sentiment

Nous écrirons le livre du Désastre

Nous étions si fragiles…

    Il était tentant d’imaginer que le fameux Etat dont se réclamait Martens ait pu être conçu de façon plus ou moins analogue dans une région du monde sans doute encore plus inaccessible, peut-être dans l’Antarctique?… Mais ce qui était possible temporairement pour des militaires aguerris que d’autres relayaient au bout de plusieurs mois, comment l’imaginer dans la durée pour une population civile?… Jean-François Dutour n’avait pas voulu s’arrêter une seule seconde sur cette éventualité. Daniel et Nicolas, qui étaient proches de lui, s’amusent de mes questions quand j’essaie d’aborder le sujet avec eux. Il n’empêche… je ne peux oublier le regard fiévreux de Martens quand il relevait vers moi son visage fatigué par les heures de recherches menées sur les réseaux ou dans les vieux Atlas du service pour essayer de comprendre, me semblait-il, un mystère qui le dépassait lui-même… Malgré la méfiance qui régissait en toute logique notre relation hors du commun, nous en étions arrivés à partager une proximité sans paroles qui me rendait perceptibles les sentiments qui l’animaient, du moins je le crois… un courant passait, au-delà de toute manipulation… une intuition chevillée au corps me pousse depuis longtemps à penser que Martens ne mentait pas, il venait d’un endroit que nous n’étions pas capables d’imaginer, cet Etat mystérieux auquel il faisait allusion existait, il n’a pas été touché par les grandes catastrophes récentes, il existe encore et pourrait nous accueillir!… Martens est là-bas aujourd’hui, et comme moi, comme nous tous ici, il guette des signes, il scrute les écrans d’ordinateurs de son pays comme il le faisait autrefois dans le sous-sol de sa prison, bientôt, la nuit prochaine peut-être? je verrai apparaître sur mon écran son beau visage inquiet, nous reprendrons les conversations ébauchées, il m’expliquera ce que je ne comprenais pas, son enthousiasme sera communicatif, il me tendra de l’autre côté de l’écran une main que je ne pourrai pas saisir mais nous ne serons plus seuls, les Autorités de son pays enverront une expédition, nous serons secourus, les enfants de notre petite communauté auront comme autrefois l’avenir devant eux, nous ferons la jonction entre tous les îlots d’humanité qui ont échappé à l’effondrement du monde, nous mettrons en commun nos ressources, nos espérances, nous aurons la force de tout recommencer!… survivants de ce nouveau Déluge, nous écrirons le Livre du Désastre pour dénoncer les crimes qui ont déclenché les processus irréversibles de notre disparition… je deviens folle, l’angoisse amplifie son emprise, la panique s’empare de mon esprit fatigué, je ne sais plus faire le tri entre les espérances raisonnables qui peuvent soutenir nos efforts de survie et les formes hallucinantes qu’elles prennent quand le désespoir me submerge…

Écrire

Nous étions si fragiles…

    Raconter, essayer de raconter me fait du bien, je ne saurais l’expliquer autrement que par le plaisir qu’il y a à se couler dans une habitude ancienne, à retrouver des sensations connues, à renouer avec une partie de soi-même… Mais le plaisir éprouvé n’est pas seulement narcissique, la page blanche ou l’écran vide ne sont pas seulement un miroir offert à l’ego, l’écriture est plutôt, il me semble, une sorte de colonne vertébrale qui permet de rester debout ou de se redresser. Sans doute avions-nous cela en commun, Martens et moi, le besoin de formuler par des mots écrits, en les ciselant, nos pensées et nos émotions, nos sentiments…

Destin collectif

Nous étions si fragiles…

    Mon arrière grand-mère Marie-Thérèse, la mère de France, née après la première guerre mondiale, aurait eu cent ans le 13 septembre de cette année-là. Elle avait connu la généralisation de l’électricité dans les foyers, l’arrivée du gaz et de l’eau courante, assisté au développement du cinéma et de la radio, à l’essor fulgurant de la téléphonie, de l’aéronautique et de l’automobile (même si elle-même n’avait jamais eu le téléphone chez elle ni voyagé en avion ou conduit de voiture), et elle avait pu également suivre à la télévision les premiers pas d’Amstrong sur la lune. Mais, morte en 1974, elle n’avait pas eu la moindre idée des nouvelles technologies, du Minitel français, de la micro-informatique et de l’Internet, et, quoique contemporaine du largage de bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, elle ignorait tout des centrales nucléaires civiles productrices d’électricité et ne savait pas que le territoire français allait se couvrir de réacteurs. A son décès, le monde allait mieux. Les guerres coloniales et la guerre froide s’éloignaient, la prospérité de l’Europe consolidait une paix qui semblait s’installer durablement, les lois sociales de l’après-guerre avaient amélioré les conditions de vie des populations laborieuses, les progrès accomplis dans la fabrication d’objets utiles à la vie de tous les jours devenaient accessibles à tous, and last but not the least, les femmes étaient devenues dans la loi les égales des hommes. Certes, la vie personnelle des gens continuerait de connaître des hauts et des bas, mais le destin collectif était prometteur, et la mère de France avait eu le sentiment, en quittant le monde, que celui-ci accueillerait sa descendance comme jamais auparavant l’humanité n’avait pu y vivre, à l’abri des pires fléaux…

Petite lueur vacillante

    L’Humanité s’est détruite et notre petite communauté s’éteindra bientôt sans le réconfort de transmettre à des enfants un monde meilleur. La mort devait être douce quand, au soir de sa vie, il était possible de quitter les vivants avec le sentiment de leur avoir fait du bien! Si nos conditions de survie se compliquent trop, nous serons bien obligés d’anticiper et d’organiser notre retour vers le grand Tout, mais ce n’est pas urgent, nous pouvons tenir sans doute assez longtemps pour en apprivoiser l’idée. Il faut si peu de chose pour reprendre goût à la vie! Depuis hier soir, la lumière du jour est plus douce et, pendant la nuit, pour la première fois depuis que nous avons échoué ici, nous avons pu admirer les étoiles. Dans cette petite partie du ciel libérée des lourdes nuées, les points lumineux tremblaient comme des flammes de bougies qui auraient vacillé derrière une lucarne. Si nous ne sommes pas les seuls survivants, d’autres que nous les ont regardées, d’autres que nous les contempleront la nuit prochaine. Cette idée me plaît et suffit pour le moment à m’insuffler le désir très fragile de rester en vie. Si fragile que nous évitons entre nous les conversations qui évoqueraient nos proches, nos familles, nos amis. Le sujet est tabou. Chacun sait pourtant que l’autre en est habité jusqu’à l’obsession.

Nommer les choses

    Je voudrais me réveiller, pouvoir arrêter ce cauchemar, sortir de ce mauvais scénario, rembobiner le film, tout recommencer, réinventer, réécrire, refaire le monde au sens propre, remonter le temps, changer complètement de vie, opérer d’autres choix, éviter le pire, mettre un terme au désastre, vivre ou revivre, retrouver le temps perdu avec tous les gens que j’aime, être Dieu, aimer l’humanité, la sauver ! Ô Luc et ses sarcasmes ! Mon sur-moi est fait de ses remarques situées, déjà, au temps de nos amours égoïstes, à mi-chemin entre la colère contre la bêtise dont il me croyait malheureusement atteinte et l’apitoiement sur mon état mental ! Il me reprochait en vrac ma propension pourtant timide et peu compromettante à défendre la veuve ou l’orphelin, des vélléités droits de l’homistes, une réticence à regarder la réalité en face accompagnée de la peur de nommer les choses, qu’il identifiait comme une tendance trop romantique ou trop féminine à privilégier les ornements du langage plutôt que la crudité des mots, lui qui se réclamait des philosophes cyniques de l’Antiquité, qui voulait me bousculer, me sortir de ma gangue, me libérer des faux-semblants, des conventions stériles, et surtout, je crois, d’un style qui restait trop ingénu à son goût malgré mes efforts pour le rejoindre dans une forme de cynisme moderne consistant à se moquer de tout par peur, sans doute, de céder à la moindre illusion. Mais je ne suis pas sûre qu’avoir fait table rase des bons sentiments fût une preuve de lucidité… Que faire aujourd’hui? Il est trop tard, ce type de réflexion n’a plus de sens. Nous sommes des insectes écrasés par le malheur du monde, des cafards essayant de se mettre à l’abri dans une anfractuosité de la terre pour sauver pendant quelque temps encore, un temps dérisoire, leurs pauvres vies inutiles. Nous ne sommes depuis toujours que des vers de terre voués à la pourriture, un accident de la Création, somme toute une aberration; l’Humanité est en train de s’éteindre comme jadis les Dinosaures, il n’y a pas de quoi fouetter un chat…

Enfantillages

Nous étions si fragiles…

     Luc se moque de nous. Il traque ce qu’il trouve d’infantile dans nos comportements. Il ne comprend pas que nous puissions encore être atteints d’idéalisme ou de naïveté alors que le monde, autour de nous, s’est écroulé. Il en est tellement exaspéré qu’il lui arrive de se laisser emporter dans de violentes colères. Sommes-nous vraiment dupes de nos sentiments ? Une fois de plus, c’est à Martens que je pense. A son journal, à ses paroles parfois si mystérieuses qui dégageaient une sorte de halo poétique. Il semblait se raccrocher à de tout petits riens. Peut-être faisait-il diversion. Combien de fois, au cours de mes conversations avec lui, se mettait-il soudainement à rire sans que j’en comprenne vraiment la raison ? Ou bien je le voyais s’abîmer dans une rêverie aussi indéfinissable que profonde. Martens semblait avoir atteint un état de conscience qui nous était inaccessible. Son regard, souvent, me traversait comme si je n’existais pas, mais, parfois, à l’inverse, ses yeux s’arrêtaient sur les miens avec une telle intensité qu’il me donnait l’impression de vouloir lancer un appel auquel je me sentais, hélas, incapable de répondre. Une forme de communication s’était établie entre nous, au-delà des mots. Ses sourires étaient tristes, sa douceur était grave. Quel était son secret ? Quelle importance aujourd’hui ? Luc a raison, le monde s’est écroulé. Ma tentative de restitution de cette histoire est ridicule. Ou plutôt, elle le serait si je me prenais au sérieux, si je me laissais prendre sérieusement à ce jeu de l’écriture, si je jouais sérieusement. Toute la question n’est-elle pas là ? Et Luc, qui refuse de jouer, de se jouer la comédie, n’est-il pas lui-même trop sérieux ? Il tombe dans le travers infantile de vouloir trop sérieusement que nous ne soyons plus des enfants, et nous reproche un état dont il est lui-même le jouet. Luc, parfois, me fait peur. Son intolérance, ses colères, pourraient le conduire à la folie plus sûrement que nos maigres espérances…

Joie

Nous étions si fragiles…

    Hier soir, le coucher de soleil que nous avons eu la chance de pouvoir contempler était d’une beauté à couper le souffle. Louis s’est arrêté de jouer. Les autres nous ont rejoints un à un, lentement. Julie et Jordan se serraient l’un contre l’autre. Le vent avait soufflé violemment pendant plusieurs jours, et une partie des nuées s’était dissoute, à l’ouest. Pour la première fois depuis que nous avions trouvé refuge dans cet endroit, nous pouvions porter le regard au-delà des quelques arpents de terre qui constituaient désormais notre horizon quotidien. L’air autour de nous était devenu plus léger, des écharpes de vapeur blanche montaient de la terre, dans le ciel débutait un spectacle que nous n’espérions plus pouvoir admirer un jour. Le temps paraissait suspendu. Etions-nous les derniers hommes ? J’ai vu Louis se prendre la tête entre les mains, pleurer. L’émotion m’étreignait la gorge. Qui d’autre que nous contemplait le ciel à cet instant ? Pourquoi penser aux autres ? Pourquoi penser ? Je désirais seulement ressentir. Limiter ma conscience à la joie qui montait en moi à la rencontre de la lumière. Nous sommes restés silencieux, abandonnés à la dérive de nos sentiments, jusqu’à ce que la nuit nous fasse frissonner.

L’art de l’espionnage

Nous étions si fragiles…

    Martens n’était pas un espion comme les autres, et nous aurions mieux fait de nous en rendre compte. Sa soif de savoir paraissait insatiable. Pour l’observer et essayer de comprendre les ressorts de sa personnalité, j’avais été autorisée à l’accompagner et à rester auprès de lui, sous bonne surveillance, dans l’immense salle de documentation située dans le sous-sol du bâtiment banalisé qui abritait les bureaux des services secrets. La bibliothèque électronique constituait pour Martens une réserve d’informations inépuisable dont les gardiens avaient du mal à l’arracher. Mes obligations professionnelles m’éloignaient souvent de lui, mais quand j’étais de retour, je le retrouvais presque toujours à l’identique dans la grande salle, branché sur le réseau ou feuilletant de façon compulsive les pages d’un vieil atlas ou d’un livre ancien, complètement absorbé, concentré, habité par les questions qu’il agitait manifestement dans sa tête comme autant d’énigmes, semblait-il, à résoudre. Il s’intéressait aux cartes. Il s’était longuement attardé sur celles du Groënland et de l’Alaska. Il en étudiait les données climatiques, cherchait à mesurer l’importance des modifications que ces régions du monde avaient subies depuis le commencement de la fonte des glaces, essayait, me semblait-il, de dresser une sorte d’état des lieux des apports de la science et de la technologie en fonction d’un problème donné que je ne parvenais pas à saisir. Après cette phase intense de recherches géographiques et scientifiques, je l’ai vu se passionner pour les livres d’Histoire. Des sentiments étranges et variés paraissaient le parcourir. Je pensais qu’il était impossible que Martens simule à ce point, mais Jean-François restait sceptique, persuadé que l’art de l’espionnage pouvait être porté à une perfection telle que les choses les plus invraisemblables pouvaient passer pour vraies quand l’espion était devenu un maître, un virtuose du camouflage. L’intime conviction de Jean-François était que la mission de Martens avait pour enjeu des intérêts qui la hissaient au niveau d’un secret d’Etat ; le pays commanditaire, en de telles circonstances, préférait perdre et abandonner son espion plutôt que de courir le risque d’avoir à révéler tout ou partie de ses plans en cherchant à le récupérer…

Messages à la dérive

Nous étions si fragiles…

    O lecteur improbable, tu n’auras sans doute jamais entre les mains les pages que je te destine sans me faire beaucoup d’illusions… Une petite centrale électrique autonome, que Martine, physicienne, et Alain, ingénieur, parviennent à faire fonctionner, alimente la base où nous avons trouvé refuge, et les batteries de nos ordinateurs peuvent encore être rechargées sur les prises qui lui sont raccordées. Mais quand le matériel tombera en panne ou sera usé, plus rien ne nous reliera au mode de vie qui était le nôtre avant la dernière série de cataclysmes qui ont dévasté le monde. Tout au fond des océans, des câbles de fibre optique véhiculent sans doute encore des données fantômes qui proviennent d’un univers mort. Ma messagerie semble fonctionner et je continue sans relâche, malgré l’absence de réponses, d’envoyer des courriers électroniques à tout va comme autant de bouteilles à la mer! L’esprit humain était ainsi fait, jadis, quand tout paraissait en perpétuelle évolution, que l’espoir parvenait à se faufiler dans le moindre interstice… Mais non. Le comble de l’irrationalité serait de croire que mon récit nous survivrait. Une sorte d’instinct me pousse cependant (comment l’expliquer?) à imprimer au fur et à mesure ce que j’écris sur les blocs de feuilles que nous avons trouvés dans les bâtiments de la base avec du matériel de bureau intact. Je ne fais que mettre en œuvre un système de réflexes qui n’ont plus de sens aujourd’hui, mon esprit le sait, mon corps ne l’a pas encore admis et tente de repousser comme il peut les affres de l’angoisse en s’adonnant à l’apparence d’une activité familière qui était celle de mon job de journaliste. Les deux plus jeunes du groupe, Julie et Jordan, se sont mis à s’aimer d’amour tendre, ils sont touchants… Bizarrement, moi, je ne me laisse plus approcher par Luc… Les autres se débrouillent comme ils peuvent avec leurs sentiments et leurs pulsions… Je les regarde d’un œil lointain, à travers la vitre de ma propre anxiété… Tous, nous essayons cependant de faire attention. Le moindre dérapage pourrait déclencher entre nous des tempêtes inouïes…