nuit

Qu’avions-nous fait?

   

  Dans le monde d’où venait Martin, il n’y avait, semble-t-il, pas de questions sans réponses, et pas de musique autre que militaire, tambours et trompettes. Mais qu’en était-il en réalité pour nous, au pays des Lumières ? Qu’avions nous fait des semences héritées de tous ceux et de toutes celles qui s’étaient levés pour défendre la liberté et la fraternité ? Qu’avions-nous fait de notre culture, de notre aptitude à penser et à créer? Horreur et désolation! J’entends le chœur de toutes les âmes des victimes innocentes qui se lamentent en déplorant l’orgueil des puissants qui les ont sacrifiées. Qu’avions-nous fait de la sagesse des Anciens? Mon Dieu, quelle injustice ! Pourquoi seul l’Hubris n’est-il pas châtié ? Pourquoi emporter les foules dans le châtiment ? Pourquoi infliger ce sort si terrible à l’Humanité, capable malgré tout du meilleur? Les humains n’ont jamais eu de réponse satisfaisante à leurs questions existentielles, mais nous avons fait comme si… Nous étions des imposteurs. Nous avons fait comme si tout cela n’avait pas, ou plus, d’importance. Comme si le monde était devenu majeur. Comme si nous étions désormais définitivement à l’abri des pires fléaux qui avaient dévasté les populations dans le passé. Comme si le progrès exponentiel des techniques nous avait soustraits au sort commun qui avait été le lot de tous depuis les origines. Pourquoi un tel aveuglement? Mais tous n’étaient pas aveugles. Pourquoi avoir bâillonné les Cassandre? Pourquoi ce rapport de force si défavorable aux faibles? Mon Dieu, j’ai envie, en me tournant vers vous, puisque plus rien n’est objectivement rationnel hormis les réactions physiques et chimiques du monde matériel, de vous déclarer coupable. Coupable de nous avoir laissés si démunis face à l’orgueil des puissants, face à la déliquescence de leurs valeurs et de leur sens moral, face à la dilapidation irresponsable du bien commun à laquelle ils se livraient.

     Drôle d’Histoire

     2055

Mozart assassiné

     Louis vient de se lancer avec virtuosité dans l’interprétation d’une sonate de Mozart. Je voudrais rester isolée à jamais dans cette bulle sonore résiduelle qui semble jeter un pont entre le temps d’avant et l’après de la gigantesque catastrophe qui a soufflé nos vies, alors que la frontière est infranchissable, alors que nous sommes dans l’impensable du plus jamais, entre désir d’oubli et déni, aux confins de la folie qui menace de nous dévorer… Mon Dieu, se peut-il ? Que nous est-il arrivé ? Est-il possible que l’esprit humain qui a été capable de cette musique nous ait conduit à l’Apocalypse ?… Non, mille fois non, nous ne sommes pas tous coupables de cette dérive qui a plongé l’Humanité dans la Nuit ! Et nous serions, nous, ici, comme les rescapés du Déluge ? L’Histoire aurait encore un sens après l’anéantissement de millions, de milliards d’êtres humains?

     Drôle d’Histoire

     2055

Incandescence

D’énormes masses sombres parcouraient le ciel en ne laissant filtrer que par intermittences un rare rayon de lune qui venait mourir à la surface du canal, endormi de l’autre côté du chemin de halage à dix pas de la façade de l’estaminet. Après la chaleur étouffante qui régnait à l’intérieur, la sensation de froid était intense. Les mains dans les poches et le col relevé, Julien reprenait la marche que Victor avait interrompue en l’invitant à prendre un verre  » A l’Habitude « . Le sol gelé crissait ou glissait sous les pas selon les endroits et la texture du terrain. Le début de l’après-midi avait été limpide, aux couleurs or et azur du soleil et de l’éther. La nuit estompait la limite de l’eau sur la gauche, la montée du talus sur la droite. Julien s’était arrêté pour allumer une cigarette. A la lumière de son briquet, il examinait le ruban liquide qui se laissait oublier dans l’obscurité. Le canal devenait un redoutable piège, génie malfaisant capable de dérouter le chaland pour l’engloutir à jamais, monstre à l’aspect si tranquille, bête rampante tapie tout au fond de l’ombre. Julien penchait la tête en même temps qu’il rapprochait de ses lèvres les paumes de ses mains recourbées. Un point incandescent avait remplacé la flamme jaune et bleue qui avait tenté d’éclairer le canal. De loin, un observateur aurait pu suivre, suivait peut-être, les lignes éphémères que traçait dans la nuit la cigarette allumée, qui dansait en épousant le rythme enfiévré de la marche du jeune homme et ses mouvements désordonnés, décrivait les plus jolies arabesques, créait les bouquets les plus inattendus. Julien ressentait, à ce moment très précis, la force de sa jeunesse et le désir impérieux d’accéder à ce bonheur pur et dur que Victor avait semblé regretter de ne plus pouvoir lui offrir mais auquel il n’avait pas renoncé. Puis il avait pris à travers champs la direction de la ville, entre la voie ferrée et une succession de jardins maraîchers séparés à intervalles irréguliers par de vagues alignements de briques et de pierres qui avaient donné leur nom à la rue des Murets. Devant lui se profilait la masse noire et compacte de la ville, découpée par une espèce de vapeur lumineuse. Il s’arrêtait parfois pour écouter le silence…

L’avenir improbable

Rixilement

Webassociation des auteurs

     « C’est désor­mais devenu un rendez-​vous impor­tant pour toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à l’écriture web. Le der­nier ven­dredi du mois, nous nous retrou­vons pour pro­po­ser, sur nos blogs res­pec­tifs, la lec­ture d’un auteur publiant en ligne. Depuis la créa­tion de la webasso, ce sont plus d’une cen­taine d’auteurs contem­po­rains dont nous avons dis­sé­miné les textes (voir ici l’index et la Revue disséminée). »

***

     Clotilde Daubert, connue sous le pseudonyme de Rixile, vit au bord de la Garonne. A étudié la musique, joué du piano, observé le silence, appris à lire, écrire et chanter aux jeunes enfants. Est formatrice d’enseignants. Chante. Dirige un chœur, puis deux chœurs. Chante et fait chanter. Accompagne l’Ensemble Baroque de Toulouse. Chante et écrit. De la musique et des mots. Dans son blog. Dit sa vie de femme. Journal et fiction se mêlent avec la joie et la tristesse. Poésie avant tout.
     Sur Twitter : @Rixilement
     Blog sur tumblr : http://rixilement.tumblr.com/
    Rixilement: les mots de Clotilde s’écoutent en silence, au seuil de l’invisible et de l’ineffable. Ils se glissent jusqu’à l’oreille et font sonner les voyelles en jouant une musique si belle que l’amertume du monde en est aussitôt adoucie. Les trois textes ci-dessous, publiés récemment, sont comme des variations musicales autour de ses thèmes de prédilection, essentiellement l’autre et la vie, toute simple, les éléments naturels en général en lien avec les vicissitudes de l’existence, la tristesse et la joie, l’immense du ciel et de l’océan…

     M’apprendras-tu ?

M’apprendras-tu à écrire la mer et le jardin, la forêt, les falaises, la pluie qui sourit, le saule qui danse au vent, l’oiseau qui chante en passant ?
M’apprendras-tu à écrire les jours heureux, lorsque le souvenir rejoindra le ciel, lorsque le sentier se perdra en nous ?
M’apprendras-tu à écrire la vie paisible de l’herbe, le baiser des étoiles, la joie des nuages ?
M’apprendras-tu à écrire la bouche qui enchante et les mains qui caressent ?
M’apprendras-tu à écrire loin des tourments quand les guerres seront finies ?
M’apprendras-tu à écrire la montagne et l’océan quand ils se rejoindront ?
M’apprendras-tu à écrire le vent qui sème et le blé qui chante ?
M’apprendras-tu à écrire la pluie du soir et la nuit de la lune ?
M’apprendras-tu à écrire la table dans le jardin ?
M’apprendras-tu à écrire dans l’à côté de toi ?
M’apprendras-tu à écrire la vie avec du ciel ?
M’apprendras-tu à écrire la vie ?
M’apprendras-tu à écrire ?
M’apprendras-tu ?

*

     Episode

     Tu le pressentais. Tu voulais l’éviter, prendre un autre chemin, détourner le regard, courir en sens inverse. Il te faudra pourtant le regarder en face, l’affronter, dépasser le seuil de claquage, avant de pouvoir t’en détacher et comprendre ses bonnes raisons. L’orage a toujours de bonnes raisons de gronder. En toute saison, selon le cisaillement du vent, au sommet des nuages, lorsque les cristaux de glace viennent à se former. Toi, tu sens les conditions se présenter. Tu pressens les courants ascendants qui refroidissent l’air et la force des vents. Mais tu ne peux rien faire. Comme toute chose, il te faudra accueillir l’orage, accepter les rafales. Tu logeras sous une voûte sans écho. Tu penseras aux grandes plaines américaines. Tu rêveras des prairies canadiennes. Tu verras se déclencher un front comme un creux dans le baromètre. Les masses s’accumuleront. Les rivières se gonfleront des pluies engendrées. Nul ne sait la durée de l’épisode. Quand l’orage se dissipera, tu retourneras dans une zone plus fraîche. Tu retrouveras le silence. La dépression laissera des traces sur l’horizon. En toi, une marque restera. Doucement, elle creusera tes sillons, s’étendra le long d’une ligne de grain. Alors tu regagneras la cabane. Tu écouteras la petite musique de la pluie sur le toit. Et tu t’endormiras.

*

     Dans l’ombre des pierres

     Rixile

     Je suis assis sur un banc, dans l’ombre de la façade. Au-delà des falaises, sous la pluie d’un bois tendre, je vois le souvenir. Je grimpe à l’arbre dans l’ombre du feuillage. J’entends la voix de la femme qui prendra corps. J’admire le fleuve en long, miroir de la vie qui danse. Je lève la tête vers les nuages entrelacés. Le ciel se rapproche, à l’orée de la ville. Je raconte aux pierres la patience. Je leur révèle la douceur des chuchotements de la nuit. Je regarde la mer au loin. Je l’entends qui gronde. Elle me demande de donner mes épaules à la femme. Je lui annonce que j’en ferai une écharpe et la lui offrirai. Je suis assis sur un banc. Dans l’ombre de mes mains, un petit oiseau aux plumes de pierre.

     Ils sont l’homme et la femme dans l’ombre des pierres, dans le creux taillé pour eux, dans le regard qu’ils posent l’un sur l’autre, dans les visages qui affleurent et le baiser qu’ils ne se donnent pas. Ils sont dans les mains que les lignes dessinent, dans la jeunesse qui s’efface, dans les fêlures qui laissent des traces, dans l’indifférence des hommes qui passent. Le vent les a fatigués, dans un sempiternel jamais. Ils sont l’homme et la femme de nos façades que la pluie a délavées, ils sont les fenêtres sur les futurs incertains. Ils sont lovés dans la pierre, dans la patience infinie, dans les pleins et les déliés que les hommes ont gravés, nichés dans le cercle tracé. L’homme et la femme ne se perdront pas, ils ne prendront pas une ride, ils resteront nez à nez, ensemble, dans les vies qui défilent.

Clotilde Daubert

Dissémination du vendredi 30 octobre 2015

Ne plus…

Oublier… aimer
le souffle de ce peu de brume
au petit matin
quand l’aube du monde paraît possible
et que la rosée pleure
ses pétales fanés

oublier… supplier
les tambours de la peur
pendant la tempête de la nuit
quand tous les sens du monde se brisent
et que le temple s’écroule
en écrasant les coeurs

oublier… désirer
la douceur du jour au midi de la vie
quand le ciel est pur et que la beauté du monde
semble rendre le mal irréel
comme un mauvais rêve
abolir… oublier

Résolution

Elle assumerait un devoir de solidarité posthume. Il n’était plus question de « se tirer », de s’en tirer toute seule, de s’enterrer, de se perdre au sens propre du terme dans la petite ou moyenne bourgeoisie des mandarins dont, de toutes façons, il lui manquerait toujours la plupart des codes secrets… Elle se trouvait une nouvelle fois, à ce moment précis de sa vie, à une sorte d’intersection gardée par le même poste de douane, mais vide, inoccupé. Le passage, pour la première fois peut-être, paraissait libre. Elle avait rassemblé les annales éparpillées sur le banc. Elle les avait glissées à nouveau sous un pan du ciré noir acheté à Edimbourg. Elle prendrait peut-être un train de nuit ou ferait du stop, elle verrait au dernier moment. Il fallait qu’elle rende ces annales au libraire de la rue Royale puisqu’elle ne les utiliserait pas avant son retour de Berlin, si tant est qu’elle revînt en France. Elle se devait d’essayer de retrouver Stéphane, de fouler les sols qu’il avait parcourus. Pour savoir. Pour comprendre un peu. Pour devenir actrice, peut-être, comme lui, d’une révolution nécessaire, au lieu de panser les plaies toujours renouvelées d’un système pervers. Cette longue méditation sous la verrière parvenait à son terme. Elle s’arracherait à ce banc aussi lourd que le ciel plombé au-dessus de la voûte de verre. Elle s’extirperait de cette poche de relatif bien-être où paraissaient pouvoir être réunifiés les deux fragments de temps de sa mémoire cassée. Car elle n’avait pas d’autre choix que de répondre à l’appel lancinant des absents. Elle mettrait ses pas dans leurs traces étranges sur les routes d’un passé incertain. Elle tâcherait de recoller dans cette ville fracturée les morceaux de sa personnalité émiettée, de construire ou de reconstruire une histoire neuve. Elle rachèterait ses erreurs et ses errements, superposerait les sédiments du souvenir au-dessus de l’oubli, dégagerait un champ de fouilles pour y relever les fondations anciennes, utiliserait des matériaux souples et légers pour protéger le souffle de la vie. Elle rendrait donc les annales au libraire étonné. Sous la pluie devenue fine comme un voile de soie, elle ferait en sens inverse le chemin du matin. A la boulangerie de la ZUP, elle achèterait des viennoiseries pour les enfants de sa voisine qu’elle attendrait comme d’habitude à la sortie de l’école. Sur le palier, Monique aurait l’air fatigué. Elle lui annoncerait son départ et celle-ci aurait l’air encore plus fatigué. Etait-il possible de ne jamais se sentir en porte-à-faux?

L’avenir improbable

Mise en scène

Un deux trois soleil les rideaux s’ouvrent spectacle le regard s’ouvre que vois-je Je avec mes yeux de l’extérieur et ceux de l’intérieur Moi en personne personne je vous le disais bien qu’il me semblait que il n’y a personne rien à voir rien ou personne personne… Jamais… Rien… Mais?…

Un deux trois soleil les rideaux s’ouvrent spectacle le regard s’ouvre naissance jeu de regard que vois-je jeux de l’extérieur  jeux de l’intérieur jeux jeux je m’amuse muses muses Je s’amuse jeux sans limite jeux interminables Je s’ennuie nuit nuit nuit profonde puits puits et puis… Et puis…

Tu m’épies? Qui es-tu? Toi? Toi? Tais-toi t’es Toi Toit toi toit au-dessus de moi qui suis-je que suis-je tu me suis tu m’épies pie pie qui fait son nid au-dessus de moi tout en haut sur mon toit toi toi pour me surveiller pour m’observer moi moi moi sous le toit et toi sur le toit de bas en haut de haut en bas tu me toises du haut du toit en ardoises pie voleuse tu me voles des fragments de vie pie voleuse tu voles de tes propres ailes et moi moi moi je t’envie je voudrais voler je ne sais pas pourquoi je me sens pousser des ailes elle elle prend son envol et je la suis des yeux si belle belle si belle en plein ciel…

Un deux trois soleil les rideaux s’ouvrent dans le ciel spectacle le vide au-dessus de moi prend forme nuages cavalcade sonorisation le vent souffle l’orage gronde spectacle en noir et blanc puis colorisation aurores boréales reflets jeux de lumière prisme qui suis-je que suis-je suis-je capable d’accéder à cette contemplation pourquoi comment scénarisation maestro bravo bravissimo quel spectacle et moi moi dans le spectacle quel rôle le rôle de celui de celle qui regarde pourquoi comment qui suis-je où vais-je  les rideaux vont retomber retombent tombent tombent au royaume des ombres mon ombre tombe tombe tombe…