pluie

Le mythe et la réalité

Nous étions si fragiles…

    L’Atlantide n’a sans doute jamais existé mais le mythe platonicien a suscité de nombreuses spéculations et le réalisme avec lequel Platon a décrit la topographie de cette île fabuleuse a poussé plus d’un rêveur ou d’un chercheur à tenter de la localiser. Les navigateurs de la Renaissance ont vu en elle un Eldorado à conquérir comme les mystérieuses cités d’or d’Amérique du Sud. Elle a nourri l’imaginaire de tous les inventeurs de nouveaux mondes, tels que Francis Bacon, Jules Verne, Arthur Conan Doyle, Lovecraft… Au siècle dernier, les Canadiens Rand et Rose Flem-Ath ont situé l’Atlantide dans l’Antarctique, en appuyant leurs recherches sur une théorie de l’universitaire américain Charles Hapgood, dont Einstein, en 1955, avait préfacé l’ouvrage sur les déplacements de l’écorce terrestre. Des terres habitables auraient glissé dans le cercle polaire il y a environ dix mille ans, et comme toute la croûte terrestre aurait subi ce déplacement, ce phénomène expliquerait non seulement le cataclysme qui a englouti l’Atlantide mais aussi la disparition des mammouths, le refroidissement de la Sibérie et le dégel de l’Amérique du Nord. Les Atlantes auraient trouvé refuge en Amérique du Sud et en Égypte où ils auraient mis en œuvre des techniques prodigieusement en avance sur leur temps, ce qu’attesteraient les nombreuses similitudes entre les pyramides égyptiennes et celles des civilisations aztèque, olmèque, toltèque ou maya, ainsi que la présence sur le site du Sphinx de traces d’érosion dues à des pluies diluviennes n’ayant pu survenir qu’il y a dix mille ans, alors que la civilisation égyptienne n’est apparue que trois à quatre mille ans avant notre ère. L’invalidation ultérieure de la théorie de Hapgood par la communauté scientifique n’avait pas ébranlé les convictions de Rand et Rose Flem-Ath, renforcées, au contraire, par des archives rendues publiques montrant l’intérêt pour l’île mythique des militaires allemands, américains et soviétiques avant et après la seconde guerre mondiale. Il était probable que les grandes puissances continuaient de cacher des informations sensibles sur les objectifs qu’elles poursuivaient dans le continent austral, et si l’Atlantide du mythe de Platon n’était pas la préoccupation principale des chercheurs qu’elles diligentaient sur place, le mystère de la civilisation atlante était sans doute à l’origine de projets de plus en plus sophistiqués de bases secrètes aux multiples enjeux, dans un contexte de crise climatique et géopolitique de plus en plus tendu…</p

Le réchauffement s’accélérait

Nous étions si fragiles…

    L’opinion publique était restée relativement indifférente à la question du climat jusqu’au moment où les dérèglements produisirent des effets si violents qu’ils balayèrent les doutes sur le réchauffement en cours. Car les climato-sceptiques n’avaient pas manqué de répandre de fausses informations prétendument scientifiques pour démolir le travail des chercheurs qui alertaient le monde depuis plusieurs décennies! D’année en année, les étés de plus en plus chauds faisaient tomber les records de température. La canicule européenne de 2003 avait provoqué en France une crise politique grave par manque d’anticipation des ministres partis tranquillement en vacances sans se préoccuper des conséquences de la chaleur excessive sur les écosystèmes et surtout sur la santé des personnes les plus fragiles, malades et population vieillissante. L’année 2010 avait été marquée par de multiples catastrophes survenues partout dans le monde, sécheresses, feux de forêts, cyclones, tsunamis. Les pluies torrentielles de la mousson avaient provoqué des inondations d’une ampleur inégalée depuis le Déluge biblique, et des millions de Pakistanais avaient dû évacuer leurs villages en marchant contre la force du courant, avec de l’eau jusqu’à la poitrine, dans les champs inondés à perte de vue, leurs pauvres baluchons portés à bout de bras! A Moscou, le ciel estival avait été plombé par les fumées toxiques de gigantesques feux de forêt qui rendaient l’air irrespirable. En France, une brusque montée des eaux provoquée par la tempête Xynthia et une marée haute exceptionnelle avait piégé les habitants de La Faute-sur-Mer, en Vendée, qui n’avaient pas eu le temps de fuir pour échapper à la noyade… A ces catastrophes dites naturelles alors que leur cause fondamentale était due à l’impact des activités humaines sur l’écosystème terrestre, s’ajoutaient de plus en plus fréquemment, avec des conséquences de plus en plus irréversibles, des cataclysmes d’origine industrielle, comme la marée noire qui avait dévasté le Golfe du Mexique en mai 2010, ou la fusion des coeurs de réacteurs et l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima en 2011… Le réchauffement s’accélérait et les ruptures d’équilibre dans les écosystèmes déstabilisaient partout l’équilibre fragile de la paix. Le contrôle de l’eau était devenu un enjeu plus crucial que jamais, capable de déclencher une guerre. La sécheresse contraignait les populations à quitter les terres qui ne les nourrissaient plus et le nombre toujours plus élevé de réfugiés climatiques s’ajoutait aux chiffres de l’exode provoqué par les guerres locales ou régionales. Les questions de survie à plus ou moins long terme provoquaient des réflexes identitaires, nationalistes ou pseudo patriotiques qui entretenaient un état d’esprit agressif non seulement dans les pays les plus touchés par les difficultés mais aussi dans les pays encore relativement protégés de l’Occident, prompts à dresser des murs pour se protéger de l’immigration. Le cynisme ou l’absence de courage de la plupart des responsables politiques les poussait à privilégier la recherche de boucs émissaires plutôt que de s’attaquer à la racine des problèmes. La France, ex-pays des Lumières, avait elle-même cédé assez facilement aux sirènes nationalistes.

Au nom de l’économie à flux tendu

Nous étions si fragiles…

    La panique désorganisait toute la vie économique du pays. Les magasins étaient vidés de leurs stocks et n’arrivaient plus à se réapprovisionner. La pénurie était plus grave à Paris qu’ailleurs sous les effets conjugués de la concentration de la population et des embouteillages gigantesques qui bloquaient les voies de communication et barraient la route aux camions de livraison. Les villes du Sud, plus éloignées du foyer radioactif que celles du Nord, n’échappaient pas à l’angoisse généralisée et aux réflexes d’accumulation de denrées propres aux populations qui se sentent en danger et accélèrent ainsi l’épuisement des stocks. Les campagnes ne craignaient pas moins que les villes la contamination radioactive amenée par le vent ou la pluie, au moins bénéficiaient-elles sur place des produits alimentaires de base, on y cultivait encore son jardin. On pouvait envisager d’y vivre dans une certaine autarcie sans attendre d’être ravitaillé par la route ou, peu vraisemblablement, par le train. Il y avait longtemps, en effet, que les lignes ferroviaires n’irriguaient plus le pays, que le moindre recoin et le plus petit village de France n’étaient plus desservis par une gare encore en fonctionnement à une distance raisonnable des territoires éloignés! Depuis que la vieille SNCF avait décidé, vers la fin du vingtième siècle, de tout miser sur les trains à grande vitesse et d’abandonner les lignes qu’elle ne jugeait pas rentables, en cessant d’entretenir, malheureusement, le réseau exceptionnel dont elle disposait jusqu’alors, et qui recouvrait autrefois le pays comme une toile d’araignée aux fils denses et resserrés, avec des ouvrages d’art incroyables qui franchissaient les obstacles des montagnes au mépris des lois de la pesanteur ou de la géographie grâce aux exploits techniques et humains des ingénieurs et des ouvriers qui les avaient édifiés! L’essentiel du transport de marchandises ne transitait donc pas par les chemins de fer, et, depuis des décennies, des files ininterrompues de camions circulaient jour et nuit sur les routes et les autoroutes en aggravant la pollution de l’air respiré par les riverains et en rejetant toujours plus de gaz à effet de serre. Cette fuite en avant engendrée par des politiques inadaptées menées de très longue date sans jamais de remise en cause sérieuse, au nom de l’économie à flux tendu, aboutissait en ce moment de crise aiguë à une situation surréaliste. Les camions d’approvisionnement alimentaire se retrouvaient immobilisés dans les engorgements qu’ils contribuaient eux-mêmes à provoquer, et non seulement les marchandises n’arrivaient plus à bon port dans les délais impartis, mais quand elles étaient enfin livrées, les denrées périssables étaient périmées!…

Comme en temps de guerre

Nous étions si fragiles…

    Respirer, boire et manger n’allaient plus de soi! La population voulait des garanties sur la provenance des aliments, exigeait des contrôles draconiens sur la qualité de l’eau et de l’air, sur la composition des sols… Le lait et le fromage des bocages normands, les produits de l’agriculture biologique du Cotentin, qui s’était développée, paradoxalement, à côté de l’industrie nucléaire de La Hague, tout ce qui provenait du grand Ouest de la France restait tristement invendu sur les étals des Halles… Mais la méfiance et le soupçon ne s’arrêtaient pas aux limites de la Normandie! La Bretagne voisine était concernée, et, au-delà, le territoire français dans son ensemble puisque le vent qui poussait les nuages faisait circuler l’air radioactif dans toutes les directions et que la pluie déposait les particules sur n’importe quel sol! Les bulletins météo étaient attendus avec anxiété comme des communiqués d’état-major en temps de guerre… Le vent avait d’abord soufflé vers le sud de l’Angleterre et de l’Irlande, leurs populations avaient été priées de rester calfeutrées en attendant le changement d’orientation des masses d’air… De la Belgique à l’Espagne, tous les pays voisins craignaient la contamination du poison venu de France et contenaient mal la colère qui les animait… Une crise diplomatique inédite se développa contre l’Etat français, devenu en quelques jours une forteresse assiégée…

Une vie

     C’est un pôle, un aimant, une orientation, un Occident, un couchant, un penchant, une pente, une glissade, une reculade, un au revoir, un souvenir, une tristesse, un regret, un à venir, une promesse, un horizon, un Orient, un soleil, un océan, un continent, une île, une colline, un nuage, un mirage, un mirador, un mur infranchissable, une citadelle, une cité interdite, un paysage de brume, une traversée fantasmagorique, une hallucination, un voyage initiatique, un voyage inutile, sans but, sans téléobjectif, sans visée panoramique, une image floue, le désir fou d’un livre non écrit, quelques mots sur une page blanche ou quelques pas dans la neige, le tapotement de la pluie contre une vitre, l’abri que personne ne peut trouver, un refuge contre vents et marées, une solitude peuplée, un subterfuge, la rêverie d’un promeneur solitaire, le monde de l’imaginaire, les grains de sable qui coulent entre les doigts, le brin d’herbe contre les lèvres pour siffler, le roseau de la première flûte, l’aube du monde, l’émerveillement de la première fois, le sentiment de posséder l’Univers entre les doigts refermés sur un galet dans le creux de la main, l’ombre d’un arbre, le parfum d’une fleur, la caresse du soleil, le chant d’un oiseau, le murmure de l’eau, le souffle d’un vent léger, la rosée du matin, le ciel au-dessus des toits, la mer au-delà des dunes, l’oasis après le désert, la joie après la peine, l’aboutissement d’une quête, un retour à l’enfance, un dessin sur une page, une île au trésor, une cabane en planches, trois cailloux ramassés sur un chemin, un coquillage, l’appel de la mer, le chant d’un départ, l’ailleurs et le nulle part, la coïncidence de l’instant, l’ici et le maintenant, le réel déréalisé, la réalité transfigurée, l’au-delà du monde, le saut dans l’impossible, la mise en jeu de tous les motifs qui mettent en mouvement le désir, l’invention des mots manquants, le carnet de voyage, les notes semées sur la page comme les cailloux du Petit Poucet, le trois fois rien plus important que la description géographique, le point de départ, le point d’arrivée, le canevas des va-et-vient, le réseau des interactions, le dédale de tous les chemins qui s’ouvrent, le doute, l’hésitation, la peur de se perdre, le froid, la faim, les cauchemars de la nuit, l’extrême solitude, le face à face avec soi-même, la déception, la désillusion, la traversée d’un désert, la fuite en avant, le point de non retour, le Graal ou la malédiction, la vie ou la mort, le cœur oppressé, les pensées délirantes, le but ultime qui se dérobe, le désespoir, les hordes de fantômes et les maisons hantées, la nostalgie, le retour impossible, les mots blancs d’un livre qui ne s’écrit pas, le viatique des pages vides serrées contre la poitrine, le chagrin de se retrouver sans forces, le corps échoué sur un banc de sable ou la pente d’un talus, aussi ballotté qu’une algue par les vagues ou un brin d’herbe par le vent… le renoncement, l’acceptation, l’inscription du voyage sur les rides du visage, l’image qui surnage à la surface de la mémoire, un ponton flottant, une barque rouillée, la corde qui la retient, l’absence de rames, les chiens qui aboient au loin, les roseaux entre lesquels le regard scrute la rive, le clapotis, l’attente, les ronds qui se forment à la surface de l’eau…

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

Élise

     François avait sur son smartphone les photos d’une série de petits tableaux dessinés au pastel par Élise… il lui semblait voir sa main impulser les mouvements tournoyants du vent dans les nuages, faire trembler la lumière à travers les traînées de pigments dispersés au bord de l’océan, transférer à l’eau les couleurs du ciel et au ciel l’ondulation des vagues, faire naviguer les étoiles, s’envoler les voiles des navires, traverser les formes du monde réel, tenter de saisir l’invisible, l’impalpable, de dessiner peut-être un rêve plus grand que la réalité… la gestuelle qui avait été la sienne en manipulant les bâtonnets de pastel rendait Élise étonnamment présente, une mystérieuse alchimie paraissait avoir matérialisé son âme, la poussière colorée des pigments avait déposé sur les dessins une image de son monde intérieur… François aimait aussi les formes circulaires de couleurs vives, non figuratives mais souvent surmontées d’une sorte de chapeau, que les doigts d’Élise faisaient virevolter de façon récurrente, comme un motif musical invitant à la danse, au milieu de grands espaces blancs qui amplifiaient les vibrations de la couleur… il avait envie de lui dire son émotion, elle ne répondait pas… 

     Il s’était garé sur la grand-place. Il n’y avait pas âme qui vive. De nombreux rideaux de fer étaient baissés sur les vitrines des magasins fermés, on aurait dit une ville morte. Il s’était senti chez lui dès qu’il avait aperçu l’Hôtel de ville et l’église Saint-Vaast, dont le clocher et le beffroi étaient les signaux emblématiques de la commune, mais son regard errait maintenant lentement d’un point à un autre en lui donnant l’impression bizarre de ne pas reconnaître les lieux, pourtant si familiers. A l’angle des rues de Dunkerque et Jean Jaurès, le Café du Commerce était fermé, comme tous les autres sans doute, pour cause de Coronavirus. Pourtant, il aurait été bon de trouver refuge dans n’importe quel troquet pour échapper pendant une heure ou deux au crachin froid et monotone qui tombait depuis le début de la journée en noyant le moral. De l’autre côté, à l’angle de la rue Sadi Carnot, la librairie était fermée elle aussi, puisque considérée comme non essentielle par les autorités qui avaient décidé de ne laisser ouverts que les supermarchés. En arrivant à sa hauteur autrefois après avoir jeté un coup d’œil à l’horloge du beffroi, Élise et lui accéléraient l’allure pour essayer de limiter leur retard au cours de philo, mais le prof était cool, et c’était devenu un rituel, quand ils entraient dans la classe tout essoufflés, on les applaudissait. Dans cette ville fantôme, il n’y avait plus que des ombres, ou l’ombre des souvenirs… François contemplait la grand-place vide et la ronde des bâtiments qui l’encerclait à travers le double filtre de la fine pluie qui brouillait son regard et des suggestions de sa mémoire désorientée qui tentait de trouver des points d’appui, comme le porche de cet office notarial cossu sous lequel il s’était mis plus d’une fois à l’abri d’une averse, entre la librairie et le café de Paris. Plus loin, le regard fuyait vers la rue de Lille en suivant un alignement de commerces desservis par un parking très laid qui occupait une placette qu’il avait connue plantée d’arbres. La rue Robert Schuman prolongeait la rue de Lille et tout au fond, après avoir bifurqué rue de la gare, il voyait Élise marcher gaiement à ses côtés à l’occasion de leurs allers et retours hebdomadaires entre le domicile de leurs parents et le bahut de leurs années d’étude en classes prépas… C’était comme un long et lent travelling qui le rapprochait d’elle… Tout était gris, mais il ne voyait que le vert du bandeau qui enserrait ses cheveux blonds, la couleur de leur engagement de sauvageons lorsqu’ils étaient adolescents… La silhouette d’Elise dansait au milieu de l’image floue, éclairée par le soleil de sa chevelure… les gouttes de pluie en réfractaient la lumière à travers le pare-brise, rêve ou réalité, il ne savait plus… 

A suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)

 

C’est la vie!

     Des tons fauves étalés sur les bas-champs inondés. À perte de vue la plaine qui court, et le ciel rempli d’azur!… L’eau s’est substituée à la terre, les saules ont déposé leurs pleurs sur les marécages gelés. Sur les nappes immobiles, sur la végétation figée, sur les teintes uniformément éteintes, une lumière rousse fait flamber la vie…

     Très haut dans le ciel planent des milans noirs… le regard embrasse toute la chaîne de montagnes, sentiment d’être sur le toit du monde!… les sommets scintillent sous la lumière éblouissante et dorée du crépuscule… la ligne rouge de l’horizon vacille, se laisse absorber soudain par un rayonnement vert… épiphanie, cadeau du ciel!… les deux couleurs s’appellent ou s’affrontent, cèdent, réapparaissent, clignotent, se stabilisent quelques fractions de seconde à tour de rôle, font trembler le trait lumineux qui encercle les montagnes… le rayon vert s’affirme pendant quelques instants, longs comme l’éternité…

     Une plage immense et déserte, de grandes échappées bleues dans le ciel parcouru de nuages blancs, le vent qui fouette le visage, les odeurs marines, le cri des mouettes, le bruit des vagues…

     Un ruisseau dans une clairière, des paillettes de lumière à la surface de l’eau, l’ombre des feuillages, le bruissement des feuilles, un chant d’oiseau, des froufroutements…

     Par la fenêtre ouverte après l’orage pénètre une odeur d’herbe mouillée… sur la table, un herbier, des pinces et quelques fleurs séchées… le tonnerre gronde encore au loin, mêlé aux rires des enfants…

     Une cabane au bord d’un étang, à l’intérieur un énorme bric-à-brac, bottes, souliers, paniers, filets, flacons, jumelles, revues, appeaux de toutes sortes… une flambée dans un poêle à bois, un vieil homme qui attise le feu…

     La pluie tapote les vitres, le poêle ronronne, des voix chantonnent, la soupe du soir se prépare, les flammes crépitent, les assiettes et les couverts sortis de l’armoire invitent à se mettre à table…

     À l’arrêt sur une aire de repos pour boire un café, François formait le numéro de téléphone d’Élise de façon compulsive… ce n’était pas normal… il l’imaginait traversée comme lui par le souvenir des lieux associés aux joies qu’ils avaient partagées… non, ce n’était pas normal… elle aurait dû répondre à ses messages…

     Il faisait nuit. La lueur des lampadaires était blafarde et brouillée par les traits obliques de la pluie. Des trombes d’eau s’abattaient sur le sol avec un bruit de cataracte. Des résidus d’essence irisaient les flaques. La silhouette d’un homme courait entre les bâtiments de tôle… Le soleil couchant, à peine une heure plus tôt, embrasait l’horizon dans une ambiance de fin du monde, le bitume flambait, les parois métalliques rougissaient, l’air paraissait saturé par des nuages de cendres, l’incendie crépusculaire ne laissait intacte aucune surface!… Vue du haut d’un pont qui la surplombait, la station-service faisait penser aux jeux de construction des boîtes de Meccano… quelles images auraient traversé l’esprit d’une personne suicidaire, au moment de sauter, en apercevant ce fragile assemblage?…

     Les cinémas étaient de nouveau ouverts au public, après trois mois de fermeture. Isabelle Vrignod avait quitté la terrasse où elle avait l’habitude de s’installer tôt le matin et se dirigeait vers la salle la plus proche pour y trouver de la fraîcheur. Un thermomètre géant au fronton d’une vitrine affichait déjà 32°. Peu importait le film, se soustraire à la canicule serait un but en soi. Un an auparavant, les températures avaient dépassé 40° dans toute l’Europe du Nord, avec des pics supérieurs aux températures relevées dans le Sud marocain. Il y aurait, disait-on alors, un avant et un après 2019 !… Mais le monde d’après n’avait jamais le temps de naître, le monde d’avant se contentait toujours de quelques bonnes paroles et reprenait son cours comme si de rien n’était… Pourquoi ne pas revoir « Rencontres du troisième type » ?… ou « L’étrange histoire de Benjamin Button » ?… ou encore « Mississipi burning » ?… « Greenland, le dernier refuge » était tentant… mais aussi « The Perfect candidate », « Hotel by the river »… « White Riot »… L’ambiance, l’atmosphère, l’univers des deux prochaines heures, et même les rêves ou les cauchemars de la nuit, dépendaient du choix qu’elle allait faire… Isabelle Vrignod se sentait bêtement stressée comme si l’enjeu était important, alors qu’elle souhaitait seulement passer un moment au frais… Dans la rue, les règles sanitaires incitant à garder ses distances pour éviter de se contaminer étaient à l’origine d’une gestuelle étrange. Une chorégraphie insolite remplaçait les mouvements désordonnés habituels des groupes de passants par une danse de pas mesurés et de gestes retenus, comme en suspension dans l’espace et dans le temps, dont l’effet de ralenti était accentué par la chaleur. Les masques portés par les danseurs et les danseuses de ce ballet urbain, en cachant leur visage, leur enlevait une part d’humanité et les faisait ressembler à des extra-terrestres, qu’une caméra invisible filmait peut-être à leur insu!… La réalité de la rue avait des allures de fiction, l’inimaginable proposé par le cinéma se jouait à chaque pas… Enfant, elle aimait saisir son reflet dans les vitrines comme si l’image capturée par l’écran de la fenêtre lui racontait sa propre histoire filmée… et faute de regarder droit devant, elle avait trébuché plus d’une fois en se cognant contre des passants ou des poteaux non anticipés!… Plonger dans le passé revenait presque à vivre à reculons, comme ce Benjamin Button {au curieux destin} incarné par Brad Pitt qui naît à quatre-vingts ans et rajeunit au fil des années… Elle n’était plus jeune depuis longtemps et pratiquait une philosophie de la vie bienveillante qui lui permettait de naviguer entre les écueils sans trop de tourments, du moins s’efforçait-elle de le croire… « Hotel by the river » était à l’affiche des trois prochains cinémas… Dans sa ville natale, il y avait autrefois trois cinémas dans un périmètre rapproché non loin du centre où se dressait la mairie et son beffroi. Les parents allaient de l’un à l’autre et commentaient les affiches en ayant du mal à se décider… Non, la vie n’était pas un long fleuve tranquille… La sienne (comme beaucoup d’autres?) aurait sans doute pu donner matière à un roman… Elle était tentée par ce film mélancolique en noir et blanc sur fond de neige… l’idée saugrenue que celle-ci aurait peut-être un pouvoir rafraîchissant l’amusait tout en lui faisant honte de se laisser aller à une pensée aussi triviale pour une telle œuvre cinématographique… L’air du temps inclinait au catastrophisme, mais justement, la menace climatique n’avait pas besoin d’être éclipsée par une comète hypothétique sur le point de s’écraser sur la terre, et elle n’avait pas envie de se laisser démoraliser par la mise en scène du désespoir et de la panique des foules… exit « Greenland, le dernier refuge » !… Souvenir de ses angoisses d’enfant quand les films choisis par les parents la terrifiaient… le retour dans les rues désertes et mal éclairées accentuait le sentiment de peur qui ne commençait à se dissiper que dans la chaleur de la maison retrouvée…

     Des mains se déployaient en ombres chinoises, les doigts s’élançaient dans le vide et en ramenaient des formes qui apparaissaient et disparaissaient à toute vitesse, succession vertigineuse de silhouettes, animaux, personnages, cortège de toutes les créatures du monde comme au matin du premier jour, ou, en accord avec le catastrophisme ambiant, avant le Déluge, au moment d’embarquer sur l’Arche de Noé… La joie, la tristesse, l’enthousiasme ou le plus grand désespoir s’incarnaient au bout des doigts de l’artiste d’un simple jeu de ses mains en créant l’illusion, l’espace d’un instant, d’apercevoir réellement le dos voûté d’un vieillard fatigué ou le geste empressé d’un jeune homme offrant un bouquet de fleurs à sa bien-aimée… Le documentaire sur les spectacles d’ombres donné en première partie de séance se poursuivait par la chorégraphie du collectif {Die Mobilés}, silhouettes humaines sorties des collages de Matisse évoluant autour de la planète bleue puis sur le fond rouge d’un coucher de soleil, et se transformant, par la grâce du rapprochement des corps, en oiseaux migrateurs, éléphants, ours ou manchots menacés d’extinction par les fumées noires d’une forêt calcinée sur la planète en feu… Les mains tâtonnaient dans l’obscurité pour ouvrir un sac, en sortir le téléphone portable, désactiver la sonnerie, prendre un bonbon, un mouchoir… La pensée d’acheter à l’entracte un bâtonnet de crème glacée, gourmandise autrefois trop chère pour la bourse des parents, donnait à son auteure l’impression désagréable d’une insouciance coupable… Objets de réprimandes, les mains oisives ou maladroites, pour se faire oublier, se cachaient dans les poches… Depuis la nuit des temps, combien de mains malhabiles ou talentueuses, légères, délicates, épaisses, pesantes, carrées, allongées, fines, fortes, noueuses, déliées? Combien d’empreintes laissées sur les parois des grottes, les cahiers d’écolier, les murs des cités, les murs des prisons ou des universités? Combien de mains heureuses ou désespérées? Combien de mains bâtisseuses, de mains expertes, de mains virtuoses? Combien de mains abîmées par les travaux quotidiens? Combien de mains généreuses, de mains tendues, de mains sur le cœur? Combien de mains aimantes ayant pris soin de la Vie? Combien de mains avaient détruit, hélas, ce que d’autres avaient construit?…

     Il faisait nuit noire… La violence des bourrasques, le fracas des torrents de pluie sur la tôle menaçaient l’habitacle, semblait-il, de pulvérisation… la tête du conducteur était sur le point d’exploser, son corps se tassait sur le siège, sa conscience se diluait dans les ruissellements de l’eau… sensation angoissante de se vider de sa substance humaine, de devenir une sorte de gastéropode à l’intérieur de la coquille métallique du véhicule, de glisser sur l’asphalte avec des mouvements de reptation… de la fenêtre mal fermée de la portière avant droite coulait un filet de pluie grasse… de la bave?… sursaut de dégoût, éclair de lucidité, la chaussée s’illumine sous les feux de route pleins phares, la voiture bondit en reprenant de la vitesse… 

     François fonçait dans la nuit comme s’il traversait un no man’s land, à la poursuite des ombres fuyantes qui le narguaient de l’autre côté du pare-brise. « C’est la vie! » chantait Khaled dans l’habitacle. Quelle vie?… Celle d’un musicien de talent comme le père d’Elise obligé de travailler en usine pendant toute sa vie pour faire vivre sa famille? Quelle vie!… Gagner sa vie, certes, mais à quel prix?… Une vie de chien, ce n’est pas une vie!… Élise voulait rompre les chaînes… trouver une sortie pour quitter l’autoroute qui avait canalisé leur vie… « On va s’aimer, on va danser, oui, c’est la vie! » clamait inlassablement le chanteur dans les oreilles de François… Il organiserait une grande fête pour Élise, ils chanteraient ensemble la chanson de Khaled jusqu’à en perdre le souffle, ils poseraient la première pierre de leur nouvelle demeure à l’écart de l’ancien monde, au sein de la communauté des défricheurs de rêves pour lesquels oui, c’était cela la vraie vie, rêver le monde et le construire comme dans les rêves !… Sois réaliste, la vie ce n’est pas ça, on ne vit pas d’amour et d’eau fraîche, descends de ton nuage, prends tes responsabilités, assume, tu n’es plus un enfant, tu es trop sensible, il est temps de grandir, tu dois t’endurcir, la vie est un rapport de force, il faut être un battant… les injonctions venues de l’ancien monde, martelées par les personnes dotées d’autorité comme autant de mantras dévoyés, saturaient l’espace psychique dans lequel se débattait chaque individu jeté dans le grand bain social… Le chacun pour soi, la mise en concurrence impitoyable rendaient les gens mauvais, et c’étaient les plus mauvais d’entre eux, dans les deux sens du terme, car ils étaient à la fois méchants et incompétents, qui accédaient le plus souvent aux postes de commande… l’ancien monde marchait sur la tête!… Il était temps qu’il reprenne les rênes de sa vie, qu’il s’éloigne à tout jamais de tous les Bruno, Marc et autres imposteurs sinistres qui peuplaient les bureaux chargés de gérer une organisation de la vie parvenue à ce degré d’absurdité ou de cynisme… Le père d’Elise avait le dos voûté, son corps en souffrance était comme une métaphore de l’inversion des valeurs qui avait perverti le corps social, une image de la soumission de la population voulue par le pouvoir détourné de sa mission démocratique et républicaine… Les masques, dont le port avait été rendu obligatoire dans les rues, illustraient de façon ironique la mascarade générale… on avançait désormais ostensiblement masqué, le bout de tissu posé sur le nez annonçait d’une certaine façon la couleur, nous étions tous des histrions… Les paroles simples et répétitives de la chanson de Khaled faisaient du bien. « On va s’aimer, on va danser, c’est la vie! » La vie, François ne voulait plus passer à côté. S’aimer, être heureux et contribuer au bonheur universel, n’était-ce pas là l’essentiel? Le bien commun n’était plus dans le viseur des personnes qui tiraient les ficelles, il fallait quitter la scène et cesser de jouer dans leur déplorable comédie… François cherchait depuis un moment à quitter l’autoroute, mais c’était comme dans la vie, il en était devenu prisonnier, il serait obligé de rouler pendant plusieurs dizaines de kilomètres avant d’atteindre un échangeur… « C’est la vie, on n’y peut rien»… Combien de fois avait-il entendu prononcer cette formule de résignation sur un ton fataliste?… Certes, la vie était semée d’embûches et de douleurs, l’opacité du monde était angoissante, les questions fondamentales que se posent très tôt les enfants ne reçoivent jamais de réponses… le deuil récent de sa mère avait fait de lui de nouveau un enfant, qu’elle ne pouvait plus consoler… mais il imaginait facilement ce qu’elle lui dirait, la vie continue, tu te dois d’être heureux!… Danser, aimer, vivre au lieu de survivre… François découvrait à quel point ses plus grands désirs avaient été mis sous le boisseau, à quel point criait en lui la vie qu’il avait laissée s’étouffer… il riait, pleurait, chantait avec Khaled dans l’habitacle lancé à pleine vitesse sur la route nouvelle qu’il découvrait devant lui… mais la voiture s’était mise à déraper sur la chaussée glissante, il en avait repris le contrôle de justesse… c’est la vie, on n’y peut rien?… il venait de se cogner au réel… dégrisé et secoué, il se moquait de lui-même… si, on peut toujours quelque chose… 

     Isabelle Vrignod rêvassait en savourant son bâtonnet de glace. La pénombre de la salle, à peine éclairée par la lumière tamisée de quelques appliques, favorisait un état mental propice à l’accueil des personnages romanesques qui peuplaient son imaginaire… mais le réel dépassait souvent la fiction… elle n’aurait pu transposer tel quel, sans le rendre invraisemblable, le dialogue étrange qu’elle avait eu récemment, au cours d’une soirée de rencontres littéraires, avec une sorte de revenant… L’homme était encore jeune… Il était seul dans sa voiture… la pluie, l’orage, le vent… il en avait perdu le contrôle… « J’étais dans un état de conscience inhabituel… il me semblait que je volais… que je survolais le monde aussi facilement et plus vite qu’un oiseau… je pouvais aussi me déplacer dans le temps, descendre en flèche vers n’importe quel point du globe et remonter instantanément en faisant varier le curseur des époques traversées… je rencontrais des gens, je leur parlais, je découvrais leur univers et leurs préoccupations, je m’étonnais, pleurais, riais avec eux… je pouvais multiplier les expériences, les renouveler, quitter un lieu à une époque donnée et y revenir, chercher d’autres cieux à n’importe quel endroit de l’espace-temps, me perdre, m’oublier, fixer des repères et cartographier l’infini à l’infini, j’avais l’éternité devant moi… je devenais peu à peu omniscient, mais je n’avais pas le pouvoir de changer radicalement les choses… je n’étais pas Dieu… je pouvais seulement, comme n’importe quel être humain, apporter une aide ou un réconfort, à hauteur d’homme, aux personnes qui m’interpellaient… » Il aurait voulu oublier les malheurs et les drames de l’existence humaine, effacer sa face noire, ne vivre que par amour, à l’aube de l’instant présent… Il souriait mais semblait lutter contre des fantômes, avait le regard fuyant, ne répondait pas directement aux questions… Oui, l’Antarctique se morcelait, oui, les glaciers disparaissaient en faisant s’écrouler les montagnes, oui, la planète bleue se disloquait, oui, le dérèglement climatique s’emballait, oui, l’humanité n’avait plus que l’équivalent de quelques secondes pour tenter de l’enrayer… il aurait aimé être une sorte d’archange ou de prophète pour marquer les esprits des foules et leur dire STOP ! Tous ensemble, nous allons réussir !… Mais il reconnaissait avoir du mal avec sa propre vie… Il acceptait la réalité mais en refusait le caractère fatal car derrière la fatalité se cachaient trop souvent l’égoïsme, la bêtise, l’arrogance, le cynisme… La tristesse de sa physionomie, mêlée à la douceur de ses traits, donnait envie d’aborder avec lui des questions plus intimes… Oui, d’une certaine façon, il avait vu l’envers des choses, ce que l’on ne voit jamais, ce qui reste toujours caché, il avait découvert sa pré-histoire personnelle et celle de ses proches, compris les tenants et les aboutissants de son paysage mental comme on saisit la cohérence géographique d’un territoire en grimpant au sommet d’une colline, mais en revenant de cette exploration hors du commun, il n’en avait gardé que des souvenirs confus… comme si le gardien de ces régions inaccessibles avait jeté un voile sur sa conscience pour lui permettre le retour à la vie… mais lui savait, il savait qu’il avait vu au-delà de toutes limites, il savait qu’il avait eu accès à la totalité du monde, il savait que le principe même de la Vie n’était plus au centre des activités humaines… privé de lumière, il restait un Voyant… il ne pouvait oublier qu’il avait vu…  

À suivre

   (Texte écrit dans le cadre des ateliers d’écriture de François Bon. Merci à lui!)