défense. Les informations distillées reprenaient presque mot à mot les confidences que Martens m’avait faites!… Aucune allusion cependant à ce que j’appelais le mythe de l’Atlandide, les Autorités préféraient manifestement s’en tenir à une version réaliste de l’espion au service d’une puissance étrangère ou du mercenaire sans scrupule téléguidé par une organisation hostile… Et si Martens n’avait été qu’un simple lanceur d’alerte pris la main dans le sac? Le sort de ces personnes qui plaçaient l’intérêt général avant leur intérêt personnel et la tranquillité de leur existence n’était pas enviable. Elles tombaient sous les coups de la vindicte des puissants dès lors qu’un paravent de légalité protégeait les actions dévoilées, toutes frauduleuses ou immorales qu’elles fussent en réalité. On ne rigolait pas avec la préservation du secret, encore moins au ministère de la Défense, ce qui, d’une certaine façon pouvait se comprendre mais autorisait des dérapages dangereux pour la démocratie… Martens risquait de toutes façons quinze à vingt ans de prison, ce qui expliquait peut-être son obstination têtue à ne pas sortir du bois, à rester camouflé dans le flou de ses déclarations fantaisistes qui avaient le mérite de nourrir un véritable feuilleton médiatique autour de lui et de susciter une curiosité qui pouvait se révéler salvatrice, en sensibilisant l’opinion à de possibles abus qui seraient commis contre lui au nom de la raison d’Etat…

France

Nous étions si fragiles…

    A presque soixante-dix ans, ma grand-mère France retrouvait l’énergie de sa jeunesse pour apporter sa pierre aux nouvelles générations qui cherchaient désespérément à tourner la page du vieux monde que les puissants défendaient par tous les moyens et sans états d’âme, en profitant de l’état d’urgence, pour conserver leurs privilèges exorbitants. A la mort de France, en 2036, j’avais à peine vingt ans. Quelques degrés supplémentaires avaient été franchis dans la progression conjointe de la terreur nucléaire et de la répression policière. L’avenir qui s’ouvrait devant moi semblait aux antipodes de celui que France avait pu espérer au même âge, en 1968. Je n’ai pas vraiment saisi le relais qu’elle me tendait. Mes petites forces ajoutées à celles des autres résistants n’auraient certes pas modifié le cours fatal des choses, du moins n’aurais-je pas, entre-temps, perdu ma vie en divertissements, mensonges et futilités! Je l’ai trahie sans le vouloir explicitement, par omission, paresse ou lâcheté, comme nous trahissons tous, la plupart du temps, nos aspirations les plus profondes… Ironie de la situation, c’est en fouillant dans les profondeurs gelées d’un univers mort que je prends aujourd’hui la mesure des enjeux pour lesquels s’engageaient des gens comme France. Le web a gardé dans ses entrailles les traces de leur combat. Je n’ai qu’à tendre la main pour remonter de mes explorations numériques dans les tréfonds de la Toile, entre deux pannes de courant, une mine d’informations qui m’échappaient complètement à l’époque…

Irrésistible ascension

    Le président de la République française Nicolas Sarkozy, parvenu au pouvoir en 2007, avait bâti sa campagne électorale sur les thèmes de la sécurité intérieure et de l’identité. Tout son quinquennat avait été marqué (entaché) par une politique droitière qui flirtait avec les thèses nationalistes de l’extrême droite. L’irrésistible ascension de Marine Le Pen, qui avait succédé à son père Jean-Marie à la tête du Front National, datait de cette époque. Mais, paradoxalement, c’est pendant les deux quinquennats suivants du socialiste (?) François Hollande, de 2012 à 2022*, que la popularité de celle-ci s’était envolée. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, avec 18% des voix, le Front National réalisait déjà un score historique, mais le parti socialiste, qui venait de gagner les élections sénatoriales et présidentielle, détenait tous les pouvoirs. L’heure était à l’optimisme, la progression du FN aurait pu s’arrêter là, et le nom de la famille Le Pen serait resté cantonné à la périphérie de l’Histoire.

     *Dans ce récit, François Hollande a été réélu à la présidence de la République française en 2017 et le quinquennat d’Emmanuel Macron a été décalé en 2032-2037, après une présidence de Marine Le Pen en 2022/2027 suivie par un quinquennat de Laurent Wauquiez en 2027-2032; Angela Merkel a quitté la scène politique en 2016, Hillary Clinton a gagné l’élection présidentielle de novembre 2016 et Donald Trump est parvenu au pouvoir en 2020.

Une histoire

Atelier d’hiver de François Bon

Mes contributions

     L’amorce d’un chemin bordé de grands arbres dont les plus hautes branches se rejoignent pour former une voûte; le feuillage tamise la lumière, la terre moussue amortit les pas, quelques notes se font entendre, chant alterné d’oiseaux qui se répondent… Au loin, à l’embranchement de plusieurs allées, s’élève une petite construction métallique circulaire surmontée d’un toit, qui pourrait abriter le concert donné par les oiseaux… les tiges de fer sont rouillées, mais le plancher paraît encore assez solide pour supporter le poids de plusieurs musiciens. Au-delà du kiosque, le chemin mène à un étang dont la surface légèrement ridée par le souffle de l’air reflète l’image mouvante d’un château, inoccupé depuis la fin de la seconde guerre mondiale… Les héritiers ne se sont jamais manifestés et la commune en est devenue propriétaire, mais la petite ville d’Hazinghem, dans le Nord de la France, est trop pauvre pour le remettre en état, elle se contente d’entretenir le parc.

     Cet endroit avait hanté mes nuits… Je n’ai pas jeté la lettre, je suis allée au rendez-vous… Les archives de la mairie ont conservé de vieilles gazettes qui évoquent les fêtes somptueuses organisées dans le domaine par l’ancien propriétaire, un grand bourgeois issu d’une des familles les plus fortunées de l’industrie textile française de l’époque. Des photos prises entre 1920 et 1938 représentent le château et son kiosque à musique sous différents angles; les invités sont assis sur des chaises de jardin ou déambulent dans les allées du parc, leurs vêtements élégants témoignent de l’évolution de la mode, le style des années folles devient plus sage après la crise de 1929… La photo la plus récente met en lumière un jeune violoniste que mentionne la gazette locale comme étant le fils d’un ouvrier de l’usine familiale qui jouxtait le château; en 1940, les bombardements avaient épargné celui-ci mais détruit complètement l’usine et le quartier…

     Des vagues de réminiscences troublent l’eau étale de la mémoire, des reflets affleurent de souvenirs en pleurs, des images floues se superposent et se désagrègent, une force obscure venue des profondeurs repousse toute tentative de recomposition, la conscience semble se refuser à la formation d’images précises, les paillettes de soleil bondissantes entre des barrières d’ombre éblouissent le regard comme pour l’empêcher de fixer ce qu’il ne veut pas voir…

     J’avais réussi à tout oublier… Le développement de cette histoire pourrait être multiple, mais une force irrépressible aimanterait l’écriture vers un point crucial ou cruel qui resterait douloureusement insaisissable… La progression en aveugle se heurterait à des zones d’ombre à travers lesquelles les phrases creuseraient leur sillon jusqu’aux limites du supportable… L’écriture est un défi opposé au monde, les premiers mots sont comme les premiers pas, l’essentiel est de tenir debout… Davantage qu’un chemin vers l’inconnu, l’écriture est un cri de désespoir lancé par quiconque essaie de retrouver la lumière du jour ou le pouvoir de la parole… Le livre qui parviendrait à raconter cette histoire – ou une autre (l’histoire d’un jeune violoniste, celle de la mort d’un jeune aviateur anglais…) – n’aurait pas le pouvoir de changer le réel, mais percerait l’opacité de la Nuit… il serait gravé pour toujours à la surface de l’éternel Silence…

Raison d’Etat

Page sombre

(Récit en cours d’écriture)

     Martin ne reçut plus aucune visite pendant plusieurs mois. Le ministère de l’Intérieur rendait compte à intervalles réguliers de la progression de l’enquête en organisant des conférences au cours desquelles on demandait à des experts de décrypter les paroles sibyllines de l’espion et d’évaluer le degré de dangerosité auquel nous étions exposés du fait de ses intrusions dans les systèmes de défense. Les informations distillées reprenaient presque mot à mot les confidences que Martin avait bien voulu me faire!… Aucune allusion cependant à ce que j’appelais le mythe de l’Atlantide, les Autorités préféraient manifestement s’en tenir à une version classique ou réaliste d’agent téléguidé par une puissance étrangère ou de mercenaire sans scrupule vendu à une organisation hostile… Et si Martin n’avait été qu’un simple lanceur d’alerte pris la main dans le sac? Le sort de ces personnes qui plaçaient l’intérêt général avant leur intérêt personnel et la tranquillité de leur existence n’était pas enviable. Elles tombaient sous les coups de la vindicte des puissants dès lors qu’un paravent de légalité protégeait les actions dévoilées, toutes frauduleuses ou immorales qu’elles fussent en réalité. On ne rigolait pas avec la préservation du secret, encore moins au ministère de la Défense, ce qui, d’une certaine façon pouvait se comprendre mais autorisait des dérapages dangereux pour la démocratie. Martin risquait de toutes façons quinze à vingt ans de prison, ce qui expliquait peut-être son obstination têtue à ne pas sortir du bois, à rester camouflé dans le flou de ses déclarations fantaisistes qui avaient le mérite de nourrir un véritable feuilleton médiatique autour de lui et de susciter une curiosité qui pouvait se révéler salvatrice, en sensibilisant  l’opinion à de possibles abus qui seraient commis contre lui au nom de la raison d’Etat…

     Ecrit depuis l’avenir

     2064

    

Entre deux pannes de courant

  Page sombre

     A presque soixante-dix ans, ma grand-mère France retrouvait l’énergie de ses vingt ans pour apporter sa pierre aux nouvelles générations qui cherchaient désespérément à tourner la page du vieux monde que les puissants défendaient par tous les moyens et sans états d’âme, en profitant de l’état d’urgence, pour conserver leurs privilèges exorbitants. A la mort de France, en 2033, j’avais seulement dix-sept ans. Quelques degrés supplémentaires avaient été franchis dans la progression conjointe de la terreur nucléaire et de la répression policière. L’avenir qui s’ouvrait devant moi semblait aux antipodes de celui que France avait pu espérer au même âge, en 1968. Je n’ai pas vraiment saisi le relais qu’elle me tendait. Mes petites forces ajoutées à celles des autres résistants n’auraient certes pas modifié le cours fatal des choses, du moins n’aurais-je pas, entre-temps, perdu ma vie en divertissements, mensonges et futilités! Je l’ai trahie sans le vouloir explicitement, par omission, paresse ou lâcheté, comme nous trahissons tous, la plupart du temps, nos aspirations les plus profondes… Ironie de la situation, c’est en fouillant dans les profondeurs gelées d’un univers mort que je prends aujourd’hui la mesure des enjeux pour lesquels s’engageaient des gens comme France. Le web a gardé dans ses entrailles les traces de leur combat. Je n’ai qu’à tendre la main pour remonter de mes explorations numériques dans les tréfonds de la Toile, entre deux pannes de courant, une mine d’informations qui m’échappaient complètement à l’époque…

     Ecrit depuis l’avenir

     2064

    

6. Un rêve à raconter

     La lutte fut acharnée. Je connus toute la palette des affres de l’anxiété. Je connus aussi la joie qui jaillit de certains bonheurs d’expression. Sensations extrêmes, avancées épuisantes, progression inégale faite de hauts et de bas. Comme sur les montagnes russes, il fallait avoir le coeur bien accroché. Quand je savais ce que je voulais dire, je ne parvenais pas à l’écrire, quand je croyais l’avoir bien écrit, ce n’était pas tout à fait ce que j’avais voulu dire… Le temps limité de l’exercice n’était plus une consolation. Ce rêve, maintenant, je l’avais pris à coeur et je voulais rendre une copie qui lui serait fidèle, un texte qui serait capable, à partir de ce rêve, de faire rêver quelqu’un d’autre que moi-même… Si je réussissais à faire rêver la maîtresse, je le saurais par la note qu’elle inscrirait en rouge en haut de mon devoir devant son appréciation. Mon rêve le plus cher se doublait de celui de toucher la maîtresse en plein coeur et je ne savais plus lequel des deux était le plus important… Ce que je racontais? Pourquoi je l’écrivais?